Annie ERNAUX: Laplace « Je hasarde une explication : écrire c'est le dernier recours quand on a trahi. » JEAN GENET J'ai passé les épreuves pratiques du Capes2 dans un lycée de Lyon, ä la Croix-Rousse. Un lycée neuf, avec des plantes vertes dans la partie réservée ä ľadministration et au corps enseignant, une bibliotheque au sol en moquette sable. J'ai attendu la qu'on vienne me chercher pour faire mon cours, objet de ľépreuve, devant ľinspecteur et deux assesseurs, des profs de lettres trěs confirmés. Une femme corrigeait des copies avec hauteur, sans hésiter. II suffisait de franchir correctement l'heure suivante pour étre autorisée ä faire comme eile toute ma vie. Devant une classe de premiere, des matheux, j'ai expliqué vingt-cinq lignes — il fallait les numéroter — du Pere Goriot de Balzac. « Vous les avez traínés, vos élěves », m'a reproché ľinspecteur ensuite, dans le bureau du proviseur. II était assis entre les deux assesseurs, un homme et une femme myope avec des chaussures rosés. Moi en face. Pendant un quart ďheure, il a melange critiques, éloges, conseils, et j'écoutais ä peine, me demandant si tout cela signifiait que j'étais recue. D'un seul coup, ďun méme élan, ils se sont levés tous trois, Fair grave. Je me suis levée aussi, précipitamment. Ľinspecteur m'a tendu la main. Puis, en me regardant bien en face : « Madame, je vous félicite. » Les autres ont répété « je vous félicite » et m'ont serré la main, mais la femme avec un sourire. Je n'ai pas cessé de penser ä cette ceremonie jusqu'ä ľarrét de bus, avec colére et une espěce de honte. Le soir méme, j'ai écrit ä mes parents que j'étais professeur « titulaire ». Ma mere m'a répondu qu'ils étaient trěs contents pour moi. Mon pere est mort deux mois aprés, jour pour jour. II avait soixante-sept ans et tenait avec ma měře un café-alimentation dans un quartier tranquille non loin de la gare, ä Y... (Seine-Maritime). II comptait se retirer dans un an. Souvent, durant quelques secondes, je ne sais plus si la scéne du lycée de Lyon a eu lieu avant ou aprés, si le mois ďavril venteux oú je me vois attendre un bus ä la Croix-Rousse doit précéder ou suivre le mois de juin étouffant de sa mort. C'était un dimanche, au debut de ľaprés-midi. Ma mere est apparue dans le haut de l'escalier. Elle se tamponnait les yeux avec la serviette de table qu'elle avait dů empörter avec eile en montant dans la chambre aprés le dejeuner. Elle a dit ďune voix neutře : « C'est fini. » Je ne me souviens pas des minutes qui ont suivi. Je revois seulement les yeux de mon pere fixant quelque chose derriěre moi, loin, et ses lěvres retroussées au-dessus des gencives. Je crois avoir demandé ä ma měře de lui fermer les yeux. Autour du lit, il y avait aussi la sceur de ma mere et son mari. Ils se sont proposes pour aider ä la toilette, au rasage, parce qu'il fallait se dépécher avant que le corps ne se raidisse. Ma mere a pensé qu'on pourrait le revétir du costume qu'il avait étrenné pour mon mariage trois ans avant. Toute cette scéne se déroulait trěs simplement, sans cris, ni sanglots, ma mere avait seulement les yeux rouges et un rictus continuel. Les gestes s'accomplissaient tranquillement, sans désordre, avec des paroles ordinaires. Mon oncle et ma taňte répétaient «il a vraiment fait vite» ou «qu'il a change». Ma mere s'adressait ä mon pere comme s'il était encore vivant, ou habite par une forme speciale de vie, semblable ä celie des nouveau-nés. Plusieurs fois, eile ľa appelé « mon pauvre petit pere » avec affection. Aprěs le rasage, mon oncle a tiré le corps, ľa tenú levé pour qu'on lui enléve la chemise qu'il portait ces derniers jours et la remplacer par une propre. La tete retombait en avant, sur la poitrine nue couverte de marbrures. Pour la premiére fois de ma vie, j'ai vu le sexe de mon pere. Ma mere ľa dissimulé rapidement avec les pans de la chemise propre, en riant un peu : « Cache ta