François BON - Paysage fer (2000) Questions : Qu’est-ce qu’on peut dire du narrateur ? Peut-on trouver dans l’extrait des signes de dépersonnalisation ? Quel est le point de vue du narrateur ? Peut-on voir l’inspiration des autres arts (lesquels) ? Récurrence et répétition : chaque semaine, même minute, surgissement ďune même image, trop brève pour être retenue. Mais comme cette peau humaine d'un pays, image fréquentée, construite. p. 9 (incipit). Gare encore et encombrements de voitures, métal sur bitume cette fois-là sous pluie grise : ils vont donc travailler à la grande ville (Nancy qui approche), les gens, et reviennent le soir, remontent entre phares blancs devant et rouge derrière pour repartir dans les maisons qu'on devine sur la butte. Après la gare, et symétrique de l'usine, juste un collège aux vitres régulières, la cour vide sous les fenêtres de classe encore éclairées malgré le jour. Dans chaque ville on les reconnaît, les établissements scolaires à ľarchitecture rectangulaire vitrée selon normes. Le billet de train Paris-Est Nancy porte ľindication : trois cent cinquante-deux kilomètres. Calcul rapide, flux rétinien dix mille milliards de photons par seconde, de huit heures dix-huit à onze heures vingt-deux, et division selon l'analyse de ce flux, vingt-quatre fois par seconde puisque c'est quantifié, et le contraste entre la répétition des images presque fixes, longue plaine ou forêt, canal ou fleuve qu'on longe, le temps arrêté des gares, puis le surgissement à sauver, la profusion saturante d'un détail qu'on ne peut attraper suffisamment vite. Cette maison à la sortie de Châlons-en-Champagne, enchâssée entre deux autres, dont la cour est pleine ďobjets qui chaque fois paraissent un capharnaüm presque magique, et si on regarde mieux c'est seulement, parmi les potiches et les plâtres, une table de jardin et des fauteuils de plastique entre murs jaunes côté maison et gris côté voie, sur sol de terre nue et râpée. Les noms Maxéville, Malzéville, Saint-Max, et le nom Champigneulles. Á Maxéville, banlieue de Nancy, ľindication : Tour panoramique de la Justice. Sur les autres lignes maintenant à grande vitesse les rails filent droit dans la nature presque vierge, toute communication défaite à coup de béton par tunnels et ponts, un grillage bas de chaque côté et rien, pas de ville ni village quand ici tout cela reste, et les premiers monuments aux morts aperçus et tel mémorial de guerre en haut dans la tache évidée d'une forêt, les trois cent cinquante-deux kilomètres dans deux ans peut-être on les avalera en deux fois moins de temps par le train neuf et rapide, tout cela est provisoire qui pue son siècle et sa guerre et ses usines et son sable et le champ noirci de tournesols il reste ces tiges outrageusement droites derrière le chemin bourbeux et ses flaques et le train a des cahots et encore il cesse et encore les bâtiments de gare sont les mêmes et à Vitry-le-François des immeubles roses qu'on a montés par-dessus la ville et Révigny comme dans combien de villes la même rue qui s'éloigne à la perpendiculaire de la gare après la place demi-ronde, cela qui est nous, tellement nous. pp. 17-18. Établir pour écrire que la suite de rituels soit respectée c'est-à-dire s'installer vers ľavant du train où juste après la motrice un wagon est désert parce qu'une moitié est réservée aux colis et journaux, c'est un fourgon mais laissant encore à ľavant, comme séparés du train, cinq compartiments dont un réservé au service et toujours désert. Que dans ce compartiment on s'assoit sens de la marche côté fenêtre, à la même place. pp. 45-46. Variations de récit sur réel répété à l’identique, et pousser cela à bout, et rien d’autre même au récit que ces images pauvres, rue qui s’en va en tournant, encore ces maisons aux angles trop droits, encore un garage et des immeubles, et toujours cette manière qu’a le pays de laisser ceux du train le regarder par son derrière, jardins sur cuisine, fonds de cour ďusine, déballage dont on se moque qu’il soit vu, c’est la façade de ľautre côté qui compte. Ne pas même regarder ľautre vitre du train, s’en tenir à sa seule face du monde [...] Se forcer écrire dans le temps même qu’on voit, et donc ne pas revenir, contraindre le récit à parvenir par seule répétition à gagner sur le réel répété, ce qui est et qu’on a du mal à voir, et justement