Du MÉME AUTEUR CHEZ LE MÉME ÉDITEUR ĽEnterrement, récit, 1992. Temps machine, récit, 1993. C'était toute une vie, récit, 1995. Prison, récit, 1997. AUX EDITIONS DE MlNUIT Sortie ďusine, román, 1982. Limite, román, 1985. Le Crime de Buzon, román, 1986. Décor ciment, román, 1988. La Folie Rabelais, essai, 1990. Calvaire des chiens, román, 1990. Un fait divers, román, 1994. Parking, 1996. Impatience, 1998. AUX EDITIONS GaLLIMARD JEUNESSE collection « Page blanche » Dans la ville invisible, roman, 1995. AUX EDITIONS SeUIL JEUNESSE jo, rue de la Poste, 1996. Autoroute, 1999. AUX EDITIONS FlOHIC Dehors est la ville, sur Edward Hopper, 1998 Francois Bon Paysage fer Verdier Merci ä Jerome Schlomoff F.B. © Editions Verdier, 2000. ISBN : 2-86432-316-8 Cest h notre sol silencieux et naivement immobile que nous rendons ses ruptures, son instabilité, ses failles; et cest lui qui s'inquiete ä nouveau sous nos pas. Michel Foucault Recurrence et repetition : chaque semaine, méme minute, surgissement ďune méme image, trop bréve pour étre retenue. Mais comme cette peau humaine d'un pays, image fréquentée, construite. Á Révigny, la place devant la gare, bistrot avec une enseigne rouge et la route qui s'en va droit, perpendi-culaire, entre des maisons. Le train ne s'arréte pas. Se preparer chaque semaine pour noter un detail supplé-mentaire et pourtant la rue toujours vide, ä ľheure oü c'est Révigny qu'on traverse (le nom écrit transversale-ment sur la gare et qu'on voit fuir). Presence obsédante de ľeau. On suit des fleuves, c'est relayé par des canaux. II y a ces étangs du dimanche, creusés en arrondi au bulldozer, et tout autour des bancs sans dossier ni ombre. Arbres minces en tuteur, et une cabane en tôle. Un grillage haut avec portail fer forge qui a dů coůter plus eher que le terrain. Bätiments de ciment gris pres des gares, voitures garées auprěs. On y travaille done. Des lampes jaunes dans les entrepots, sur les bureaux de bois, avec au mur des fiches de planning, et ä la sortie pour camion, lä-bas, celui qu'on apercoit en blouse fumer une cigarette, 9 sur la blouse le gilet sans manche double de laine de mouton qu'on distribue dans les usines. Immeubles ä facade ravalée rénovée selon canons ďépoque, adoubant la voie pour dresser sur quatre étages d'identiques fenétres de chambres, les cages d'es-calier verticales et les balcons aux cuisines. Antenne television en rouge et blane se détache sur ciel pále, en haut ďune colline oü les arbres ont été rasés du sommet pele. La ceinture des paraboles de reception, six haubans, et au sommet le court cylindre de ľémetteur, une lampe blanche clignote pour préve-nir d'improbables avions égarés, un bätiment bas au pied et les éternels grillages clos. Stades de foot détrempés et leurs identiques buts blancs, les haies autour qui sont un debut de Campagne, et la baraque des vestiaires avec ľouverture en préau pour la buvette, aux sorties de villages ou enchás-sés dans les villes pármi les entrepots (le mot ciment, encore, comme une cicatrice et pourtant). Jardins ouvriers partout, mais ä la sortie de Chálons, qui s'appelle maintenant Chalons-en-Champagne et oü les installations SNCF sont toujours écrites, sur les chateaux d'eau et les postes ďaiguillage, Chälons-sur-Marne, jardins ouvriers en ruine : de mémes parcelles bien délimitées oü le grillage a noirci, et la terre imbi-bée d'eau est du méme noir exactement. II reste les cabanes, des pans de cabanes, des planches effondrées et ce découpage avec les allées maintenant pour rien, comme si le grillage avait pour fonction que personne ne pénětre la plus jamais. Cimetiěres, trěs grands dans les villes évidemment, ä Meaux exhibé en long tout au bord du train, aussi 10 géométriques que les silos de céréales ä la verticale ou horizontales les découpes ďimmeubles aux facades longues. Et tellement plus petits dans les villages gardant quand méme hierarchie, ďun côté les monuments payés eher avec de ľespace autour, et vers le mur du bas les tombes resserrées plus humbles, et lente-ment (pour celui qu'on apercoit tout en contrebas, pour celui qui jouxte une usine ou pour celui que longe le canal) de semaine en semaine collecter un ä un les noms qui fixent et repěrent, pármi la litánie des villes. Le nom Commercy, le nom Bar-le-Duc, et ä Vitry-le-Francois indication au haut-parleur (chaque semaine la méme phrase) de la possible correspondance pour Saint-Dizier comme ailleurs la possible correspondance pour Chaumont. Precede d'expansion. Ne pas noter les minutes, ne pas revenir sur ce qui s'écrit : ajouter chaque semaine au detail de la rue de la gare ä Révigny. Accepter que ce texte, qu'on va reprendre tout l'hiver de semaine en semaine, commence de facon arbitraire aprěs ľarrét d'Epernay, et qu'on y revienne selon la seule persis-tance rétinienne, la surcharge de ce qui s'accumule, barriěres de ciment dentelées partout au méme moule, anciens butoirs SNCF sur des voies auxquelles man-quent les rails, les flaques d'eau sombre dans les brous-sailles des parcelles de forét sans chemin, les indications mystérieuses et géométriques en rouge et blane pour la circulation des péniches sur ce canal quon suit maintenant. La grande maison inhabitée ä trois étages et dix-huit fenétres aprěs Vitry-le-Francois (ä Révigny, justement, quarante secondes environ u aprěs la rue deserte perpendiculaire ä la gare minuscule). Ailleurs cette découpe sur une colline de dix arbres dans l'hiver, comme peints ä ľencre de Chine et se détachant du ciel uniformément gris dans ce qu'on se souvient, et maintenant, ä ľinstant méme, si on lěve le regard ä travers la fenétre du train c'est soudain des échancrures violentes dans les nuages et des accumulations presque noires sur l'horizon qu'ici on domine, sur seulement ľétendue moutonnée de champs immensé-ment labourés et personne. Ne pas relire, accumuler seulement ces notations d'instant, puisque le méme train, de jeudi ä jeudi, en permettra la repetition, que ne changeront, mais lente-ment, que le cycle perceptible des saisons et la lumiěre. Parfois attendre pour sortir le carnet noir d'arriver dans ces vil] es de vieille densité industrielle, la fa'fencerie de Vitry-le-Francois, la