misére, mon pauvre homme. » La toilette finie, on a joint les mains de mon pere autour d'un chapelet. Je ne sais plus si c'est ma mere ou ma taňte qui a dit : « II est plus gentil comme ca», c'est-ä-dire net, convenable. J'ai fermé les persiennes et levé mon fils couché pour sa šieste dans la chambre ä côté. « Grand-pére fait dodo. » Avertie par mon oncle, la famille qui vit ä Y... est venue. Ils montaient avec ma mere et moi, et restaient devant le lit, silencieux quelques instants, aprés quoi ils chuchotaient sur la maladie et la fm brutale de mon pere. Quand ils étaient redescendus, nous leur offrions ä boire dans le café. Je ne me souviens pas du médecin de garde qui a constaté le décés. En quelques heures, la figure de mon pere est devenue méconnaissable. Vers la fin de ľaprés-midi, je me suis trouvée seule dans la chambre. Le soleil glissait ä travers les persiennes sur le linoleum. Ce n'était plus mon pere. Le nez avait pris toute la place dans la figure creusée. Dans son costume bleu sombre lache autour du corps, il ressemblait ä un oiseau couché. Son visage d'homme aux yeux grands ouverts et fixes de l'heure suivant sa mort avait déjä disparu. Méme celui-lä, je ne le reverrais jamais. Annie ERNAUX, Ui Place, Paris, Gallimard, 1983. 1 On a commence de prévoir ľinhumation, la classe des pompes funěbres, la messe, les faire-part, les habits de deuil. J'avais ľimpression que ces preparatifs n'avaient pas de lien avec mon pere. Une ceremonie dont il serait absent pour une raison quelconque. Ma mere était dans un etat de grande excitation et m'a confié que, la nuit ďavant, mon pere avait tätonné vers eile pour l'embrasser, alors qu'il ne parlait déjä plus. Elle a ajouté : « II était beau garcon, tu sais, étant jeune. » L'odeur est arrivée le lundi. Je ne ľavais pas imaginée. Relent doux puis terrible de fleurs oubliées dans un vase d'eau croupie. Ma mere n'a fermé le commerce que pour l'enterrement. Sinon, eile aurait perdu des clients et eile ne pouvait pas se le permettre. Mon pere décédé reposait en haut et eile servait des pastiš et des rouges en bas. Lärmes, silence et dignité, tel est le comportement qu'on doit avoir ä la mort d'un proche, dans une vision distinguée du monde. Ma mere, comme le voisinage, obéissait ä des regies de savoir-vivre oú le souci de dignité n'a rien ä voir. Entre la mort de mon pere le dimanche et ľinhumation le mercredi, chaque habitué, sitôt assis, commentait ľévénement ďune facon laconique, ä voix basse : « II a drôlement fait vite... », ou faussement joviale: «Alors il s'est laissé aller le patron ! » lis faisaient part de leur emotion quand ils avaient appris la nouvelle, «j'ai été retourné », « je ne sais pas ce que ca m'a fait ». lis voulaient manifester ainsi ä ma mere qu'elle n'était pas seule dans sa douleur, une forme de politesse. Beaucoup se rappelaient la derniére fois qu'ils ľavaient vu en bonne santé, recherchant tous les details de cette derniére rencontre, le lieu exact, le jour, le temps qu'il faisait, les paroles échangées. Cette evocation minutieuse d'un moment oú la vie allait de soi servait ä exprimer tout ce que la mort de mon pere avait de choquant pour la raison. Cest aussi par politesse qu'ils voulaient voir le patron. Ma mere n'a pas accédé toutefois ä to uteš les demandes. Elle triait les bons, animés d'une Sympathie veritable, des mauvais poussés par la curiosité. A peu pres tous les habitues du café ont eu l'autorisation de dire au revoir ä mon pere. Ľépouse d'un entrepreneur voisin a été refoulée parce qu'il n'avait jamais pu la sentir de son vivant, eile et sa bouche en cul de poule. Les pompes funěbres sont venues le lundi. L'escalier qui monte de la cuisine aux chambres s'est révélé trop étroit pour le passage du cercueil. Le corps a dú étre enveloppé dans un sac de plastique et traíné, plus que transporte, sur les marches, jusqu'au cercueil posé au milieu du café fermé pour