parce qu’il cesse si vite nous contraindre à densifier dans l’instant le rapport visuel qu’on en a (et déjà cesse Sarreguemines bâtiment et déjà cessent les rues vides de l’usine qu’on dit Stein-Heurtey parce qu’on nous l’a dit et qui paraît toujours abandonnée). pp. 49-50. Les photographies on en a fait quelques-unes, pour mémoire, pour vérifier le texte après coup, trois fois pas plus, avec un appareil jetable format quinze vues Panorama acheté soixante-trois francs le mercredi au même endroit, Auchan Tours-Nord, ramené le samedi matin à la même galerie commerciale dite Petite Arche à Tours-Nord où pour cent quinze francs, cinquante minutes plus tard, on vous remet les quinze photographies développées, la toute petite hésitation du commerçant comme s'il se demandait si vous allez accepter de payer, peut-être parce que vous aurez été déçu de cela qui vous est rendu, à cause des reflets de vitres (le train), à cause des bougés (le train) et sans doute puisque sur aucune des quinze photographies un seul personnage visible, rien que cela : paysage fer, mais c'est bien ce qu'on voulait, et que sur les quarante qu'on a serrées dans une grosse enveloppe on retrouve Tréfileurope et Sarreguemines Bâtiment, la rue vide qui s'en va vers Scrupt, le café Laurain à Foug et la cimenterie à Sorcy qui monte plus haut que le ciel, les jardins ouvriers et le dancing L'Évasion à Toul, ou plus tôt cette énigmatique usine au bord du canal et l'entrecroisement des voies d'eau, et que ce qu'on a écrit, on le vérifie ainsi, a bien fondement dans le paysage des hommes. pp. 81-82. Et si un jeudi le hasard fait que c'est de Lyon (parti à 6 h 50) pour rejoindre Nancy presque à la même heure, que vous partez, par Châlon-sur-Saône, Dijon, Is-sur-Tille, Culmont Chalindrey (sous Langres qu’à cause de sa butte on évite, où sont comme à Vitry-le-Francois d'impressionnantes usines vivantes même endormies) et rejoignant bien en amont la Meuse qu'on voit grossir (par Levécourt, Hâcourt, Bourmont, Gonaincourt et Harréville-les-Danseurs), arrêt à Neuf-Château avant qu’à Toul, qu'on n'avait pas reconnue, on soit soudain en face de la pizzeria Saint-Michel, même une voie plus loin sur la gauche, on découvre combien le regard en cinq mois de jeudis continus a changé, décrypte plus vite la double accolade de deux pavilions jumeaux eux-mêmes assemblant des maisons jumelles, une ocre et ľautre rose, ou bien la simple accolade mais vorace de bâtiments ďusines serrés sur leur première greffe, des tas de palettes en fond de cour aux pyramides de matière et mêmes quais de chargement sur voie ferrée déserte, s'interroger sur cette fascination même que voir depuis le train provoque, par les effets de compression et de vitesse, par cette illusion surtout d'un monde dont on est le provisoire voyeur ďune intimité par ľarrière offerte, surgirait simplement le vieux rêve d'une proximité de la représentation mentale aux choses, proximité peut-être amplifiée par le fait même que cesse si vite le rapport visuel qu'on en a, qu'il faut retenir, qu'on a vu si peu le détail mais qu'on a été aspiré soi dans cette envie de mieux voir, envie de retenir, et le prodigieux sentiment ďévidence à quoi atteint ce monde qui ne vous demande rien, vous laisse si tôt repartir. p. 84. On a refermé le carnet. Dans le monde qu'on observe, depuis la fenêtre du train, le jeudi 8 h 18 (et quand ľécluse paraît il est environ 11 heures), on n'a jamais constaté la présence d'un bateau qui demanderait passage, supposerait le mouvement des portes, de soulever la tige de fer, et de comprendre peut-être, parce qu'il y a cela qu'il faut faire, un peu de son destin propre par la force qu'ont les choses. Elles manifestent encore leur imbrication au travail de l'homme, il y a le bord droit de la rivière dans son berceau de pierre, il y a la tige de fonte abandonnée dans ľherbe. Les usines mortes qu'on a vues plus tôt avaient fonction de les forger, elles et ses pareilles, les tiges, treuils, rambardes et manivelles. Ľeau demeure, et le linge. Quelque chose s'est séparé. On en est encore, chaque jeudi, le témoin. La nouvelle ligne de train, enfin plus rapide, bientôt passera droit, il n'y aura plus que deux gares et quelques parkings. On sera nous-mêmes dispenses de constater ľabandon. On ne regardera même plus, peut-être, aux vitres du train. pp. 88-89.