brasserie de Champigneulles, ľaciérie de Commercy, la scierie de Bar-le-Duc, la cimenterie de Sorcy et la grande prison (longs murs sombres avec barbelés et miradors, toits de bätiments alignés) apercue ä Ecrouves avant Toul. D'autres fois commencer děs Epernay pour noter juste un detail de la fonderie aux métaux tries en tas pour recyclage, de la maison ďécluse oú sěche du linge pres du canal vide ou ce qui recommence des maisons maintenant plus serrées, puis les grandes maisons a étage disproportion-nées de ľarrivée, ľaccumulation de garages et d'arti-sans, avec le bistrot restaurant Bar de ľEst au coin de la rue et les gosses dans la cour de ľécole, méme si c'est seulement des choses notées vite, listes de noms, images comme découpées du surgissement réel et qu'on recopiera au retour ou le dimanche qui suit. 12 Zone commercante entre canal, route et voies, un garage, un Monsieur Meuble et un magasin de brico-lage et un autre sur ľénorme enseigne le seul mot Jardinerie, immanquable aussi le grill standardise Buffalo Bill avec parking ou le restaurant Côte ä Côte. De ľautre côté de la ville (Bar-le-Duc) c'est un Auchan qui pourrait les avaler tous, avec une direction départe-mentale du Credit Agricole construite en pyramide grise sous verre fumé de chateau fort moderne. Ici, ľancienne caserne aux bátiments réguliers et murs ä tessons revendue telle quelle aux assurances AXA, avant la maison rose ä vendre pres de ľhôtel ä balcon-nade, les panneaux pour les grandes routes et les indications locales (sept panneaux, plus le nom de la rue, illisible ďici, sur pancarte carrée en bout du passage piéton), le tout surmonté ďun immeuble jaune de cinq étages ä cheminées de brique, et le ciel ä Bar-le-Duc pas moins indifferent qu'ailleurs ä nos affaires ici-bas. Ne pas se contraindre ä ľordre. On a fait trente fois déjä ce voyage aux mémes heures du jeudi, on recon-nait tout ä mesure que cela se présente, sur la trěs grande plaine plate d'Epernay, cet ancien passage ä niveau ä ľarchitecture réglementaire et étroite de la maison sans voisins ä moins de cinq kilometres, juste une minuscule route de Campagne qui s'en vient cou-per droit la voie ferrée, maintenant une barriěre auto-matique et dans cette maison chaque fois une lessive au fil qui bat, une carcasse de voiture ä ľarriere, et dans un grillage des poules et lapins. C'est pauvre, encombré, on n'en saura jamais que cela. Canal encore et série de cinq maisons debut de 13 siěcle semblables et séparées pourtant, le compte de fenétres et de portes y est et ľespacement de cinq metres ďune ä ľautre, plus cinq fois ľidentique oeil-de-bceuf sous toit triangulaire et cinq fois la méme pelouse ä portail en avant. Puis : le mur bleu ä étroite frise jaune de Värney Industrie, ce qu'il y a de ľautre côté du mur et ce qu'on y fabrique (le bátiment une centaine de metres pourtant) on ne saura pas. Puis : ľusine ä papier juste avant Longeville, pres Bar-le-Duc, oú les stocks de bois sont sous arrosage permanent. Puis : ľusine bleue, moderne et basse, horizontale, qui fabrique ä Toul ces mémes citernes et silos inoxy-dables qu'on a vus tout au long de la voie, et dans les champs derriěre ľalignement des stocks comme de géants en marche : les grandes bonbonnes verticales brillantes avec leurs appareillages. Cette fois, c'est le nom de ľusine que pas moyen de savoir. Casses de voitures, trois, en bord de voie, leurs empilements. Celle de Meaux, celie de Bar-le-Duc et celie de Frouard avant Nancy, avec chaque fois un tas plus clair reserve ä ľélectroménager avant la presse : cubes émaillés blancs en attente. La pelleteuse ä grap-pin ou fourche immobile sur ľallée boueuse, et les bureaux plats aux lampes allumées. Pármi les arbres ďhiver et la brume, sur fond ďeau, hautes fenétres sans personne, un chateau noble tandis qu'une ferme plus loin est éclairée et basse. Et les grandes sabliěres puisant aux étangs, les tré-mies dressées jaunes sur le fond gris, les tapis roulants en marche avec leurs supports ďacier, pour se déverser H dans la péniche qu'on a vue en premier. Quelquefois, ou bien la semaine suivante, le canal est vide, le tapis roulant arrété, et pourtant trois camions et deux voitures pres du préfabriqué des bureaux. Sur un parking de bitume, ä l'arriere d'un bätiment opaque (la facade ä ľopposé du côté des voies) des empilements géométriques de sacs en nylon blane. Comme un debut de trěs large pyramide ä trois rangs, chaque rang du bas débordant ceux qui le rehaussent. Dedans on ne sait pas, pas ďinseriptions. Á ľ entrée des gares, ces quais surélevés qui s'en vont trěs loin, sur leur remblai de pierre apparente. C'était pour amener les camions ä hauteur des wagons, mais il n'y a plus ni camions ni wagons. II y a la silhouette rigide, apercue au bord de la ville (Commercy), d'une vieille et labyrinthique caserne, avec les miradors comme des parapluies et le rebord de barbelés sur les murs, dans un dédale de toits qu'on ne saurait traverser, parfois dans la cour le kaki et le vert d'engins héris-sés, sur chenilles ou sur roues. Materiel ferroviaire. Des feux sur un pylóne de beton aux encastrures carrées réguliěres, cinq feux noirs sous visiere et ľéchelle de metal qui monte ä la dunette de ciment avec balustrade en fer ä leur hauteur, signaux lumineux qu'il est prévu d'entretenir et changer : c'est prévu, c'est solide. Aprěs Toul le cimetiěre vient, le cimetiěre passe, avec ses steles obliques, et dans ľenclos d'ä côté le marbre briliant, le marbre reconstitué en poussiere de granit moulé, plus coin de pelouse verte tout au milieu avec un élargissement de gravillon blane pour les enter-rements. Un jardin, une maison, et dans les quatre 15 murs en trapeze une autre fraction, plus ancienne, steles verdies, steles tombées, du vieux cimetiěre : comment la maison et le jardin ont-ils pu, ä quelle époque et par quel tour administratif de passe-passe, s'ériger la, oil devaient étre aussi des tombes ? Maisons qui se ressemblent, et de ville en ville sont les mémes. Elles ont un portail en fer forge noir ou blanc c'est selon, la pelouse entretenue méme mainte-nant dans ľhiver. II y a un garage ä porte blanche en rideau au bout de la legere