12 • ĽÉnonäaťion procedures si floues qu'elles sont difficilement reproductibles ; et qu'en tout état de cause, aucune « théorie globale » satisfaisante, aucun « modele intégrateur » de cette composante « énonciative », « pragmatique », ou « rhétorique » (selon les terminologies et les perspectives descriptives) ne se profiient encore sur la scéne linguistique. On considére parfois que deux gestes « fondateurs », celui de Saussure (pour qui la linguistique reste fondamentalement une linguistique du mot), et celui de Chomsky (qui ľétend et la restreint ä ľunité-phrase), ont ponctué ľhistoire de la linguistique moderne. L'attitude thcorique de Chomsky, Pierre Bourdieu (1975, p. 23) la dénonce en ces termes : « En excluant toute relation entre les fonctions des expressions linguistiques et leurs propričtés structurales, en privilé-giant les propriétés formelles de la grammaire au detriment des contraintes fonc-tionnelles, la structure par rapport ä ľusage, la coherence interne du discours, considéré comme recevable aussi longtemps qu'il n'est pas absurde, c'est-a-dire dans cette logique purement formalists "non grammatical", au detriment de ľadaptation ä la situation, qui, lorsqu'elie fait défaut, peut jeter dans ľabsurde les discours les plus cohérents, Chomsky suecombe ä ľillusion éternelle du gram-. mairien qui oublie que la langue est faite pour étre parlée, qu'il n'y a de discours que pour quelqu'un et dans une situation : il ne connait et ne reconnait (au moins implicitement) que le discours sans fm et ä toutes fins, et la competence inépuisable qui sufŕit ä le rendre possible, discours qui est bon pour toutes les situations parce que réellement adapté ä aucune... » 11 semble bien en effet que la position « immanentiste » ďun Chomsky ne soit plus aujourd'hui tenable. Et que méme si la linguistique n'a pas encore trouvé son « troisiéme fondateur », méme si les declarations précédentes (et nous aurions pu aisément en allonger la liste) tiennent autant du vceu pieux que de ľénoncé programmatique, elies constituent a coup sůr autant de « signes ďune mutation » 1. Cette mutation, nous n'en envisagerons pas ici toutes les facettes. Dans ce foisonnement de perspectives, notre champ ď investigation se limitera ä la problématique de ľénonciation, dont il s'agira de circonscrire le domaine d'ap-plication, et d'examiner certains des instruments d'analyse - dans- la lignée directe d'Emile Benveniste (ainsi que le suggére le sous-titre de cet ouvrage De la subjectivité dans le langajfe), mais aussi d'autres linguistes tels que Charles Bally, qui peut étre considéré comme l'un des principaux précurseurs de cette approche énonciative 2. Au terme de cette reflexion, nous pourrons plus juste-ment mesurer 1'ampleur du tournage que la linguistique est en train d'amorcer, et voir comment sont actuellement ébranlés et reformulés certains des dogmes (principes de l'immanence et du « modele neutře ») sur lesquels eile s'est édifiée. 1 Semblablement, Roland Barthes (1978 a, p. 9) parle de « la nécessité d'une trotsieme linguistique, dont le-1 charnp n'est plus le message ou le contexte, mais ľénonciation, au sens trěs actif du terme ». 2 Voir Ducrot 1989, chap. 9, ainsi que l'ouvrage de S. Durrer (1998) Introduction a la linguistique de Charles Bally. Pour un apercu historique sur les différentes approches en linguistique de ľénonciation, voir Fuchs 1981, Parret 1987, et la revue HEL (Histoire, Epistemologie, Langage), t. 8, fasc. II, 1986. Et pour quelques travaux récents : Cervoni 1987, N0lke 1993, Maynard 1993 (qui porte surtout sur ie japonais), YaguEllo (éd.) 1997, ainsi que les numéros 73 (mars 1984} et 80 (dec. 1985} de la revue Langages. Chapitre 1 1 LA COMMUNICATION LINGUISTIQUE1 1.1 Le schéma de Jakobson « Les différents facteurs inaliénables de la communication verbale peuvent étre schémati-quement représentés comme suit: ; : ".'•'•;... '•';:; J. '^CöHTEXte. •: •• /'' - :' ■.../.. DESTTNATEUR. .... •...,..»:'..MESSAGE.,/,,.,.!, ..;,•.. DESTÍNATAIRÉ ., • ;-ľ ;;•'•';• '" .";."V contact.'-;" ' "■ ' '•../;• ; : v "'• .'••'. ' CODE .; ..../.....•• Chacun de ces six facteurs donne naissance ä une fonction linguistique différente... » II est de tradition d'inaugurer toute reflexion concernant ce probléme de la communication verbale par le rappel de la facon dont Jakobson {1963, p. 214) envisage son fonctionnement ä partir de remuneration de ses différents ingredients constitutifs. II est également de mise de poursuivre, rancon de sa noto-riété, par une critique plus ou mořns radicale et fondée du schéma mentionné ci-dessus, que IOientz taxe un peu rapidement de « régressif » 2. Cest ainsi qu'on a pu chicaner Jakobson au sujet de ľextension qu'il fait subir au terme de 1 L'expression doit étre ici entendue en un sens relativement large - plus large en tout cas que chez Lyons qui la définit (1978, p. 33) comme une « transmission intenlionnelle d'informations, ä ľaide ďun systéme de signaux pré-établi» - et qui peut déborder ie cadre étroit de ce que Mounirt appelie fa « sémiologie de la communication » (vs « sémiologie de la signification »)- 2 Cf. 1972, p. 25 ; « Aussi, le schéma élaboré par Jakobson et largement répandu aujourd'hui comme un "résultat" assure de "la" linguistique apparaTt-il de plus en plus comme un modele régressif» - mais par rapport ä quoi ? Nous n'entrons pas ici dans les details d'une explication de la genese de ce schéma (qui adapte ä la communication verbale certains elements de ia théorie de I'information), ni d'une comparaison avec d'autres schémas antérieurement proposes (Bühler, Shannon et Weaver) : on peut lä-dessus consulter Eco, 1972, p. 39-54. 14 • ĽÉnonciation ' « code », qui applique aux langues naturelles ne denote évidemment pas, comme en cybernétique, un ensemble de regies de correspondances stables et biuni-voqucs entre signifiants et signifies. Aprěs Mounin, Ducrot s'en prend lui aussi, mais par un autre biais, ä ce terme de « code » {1972 a, p. 2-3 et 4-5) : « II arrive souvent qu'on restreigne le sens du mot "communication" en le forcant ä designer un type particulier de relation intersubjective, la transmission de l'informa-tion. Communiquer, ce serait, avant toute chose, faire savoir, mettre l'interlocu-teur en possession de connaissances dont il ne disposait pas auparavant. » Or une telle conception est, pour Ducrot, excessívement réductrice, ainsi que le montrent les « philosophes d'Oxford » qui, « étudiant des actes de iangage comme promettre, ordonner, interroger, conseiller, faire ľéloge de, etc. [...], en .- viennent ä les considérer comme aussi intrinsěquement linguistiques que celui de faire savoir ». Conclusion : « On cessera done de défínir la langue, ä la facon de v < Saussure, comme un code, c'est-ä-dire comme un instrument de communica-V yv \ í tion. Mais on le considérera commé un jeu, ou, plus exactement, comme posant ' .._.-•-"] les regies d'un jeu, et d'un jeu qui se confond largement avec l1 existence quoti- dienne. » ._ Ľidée sans doute est juste. Mais on peut se demander au nom de quoi, sinon d'un décret terminologique arbitraire, Ducrot restreint ainsi le sens de « code » (car les regies qui régissent le « jeu » langagier sont elies aussi « codifiécs ») et celui de « communication » : de telies considerations, sans fondamentalement mettre en cause le modele comrnunicationnel, invitent simplement ä integrer dans la competence linguistique une composante pragmatique et ä admettre, pármi les significations susceptibles de s'inscrire dans le message, les valeurs illo-cutoires. Rien en tout cas n'incite ä penser que pour Jakobson (et le fait méme qu'il admette, aux côtés de ia fonction referentielle, cinq autres fonctions et singuliěrement la fonction conative, prouverait plutôt le contraire), ce sont settlement des informations qui s'échangent au cours de Facte communicatif. Rien ne dit explicitement non plus, méme si cela est ďune certaine maniere presuppose (et sur ce point nous reviendrons sous peu) par sa conception du__^ code, que pour iui les deux actants de ľénonciation « échangent des informa- J tions correctement codées et univoques ä propos d'un objet de reference _»J (ICuentz, 1975, p. 25), informations qui de ce fait « passent » ä cent pour cent; et M. Halle a raison de s'élever contre l'attitude de ceux qui, donnant ä la formule « une langue est un instrument de communication » ľinterprétation extřapolée « une langue est un instrument parfait de communication », et constatant qu'il n'en est rien, en prennent ľexact contre-pied, en une formule plus contestable encore : « "La langue n'est pas un moyen de communication. Elle a trop d'ambigui'tés, de redondances, de traits spécifiques pour étre un bon moyen de communication." Mais qui pretend que ce soit un bon moyen ? Quel est ce