une heure. Une descente trěs longue, avec les commentaires des employes sur la meilleure facon de s'y prendre, pivoter dans le tournant, etc. II y avait un trou dans l'oreiller sur lequel sa téte avait repose depuis dimanche. Tant que le corps était la, nous n'avions pas fait le menage de la chambre. Les vétements de mon pere étaient encore sur la chaise. De la poche ä fermeture éclair de la salopette, j'ai retire une liasse de billets, la recette du mercredi precedent. J'ai jeté les medicaments et porté les vétements au sale. * * * La veille de ľinhumation, on a fait cuire une piece de veau pour le repas qui suivrait la ceremonie. II aurait été indélicat de renvoyer le ventre vide les gens qui vous font ľhonneur d'assister aux obséques. Mon mari est arrive le soir, bronze, géne par un deuil qui n'était pas le sien. Plus que jamais, il a paru déplacé ici. On a dormi dans le seul lit ä deux places, celui oú mon pere était mort." * * * Beaucoup de gens du quartier ä ľéglise, les femmes qui ne travaillent pas, des ouvriers qui avaient pris une heure. Naturellement, aucune de ces personnes «haut placées» auxquelles mon pere avait eu affaire pendant sa vie ne s'était dérangée, ni d'autres commercants. II ne faisait partie de rien, payant juste sa cotisation ä ľunion commerciale, sans participer ä quoi que ce soit. Dans ľéloge funébre, ľarchiprétre a parlé d'une « vie d'honnéteté, de travail », « un homme qui n'a jamais fait de tort ä personne ». II y a eu le serrement des mains. Par une erreur du sacristain dirigeant ľopération — ä moins qu'il n'ait imagine ce moyen d'un tour supplémentaire pour grossir le nombre des assistants — les mémes gens qui nous avaient serré la main sont repasses. Une ronde cette fois rapide et sans condoléances. Au cimetiére, quand le cercueil est descendu en osculant entre les cordes, ma mere a éclaté en sanglots, comme le jour de mon mariage, ä la messe. Le repas d'inhumation s'est tenú dans le café, sur les tables mises bout ä bout. Apres un debut silencieux, les conversations se sont mises en train. Ľenfant, réveillé d'une bonne šieste, allait des uns aux autres en offrant une fleur, des cailloux, tout ce qu'il trouvait dans le jardin. Le frere de mon pere, assez loin de moi, s'est penché pour me voir et me lancer: «Te rappelles-tu quand ton pere te conduisait sur son vélo ä ľécole? » II avait la méme voix que mon pere. Vers cinq heures, les invites sont partis. On a range les tables sans parier. Mon mari a repris le train le soir méme. Je suis restée quelques jours avec ma mere pour les demarches et formalités courantes aprěs un décěs. Inscription sur le livret de famille ä la mairie, paiement des pompes funěbres, réponses aux faire-part. Nouvelles cartes de visitě, madame Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1983. 2 veuve A... D... Une perióde blanche, sans pensées. Plusieurs fois, en marchant dans les rues, «je suis une grande personne» (ma mere, autrefois, «tu es une grande fille » ä cause des regies). On a réuni les vétements de mon pere pour les distribuer ä des gens qui en auraient besoin. Dans son veston de tous les jours, accroché dans le cellier, j'ai trouvé son portefeuille. Dedans, il y avait un peu ďargent, le permis de conduire et, dans la partie qui se replie, une photo glissée ä ľintérieur ďune coupure de journal. La photo, ancienne, avec des bords dentelés, montrait un groupe ďouvriers alignés sur trois rangs, regardant ľobjectif, tous en casquette. Photo typique des livres ďhistoire pour « illustrer » une grěve ou le Front populaire. J'ai reconnu mon pere au dernier rang, ľair sérieux, presque inquiet. Beaucoup rient. La coupure de journal donnait les résultats, par ordre de mérite, du concours ďentrée des bacheliěres ä ľécole normale ďinstitutrices. Le deuxiěme nom, c'était moi. Ma mere est redevenue calme. Elle servait les clients comme avant. Seule, ses traits s'affaissaient. Chaque