elevation, et au-dessus le séjour ä porte-fenétre, la cuisine reconnaissable parce que les rideaux ne sont pas les mémes qu'aux autres pieces, un peu plus décorés, utilitaires. Souvent, comme c'est le matin, les fenétres des chambres ouvertes pour aérer sous le toit quadrangulaire. Le mot décoratif(\\ú vient, et comme il fait mal ä la terre : mais ce nest pas spécifique ä ce pays, ni cette ligne de che-min de fer. Aprěs quel arret de rue lentement parallele ä la voie cette agence bancaíre surmontée d'un loge-ment de fonction d'architecture sage, pour quelle succession de cadres en debut de carriěre (agence Société Generale du quartier de la gare ä Bar-le-Duc) ? Puis écluse, sur la puissance indifferente et brutale de la masse brune dans les lignes de beton du guidage des eaux. Comme c'est perióde de crue, sous ľécluse une forte vague enfle et déferle. Penser ä cette vague aprěs le train, quand on ne la voit plus, penser ä cette vague dans la nuit, demain au retour, quand méme du train éclairé et passant ä la méme vitesse on ne peut plus rien voir, et que ľeau continue. Ľinscription Conserverie de Liverdun, done la ville c est Liverdun. Beauté de ľarchitecture superposée de i6 l'usine, le volume autour de la cour étroite mangé progressivement par les bátiments rajoutés, chaeun gar-dant par sa couleur et la taille de ses fenétres comme ľaŕfichage de la date ďélévation. Puis Liverdun la rue aux vieilles maisons, comme prétes de s'arracher ä la rue haute sur quoi elles donnent, penchant ensemble leurs trois étages et caves sur la rue vide au-dessus de l'usine, et les couleurs entre oere et vert et les ouvertures plus étroites qu'on ne ferait maintenant. Et Liverdun aussi tel jeudi, la féte foraine qu'on dresse, en contrebas de la ville, le chapiteau mi-baissé encore sur les autos tam-ponneuses, et le jeudi suivant les maneges plus petits sont déja démontés. Gare encore et encombrements de voitures, metal sur bitume cette fois-lä sous pluie grise : ils vont done travailler ä la grande ville (Nancy qui approche), les gens, et reviennent le soir, remontent entre phares blancs devant et rouge derriére pour repartir dans les maisons qu'on devine sur la butte. Aprěs la gare, et symétrique de l'usine, juste un college aux vitres régu-liěres, la cour vide sous les fenétres de classe encore éclairées malgré le jour. Dans chaque ville on les recon-naít, les établissements scolaires ä ľarchitecture rectan-gulaire vitrée selon normes. Le billet de train Paris-Est Nancy porte ľindication : trois cent cinquante-deux kilometres. Calcul rapide, flux rétinien dix mille milliards de photons par seconde, de huit heures dix-huit ä onze heures vingt-deux, et division selon l'analyse de ce flux, vingt-quatre fois par seconde puisque c'est quantifié, et le contraste entre la repetition des images presque fixes, longue plaine ou forét, canal ou fleuve qu'on longe, le temps arrété des 17 gares, puis le surgissement ä sauver, la profusion satu-rante d'un detail qu'on ne peut attraper suffisamment vite. Cette maison ä la sortie de Chálons-en-Champagne, enchássée entre deux autres, dont la cour est pleine ďobjets qui chaque fois paraissent un capharnaiim presque magique, et si on regarde mieux c'est seule-ment, pármi les potiches et les plätres, une table de jar-din et des fauteuils de plastique entre murs jaunes côté maison et gris côté voie, sur sol de terre nue et räpée. Les noms Maxéville, Malzéville, Saint-Max, et le nom Champigneulles. Á Maxéville, banlieue de Nancy, ľindication : Tour panoramique de la Justice. Sur les autres lignes maintenant ä grande vitesse les rails filent droit dans la nature presque vierge, toute communication défaite ä coup de béton par tunnels et ponts, un grillage bas de chaque côté et rien, pas de ville ni village quand ici tout cela reste, et les premiers monuments aux morts apercus et tel memorial de guerre en haut dans la tache évidée d'une forét, les trois cent cinquante-deux kilometres dans deux ans peut-étre on les avalera en deux fois moins de temps par le train neuf et rapide, tout cela est provisoire qui pue son siěcle et sa guerre et ses usines et son sable et le champ noirci de tournesols il reste ces tiges outrageusement droites derriěre le chemin bourbeux et ses flaques et le train a des cahots et encore il cesse et encore les báti-ments de gare sont les mémes et ä Vitry-le-Francois des immeubles roses qu'on a montés par-dessus la ville et ä Révigny comme dans combien de villes la méme rue qui s'éloigne ä la perpendiculaire de la gare apres la place demi-ronde, cela qui est nous, tellement nous. i8 Et une fois dit cela continuer, la memoire et les choses, ce qui traverse la vue un instant et s'y implante, et ľaménagement pour le loisir d'un bord du fleuve, avec des barres blanches, et ľusine trés moderne comme juste posée sur un champ denude avec ses bar-deaux bleus, et la grande soute arriére des silos ä céréales la oü des wagons attendent, puis encore des champs qui sont des étendues qu'on croirait mortes et puis on voit le chemin de bordure et les traces arron-dies du tracteur oil il tourne. L'arrangement en butte broussailleuse des restes de remembrement, puis ä nou-veau la forét sans percée et que recommence l'eau, que revient l'image grise avec église et rues puis pavilions rectangulaires blancs sur sous-sol avec clotures et pelouse tout cela si vite passé, ville trop petite pour qu'on s'y arréte, villes comme Révigny mais le nom méme sauf exception on ne le voit pas, juste ici une route en patte d'oie qui s'en va vers une église et fink sur la voie par le passage en tunnel qu'on avale, les mai-sons s'espacent et se disséminent puis plus rien, continuer comme on réverait devant ce rien qui defile et ä nouveau produit signes, chemins et haies, une voiture sans roues au coin d'un champ et la découpe reguliere d'une ligne haute tension, soi-méme front contre la vitre immobile devant la projection d'images, dans leur temps brutal de surgissement et la fuite oblique, la dis-parition méme si rapide, enfuies derriěre un rideau d'arbres et le remblai et les maisons et les rues, les jar-dins comme les garages, et la plaie vive ä nouveau d'un supermarché