paralogisme qui, constatant les "imperfections" evidentes d'un fait humain qui a une histoire, et privilégiám, pour les besoins de sa cause, les ambigu'ťtés, dont la communication peut méme se servir ä dessein, mais qu'elle peut aussi éviter, refoule le fait ďexpérience qu'est ľusage quotidien de la langue, et cela au nom de ľidéal mythique dont eile ä le tort de s'éloigner » (Le Monde, 7 juillet 1973). Chapitre 1 La problématique de ľénonciation »15 H arrive enfin parfois que cette conception de ľ« échange » verbal se voie reprocher d'etre idéologiquement suspecte, et ínfluencée par une certaine vision de la circulation des biens telle qu'elle fonetionne en économie de marché. Mais outre qu'il n'est jamais dit clairement si cette critique s'adresse ä la communication langagiěre elle-méme, et ä son fonetionnement au sein d'un systéme écono-mique determine, ou au modele qui teňte ďen rendre compte - et cette confusion des niveaux linguistique et métalinguistique est fréquente chez ceux qui prétendent démythiŕier les modéles linguistiques -, c'est supposer trop facile-ment qu'entre ľinfrastructure économique et la superstructure symbolique existent des relations ďanalogie et de determination immédiates, conception simpliste que Staline lui-méme dénonca en 1950 : feindre de croirc qu'il y aurait, selon le type de société qui en fournit le cadre, des communications-trocs, des communications libre-écliangistes, des communications coUectivistes (?), etc., c'est retomber dans les pires nai'vetés du « marrisme ». Le seul probléme, c'est de savoir si cette conception de ľéchange verbal, qui constitue effectivement un « modele de realite » décalé par rapport ä ľobjet empirique- dont Íl prétend rendre compte (et fondamentalement ino-déquat ä cet objet), en fournit cepen-dant une « schématisation » relativement satisfaisante. Nous estimons quant ä nous que cette constatation de Roland Barthes parlant de son propre statut énonciatif au « séminaire » : « Que je lejxeuiUe..,o_u_. non, je suis place dans un circuityďéchange », vaut aussi, méme si c'est ä un •^^s^iRdre^egi^p^mT'äčtivíté scripturaíe^fque tous les elements que Jakobson considěre comme des « facteurs inaliénables de la communication verbale » le sont effectivement - et en particulier ľémetteur et le récepteur, qui méme s'üs ne sont pas toujours identifiables, partieipent toujours virtueilement ä l'acte énonciatif: « La double activité de production/reconnaissance met en place les deux fonctions ďémeťteur et de récepteur, compliquées par le fait que tout émetteur est simultanément son propre récepteur et tout récepteur un émetteur en puissance ; aussi A. Culioli préfére-t-il les designer comme "énonciateurs" : "[...] les deux sujets énonciateurs sont les termes primitifs sans lesquels il n'y a pas ďénonciation" » (Fuchs et Le Gofnc, 1975, p. 121) : ľactivité de parole implique la communication, et la, communication, que quelque chose (se) passe entre deux individus1 (que nous préférons tout de méme quant ä nous mainte-nir distincts terminologiquement: émetteur vsrécepteur, locuteur ivallocutaire, énonciateur wénonciataire...). ,.„_.....,,„._,...._,.....„.„.......,..„........_—-.-'-"""""-""" •■ 1 Dans le cas du soliloque, ľémetteur et le récepteur sont subsíantiellement confondus, mais íls restent fonc-tionneilement distincts. De pius, a il est, ä cet égard, remarquable que (es sociétés répriment par la raslle-rie le soliloque (...]. Celui qui veut s'exprimer sans crainte de censure doit se trotiver un public devant lequel if jouera la comédie de ľéchange linguistique » {Martinet, cite par Flahault, 1978, p. 24); émettre un message sans destinataire, c'est la un comportement qui passe pour pathologique (et la parole verbaie s'oppose sur ce point au chant, qui peut trěs « normaíement» ětre une activité solitaire). Méme dans les pratiques glossolaiiques, le locuteur (qui declare ne pas se comprendre lui-méme) postuíe en general I'existence d'un destinataire dtvin (susceptible lui de décrypter les productions discursives du glossolale). 16 • ĽÉnonciatior) 1.2 Critique de ce schema Cela étant dit, on peut en revanche reprocher ä Jakobson de ne pas envisager suffisamment ďingrédients, et tenter de complexifier quelque peu son schéma afin que « ía carte » rende mieux compte du « territoire1 ». 1.2.1 Le code Dans ce schéma, le « code » se trouve formule au singulier et suspendu en ľair entre ľémetteur et le récepteur. Ce qui pose deux probiěmes et appelle deux critiques : o,) Probleme de ľhomogénéité du code II est inexact, nous ľavons dit, que les deux partenaires de ía communication, merne s'ils appartiennent ä la méme « communauté linguistique », parlent exac-tement la méme « langue », et que leur competence s'identiŕie avec « ľarchi-francais » ďun « archi-locuteur-allocutaire ». Quelle peut étre ľampleur des divergences existant entre les deux (ou plus) idiolectes en presence ? Sur ce point, deux attitudes rigoureusement antagonistes : d'un côté, celie de Jakobson qui declare (1963, p. 33) : « En parlant ä un nouvel interlocuteur, chacun essaye 'J" toujours, délibérément ou involontairement, de se découvrir un vocabulaire commun - soit pour plaire, soit simplement pour se faire comprendre, soit enfin pour se débarrasser de lui, on empíoie les termes du destinataire. La propriété privée, dans le domaine du íangage, ca n'existe pas : tout et socialise [...]; tHdu£ lecte n'est done, enfin de compte, qu'un^ß^n^que^u^et^perversej 2 : un tel optimi&mc'<"/e"rode'XomnTun;irrsírarľainsi celui du destinataire, que ľémetteur s'approprierait mimétiquement) fait trop aisément bon marché des ambigu'ítés, des incertitudes des échecs de la communication. D'autres au contraire, trop attenrifs ä ces échecs, prônent un solipsisme radical, ainsi Lewis Carroll qui declare en appendice ä la Logique symbolique : « Je soutiens que tout écrivain a entiěrement le droit d'attribuer Ie sens qu'il veut ä tout mot ou toute expression qu'il desire employer. Si je rencontre un auteur qui, au commencement cle son livre, declare : "Qu'il soit bien entendu que par le mot 'noir' " je voudrai toujours dire 'blanc', et que par le mot 'blanc' j'entendrai toujours 'noir', j'accepterai humblement cette regie, quand bien méme je la jugerais contraire au bon sens 3 » - regie explicite et simple (de substitution antonymique), dont ľappli-cation permet sans trop de difncultés de compenser l'arbitraire du décret séman-tique, Mais rien de tel chez Hympty Dumpty, dont l'idiolecte se veut irréduc-tible : « Quand j'emploie un mot [...], ii signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus, ni moins 4 » ; attitude provocante, tyrannique, facétieuse et désespérée ä la 1 Ailusion ä cet adage que repete inlassablemerit Korzybski, et qui vaut pour toute sorte de production discursive : « La carte n'est pas ie territoire. » 2 Souligné par nous. Notons qu'en 1961, Jakobson (cite par Kevzin, 1969, n. 17, p. 29) considěre que « les tentatives pour construire un modele du langage sans tenir compte du iocuteur ou de I'auditcur » mena-cent de transformer le langage en une «fiction scolastique » : en dix ans, la fiction a completement change de camp-.^Paliaodig^remarquable, et révélatrice de cette « mutation » dont nous parlions en avant-propos. 3 Cite par Jean Cattégno dans son introduction a Logique sans peine de Lewis Carrol, Hermann, 1966, p. 32. 4 De ľautre côté du miroir, Marabout, 1963, p. 245. Chapitre 1 La problématique de ľenonciation »17 fois, que fonde une conscience aigue des incertitudes du sens dont Alice fait ä ses dépens, aux pays des merveilles, ľexpérience. On ne se fait jamais comprendre d'autrmj_autantse_faire comprendre, au moins, de soi-meme".' Une telle attitude solipsiste, Mounin ía*coŕľdamne'"én 19S1 comme réaction- naire et bourgeoise : « Ces simples camarades parisiens [...] savaient d'instinct que, pármi les propriétés de la langue, il y avait sa grande stabilite d'une part, et son unite d'autre part, nécessaires afin que la langue demeure un moyen de communication entre les hommes. Tandis que routes les manipulations forma- listes que la bourgeoisie décadente inflige ä sa langue en font, selon ses théoritiens meines, les Paulhan, les Elanchot, les Sartre 1, un moyen de solitude entre les Rommes. » Bourdieu (1975) estime ä ľopposé que ľutilisation de cet artefact //! théorique qu'est la notion de « langue commune » joue un role idéologique bien j -f précis : il sert ä masquer sous ľapparencc euphorisante d'une harmonie imaginaire '\ f\ ľexistence de tensions, ďaffřontements et d'oppressions bien reels; nier l'exis- I štence de ces tensions, et se bercer de « ľiUusion du communisme linguistique », iV-i-c'est en fait tenter de conjurer, par le biais du langage, les clivages sociaux. Les opinions divergent done, on