matin, tôt, avant l'ouverture du commerce, eile a pris l'habitude ďaller au cimetiěre. Dans le train du retour, le dimanche, j'essayais d'amuser mon fils pour qu'il se tienne tranquille, les voyageurs de premiere n'aiment pas le bruit et les enfants qui bougent. D'un seul coup, avec stupeur, « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise » et« il est trop tard ». Plus tard, au cours de ľété, en attendant mon premier poste, « il faudra que j'explique tout cela ». Je voulais dire, écrire au sujet de mon pere, sa vie, et cette distance venue ä ľadolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particuliěre, qui n'a pas de nom. Comme de ľamour séparé. Par la suite, j'ai commence un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégoůt au milieu du récit. Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte ďune vie soumise ä la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher ä faire quelque chose de « passionnant », ou ď« émouvant». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goůts de mon pere, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. Ľécriture plate me vient naturellement, celle-lä méme que j'utilisais en écrivant autrefois ä mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. * * * L'histoire commence quelques mois avant le vingtiěme siěcle, dans un village du pays de Caux, ä vingt-cinq kilometres de la mer. Ceux qui n'avaient pas de terre se louaient chez les gros fermiers de la region. Mon grand-pěre travaillait done dans une ferme comme charretier. Ľété, il faisait aussi les foins, la moisson. II n'a rien fait d'autre de toute sa vie, děs l'äge de huit ans. Le samedi soir, il rapportait ä sa femme toute sa paye et eile lui donnait son dimanche pour qu'il aille jouer aux dominos, boire son petit verre. II rentrait saoul, encore plus sombre. Pour un rien, il distribuait des coups de casquette aux enfants. C'était un homme dur, personne n'osait lui chercher des noises. Sa femme ne ňaitpas tous les jours. Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister ä la misére et croire qu'il était un homme. Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un Journal. II n'avait pas eu le temps d'apprendre ä lire et ä écrire. Compter, il savait. Je n'ai vu qu'une seule fois mon grand-pěre, ä ľhospice oú il devait mourir trois mois aprěs. Mon pere m'a menée par la main ä travers deux rangées de lits, dans une salle immense, vers un trěs petit vieux ä la belle chevelure blanche et bouclée. II riait tout le temps en me regardant, plein de gentillesse. Mon pere lui avait glissé un quart d'eau-de-vie, qu'il avait enfoui sous ses draps. Ma grand-měre avait méme de la distinction, aux fetes eile portait un faux cul en carton et eile ne pissait pas debout sous ses jupes comme la plupart des femmes de la Campagne, par commodité. Vers la quarantaine, aprěs cinq enfants, les idées noires lui sont venues, eile cessait de parier durant des jours. Plus tard, des rhumatismes aux mains et aux jambes. Pour guérir, eile allait voir saint Riquier, saint Guillaume du Desert, frottait la statue avec un linge qu'elle s'appliquait sur les parties malades. Progressivement eile a cessé de marcher. On louait une voiture ä cheval pour la conduire aux saints. Chaque fois qu'on m'a parle de lui, cela commencait par « il ne savait ni lire ni écrire », comme si sa vie et son caractěre ne se comprenaient pas sans cette donnée initiale. Ma grand-měre, eile, avait appris ä ľécole des sceurs. Comme les autres femmes du village, eile tissait chez eile pour le compte d'une fabrique de Rouen, dans une piece sans air recevant un jour étroit d'ouvertures allongées, ä peine plus larges que des meurtriěres. Les étoffes ne devaient pas étre abímées par la Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1983. 