rouge sur blanc, le parking criard c'est les coques en désordre des voitures et la station-service oil on les voit attendre, avant la diapositive plus large, 19 qu'on croirait presque soudain immobile, d'un raccor-dement en bitume neuf et bleu par oů les routes de partout absorbent ce qui partout est méme. Les incongruités ou ce qu'on juge tel, la liste exhaustive qu'on en voudrait : tour rondě émergeant basse-ment de la riviere en son milieu, muette et sans ouvertuře (trappe métallique rectangulaire toujours close), pour ä quoi servir, la cahute fortifiée 14-18 d'un aiguillage, ľhôtel rouge ä vendre avec ses moulures baroques, ľélévation noire encore, tout au bout, main-tenant qu'on arrive, d'un bätiment industriel sans toit, maintenant détaché de tout, ou encore ces jardins ouvriers tout en longueur parce qu'accrochés au ŕlanc méme de la voie, avec leurs systěmes de tôle ondulée pour maintenir en terrasse ďétroites bandes de terre nue, ou seuls quelques tuteurs persistent ľhiver. Á Bar-le-Duc dans une patte ďoie entre nationale et voie sur une pyramide blanche pour féter quoi, de ľarriére ďabord on croit une siréne ou un phoque, il ne se révéle coq qu'en s'éloignant, c'est fait pour les voitures et pas pour le train, objet de quel culte et pourquoi install lä. Le nom de Liverdun encore et ce qu'on promet pour la semaine suivante d'y voir parce que cette fois-ci c'est passé trop vite, rien d'autre que ce qu'on connaissait déjä, la conserverie aux cours étroites et ä la pointe triangulaire, puis la vieille rue comme arrachée de la falaise et aux hautes maisons prétes ä choir. Et quand reviennent lentement les jours longs, l'im-pression parfois que tout cela, aussi parce qu'on a appris ä le connaitre, est plus petit, plus ordinaire, qu'on a eu la chance, cette profusion de voir, de ľorganiser ä 20 mesure qu'on s'enfoncait dans la saison des nuits longues, qu'on voyait ca au matin dans la brume, aux lampes allumées, dans ľirréalité de ce qui se défait, irréalité qui aurait ainsi un temps contaminé les maisons et les usines, les canaux et méme ces cimetiěres, le grand cimetiére allonge sous les immeubles ou ce tout petit dans son mur carré en contrebas entre le village et les voies, enfin ä Toul celui oü cette maison est venue se construire, séparant en deux parcelles les vieilles steles pourtant gardant de part et d'autre leurs mémes aligne-ments. Un jour on a pris la carte sur les genoux : le Paris-Nancy quitte Paris par Pantin, longe Bobigny, traverse Noisy dit le Sec, passe entre Villemomble et le Raincy en Seine-Saint-Denis puis Chelles et rejoint la Marne ä Vaires, gare de triage plus grande qu'une ville et main-tenant c'est la Marne qui aspire ä eile le train pour deux heures, par Thorigny-sur-Marne et Dampmart, lon-geant de pres la verrue Disneyland (on ne voit rien), par Esbly et Villenoy, et la premiere grande ville croi-sée des cinq c'est Meaux, la cathédrale apercue c'est premier air de province, province aspirée par la capitale et qui s'en défendrait, hérissée de touš ses vieux murs contre 1'énorme contamination moderně, on quitte Meaux par Trilport sur I'autre rive et le train épouse comme ä s'y pencher chaque courbe de la riviére, traverse la forét de Montceaux et quand on suit les noms sur la carte déployée les images reviennent en téte comme autant ďéléments mais séparés, comme si rien ne joignait dans la réalité l'enfoncement ici dans les 21 arbres ä ľaménagement juste ensuite du fleuve pour les courses ďaviron avec des bordures blanches et des bouées bicolores en face Changis-sur-Marne. Les noms sont Saint-Jean-des-Trumeaux, Ussy-sur-Marne et la Ferté-sous-Jouarre, la gare apercue presque assez grande pour qu'on s'y arréte. La Marne alors traversée trois fois (cette fois, une seulement, qu'on a surplombé une péniche survivante), ä Courtaron puis La Brussette deux fois sous tunnel en laissant Sainte-Aulde, passant Citry puis Payant, ä Romery-sur-Marne devant ľusine on est entre la route et la riviere, et Chézy-sur-Marne avant Chäteau-Thierry la grise, la ville dont on ne voit rien que les usines et ľéternel déploiement du triage, les villes qui se hérissent ä distance devant la gare et les trains quand elles ont la taille de se le permettre, un chateau ďeau qui repete le nom de la grise ville ä distance. Rares sont les noms qui viennent jusqu'au train, le pays n'a pas de nom, il n est plus rien qu'images et affiche partout comme le territoire pourtant total de ce que ľhomme entreprend sur la terre ä chaque metre carré qu'il la transforme, c'est la carte seulement qui restitue litánie de noms invisibles. On a tellement ralenti qua la reprise de vitesse on colle ä la riviere, courbe ä droite, courbe ä gauche, on a remonté vers le nord-est quand la ligne droite aurait passé ä Montmi-rail ä trente kilometres de la au sud, aprés Fossoy on passe lentement quelle gare minuscule dans sa plaine on est ä Mézy avant Courtemont puis Dormans, Mareuil-le-Port, Port-a-Binson, Troissy-Bourquigny, Courthiézy, Passy, Barzy, Crézancy, CEuilly, La Chaussee et Mardeuil : pour chaque nom des minutes de 22 champs vides et de foréts en broussaille ou combien de kilometres pres de la riviere brune. On est ä Épernay, la gare entre ville et riviere, arret. On s'en éloigne dans la plaine, suivant pour maintenant la route, les camions en silhouette au-dessus de la tete, ľusine ä Olry c'est Saint-Gobain chimie, puis Athis et Jálons : la gare apercue de Matougues enfin Chalons devenue « en Champagne » et tant pis pour la Marne qu'on ne verra plus longtemps, ľarret plus long qua Chateau-Thierry ou Epernay comme s'il fallait une pause, qu'il y avait une fatigue. Á Coolus on laisse l'embranche-ment de Troyes, la Marne tellement petite c'est pourtant eile et puis dédoublée par un canal, on passe Vésigneul-sur-Marne, Pogny puis Trocy-aux-Boeufs (et tout cela des adresses postales référencées puisque chaque fois on voit des maisons, une église, un terrain de foot et un cimetiere, en tout cas leur emplacement probable), Cheppes et Saint-Martin-aux-Champs puis Drouilly et Loisy avant Vitry-le-Francois, arret. La géographie c'est ce qu'on ne connait pas parce qu'on n en a pas fait pour soi-méme