le voit, tant sur le phénoměne lui-méme que sur son interpretation idéologique. Nous nous garderóns bien de prendre position sur le second point. Quant au premier, nous dirons prudemment que la vérité est entre les deux. D'une part, pour prendre le cas de ía composante lexi-cale ou se rencontrent le plus massivement les divergences idiolectales, U est incontestable pourtant qu'un certain consensus s'établit sur les significations, qui rend possible une intercompréhension au moins partielle (et ľétablissement des articles de dictionnaire) ; que les mots ont, en langue, un sens, ou plutôt des sens reíativement stables et intersubjectifs : « Si on place mille personnes devant mille chaises », declare un peu imprudemment B. Pottier (car nous avons nous-méme constate certains écarts dénominatifš concernant cet objet, lesquels sont plus spectaculaires encore s'agissant d'autres types de champs sémantiques), « on peut obtenir un million de fois le terme "chaise". En linguistique, cette coincidence de subjectivité est ce qu'on appelle ľobjectivité. » Cette remarque pointe , en tout cas le fait que les signes sont « nécessaires » en méme temps qu'arbi-traires 2 : bien qu'il n'y ait aucune raison « naturelle » ďappeler un chat « un 1 Curieusement, dans cette declaration de Mounin (cítée par D. Baggioni, 1977, p. 106), Michel Leiris manque ä í'appel, qui pourtant donne dans la preface du C/ossaire sa formulation laplusradicalea la these solipsiste : a Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. C'est dans ce but ďutiljté qu'ils rédigent des dictionnaires, od les mots sont catalogues, doués d'un sens bien défini (croient-JIs), base sur la coutume et ľétymologic. Or ľétymologie est une science parfaitement vaine qui ne renseigne en rien sur ie sens veritable d'un mot, e'est-a-dire la signification particuliere, personnelle, que chacun se doit de hi assignor, selon le bon plaisir de son esprit. » 2 Tout en defendant une these proche de celie d'Humpty Dumpty, la Logique de Port-Royal reconnaít (p. 129) que I'intercommunication se fonde sur la a nécessité » des signes: « l! est permis ä chacun de se servir de tel son qu'il iui plait pour exprimer ses idées, pourvu qu'il en avertisse. Mais comme ies hommes ne sont mattres que de leur langage, et non pas de celui des autres, chacun a bien droit de faire un dictionnaire pour soS mais on n'a pas droit d'en faire pour Ies autres, ni d'expliquer leurs paroies par Ies significations qu'on aura attachées aux mots. C'est pourquoi quand on n'a pas dessein de faire connattre simplement en quel sens on prend un mot, mais qu'on pretend expliquer ceiui auquel il est communément pris, Ies definitions qu'on en donne ne sont nuílement arbitraires, mais elles sont liées et astreintes ě représen-ter non la vérité des choses, mais ia vérité de l'usage » (notons qu'ici « arbitraire » s'oppose ä « néces-saire », et non ä a motive » comme dans la tradition saussurienne). 18 • ĽÉnonciatioň chat », les utilisateurs de la larigue ŕrancaíse acceptent de jouer le jeu des denominations, et í'histoire ne nous livre aucun exemple d'Humpty Dumpty (comme Alice, ä ľénoncé du « paradoxe » précédemment cite, proteste, interloquée, que « la question est de savoir si vom pouvez faire que les mémes mots signifient tant de choses différentes », Humpty Dumpty rétorque superbement: « La question est de savoir qui est le maltre, un point c'est tout! », formule qui énonce super-lativement le fait que dans ľéchange verbal se jouent des rapports de pouvoir, et que c'est bien souvent le plus fort qui impose au plus faible son propre idíolecte ; n'empéche que personne jamais ne pousse sa maítrise jusqu'ä prétendre s'affran-chir de ia tyrannie des normes et des usages, et se prétendre le seul dépositaire legitime du « bon » sens). Cest vrai, « tout mot veut dire ce que je veux qu'íl signifie », mais en měme temps, « tout mot veut dire ce qu'il veut dire » (il a un sens en langue). Parier, c'est précisément tenter de faire coincider ces deux intentions signifiantes, ces deux « vouloir dire ». ("jT" Mais les deux énonciateurs, merne s'ils sont préts ä se conformer au sens-en-) '{langue, n'en ont pas nécessairement la méme conception. Cest pourquoi, aprěs avoir premiěrement admis que la communication verbale autorisait une inter-\ comprehension partielle, il nous faut deuxiemement insister sur le fait que cette f intercompréhension ne peut étre que partielle. II faut en prendre son parti : l'in-i tercommunication (les dialectologues l'ont depuis longtemps montré, et ce qui ' est vrai des confrontations de dialectes ľ est aussi, toutes proportions gardées, des confrontations d'idiolectes) est un phénoměne relatif et graduel. II n'y a aucune raison de privilegier les cas de communication « réussie * », et de considérer comme des « bavures » des phénoměnes aussi frequents que les malentendus, les contre-sens 2, lejLqüiproquos. Bien au contraire, ainsi qu'a la suite d'Antoine Culioli le déclarent Fuchs et Le Goffic (1975, p. 122), « la dissymétrie entre production et reconnaissance, la non-coincidence entre les systemes des énonciateurs imposent de placer au centre de ía théorie linguistique des phénoměnes jusqu'alors rejetés comme des "rates" de la communication ». D'un point de vue méthodologique, cela veut dire que cette « idealisation théorique qu'implique le fait d'identifier la competence du íocuteur ä celie de ľauditeur » (postulát du « modele neutře ») n'est pas aussi « legitime » que i'es-time Lyons (1978, p. 71) ; et qu'il faut au contraire admettre que la communication (duelle : nous ne parlons pour l'instant que de ce cas le plus simple) se \ , fonde sur ľexistence non pas ďun code, mais de deux idiolectes ; partant, le / message lui-méme se dédouble, en ce qui concerne du moins sa face signifiée : | si l'on définit en effet la competence comme un ensemble de regies spécifiant 1 Ces expressions connotent ľidéal d'une communication totale et transparente (restitution integrale au décodage des signifies encodes). Mais pourquoi serait-ii grave ou regrettable qu'il en soit autrement ? On peut au contraire appliquer ä tons les langages cette vérité que Barthes découvre lors d'une session de I'IRCAM (cf. Le Monde, 2 mars 1978, p. 15): « Nous pensions devoir affronter une difficuité, celie ďavoir ä rapprocher des langages reputes différents, venus de competences inegales. Mais ce que nous avons affronté, je crois, c'est seulement notre peur de nous sentir exclus du iangage de l'autre: ce que nous avons compris, c'est que cette peur est en grande partie illusoire : la separation des langages n'est pas fatale, ä partir du moment oů Von ne demande pas a la parole ďaccomplir toute la communication. » 2 Cette notion, ainsi que celie de « décodage aberrant» (U. Eco) sont bien entendu relatives au projet signt-fiant de ľémelteur. Chapitre ^ La problématique de ľénonciation »19 « comment les sens sont appariés aux sons » (Chomsky), et si l'on pose que ces regies de correspondance Sa-Sé varient ďun idiolecte ä l'autre, comme le signi-fiant d'un message reste invariant entre l'encodage et le décodage, il faut admettre que dans ľintervaíle qui sépare ces deux operations, le sens subit bien des avatars : Sj clu inc£.siigc Sc| oncotic" S('^ rcconsiruit Liisfiqiic V.\ prlM"[Íni>UÍSÍÍ(|l!C KĽCĽPTHUR Comprh-Tires iiirolo^iqiK; i*l ciiltnrcíic Dťttľrmiii.itinns « psy-» rs Modŕ'lc <ít: produríinn CommenUúve a) II nous semhle impossible tle dissocier les competences linguisiiquc et para-iinguistiquc (prosodic et mimo gcsiualilé) dans la mcsiire oú, a ľoral du moins, la communication est « multi-canale » : pour transmettre les significations, les supports phonématiques et paradinguistiques se prétent mutuellement leur concours. Dans ľétude, qui a le merke de partir de ľobservation de faíts concrets, et en partículier de perturbations pathologiques, qu'ils consacrent au fonctionnement du circuit de la communication, A. Borrell et J.