3 lumiěre. Elle était propre sur eile et dans son ménage, qualité la plus importante au village, oú les voisins surveillaient la blancheur et ľétat du linge en train de sécher sur la corde et savaient si le seau de nuit était vide touš les jours. Bien que les maisons soient isolées les unes des autres par des haies et des talus, rien n'échappait au regard des gens, ni ľheure ä laquelle ľhomme était rentré du bistrot, ni la semaine oú les serviettes hygiéniques auraient dů se balancer au vent. lis habitaient une maison basse, au toit de chaume, au sol en terre battue. II suffit d'arroser avant de balayer. Us vivaient des produits du jardin et du poulailler, du beurre et de la creme que le fermier cédait ä mon grand-pěre. Des mois ä ľavance ils pensaient aux noces et aux communions, ils y arrivaient le ventre creux de trois jours pour mieux profiter. Un enfant du village, en convalescence d'une scarlatine, est mort étouffé sous les vomissements des morceaux de volaille dont on ľavait gavé. Les dimanches ďété, ils allaient aux « assemblées », oú ľon jouait et dansait. Un jour, mon pere, en haut du mat de cocagne, a glissé sans avoir décroché le panier de victuailles. La colěre de mon grand-pěre dura des heures. « Espéce de grandpiot» (nom du dindon en normand). Le signe de croix sur le pain, la messe, les päques. Comme la propreté, la religion leur donnait la dignité. lis s'habillaient en dimanche, chantaient le Credo3 en méme temps que les gros fermiers, mettaient des sous dans le plat. Mon pere était enfant de chceur, il aimait accompagner le curé porter le viatique. Touš les homines se découvraient sur leur passage. Les enfants avaient toujours des vers. Pour les chasser, on cousait ä intérieur de la chemise, pres du nombril, une petite bourse remplie ďail. Ľhiver, du coton dans les oreilles. Quand je lis Proust ou Mauriac4, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps oú mon pere était enfant. Son cadre ä lui c'est le Moyen Age. II faisait deux kilometres ä pied pour atteindre ľécole. Chaque lundi, ľinstituteur inspectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux ä cause de la vermine. II enseignait durement, la regle de fer sur les doigts, respecté. Certains de ses élěves parvenaient au certificat dans les premiers du canton, un ou deux ä ľécole normale ďinstituteurs. Mon pere man-quait la classe, ä cause des pommes ä ramasser, du foin, de la paille ä botteler, de tout ce qui se sěme et se récolte. Quand il revenait ä ľécole, avec son frěre aíné, le maítre hurlait «Vos parents veulent done que vous soyez miserables comme eux ! ». II a réussi ä savoir lire et écrire sans faute. II aimait apprendre. (On disait apprendre tout court, comme boire ou manger.) Dessiner aussi, des tétes, les animaux. A douze ans, il se trouvait dans la classe du certificat. Mon grand-pěre ľa retire de ľécole pour le placer dans la méme ferme que lui. On ne pouvait plus le nourrir ä rien faire. « On n'y pensait pas, c'était pour tout le monde pareil. » Le livre de lecture de mon pere s'appelait Le tour de la France par deux enfants. On y lit des phrases étranges, comme : Apprendre ä toujours étre heureux de notre sort (p. 186 de ta 326e edition). Ce qu'ily a de plus beau au monde, c'est la charite dupauvre (p. 11). Une famille unie par ľ affection possede la meilleure des richesses (p. 260). Ce qu'il y a de plus heureux dans la richesse, c'est qu'elle pennet de soulager la misere d'autrui (p. 130).Le sublime ä ľusage des enfants pauvres donne ceci: U komme actif ne perd pas une minute, et, ä la fin dela journée, il se trouve que chaque heure lui a apporté quelque chose. Le negligent, au contraire, remet toujours la peine ä un autre moment; il s'endort et s'oublie partout, aussi bien au lit qu'ä ta table et ä la conversation; le jour arrive ä sa fin, iln'a rien fait; les mois et les années s'écoulent, la vieillesse vient, il en est encore au merne point. C'est le seul livre dont il a garde le souvenir, « ca nous paraissait reel ». II s'est mis