territoire, les noms ne dessinent rien, pas de directions, pas de lignes ni possessions, ils ne sont pas nôtres encore, quand bien méme les choses qu ils recouvrent, sorties de villes avec enseignes de publicite, garages Citroen ä bandeaux rouges et supermarchés ou immeubles, et méme ce clo-cher ou cette ferme, on les connait d'ailleurs, et ces cuisines étroites qui nous laissent ä cause d'une ampoule allumée le temps d'un regard indiscret, c'est ce qu'on connait de ses propres noms si on en fait la liste, mais ou la surprise est morte, parce que cela fera vingt ans ou trente qu'en prenant parfois le train pour Bordeaux, en 25 surplombant le Clain avant Poitiers ce sera ä jamais la competition de kayak qu'on y a fake qu'on regarde encore, et tout est ä sa place comme tout ä sa place devant la gare vide de Saint-Saviol : et pourquoi ce qui ne nous étonne plus ä Saint-Saviol devient si étrange ici ? En quittant Vitry-le-Francois on quitte aussi l'eau, ce qui reste de la Marne s'est divise entre le Fion, la Saux, la Viere et la Chée, l'Orconté et ľlsson qu'on ne reconnaitra pas du train mais que la carte indique pour cet éventail d'eau qu'on surplombe dans la plaine mouillée, on est au milieu du voyage et 9a s'ap-pelle Reims-la-Brúlée, avant Favresse, Domremy puis Scrupt, avant Scrupt la gare apercue avec l'inscription Blesme-Haussignemont oü bien súr on ne s'arréte pas, le nom de Scrupt et la promesse qu'on se fait d'en dresser aussi l'inventaire, liste des noms de Scrupt, des artisans et commercants de Scrupt, des activités de Scrupt, le train va droit et trés vite comme s'il n'y avait rien ici qui puisse ľintéresser, on a laissé I'embranchement pour Saint-Dizier (ľannonce faite ä Vitry-le-Francois de la correspondance) et on rejoint le canal (de la Marne au Rhin) ä Pargny-sur-Saulx au confluent de l'Ornain, l'Ornain qu'on suit, l'Ornain image de riviere avant qua Sermaize on traverse le canal pour ľarrivée ä Révigny, Révigny-sur-Ornain oü des travaux la semaine derniěre ont laissé se fixer cette avenue der-riěre le bistrot rouge partant ä la perpendiculaire de la gare, une avenue vide et sans voitures ni personne aux maisons, il y a Neuville-sur-Ornain puis Fains (sur Source) et Mussey (la grande scierie et la forme en insecte au-dessus de l'usine) puis Bussy-la-Côte avant Bar-le-Duc, arret. 24 Parti de Paris gare de l'Est ä 8 h 18, le train est ä 9 h 25 ä Epernay, 9 h 42 ä Chälons dite en Champagne (les caravanes gitanes par cinq avec les camions sous les gros arbres des carrefours de Campagne quand ce furent les vendanges, reparties maintenant : « T'as mis ta fierté, Gitane / Aux rideaux des caravanes », dans la téte repasse le fragment de chanson dont on vérifie ľimage, Cabrel qu'on retient sans jamais apprendre), il est 9 h 58 toutes les semaines ä Vitry-le-Francois qu'on n'aura connu qua cette heute, et done 10h27 maintenant ä Bar-le-Duc. La géographie en fait on s'en moque, e'est la repetition qui compte, les images qu'on ne saurait pas, ä cette étape-lä, remettre dans ľordre, ä peine si chaque fois qu'on les revoit on en arrive maintenant ä se dire : cela déjä on ľa vu, cela déjä on le sait, et ľentassement de choses, plastiques et fer, énigmes blanches sous báche ou bátiments sans explication affichée dans les travées vides qui les séparent, dans ľarriére étroit de ce pavilion contre voie, comme ailleurs cette pure sculpture de deux voitures identiques accolées par ľarriére, sans moteurs ni portes, au coin bas du champ ou la hiératique maison blanche dans la rue d'en haut, ä Toul, habitée quand méme. De Chálons ä Vitry-le-Francois on est descendu en diagonale plein sud-est, de Vitry-le-Francois ä Révigny on est remonté nord nord-est, et de Révigny ä Bar-le-Duc on a repris sud-est, maintenant on continue droit vers cet endroit plus blanc dans le ciel qui marque le soleil absent, par Longeville-en-Barrois puis Silmont le minuscule et Guerpont, le canal toujours auprěs et l'Ornain bordé de jardins, e'est ä Nancois- 25 sur-Ornain qu'on quitte l'embranchement qui desser-vira Ligny puis Chaumont, on remonte plein nordest, on le sait : le soleil a tourné, on a quitté la direction plein est qu'il nous faudrait, ľest reste un aimant sur mais ä partir de quoi on vous manipule un train comme une allumette, le baton incline dans un sens puis dans l'autre d'un coup de doigt avec nous dedans, et tous ces gens qui montent ä Chálons pour descendre ä Vitry-le-Francois comme si ľune ne pou-vait vivre sans l'autre. Puis une grande plaine et des bois, par Willeroncourt, Ernecourt et Chonville puis Cousances-aux-Bois, qu'on retombe ä Vadonville sur un nouveau canal et que ľallumette est d'un nouveau coup de doigt réorientée sud-est presque ä angle droit, face ä Pont-sur-Meuse et Boncourt qu'on arrive ä Commercy, ralentissement dédaigneux du train qui ne s'arréte pas, maintenant en vieux pays d'industrie, aprěs Ville-Issey Sorcy ľaciérie dans son étui impeccable (Tréfileurope) puis Troussey toujours au long du canal, deux tunnels aprěs Pagny-sur-Meuse on arrive ä Foug (le dancing) qua cause des deux tunnels on reconnait facilement, aprěs Foug les pans de brique de la fonderie si longue comme un bátiment rajouté ä un autre bátiment et recommencer méme si tout ca tourne le dos au train, un avalement par l'orange sombre, halls ouverts sur le noir et dans la profondeur de l'usine des engins de chantier comme de la refaire toujours, l'usine se prolonge dans les champs par des ilots de ferraille ä rouiller et c'est maintenant Ecrouves, au lointain on a mis longtemps ä s'aperce-voir quelle était la, la prison, muette et sourde entre miradors quand on se retourne vers l'arriere, puisque 26 tout ce qu'on regarde c'est le mur peint ä fresques de la boite de nuit sous enseigne L'Evasion, Toul arret, les repěres par repetition se forment. Toul-Nancy par la route c'est dix-huit kilometres, la ligne noire du train sur la carte en dessine ä ľéchelle trente-cinq au moins pour ne pas arriver trop vite et nous perdre, c'est comme un remerciement qu'on prend comme tel. Maintenant la Moselle on la sur-plombe, large et lisse dans la forét, les postes d'ai-guillage ä deux reprises laissés dans ces