-L. Nespoulous constatent que parier, c'est d'abord « procéder ä la selection des diverses categories de supports formeis de la communication (langue, geste, mimique...). Cette operation n'a pas pour but de privilegier un des systémes sémiotiques au detriment des autres ; de nombreux agencements nous semblent au contraire possibles. C'est ainsi que nous observons parfois la co-occurrence des divers systémes dans le cadre du discours. Ex. : 'Message linguistique + Geste + Mimique. Dans d'autres cas, ces divers elements apparattront alternativement, un geste venant cette fois prendre la place d'un mot ou d'un syntagme » (1975, p. 103). L'importance des comportements para-verbaux apparait entre autres dans ce fait que c'est ä ľoral la direction du regard du locuteur qui définit prioritaire-ment l'allocutaire, et cela de facon plus decisive que l'emploi du « tu » Mnguis- 1 Pour (jne reformulation ultérieure de ces diŕférentes « competences » impliquées dans les mécanismes de production/interpretation, voir notre tmplicite, chap. 4 (oü nous introduisons la notion de a competence rhétorsco-pragmatique »), ainsi que Les Interactions verbales, t. i, 29 sq. (oü il est question de « competence communicative »). CompótiTices liri(»uisliqur et para lirij'uisliqiifi rML'l'IHJR Gunpčlonrcs idcíologiqtK' ol fulturfllc Dťľtorm i nations < psy- . KI-.I-ĽKĽN1 crn."t)tJci};t* MHSSAGI- - clccodagc t:;tnal MíKltílt! ď i i item relation Chapitre 1 La problématique de ľénonciation • 23 tique, car les pronoms personnels peuvent donner lieu ä des emplois « décaíés » (probléme de ces « tropes » particuliers que nous envisagerons plus loin sous le terme ď« énallages ») : lorsqu'une personne présente dans la situation de communication est dénotée ä ľaide d'un pronom de troisiéme personne, on en conclut en effet: - qu'elle est exclue de la relation d'allocution si le regard du locuteur n'est pas dirigé vers eile ; - qu'elle joue effectivement le role d'allocutaire dans le cas contraire (le « ü » s'expliquant alors comme un « trope », qui se rencontre dans les énoncés « hypocoristiques » du typ.e.<<_.C_Qmme il était gentil mon bébé !»). b) Nous appelons <\_ univers de discours, » queique chose d'extremement compiexe et heterogene, qüTenglobe f" 0 Les données situationnelles, et en particulier la nature écrite ou orale du canal de transmission, et í'organisation de ľespace communicationnel, objet de ía reflexion « proxémique ». 11 convient de préciser que toutes ces données ne sont pertinentes que sous la forme ď« images », de representations que les sujete énonciateurs s'en construisent, et qu'il faut en particulier admettre dans leur competence culturelle les images (I) que ľémetteur (A) et le récepteur (B) se font ďeux-mémes et de leur partenaire diseursif, c'est-ä-dire les quatre elemente quejVUchei Pécheux|_(_1969) j symbolise comme suit : j IA (A) (Image de A pour A) : « qui suis-jc pour lui parier ainsi ? » IA (B) (Image de B pour A) : « qui est-il pour que je lui parle ainsi > » IB (B) : « qui suis-je pour qu'il me parle ainsi ? » Ijj (A) : « qui est-il pour qu'il me parle ainsi ? ». 0 Les contraintes thématico-rhétoriques qui pésent sur le message ä ?roduire l. Ces différents facteurs, ainsi que le montre Hamon (1974, p. 119), ont un caractére relativement 2 contraignant, caractěre que, dit-il, « les enfants [...] coneoivent trés tot, quand Íls s'apercoivent que leur fabrication d'un message est médiatisée (filtrée, prédéterminée) par une série d'images implicites ou explicites qu'ils se font, pour reprendre le schéma hexafonctionnel de Jakobson : ""d-eux-mémes ; de leur discours ; du support de leur discours ; de la langue qu'ils utilisent; j\ du destinataire ; _J í -s ^- . de la realite sociale et physique. C'est-ä-dire que cette composante rend compte ä la fois de ce que Todorov (1973, p. 135) appelle les contraintes s énonciatives »et« discursives », par opposition aux contraintes strictement ÜnguistJques. Relativement, car les contraintes situationnelles permettent tout de méme en franca is un « jeu » assez souple, ä la difference de cette langue Dyirbal parlée dans le North Queenland, dont Dixon (1971, p. 437) nous apprend qu'elle comporte deux variantes au vocabulaire totalement different: le Guwal, parier quoti-dien non marqué, et le Dyalnuy, iangue speciale utiiisée obiigatoirement en presence de certains parents «tabous » : «The use of one language or the other was entirely determined by whether or not someone in proscribed relation to the speaker was present or nearby; there was never any choice involved. » 24 • ĽEnonciation Ces images peuvent ďaiííeurs étre plus ou moins démultipliées : j'écris en fonction de ľimage que mon public sc fait de moi-méme - probléme de "ľimage de marque" de ľécrivain, qui fonctionne également comme une norme contmi-ßnamte [...]. Á chaque "image" correspondra une série de contrmntes ou de servitudes (de normes) qui viendront orienter le travail de ľémetteur ». 1.4 (Auto-)criíiques Notre modélisation de la communication verbale, en accordant une place aux autres competences siir lesqueUes se greffe la competence linguistique, et aux différents facteurs qui mediatiscnt ía relation langue/parole et permettent la conversion de ľune en ľautre, fait subir ä celie de Jakobson, nous semble-t-il, certains aménagements positifs. Mais ce n'est encore qu'un schéma - trop sché-matique, et trop statique. 1.4.1 Les propriétés de !a communication verbale Cette presentation ne fait pas apparaitre certaines propriétés caractérístiques de la communication verbale (et qui permettent de ľopposer ä ďautres types de Communications sémiotiques) 1 ä savoir : 0 La reflexivitě : ľémetteur du message est en merne temps son premier récep- 0 La symetrie : le message verbal appelle généralement une réponse, c'est-ä-dire que tout récepteur fonctionne en méme temps comme un émctteur en puissance (cette propnete s'appliquant surtout au message oral, encore que certains d'entre eux excluent íe droit de réponse : certains types de discours professoral 3, íe discours théátral - le public pouvant certcs « répondre » par certains compor-tements verbaux ou mimo-gestuels, mais la symetrie impHque que la réponse s'effectue a, ľaide du méme code 4 ; inversement, la communication épistolaire, quoique de nature ecrite, autorise et sollicite une réponse différée). Remarque Notre schéma suppose que quand ľun parle, ľautre écoute en silence et inversement, c'est-ä-dire que les deux énonciateurs jouent ä tour de role celui ďémetteur et de Par exemple, la communication entrc abeilles n'est ni symétrique, ni transitive, ni reflexive ; méme chose pour les messages produits par les panneaux de la circulation routiěre : un panneau ne se parle pas ä lui-méme, et le récepteur ne répond pas ä ľémetteur ä ľaide du méme code. Cest merne íe plus important pour A. Tomatis, qui repete et démontre dans L'Oreilie et !e langage que « parier, c'est d'abord s'entendre parier s. II est piquant de constater qu'applíquée ä un éíéve, la formule « il répond « jette sur lui le discredit et connote ľinsolenco : ii y a certes plusieurs maníeres de « répondre », mais la pofysémie de ľexpression témoigne du fait que, fond a menta I em e n t, la communication didaetäque est concue comme devant roster asymétrique. Ľhomme est en effet constitué de telle sorte qu'il est« par nature » plus propre ä ľécoute muette qu'ä la prise de parole, Zénon ďÉlée nous le démontre de maniere irrefutable : « La nature nous a donne una langue et deux oreilles, afin que nous écoutions plus et parlions moins. » C'est bien le cas dans le happening, qui correspond précisément au souci de rendre symétrique la communication théätrale. Chapitre 1 La probiématique de ľénonciation • 25 récepteur. Cette simplification abusive (car il arrive fréquemment que !es divers participants ä une conversation « parlent tous a. la fois ») est ä la rigucur acceptable en ce qui concerne les comportements verbaux proprement dits, une telle situation passant tout de méme pour la plus normale *. Mais clle est en revanche inadmissible s'agissant des comportements para-verbaux, car les usages conversationnels veulent au contraire que pendant que L parle, A réagisse mimo-gestaellemcnt (mimíque ďapprobation, raoue sceptique, etc.), reactions dont {'absence totale et prolongée finit par inhiber compíětement le discours de L. Pour rendre compte d'un tei .fonctionnement, le schéma devrait done étre raffiné de ía facon suivante : • du côté de ľémetteur, entrent en fonctionnement : sa competence verbale d'encodage ; sa competence para-verbale d'encodage et de décodage (des comportements « actifs » du récepteur); • du côté du récepteur : sa competence verbale de décodage (« passive »); sa competence para-verbale de décodage, et certains elements de sa competence d'encodage (unites ä fonction « phatique » ou régulatrice) ; 0 La- transitivité: eile consiste en ce que, si un émetteur x transmet ä un récepteur y une information i, y a la possibility de transmettre ä son tour i ä z, sans avoir fait mi-méme ľ experience de la validitě de i. Cette propriété fondamentale permet au langage humain (ä la difference par exemple de. celui des abeilles) de fonetionner comme ľinstrument privilégié de la transmission du savoir. 