ä traire les vaches le matin ä cinq heures, ä vider les éeuries, panser les chevaux, traire les vaches le soir. En échange, blanchi, nourri, logé, un peu d'argent. II couchait au-dessus de ľétable, une paillasse sans draps. Les bétes révent, toute la nuit tapent le sol. II pensait ä la maison de ses parents, un lieu maintenant interdit. L'une de ses sceurs, bonne ä tout faire, apparaissait parfois ä la barriěre, avec son baluchon, muette. Le grand-pěre jurait, eile ne savait pas dire pourquoi eile s'était encore une fois sauvée de sa place. Le soir méme, il la reconduisait chez ses patrons, en lui faisant honte. Mon pere était gai de caractěre, joueur, toujours prét ä raconter des histoires, faire des farces. II n'y avait personne de son äge ä la ferme. Le dimanche, il servait la messe avec son frěre, vacher comme lui. II fréquentait les « assemblées », dansait, retrouvait les copains ďécole. On était heureux quand méme. II fallait bien. II est reste gars de ferme jusqu'au regiment. Les heures de travail ne se comptaient pas. Les fermiers rognaient sur la nourriture. Un jour, la tranche de viande servie dans ľassiette ďun vieux vacher a ondulé doucement, dessous eile était pleine de vers. Le supportable venait d'etre dépassé. Le vieux s'est levé, réclamant qu'ils ne soient plus traités comme des chiens. La viande a été changée. Ce n'est pas le Cuirassé Votemkine. Des vaches du matin ä celieš du soir, le crachin d'octobre, les rasiěres de pommes qu'on bascule au pressoir, la fiente des poulaillers ramassée ä larges pelles, avoir chaud et soif Mais aussi la galette des rois, l'almanach Vermot, les chätaignes grillées, Mardi gras t'en va pas nous ferons des crépes, le cidre bouché et les grenouilles pétées avec une paille. Ce serait facile de faire quelque chose dans ce genre. Ľéternel retour des saisons, les joies simples et le silence des champs. Mon pere travaillait la terre des autres, il n'en a pas vu la beauté, la splendeur de la Terre-Měre et autres mythes lui ont échappé. Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1983. 4 A la guerre 14, il n'est plus demeuré dans les fermes que les jeunes comme mon pere et les vieux. On les ménageait. II suivait ľavance des armées sur une carte accrochee dans la cuisine, découvrait les journaux polissons et allait au cinéma ä Y... Tout le monde lisait ä haute voix le texte sous l'image, beaucoup n'avaient pas le temps d'arriver au bout. II disait les mots ďargot rapportés par son frěre en permission. Les femmes du village surveillaient touš les mois la lessive de celieš dont le mari était au front, pour verifier s'il ne manquait rien, aucune piece de linge. La guerre a secoué le temps. Au village, on jouait au yoyo et on buvait du vin dans les cafés au lieu de cidre. Dans les bals, les filles aimaient de moins en moins les gars de ferme, qui portaient toujours une odeur sur eux. Par le regiment mon pere est entré dans le monde. Paris, le metro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait touš égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu'un chateau. II eut le droit ďéchanger lä ses dents rongées par le cidre contre un appareil. II se faisait prendre en photo souvent. Au retour, il n'a plus voulu retourner dans la culture. II a toujours appelé ainsi le travail de la terre, l'autre sens de culture, le spirituel, lui était inutile. Naturellement, pas d'autre choix que l'usine. Au sortir de la guerre, Y... commencait ä s'industrialiser. Mon pere est entré dans une corderie qui embauchait garcons et filles děs ľäge de treize ans. C'était un travail propre, ä ľabri des intempéries. II y avait des toilettes et des vestiaires séparés pour chaque sexe, des horaires fixes. Apres la siréne, le soir, il était libre et il ne sentait plus sur lui la laiterie. Sorti du premier cercle8. A Rouen ou au Havre, on trouvait des emplois mieux payés, il lui aurait fallu quitter la famille, la