vieilles guérites bétonnées en ovale avec la fente pour le guetteur, la cicatrice sur le pays de Fontenoy ä Aingeray avant Liverdun. Aprěs Liverdun c'est parce quune fois on a regardé la carte qu'on sait que la riviere qu'on suivait dans le sens de son courant ä cause de la grande boucle depuis Epinal et Charmes par Neuves-Maisons, on l'a laissée s'enfuir vers le Pvhin plus haut, le train retourné encore une fois quasiment par angle droit ä Frouard au long maintenant de la Meurthe ä contre-courant, Frouard au confluent en face Pompey sur la Moselle et Bouxiěres-aux-Dames sur la Meurthe c'est déjä sur la carte la tache grise continue de la ville, l'autoroute de Metz qui vous enjambe et les rues mortes de Champigneulles, les maisons qui se lěvent des quartiers de la ville, le bruit enfin du ralentissement un «emblement de toute la longueur de fer du train, ä moins qu'ici entre gares et usines au long de la riviere industrielle on ait fait une pointe de vitesse qu'il fallait résorber maintenant qu'on est dans cette tranchée de pierre meuliěre, que la voix au haut-par-leur annonce Nancy trois minutes d'arret llh22 et les correspondances pour Épinal et Metz qu'on ne 27 prendra jamais tandis que ce que devient le train en continuant vers Luneville et Strasbourg comment il y arrive on n'en sait rien on n est jamais alle plus loin. Rond carré. L'íle, celle-ci est en rond dans le champ carré, mais l'eau au bulldozer aussi creusée en rond. Sur l'íle ronde un arbre maigre ä trois branches sur tuteur, au milieu du rond. Neuve aussi la cabane de bois verni achetée par elements préfabriqués, avec la fenétre cali-brée au milieu et la porte pleine. La cabane de bois car-rée est pres de ľarbre au milieu du rond sur l'íle au milieu de ľeau, le grillage carré entoure tout cela ä distance sans arbre. Un canot est amarré de travers, seule la superstructure bleue de la coque emerge de la nappe de brume sur l'eau, c'est beau. Rectangle. L'íle est en plein champ, pas loin du bord de voie. Le champ est labouré jusqu'ä l'horizon, sans haie. Un chemin de terre vient perpendiculaire ä la voie jusqu'ä l'íle. L'eau est creusée en rectangle, en lais-sant sur le pourtour une bande étroite et égale de terre nue. L'íle au milieu est ronde sans affectation de régu-larité, et n est pas entretenue, il n'y a pas de cabane ni de canot. Sur la bordure qui entoure le rectangle, ä un seul endroit, un bane. Ovale. Un paysage de haies, et des grands arbres. Au milieu des arbres le trou ovale trés enfoncé, grands rebords qui tombent. Pas ďíle, on dirait tout cela humide, tout cela ä ľombre. Un homme est sous les arbres qui péche, seul entre le grillage et ľovale. Et celle-ci en fait il n'y a merne pas ďíle juste une découpe rectangulaire, ou plutôt pour le loisir une íle 28 de grillage dans les champs avec carré ďeau au milieu, autour de ľeau et dedans le grillage quatre rangs de peupliers qui grandissent sans se plaindre, et on l'ap-pelle l'íle aux pancartes rouges parce que sur chacun des trois côtés visibles, plantée aux troncs d'arbres, est une pancarte émaillée rouge avec indication lisible méme d'ici et merne si vite Propriété privée Péche interdite. L'eau est sombre et reflěte les peupliers deve-nus hauts, rien au milieu, rien que ľeau, le talus qui tombe droit et le chemin trace avec quatre angles pour pécher des poissons carrés. Cette fois-lä, voilä, on n'aura note que 9a. On était au wagon-bar, ä boire un café, les champs passaient, trěs égaux, et en dix minutes il y a eu cela, ces images, l'eau artificielle, la propriété privée devenue embléme avec le rien de ces iles du dimanche, tricot et péche ä la ligne, aperitifs. Deux semaines ďaffilée on prend seulement des notes ä la volée, et puis on trie : Commercy. Maisons debut de siěcle, trop étroites pour qu'on y habite encore, quelqu'un d'aujourd'hui y heurterait des épaules, non pas en ces villes de vieille sidérurgie qu'elles aient grandi, les épaules, peut-étre méme au contraire maintenant qu'il n'y a plus grand-chose ici ä faire (ce qu'on suppose ďécrans ä lumiéres vertes et rouges sur les cabines de commande que la grande usine Tréfileurope n'expose pas aux regards extérieurs) mais on a pris ďautres habitudes pour se laisser aller entre quatre murs. Au fond, jardins rectan-gulaires eux aussi en longueur avec cabane au bout. 29 Maisons de brique rose sans plus de portes ni fenétres, les toits s'abíment, elles sont vides. Pourtant les jardins encore labourés. On imagine (pour une fois imaginer) une photo de famille autrefois, sur le perron parents et enfants rassemblés pour la pose en habit de dimanche puisque ici on vivait, avec des fleurs et non pas ces choux, du gravier plutôt que la terre noire pour allée et la ŕierté de mériter ce qu'on posséde. Commercy encore, ces maisons délaissées quand on s'éloigne, et dans ce brutal ralentissement en courbe du train quand on arrive, ce qui en est le complement social : la maison du maítre de forge aux deux étages avec balcon et perron, le bras ďeau aménagé et ľusine tout auprěs, ľusine qui s'était mise ä rogner par bäti-ments juxtaposes vers la maison du maítre de forge et puis maintenant des bätiments sans vitres ni toits et le pare un fantome de broussailles, l'eau stagne et les choses de ľusine on dirait qu elles vont basculer pour ľétouffer, tout est mort ici d'un coup. Comprendre qu'on est d'un monde qui se reconstruit mais ä côté, quand on se déplace soi-méme d'un point ä ľautre on ne s'occupe pas des zones mortes, que le train continue d'exposer côte ä côte : les maítres inconnus de Tréfileurope, bátiment neuf, n'ont plus chateau ä côté de leur usine. Inondation, ce jeudi-la un pays fait tout entier de collines comme des lies, chacune avec son village et non pas de phares mais le clocher seulement, droit dans la brume séparant les deux reflets gris du ciel et des eaux, pour signaler les ports ou l'accostage, la Marne comme une mer. Jardins ouvriers ä Foug ou on ne ralentit pas, ali-gnements réguliers de fůts métalliques de deux cents 30 litres, soit gris soit de couleur, on a récupéré 9a des militaires, ä Toul et Commercy les casernes ont beau laisser fondre leurs effectifs les trains du vendredi soir