1.4.2 La complexité des instances émettrice et réceptrice D'autre part, cette presentation ne rend compte que du cas le plus simple, et finalement le plus rare, de communication : celui de la communication duelle (en « téte-ä-téte »). Or, sans méme parier du cas épineux du discours littéraire, dans j iequel les instances émettrice et réceptrice se trouvent dédoublées (auteur/narra- \ teur ďun côté, lecteur/narrataire de ľautre), de nombreux cas de communica- \ tion « ordinaire » dévient par rapport ä ce schéma canonique, et il serait urgent ďétablir une typologie des situations d'allocution qui tienne compte du nombre et du statut des partenaires de ľéchange verbal : a) Á la phase ďémission, plusieurs níveaux ďénonciation peuvent se trouver superposes (problěmes du discours rapporté, du transcodage2, etc.), et Jakobson lui-méme en est bien consdent, qui declare ä propos ďune « bribe de conversation » entendue dans le train :« II y a la une chaíne ďémetteurs et de récepteurs, tant reels que fictifs, dont la plupart ont une simple fonction de relais, et se conteiitent de citer (pour une large part, volontairement) un seul et unique ! Lors d'une emission « Apostrophes » consaerée au probléme de fa s modernitě » en litférature (S dec. 1978), comme la confusion des voix entravait le debat par son « bruit b excessif, Bernard Pivot y mít bon ordre par cette répartJe süperbe d'ä-propos (nous fe citons approximati vemen t): « Ecoutez, je sais bien que dans la fittérature moderne il y a souvent plusieurs "voix" mélangées, on ne sait pas bien qui parle et ca n'a d'ailleurs aucune importance, mais ä la television on en est encore ä ľäge classique, ií y en a un qui parle et les autres qui écoutent... » 2 Sur ce probléme, voir Pohl (1968, p. 50), qui propose une classification des differents types « d'interme-diaires humains » : messager, écrivain public, secretaire, agent des téiégrapbes, interprete, traducteur, vulgaris a teur, etc. 26 • ĽÉnonciätion 1\ message, qui leur était (pour un certain nombre d'entre eux, tout au moins) ii depuis longtemps connu » (1973, p. 206). Ainsi, lorsqu'un annonceur com- í mande ä une agence une Campagne publicitaire, le schéma de la communication f se complexifie de la facon suivante : aniinna-nír -> agence > message -> < <:Ü>lf: ~ ómt'iU'iic complexe ( ľii^oncc comprenaiil (.'lle-méine diííórenls rôlcs nnclKMirs : cliff tle piinliuit'1, rŕdat. lour-aniccplrin', photographs, grapliiste...) Autre exemple : la communication théátrale oblige, eile aussi, ä admettre ľexistence ďune chutne d3émetteurs, ľémetteiír origineí (ľauteur) se trouvant relo-yé par une série ďémettcurs « interprétants » (metteur en scene, décorateur, éclairagiste, acteurs...). b) Quant ä la catégorie du récepteur, il convient, eile aussi, de ľaffiner en faisant intervenir un certain nombre d'axes distinctifs. 1 Nous introduirons d'abord la distinction suivante : riVfcpknír .tlhruľiitv non allňnjiaire ciliar : • » .nlflrcssc } s • ■< rcicopleur visŕ ' » • (leslinal.iirü rlircrt 0 Le destinataire proprement dit, ou allocutaire (qui peut étre singulier ou píurieí, nominal ou anonyme, réel ou fictif), se définit par le fait qu'ü est expli-citement considéré par ľémetteur L (ľemploi du pronom de seconde personne et/ou la direction du regard en témoignent) comme son partenaire dans la relation ď allocution, et que .partant les operations d'encodage sont partiellement détermínées par ľimage que L s'en construit. 1 Pour une description plus fine de ces différentes categories de récepteurs, voir Goffman 1987. 2 On trotive chez Fiilmore (« Deíxis I », p. 3) cette opposition « addresse » vs « audience », ce dernier étant défini comme « a person who may be considered as part of the conversational group but who is not a member of the speaker/addresse pair». 3 C'est I'expression qu'utilise Lyons, 1978, p. 34. prévu par I. : dcstinatrtirc indirect non previl par !. • rŕccplĽurs .itUiitionnels Chapítre 1 La problématique tíe ľénonciation • 27 0 Ľémetteur peut se soucier en outre de la presence dans le circuit, de la communication de «^es^tinataire^indirects » qui, sans étre intégrés ä la relation d'allocution proprement elite, fonetionnent comme des « témoins » de ľéchange verbal, et ľinfluencent parfois de facon decisive (exemples du mot ďesprit, du discours polémique, des exposes en soutenance de these, etc.). 0 II faut enfin admettre pour tout message ľexistence de récepteurs addítion-nels et aléatoires, dont ľémetteur ne saurait prévoir la nature, et par voie de consequence, la facon dont ils interpréteront le message produit. C'est ainsi qu'une lettre peut tomber en d'autres mains que celieš de son destinataire inten-tionnel, ou qu'un cours peut étre écouté dans ľembrasure d'une porte par un aiiditeur de passage, sur lequel ľémetteur n'a aucun moyen d'agrr pour contrô-ler la facon dont « passe » son message. 2 Pour chacune de ces trois categories de récepteurs, le nombre des elements qu'elles sont susceptibles de comprendre est extrémement variable, et varient en consequence les propriétés internes du message. 3 Les destinataires directs et indirects peuvent étre physiquement presents dans la situation de communication, ou en étre absents l (les récepteurs additionnels étant par definition exclus de cette situation). 4 Ils peuvent avoir ou non la possibilité de répondre (communication symé-trique/unilatérale), et cet axe (qui en domine un autre : la réponse peut étre immediate ou différée, comme dans ľéchange épistolaire) ne recouvre pas le precedent, d'ou la possibilité de fonder sur les axes (3) et (4) quatre classes cfe ' récepteurs : "1 / , \ '- present + « loquent 2 » (échange oral quotidien) ; / \\ , |fpresent + non-loquent (la conference magistrále) ; '--. i % absent + loquent (la communication téléphonique) ; \ - absent + non-loquent (dans la plupart des communications écrites). l^ 5 Dans certains cas complexes de communication, les destinataires se venrilent en plusieurs « couches » de reception qui n'ont pas le méme statut énonciatif (c'est-ä-dire que cet axe precise et illustre les distinctions introduites en (1), en voici quelques exemples : v Au cours des interviews radiophoniques de personnalités politiques ou scien-tifiques, on constate que les appellatifs viennent ponctuer le discours avec une frequence inusitée. C'est qu'en plus de leurs functions conative et phatique ordi-naires, ils servent ä informer les auditeurs, dont ľ ensemble ne cesse de se renou- ■i 1 C'est pourquoi il est important de ne pas confondre (1) la situation de communication avec (2) la relation d'allocution: ~ I'allocutaire fait par definition parfie de (2), maJs non nécessairement de (1) (communication éerite ou téléphonique); - inversement, le délocuté, exclu de (2), peut ětre inclus dans (1). 2 Nous empruntons ce terme ä Mail lard, 1974. 28 • ĽÉnonciatíon veier au cours de remission, de ľidentité de ľinterviewé. On ne peut doric décrire adéquatement le fonctionnemeiit de ces termes, qui cumulent les fonc-tions appellative et désignative, qu'en tenant compte de la superposition de deux niveaux distincts et heterogenes d'allocution. 0 Dans la communication théátralc, ľacteur s'adresse ä d'autres acteurs, presents sur scene et susceptibles de répliquer, mais aussi, ä un autre niveau, au public égaíement present *, mais dans l'ombre et le silence ; et il peut selon les cas privilegier la relation intra-scénique ou la relation avec l'assistance. Appelons respectivement na et n. les deux niveaux de reception. Si l'on admct ľ opposition terminologique que propose Lavorel (1973, p. 146-147), et que le « monologue » comique et mclodramatique s'effectue, ä l'insu du locuteur, en la presence sur scéne d'un récepteur indiscret, tandis que dans le « soliloque » tragique ľacteur n'a d'autre récepteur que le public, on peut décrire ainsi le fonctionnement énonciatif de ces deux categories rhétoriques : o existence däns les deux cas du niveau n ; o quant ä na, c'est un ensemble vide dans le cas du soliloque, et oceupé par un ou piusieurs « récepteur (s) additionnel (s) » dans íe cas du monologue. Remarques • En dehors de ces deux cas, toutc tirade admct en na uŕľ(ou~plusieurs) destinataire(s) direct(s), doublc(s) éventuellement de destinataires indirects. • Le niveau n peut étre assimilé ä la categoric des destinataires indirects (qui devicn-nent directs en cas d'adresse au public). • « Parier ä la cantonade », c'est d'apres le Petit Robert (1967) : au theatre, « parier ä quelqu'un qui est suppose étre dans les coulisses » (existence done en n d'uii desti-nataire direct, mais absent de ľespace scéniquc) ; couramment, « parier en semblant ne s'adresser précisément ä personiie » (soit : absence de destinataire direct, mais presence de destinataires indirects). 0 Anaiysarit dans un magazine feminin le dispositif énonciatif dans lequel s'ins-crit le courtier des lectrices, Chabrol remarque (1971, p. 100), sans malheureu-sement expliciter les modaHtés de son inscription dans ľénoncé, que c'est ä la « lectrice ideale », plus qu'a une correspondante particuliere, que s'adresse en realite Marcelle Segal: « La lectrice "ideale" est inscrite dans le discours. Ce trait explique le caractére "biaisé" des réponses de Ségal. Ce n'est pas ä la correspondante qu'elle parle mais ä la lectrice ideale. La correspondante devient la tierce personne de ce dialogue. » J......