mere crucifiée, affronter les malins de la ville. II manquait de culot: huit ans de bétes et de plaines. II était sérieux, c'est-ä-dire, pour un ouvrier, ni feignant, ni buveur, ni noceur. Le cinéma et le charleston, mais pas le bistrot. Bien vu des chefs, ni syndicat ni politique. U s'était acheté un vélo, il mettait chaque semaine de ľargent de côté. Ma mere a dů apprécier tout cela quand eile ľa rencontré ä la corderie, aprés avoir travaillé dans une fabrique de margarine. II était grand, brun, des yeux bleus, se tenait trés droit, il se « croyait » un peu. « Mon mari n'a jamais fait ouvrier. » Elle avait perdu son pere. Ma grand-mére tissait ä domicile, faisait des lessives et du repassage pour finir ďélever les derniers de ses six enfants. Ma mere achetait le dimanche, avec ses sceurs, un cornet de miettes de gäteaux chez le pätissier. lis n'ont pu se frequenter tout de suite, ma grand-mere ne voulait pas qu'on lui prenne ses filles trop tôt, ä chaque fois, c'était les trois quarts d'une paye qui s'en allaient. Les sceurs de mon pere, employees de maison dans des families bourgeoises, ont regardé ma mere de haut. Les filles d'usine étaient accusées de ne pas savoir faire leur lit, de courir. Au village, on lui a trouvé mauvais genre. Elle voulait copier la mode des journaux, s'était fait couper les cheveux pármi les premieres, portait des robes courtes et se fardait les yeux, les ongles des mains. Elle riait fort. En realite, jamais eile ne s'était laissé toucher dans les toilettes, touš les dimanches eile allait ä la messe et eile avait ajouré elle-méme ses draps, brode son trousseau. C'était une ouvriěre vive, répondeuse. Une de ses phrases favorites: «Je vaux bien ces gens-la. » Sur la photo du manage, on lui voit les genoux. Elle fixe durement l'objectif sous le voile qui lui enserre le front jusqu'au-dessus des yeux. Elle ressemble ä Sarah Bernhardt. Mon pere se tient debout ä côté d'elle, une petite moustache et«le col ä manger de la tarte9 ». Us ne sourient ni l'un ni l'autre. * * * Elle a toujours eu honte de l'amour. lis n'avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour l'autre. Devant moi, il l'embrassait d'un coup de téte brusque, comme par obligation, sur la joue. II lui disait souvent des choses ordinaires mais en la regardant fixement, eile baissait les yeux et s'empéchait de rire. En grandissant, j'ai compris qu'il lui faisait des allusions sexuelles. II fredonnait souvent Vark%:moi ď amour, eile chantait ä bouleverser, aux repas de famille, Void mon corps pour vous aimer. II avait appris la condition essentielle pour ne pas reproduire la misěre des parents : ne pas s'oublier dans une femme. lis ont loué un logement ä Y..., dans un páté de maisons longeant une rue passante et donnant de l'autre côté sur une cour commune. Deux pieces en bas, deux ä ľétage. Pour ma mere surtout, le réve realise de la « chambre en haut ». Avec les economies de mon pere, ils ont eu tout ce qu'il faut, une salle ä manger, une chambre avec une armoire ä glace. Une petite fille est née et ma mere est restée chez eile. Elle s'ennuyait. Mon pere a trouvé une place mieux payee que la corderie, chez un couvreur. Cest eile qui a eu ľidée, un jour oú l'on a ramene mon pere sans voix, tombé d'une charpente qu'il réparait, une forte commotion seulement. Prendre un commerce. Ils se sont remis ä économiser, beaucoup de pain et de charcuterie. Parmi tous les commerces possibles, ils ne pouvaient en choisir qu'un sans mise de fonds importante et sans savoir-faire particulier, juste l'achat et la revente des marchandises. Un commerce pas eher parce qu'on y gagne peu. Le dimanche, ils sont alles voir ä vélo les petits bistrots de quartier, les épiceries-merceries de Campagne. Ils se renseignaient pour savoir s'il n'y avait pas de concurrent ä proximité, ils avaient peur d'etre roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1983. 5