il faut se battre pour trouver une place parmi les che-veux ras qui pour dormir monopolisent chacun tout un siege. Ľhôtel comme un grand cube rose ä Bar-le-Duc, tous les volets gris clair sont fermés, ľhôtel est condamné, les couche-pas-cher Formule 1 Campanile Village Hotel Etap Hotel One Plus One Quick Palace et First Class se sont poses tout montés pres du super-marché et le vieux bátiment rose tarabiscoté est ä vendre, la pancarte en vue du train depuis cinq mois qu'on y passe, 9a restera tout ľhiver ä vendre, 9a l'est peut-étre encore : qui s'installerait hotel ä Bar-le-Duc en face la gare ? Boíte de nuit entre route et voie, le grand bandeau éerit L'Evasion, il y a un large parking ereusé c'est comme une carriére tranchée droit, le tout peint en jaune clair avec de larges bandes rouges ä méme le bátiment gris sans fenétres, sans doute e'est plus beau au samedi la nuit avec les lumiéres. Toul, au-dessus de la gare, la maison majestueuse, gigantesquement cubique, neuf ouvertures en fa9ade, porte avec perron entre deux fenétres, mansardes et rideaux. Du perron on descend sur une terrasse avec balustrade, un escalier de pierre tournant avec la méme majesté que perron et balcon. La fa9ade sur rue est de ľautre côté. II a du étre beau de construire ce luxe au-dessus des voies nouvelles. Il faut étre combien pour y habiter? Comment ne pas savoir d'avance qu'ils sont beaucoup moins nombreux, qu'est-ce qui le 31 dit aux fenétres, par les stores mi-baissés ? En dessous, ľétendue terne de sortie de gare, et au sud plus rien ä voir de ľhorizon des foréts. La Moselle ici trěs large, station de pompage, tours grises au milieu des eaux, on ne sait pas ďabord ä quoi elles peuvent servir. Refuges ou ermitages, comprendre ľenvie qu'on aurait de venir la, puisqu'il y a une porte, étroite, porte de fer (peinture verte qu'on n'utilise que sur le fer), et un drôle d'escalier qui descend jusqu'ä ľeau, íle encore mais sans bord et sans pays, comme un crayon plante sur le fond de la riviere, et juste le haut qui dépasserait. Cela existe, cela fonctionne sans doute puisque entretenu, et ľexplication qu'on se fait de comment ca marche entre le pompage et la rive n'en-lěve rien ä ľénigme. Objets suffisants en eux-mémes, justement peut-étre parce que vus si briěvement. Pavilions qui s'alignent en surplomb de la voie, quand on arrive ä Frouard (de ľautre côté, ďautres ali-gnements, les montagnes de charbon noir comme si quelqu'un quelque part encore se servait de charbon) : ä chaque kilometre de pavilion, tout au long de la voie, ľuniformité encore des architectures ďécole et de college qui s'y associent, elles-mémes accolées ďun stade avec piste de quatre cents metres en tartan rose ä bandes blanches pour les couloirs, et les buts inutiles de football entre. Á Maxéville le premier bátiment, un fronton marque Dupont Est. On ne saura pas, et méme pas de ľautre côté des voies ni de lautre côté de la ville, s'il y a un Dupont Ouest. Á côté c'est marqué Aubade pour-quoi. Le ciment ne cesse plus, on arrive. 52 Reprendre. Usines : Ageca produits adhésifs pour la maison et ľindustrie, lä c'est écrit en une seule phrase longue et lisible. Camion jauni ou verdi, entre deux haies tout pres de la Marne, un ancien camion frigo, on n'aurait pas eu ľidée de s'en servir comme 9a de residence secondare. Disproportionné, trop gros, pas de fenétres : et avoir ca sous les yeux, pour les beaux dimanches. Ľeau derriěre, verte et profonde. La Marne encore, bätiments désaffectés : d'anciens bureaux de parpaings et maintenant plus de vitres, une enceinte quand méme close mais portail ouvert et rouillé, puis des gravats, tas provenant de demolitions, le tout une tache vaguement blanche, qu'on longe un instant. Reprendre. Terrains de foot pour entraínement, trois ďaffilée de travers dans le format d'un grand, ľun aprés ľautre en rang pres de la voie, les six buts repeints de blane et ľéternelle cabane de ciment brut avec deux portes vertes, une pour chaque équipe et la buvette au milieu. Le dessous des ponts, quand les voitures passent au-dessus du train, empilements de piliers en ligne, souvent trop minces (perióde plutôt, qu'on préférait en faire dix minces qu'en calculer un gros), il y en a trop, cela multiplie ľenfoncement sombre. Et sur le mur gris au fond quelqu'un est quand méme venu dessiner (Epernay). Dans ľinventaire des bords de ville, noter les chauf-feries : lignes géométriques et carrées pour coiffer les chaudiéres rondes et le fouillis des tubes et échangeurs. Larges vitres, cheminées épaisses et bardage bleu : la 33 predilection des chaufferies pour les geometries régu-liěres ä bardage bleu. On les trouve toujours en avant de la ville, immanquablement quand se proŕilent écoles ou immeubles (de méme qu'on reconnaít partout les colleges, classes, gymnases et préaux et ľimmanquable logement de fonction qu'ils comportent). Dans ľannuaire de Vitry-le-Francois, faire le relevé des usines. Quand on s'éloigne, aprěs l'immense Sarre-guemines Bätiment et ses éviers sur palettes emplasti-qués et empilés comme on ferait une installation moderne de sculptures identiques, aprěs les bátiments blancs et morts, sous l'indication du Leclerc, les mots Entrepots de Vitry-le-Francois, ce qui n'indique pas ce qu'ils recělent. Faire ä distance, si 9a se pouvait, le relevé des noms de rue de la zone industrielle, les noms de quartiers neufs vont toujours par families. En voi-ture on aurait eu plus ď indications, grands panneaux aux carrefours, plaques sur les portails ä guérite, quand du train on ne devine rien. Reprendre. Favresse, nom de village sur plaque réglementaire, une amorce de Campagne pour greffer le train sur les maisons au loin, une voiture qui attend au passage ä niveau. Le canal de la Marne au Rhin, coupé aprěs Sermaize, avant Révigny : les péniches chaque fois (une par voyage, qu'on apercoit au méme endroit) et qui sem-blent plus grosses que la voie d'eau. La voiture que sou-vent elles portent au travers, comme si tout ce ventre sur ľeau ne servait qua déplacer ce qui vous emměnera promener, ou rattachera le vieux canal en vert et gris sous les arbres aux supermarchés criards, les couleurs récurrentes sur