-----........— -~ -b 1 Le discours filmique s'oppose de ce point de vue ä la communication iheStrale, et c'est pourquoi les adresses au spectateur (qui se rencontrent par exemple dans Pierrot le Fou de Godard) y sont plus nette- ment« marquees ». Remarque annexe : dans une sequence de cette ceuvre, Marianne et Ferdinand-Pierrot, assis côte ä côte sur ia banquette avant d'une voiture, dialoguent amoureusement: « Je mets la main sur ton genou. - Moi aussi Marianne. -Je t'embrasse partout... » - mais iis n'en font rien. Et ce trope comportemenial produit un effet plus violent que le « je t'embrasse » conventionnel de la communication télépbonique ou épistolaire, la difference tenant bien sür au statut du destinataire (present/absent -» possi b i 1 ité/impossibl! ité de passer ä ľacte). Chapitre 1 La problématique de ľénonciation • 29 0 Dernier exemple de la pluralite possible des niveaux de reception : La Couleur orange, román d'Alain Gerber (Laffont 1975), est dédié ä une certaine Marie-José, qui se trouve interpelíée děs la phrase inauguraíe (« Ce que j'aimais, c'est la couleur, tu sais, orange »). Mais sans doute Gerber espere-t-Ü d'autres lecteurs que cet interlocuteur privilégié : il convient done, la encore, de tenir compte, dans la description du dispositif allocutaire qui encadre ce texte, de deux niveaux heterogenes de récepteurs. Remarque II arrive parfois (c'est particulicrcment net dans l'exemple dc Marcelle Ségal, et c'est une ficelle comique abondamment exploitée par Moliěrc) que la hierarchie effective des niveaux de reception soit inversče par rapport ä leur hierarchie de principe, e'est-ä-dire que celui qui s'inscrit littéralement dans ľénoncé comme son destinataire indirect fonctionne en fait,comme le veritable allocutaire : on peut dans ce cas parier de Strope communic&tionnel. I 6 Le récepteur peut encore étre reel, virtuci^ou fictif- fictif, il le devient ä la faveur du subterfuge qui consiste ä prěteřau lecteur virtuel les apparences et íes pouvoirs exclusifs ďun étre reel, comme le don de parole. Lorsque Diderot suppose venant de son lecteur des objections, des lassitudes, des incertitudes (« Je vous entends, vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs »), il lui conserve son statut reel d'etre virtuel. Mais des lors qu'il prend la parole (« Tandis que je vous faisais cctte histoire, que vous prendrez pour un conte... - Et celie de ľhomme ä la livrée qui raclait de la basse ? - Lecteur, je vous le promets 1 »), ie lecteur, en accédant ä ľexistence, se trouve du merne coup rejeté dans la fiction. Au-delä de certaines limites, ľins-cription de ľautre dans ľénoncé du « je » bascule dans un irréalisme ďailleurs parfaitement assume, d'apres Lecointre et Le Galliot, par Diderot. 7 Dans la definition du récepteur, ií convient enfin de faire intervenir la relation socio-affective qu'il entretient avec le locuteur. Cette relation se déůnit elie-méme ä partir de différents paramětres (degré d'intimité qui existe entre les deux partenaires de ľéchange verbal, nature des rapports hiérarchiques qui éventuellement les séparent, et du contrat social qui les Me), mais eile se raměnerait, selon Perret (1968), ä un archi-axe graduel distance/non distance t Íqui subsumerait ä la fois ľaxe de 1'intimité et de la domination sociale (et qui intervient par exemple de facon determinante dans l'utilisation des pronoms « vous » vs « tu »). 1.4.3 Les interactions existant entre ces diverses composantes Mais ľinconvénient essentiel de notre schéma, c'est qu'il met en place dans leurs cases respectives que des termes (dans les deux sens de ce terme) : 1 Extrajts de Jacques Le Fataliste (Cřt/vres de Diderot, Gallimard, 1951, pp. 528 et 544), cites par lecointre et Le Galliot, 1972. 30 • ĽEnonciation a) Ce ne sont que des mots, auxquels il s'agit de donner un contenu référentiel precis. Quelle realite recouvrent exactement ces etiquettes descriptives ? Le seul element qui ait jusqu'ä present fait ľobjet d'investigations approfondies, c'est la competence linguistique_(concue d'ailleurs de facon bien restrictive). Quant aux autres composantes de la communication, elles rcstent encore terres inconnues ou presque. b) Ce sont des termes de relations : les différents ingredients de ce modele sont juxtaposes les uns aux autres, et figés ä la place qui leur est dévolue, comme s'il n'existait entre eux aucun probléme de definition de frontiěre, ni aucune espěce ďinteractions. Quelques exemples montreront qu'il n'en est rien : (-"""í Ľémetteur et le récepteur, dans ce schéma, se font face, et leurs « spheres » respectives sont comme deux bulks impermeables qui se gardent bien de s'in-tersectionner. Nous avons déjä introduit quelques correctifs ä cette presentation, en disant que tout récepteur était en mémc temps un émetteur en puissance, et \ que dans la competence culturelle des deux partenaires de la communication il fallait incorporer l'image qu'ils se font d'eux-memes, qu'ils se font de ľautre, et qu'ils imaginent que ľautre se fait d'eux-memes : on ne parle pas ä un destina-taire reel, mais ä ce que l'on croit en savoir, cependant que le destinataire decode ^ le message en fonction de ce qu'il croit savoir de ľémetteur. Mais ces reserves sont trop faibles encore. Car les deux interlocuteurs ne se contentent pas de prendre ä tour de role la parole, en tenant compte des images qu'ils se sont une fois pour toutes constituées ľun de ľautre : il y a modification réciproque des protagonistes du discours au fur et ä rriesure que se déroule ce que certains ťhéoriciens comme Watzlawick dénomment justement une « interaction ». D'autre part, méme si les competences ne sont pas aussi parfaitement identiques que le suppose Jakobson, c'est tomber dans 1'exces inverse que de les presenter comme totalement disjointes : elles s'intersectionnent d'autant plus qu'elles ont tendance ä s'adapter ľune ä ľautre au cours de ľéchange verbal, chaeun modelant, dans des proportions ü est vrai extrémement variables, son propre code ä celui qu'il presume chez ľautre. Certains générativistes le recon-naissent d'ailleurs, et tentent ďaménager la conception standard du « locuteur-auditeur ideal » en postulant ľexistence d'une « competence communication-nelle » (Lakoff: conscience.de ľexistence de certaines variations «-lectales »), ou encore d'une « métacompétence » (Wunderlich, 1972, p. 47 : « Fait également partie de la competence íinguistique une sorte de métacompétence, ä savoir la capacité de réorganiser une grammaire déjä intériorisée, de modifier des regies existantes de production de phrases et de perception linguistique, d'admettre de nouveaux elements dans le lexique, etc. Ceci se prodtiit chaque fois qu'un audi-teur [il conviendrait d'ajouter :... «et qu'un émetteur »] accepte la competence linguistique différente de ľun de ses partenaires en communication et essaie de ľassimiler. ») Quelle que soit la place que ľ on accorde dans le modele au phéno-méne, il est en tout cas certain (et ľusage des déictiques nous en fournira Illustration) que tout acte de parole exige une certaine dépense ď energie pour « se mettre ä la place de ľautre » (dépense en general, ainsi que nous le montre encore le fonetionnement des déictiques, considérablement plus grande pour le Chapitre 1 La problématique de ľénonciation • 31 écepteur que pour ľémetteur), et que « la communication se fonde sur cet ajus-tement plus ou moins réussi, plus ou moins souhaité, des systěmes de repérage des deux énonciateurs 1 » (Culioli, 1973, p. 87). 2 Le probléme de la competence idéologique sera repris plus tard. Mais disons děs maintenant que ľidéologie, tout en constituant un systéme de contenus autonome, et susceptible de se manifester dans toutes sortes de comportements sémioiogiques, investit de toute part et préférentiellement les contenus linguis-tiques, et que la frontiěre entre les deux competences, que nous avons representee par un trait plein, est en réalité poreuse. CT3 ' Le statut du referent est tout aussi complexe. D'une part, il est extérieur au message, et environne la communication. Mais en méme temps il s'y insěre dans la mesure ou une..p^artiede ce referent est conerětement présente et perceptible dans l'espace communicationnHTeTc'est en general ce que l'on entend par situation de discours ; ou une autre partie (qui peut co'incider partiellement, dans le « discours de situation », avec la precedente) de ce referent est convertie en contenu du message ; oú enfin il se réfléchit dans la « competence idéologique et culturelle » des sujets, c'est-ä-dire l'ensemble des connaissances qu'ils en possědent et des representations qu'ils s'en sont construites. Son lieu ďinsertion est done multiple. 4 Le canal, c'est d'abord le support des signifiants, eux-mémes support des significations. Mais il fonetionne en méme temps comme un filtre supplemental puisque la nature du canal n'est pas sans incidence sur les choix linguis-tiques : c'est par exemple un fait bien connu qu'en publicite la nature du « message » varie avec celle du « support2 ». 5 Quant á « ľunivers de discours », il integre ä la fois, nous 1'avons dit, ies données situaťionneiles et les contraintes de genre. Or ses frontiéres internes sont aussi floues que ses frontiéres externes, étant donne que : - les contraintes rhétoriques sont en partie déterminées par les données situa-tionnelles ; - on peut considérer que ľémetteur et le récepteur sont partie intégrante de la situation de communication ; - enfm, la situation integre une partie du riférent. Mais laquelle > Ce que voient le locuteuí^eri^alló^u^ŕéTCe^u^ríspeuvent voir en modifiant leur champ de 1 Le film de Jean Schmidt Comme les anges déchus de la planéte Saint-Michel {documentaire sur les « zonards» et autres so u s-p roleta i res urbains) en fournit un exemple en la personne de ľ« éducateur » qui, sous peine de rester incompris (« Et ia lutte que vous avez menée ensemble, $a n'a pas modifié l'image que tu te faisais des immigrés ? » - « Comment ga, l'image ?? »), joue en permanence sur un double clavier et se croit oblige de traduire dans íe iangage de ľautre les formuíes qui lui viennent spontanément aux íévres (ce qui donne par exemple : « Le probléme c'est que vous ětes complětement en dehors des circuits de production - que vous bossez pas, quoi. ») 2 On connaTt ia célěbre formule de Mac Luhan : « Le message c'est le médium. » Pour un exempie (celui des a communications de masse ») de I'incidence du canal sur les propriétés internes du message, voir Eco, 1972, p. 19. 32 • ĽÉnonciation vision sans se déplaccr ř En se déplacant > Mais aiors, oú arréter le referent de situation ? Nous serions bien incapable de répondre ä toutes ces questions. Notre schéma (car « modele » serait un bien grand mot, s'agissant ďun objet aussi faiblement structure) a du moins le mérite de les soulever, de montrer que les différents paramětres extralinguistiques sont íoin ďy occuper une place marginale, et de permettre de circonscrire les täches qui attendent la linguistique « de deuxiěme generation » que Benveniste appelle de ses vceux : chercherj^mment^ s!aríicukxit-eijtre--elles.Ies..différentes_^ ; comment agit Ji^Vncodage et au décodage, ce filtre complexe qu'est ľmíiveŕš"ďe''disctrar^; comment s'ef-fectué, dans une situation déťerminée, la mise en reference du message verbal; tenter enfin ďélaborer ces modéles de production et ďinterprétation qui permettent la conversion de la langue en discours. 2 ĽÉNONCIATION II est temps maintenant de définir plus précisément le champ de notre etude, c'est-ä-dire de fournir une réponse ä la question : qu'est-ce done que ľénonciation ? Quel doit étre, quel peut étre l'objet ďune « linguistique de ľénonciation » > Cest aiors qu'apparaissent ľécart qui sépare ce « pouvoir » dc ce « devoir » et ľambiguité qui s'attache au concept ďénonciation. 2.1 Considerations sémantiques sur le mot « enunciation » 2.1.1 Sens originel Tous ies linguistiques pourtant s'accordent sur le sens « propre » qu'il convient ďattribuer ä ce terme : 0 Benveniste (1970, p. 12) : « Ľénonciation est cette mise en fonctionne-ment de la langue par un acte individuel d'utilisation. » 0 Anscombre et Ducrot (1976, p. 18) : « Ľénonciation sera pour nous I3activity lan^agiere exercée par celui qui parle au moment oú il parle ». Nous dirons done que ľénonciation, e'est en principe ľensemble des phéno- měnes observables lorsque se met en branie, lors ďun acte communicationnel particulier, ľensemble des elements que nous avons précédemment schematises. Mais Anscombre et Ducrot poursuivent ainsi: « [Ľénonciation] est done par essence historique, événementielíe, et, comme telle, ne se reproduit jamais deux fois identique ä elle-méme. » S'ils s'accordent sur sa « vraie » nature, les a Jinguistes sont également unanimes ä reconnaitre ľimpossibilité de constituer en Y objet ďétude ľénonciation ainsi concue : c'est en effet « ľarchétype merne de I ľinconnaissabíe », car « nous ne connaitrons jamais que des enonciations énon- |ií cees » (Todorov, 1970, p. 3). Chapitre 1 La probíématique cle ľénonciation • 33 2.1.2 Premier glissement sémantique C'est pourquoi le terme subit couramment, ä partir de sa valeur originelle, un premier glissement sémantique, ďordre métonymique, glissement qui s'explique ä la fois par ľimpossibilité méthodologique de traiter ľénonciation au sens propre, et par la motivation du signifiant (le suffixe -tion dénotant en francais polysémiquement ľacte et le produit de ľacte) : aiors qu'ä ľorigine ľénonciation s'oppose ä ľénoncé comme un acte ä son produit, un processus dynamique ä son résultat statique, Ie terme a progressivement vu son denote se fíger. Tel texte est traité ď« énonciation », cependant que le sens premier devient marqué par rapport au derive, voire remotivé sous la forme ď« acte ďénonciation ». On peut alors se demander dans quelle mesure ľénonciation, au terme ďune telle evolution sémantique, s'oppose encore ä ľénoncé. Avant de répondre ä cette question, nous voudiions ďabord rapidement signaler que íe terme ď« énoncé » est lui aussi polysémique. On peut ainsi distinguer les usages termi-nologiques suivants : Pénoncé 1 - phrase actualisée (Ruwet, 1967, p. 368 ; Lyons, 1970, p. 42 et L 102 í Sperber, 1975, p. 389) ; énoncé 2 = unite transphrastique, sequence structurée de phrases (Kuentz, 1969, p. 86), laquelle peut étre envisagée soit en langue, sok en ._ parole; énoncé 3 = sequence de phrases envisagée en langue (vs « discours » : ^. Guespin, 1971, p. 10) ; énoncé 4 = sequence de phrases'actualisée (Dubois et Sumpf, 1969, p. 3). Deux axes heterogenes se trouvent done impliqués dans cette polysémie Y : ľaxe d'opposition langue/parole, et l'axe du « rang » (dimension de ľunité envisagée). Pour clarifier la situation^ on pourrait proposer ďopposer réguliěrement selon l'axe du rang les termes de « phrase » et ď« énoncé », et de les utiliser comme des archilexémes neutralisant ľopposition langue/paroie. On disposerait ainsi ďun/cnsemble terminologique comprenant six elements : phrase phrase phrase vs énoncé énoncé énoncé2 abstraite actualisée abstrait actualisé II nous importe moins au demeurant de prendre position dans ce maquis terminologique que de tenter de préciser oü passe la frontiěre enrre ľénoncé et ľénonciation ä partir du moment oú la seconde cesse d'etre concue comme ľacte de production du premier, et oü les deux objets se trouvent de ce fait singuliérement rapprochés. 1 I! s'agit bien en effet de polysémie et non d'homonymie : é2/é3 : relation de domination (hypéronyme/hyponyme); é2/é4 : méme chose; é3/é4 : relation de contraste ; ó"l/é4 : relation de partie ä tout entre les denotes correspondants. 2 Ducrot adopte quant ä lui le systéme terminologique suivant: phrase / énoncé vs texte (abstraite) (realise) (abstrait) / discours (realise) 34 • ĽEnonciation Nous dirons qu'en fait, il s'agit du tneme objet, et que la difference, reside dans Jet mise en pe^pýctive^de cet objet: « Á ľénoncé concu comme objet-événe-ment, totalite extérieure au sujet parlaht qui ľa produit, se substitue [dans la perspective ďune linguistique de ľénonciation] ľénoncé objet fabriqué, oú le sujet parlant s'inscrit en permanence ä ľintérieur de son propre discours, en merne temps qu'il y inscrit ľ"autre", par les marques énonciatives » (Provost-Chauveau, 1971, p. 12). Lucile Courdesses exprime en des termes proches une idée similaire : une fois, dit-elle, que ľon a renoncé ä considérer ľénonciation comme ľacte de production de ľénoncé, « le probléme qui se pose est de décou-vrir les lois de ľénonciation en partant de ľénoncé realise. Existe-t-il des structures spédfiques de ľénonciation, des elements discrets analysables permettant ďétablir clairement le proces ďénonciation ä ľintérieur de ľénoncé comme un fil de tráme invisible mais present dans un tissu ? » (1971, p. 23). Telle sera aussi notre probiématique : faute de pouvoir étudier directement í'actc de production, nous chercherons ä identifier et décrire les traces de ľacte dans le produit, c'est-ä-dire íes Heux d'inscription dans la tráme énoncive des différents constituants du cadre énonciatif (CE). 2.1.3 Deuxiěme giissement sémantique Parmí ces différents constituants, il en est un que ľon voit souvent privilégier par les théoriciens de ľénonciation, et la citation precedente d'Ansconibre et Ducrot ľiliustre clairement (« Ľénonciation sera pour nous ľactivité langagiěre exercée par celui qui parle... ») : c'est ľémetteur du message ; privilege que connote et conforte ä la fois le terme un peu malencontreux ď« énonciation », car méme si ľusage linguistique pretend en faire un archilexéme neutralisant ľopposition encodage/décodage, ľusage commun (« énoncer », c'est produire,, plutôt qu'interpréter, un message) tend obstinément ä le contaminer 1. C'est pourquoi le terme ď« énonciation », outre le transfert métonymique précédem-ment signále, est fréquemment affecté d'un autre type de giissement sémantique, qui lui relěve de la « specialisation » {reduction d'extension) : au lieu d'engiober la totalite du parcours commumcationnel, ľénonciation est alors définie comme le mécanisme d'engendrement d'un texte, le surgissement dans ľénoncé du sujet ďénonciation, ľinsertion du locuteur au sein de sa parole. 2.2 Ľénonciation « restreinte » vs « étendue » Selon que la perspective adoptée admet ou non cette restriction du concept, on parlera de linguistique de ľénonciation « restreinte » ou « étendue ». a) Concue extensivement, la linguistique de ľénonciation a pour but de décrire les relations qui se tissent entre ľénoncé et les différents elements constitutifs du cadre énonciatif, ä savoir : - les protagonistes du discours (émetteur et destinataäre(s)); - la situation de communication ; 1 De méme, Culioli aura beau faire : ľ« énonciateur» d'un message, c'est ďabord, traditionnellement, son émetteur. Chapitre 1 La probiématique de ľénonciation • 35 o circonstances spatio-temporelles; ° conditions générales de la production/reception du message : nature du canal, contexte socio-historique, contraintes de ľunivcrs de discours, etc. Nous appellerons «faits énonciatifs » les unites linguistiques, quels que soient leur nature, leur rang, leur dimension, qui fonctionnent comme indices de ľins-cription au sein de ľénoncé de ľun et/ou ľautre desparamétres qui viennent d'etre énumérés, et qui sont a ce titre porteuses d'un archi-trait sémantique spécifique que nous appellerons « énonciateme ». II revient ä la linguistique de ľénonciation d'identifier, décrire et structurer ľensemble de ces faits énonciatifs, c'est-ä-dire : - de faire l'inventaire de leurs supports signifiants et de leurs contenus signifies ; - d'élaborer une grille permettant de les classer. ~~Te principe de classification le plus naturel semble étre le suivant: 1) énoncé rapporté au locuteur ; 2) énoncé rapporté ä ľallocutaire ; 3) énoncé rapporté ä la situation énonciative. •""C'est celui qui nous adopterons, bíen qu'il ne sok pas entierement satisfai-sant: 0 On peut considérer en effet que le locuteur et ľallocutaire soňt parties inté-grantes de la situation de communication. 0 Certains fairs énonciatifs, comme ceux qui reflětent la relation que ľémetteur entretient, via ľénoncé, avec le récepteur, ne trouvent place dans aucune de ces trois rubriques. 0 D'autres en revanche en chevauchent plusieurs. C'est aínsi par exemple que le fonctionnemcnt des déictiques met en cause : le locuteur + ľallocutaire (secondairement) + la situation spatio-temporelle de L (et éventuellement de A). Mais ce qui prévaut dans leur definition, c'est qu'ils permettent au locuteur de s'approprier ľappareil de ľénonciation, et d'organiser autour de ses propres coordonnées temporelles et spatiales ľensemble de ľespace discursif. Les déictiques seront done envisages dans la perspective du locuteur-scripteur : c'est la | valeur dominante du phénoměne envisage qui détermínera son appartenance ä § telle ou telle rubrique1. I b) Concue restrictivement, la linguistique de ľénonciation ne s'intéressc qu'ä § ľun des paramétres constitutifs du CE : le locuteur-scripteur. Telle est ľattitude § descriptive que nous adopterons ici, en ce qui concerne du moins la plus grande ^ 1 Ľattitude descriptive que nous adoptons icí se fonde done sur I'hypothese (contestable, nous ľadmettons) 0 que méme si (es différents constituants du CE coexistent nécessairement et dialectiquement dans tout acte a communicationnel, il n'est pas complětement illegitime, d'un point de vue méthodologique, de les disso- 1 cier (toute í'eníreprise linguistique repose d'ailfeurs sur de telies operations de dissociation - ainsi, des k deux plans du contenu et de ľexpressíon, qui sont pourtant, comme chacun sait, aussi « indissociables » q que le recto et le verso d'une feuilie de papier...). 36 • ĽÉnonciaíion partie de notre etude. Dans cette perspective restreinte, nous considererons comme faits énonciatifs les traces linguistiques de la presence du locuteur au sein de son énoncé, les lieux description et les modalités d'existence de ce qu'avec Benveniste nous appellerons « la subjectivité dans le langage ». Nous nous intéresserons done aux seuls unites « subjeetives » (qui constituent un sous-ensemble des unites « énon-ciatives »), porteuses d'un « subjectiveme » (cm particulier dJénonciatéme). Cette subjectivité est omniprésente : touš ses choix impliquent le locuteur -mais ä des degrés divers. Notre hypothese de travail sera que certains f aits linguis-tiques sont de ce point de vue plus pertinents que d3autres; notre but, de localiser et circonscrire ces points d'ancrage les plus voyants de la subjectivité langagiere. 2.3 Recapitulation Nous venous de montrer qu'ä partir dc sa valcur originelle, le terme ďénon-ciation subit deux types de glissement sémantique, et corrélativement, la problé-matique de ľénondation deux types de déplacement, dont ľun nous semble ineluctable (on est méthodologiquement contraint ä la problématique des traces)^ cependant que lc second n'est que conjoncturel et provisoire ; provisoi-rement done nous accepterons cette reduction, car eile permet, en limitant le champ d'investigation, de ne pas trop s'y pcrdre. ~'"""~" Au terme de cette double distorsion du concept, la problématique de ľénonciation (la nôtre) peut étre ainsi definie : e'est la recherche des procédés linguis-W tiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur I imprime sa marque d ľénoncé, Sanscrit dans le message (implicitement ou explici-mement) et se situe par rapport d lui (probléme de la « distance énonciative »). Cest une tentative de repérage et de description des unites, de quelque nature et de quelque niveau qu'elles soient, qui fonetionnent comme indices de l'inscription dans ľčnoncé du sujet ďénonciation. Dans un premier temps, e'est done une lexologie restreinte que nous prati-querons : « lexologie », car tel est le néologisme (forme sur le grec « lexis ») ä ľaide duquel Earthes (1978 a, p. 9) propose de baptíšer la linguistique de ľénonciation; « restreinte », car des différents paramětres qui peuvent étre considérés comme pertinents dans le cadre dc cette problématique nous ne retiendrons que le premier, et nous concentrerons notre reflexion sur les traces dans ľénoncé du locuteur-scripteur ; restreinte aussi parce que notre étude se limitera aux manifestations les plus banales, dans le discours le plus « ordinaire », de la subjectivité langagiěre, et que les sophistications du discours littéraire, dont Íl sera certes ä plusieurs reprises fait mention n'oecuperont jamais ľavant-scéne de notre reflexion, qui pourra de ce fait sembler quelque peu grassiere. Notre hypothese et notre méthode de travail seront pourtant Ies meines que celles qu'adoptent, en les appliquant a un texte littéraire (Jacques le Fataliste), Lecointre et Lc Galliot (1972, p. 222-223) : « II importe de distinguer rigou-reusement ce qui est dit - ľénoncé - et la presence du locuteur ä ľintérieur de son propre discours - ľénonciation. Si cette presence se dérobait ä une approche objective, la distinction qui precede se révélerait peu opérationnclle. Or il se trouve qu'une série bien répertoriée [... ] de formes íinguistiques traduit effecti- Chapitkľ 1 La problématique de ľénonciation * 37 vement cette appropriation de son propre discours par le locuteur. On est done conduit, dans des etudes de ce type, ä isoler des systěmes ďindices parmi lesquels Ses pronoms personnels, les formes verbales, les informants spatiaux et, ďune maniere generale, í'ensemble des modalités qui instituent les rapports entre les interlocuteurs et ľénoncé. » Sembíabiement, et s'agissant du seul locuteur, ce sont ces lieux ďaneroge les plus manifestes de la subjectivité langagiere (Lecointre et Le Galliot parlent encore de « points perceptiblcs ») quHl v a s'agir pour nous d3inventorier. Aprěs ľavoir ainsi sévércment restreinte, nous éiargirons dans un second temps la perspective descriptive : nous réintégrcrons les paramčtres énonciatifs préalablement, et injustement, éliminés, et nous mentionnerons un certain nombre de travaux qui par des voies différentes contribuent également au defři-chage du champ « íexologique ».