cubes des Leclerc et Intermarché au 34 bord des pistes bleues de sortie de ville avec camions eux aussi en rouge et blane ä grosses lettres par quoi un monde a écrasé ľautre. Colline et arbres fruitiers, et puis, lä-bas vers le haut, sous les pommiers, trois épaves de voiture dont une brůlée, que quelqu'un garde. Aprěs, la forét. L'usine ä tubes en béton Gedimat Collot, entre la graviere et ľunité de fabrication, des taches jaunes sur un champ vert: obstacles pour le dressage des chiens. Longs tuyaux ďévacuation d'eau ou collecteurs courts de large diamětre, empilés ici, tout gris, comme jeux d'enfant, et puis c est la gare de Bar-le-Duc, reprendre. Organiser la memoire ä force de semaines, prenant lentement repěres, ajoutant lentement un nom ä un autre nom, trois heures ď impressions rétiniennes continues avec villes, paysages et usines, maisons, immeubles, cimetiěres et casses pour le fer, et canaux et rivieres et les longs ralentissements ďentrée de ville, quand on vous laisse enfin le temps de voir mais que la profusion eile aussi augmente et vous déborde, et les longs ebranlements quand on s'en va et qu il faudrait tout retenir, vingt usines, quarante villages, pour autant de buts blancs de football, et méme si plus rien tout de suite, avec enfin le temps de tout regarder, méme ces trois pierres et ce tas de branches, d'un champ en friche avec trois haies et le recommencement vierge des broussailles. Puis ä l'inverse ce qu'on construit et qu'on attend, et c'est comme au bain de photo une revelation trěs lente depuis le blanc autour d'un seul detail. Et la liste est 35 préte déjä, ä cette etape méme du texte sur lequel on ne revient pas, parce qu'on applique au texte la méme regle qu'on a dans le voyage (le retour, le lendemain soir, est toujours dans la nuit noire, on ne voit rien et le train n'a pas ďarrét, on devine seulement, parce que c'est bien-tôt ľarrivée, la gare de Meaux qui domine son centre-ville, et puis, aux trains gris déclassés de la banlieue qu'on double, qu'on a passe Noisy-le-Sec et que Pantin approche), la liste des choses retenues, celles qui chaque voyage depuis trois ans sur cette Hgne vous ont déjä marqué et cette fois 5a y est, on en a entrepris le relevé. On se dit parfois qu'une fois il faudrait prendre sa voi-ture et quelle vous měnerait aux mémes lieux precis avec droit de s'y arréter, au cimetiěre puis aux usines de Vitry-le-Francois ou bien au vieux cimetiěre de Toul, ä la grande aciérie aux activités invisibles avant Sorcy ou telle mystérieuse elevation ďun monument militaire blane trouant au loin une colline, mais on ne le fait pas : et qu'est-ce qu'on trouverait done qui ne serait pas alors la méme usine qu'ä Saint-Pierre-des-Corps ou Angou-léme, tout ce qu'on connaít de son propre pays au par coeur, tout ce qu'on peut en atteindre, comme si la regie du jeu, que cela surgisse et cesse, était justement ce qui vous produisait le visible en le retranchant du méme coup, forcant l'impression breve ä attendre qu'une autre semaine la recouvre parce que le ciel sera different, qu'il pleuvra sous un ciel noir ou que ľhiver ä nouveau amě-nera sa brillance dure, ou bien que tout sera plongé cette fois dans le brouillard blanc ou bien ou bien. Et comme si jamais humain ici ne paraissait, cela tient simplement ä l'heure : au grand cimetiěre colore devant ces immeubles en barres perpendiculaires eux aussi 36 jaunes et roses, ä Vitry-le-Francois cette mascarade de taches, il est toujours trop tôt pour les enterrements et on n'a jamais vu ici personne, et ä Toul cette maison blanche derriěre le cimetiěre avec ses fenétres étroites, bien súr quelle est habitée pourtant méme si les steles ä l'oblique, les stěles mi-tombées pourquoi ne changent pas. Á quoi tient ici que la profusion autant nous retienne, prenne tant emprise sur nous-mémes, que par cette machine humaine pourtant, la mécanique ville soit cette saignée sur trois cent cinquante-deux kilometres faite ďentrepôts et silos, ďécoles rectilignes avec chaufferies et ďusines défaites. Que le déjä vu par ou on a passé, on a vécu (la voie ferrée passait pres du petit stade de Civray, oü on avait vestiaire quand on y montait avec le lycée, et la voie ferrée passait pres de la fonderie Serseg ä Ruffec pres de Civray, ou on avait travaillé tout un été), est toujours accessible. Qu'ici, parce que rien n'est accessible et qu'on est empörte, le visible est ä construire, quand bien méme il ramene encore et toujours ä de mémes et si banals elements simples (la maison au-dessus des voies, la perspective sur la riviere, la baraque des ves-tiaires et teile usine, le méme tissu partout des transformations manuelles, entre camions et rails). Route nationale au loin, procession lente des camions. Comment ä flanc de colline on dirait qu'ils roulent sur les champs, ou glissent. Et la silhouette reconnaissable du restaurant routier, méme vu ä distance, et méme vide le parking ä cette heure : juste ä cause de cet agrandissement des cuisines, sous toit ä faible pente, par-derriěre. 37 Ce qu'on dit ľusine blanche ä Meaux, parce que les murs simplement sont blancs, quelle n'apas de fenétres, ä peine de grandes portes muettes, et que les bätiments entre eux forment dédales de rues, sans personne. Peu-plée du dedans. Entre les bátiments et les grillages, quelques tas de palettes vides. On ne saura pas ä quoi ils s'activent, dedans. Tout est entretenu, le portail en ordre. Cháteau-Thierry, ľusine rectangulaire, ce qu'on dit ľusine rectangulaire. Parce qu'un seul bátiment en forme nette de rectangle, toits en triangle de ce côté de la voie, longue facade ä perpendiculaire, fenétres sans lumiěre, verriěres muettes : celle-ci est morte. Et on reconnait, ľusine avec le logement, long mur parce que de cette generation toutes ont un mur long, et tout au bout ľagrandissement de trois fenétres au carré avec rideaux blancs. Et, en bas, dans ľusine pour-tant toujours, une balancoire pour gosses, sous por-tique, logement de fonction. Campagne, succession jamais morne, ä mesure que se fait le detail de la trace ronde du tracteur en bout de champ, de la haie retaillée au bulldozer, de la repartition inegale des boules de gui dans la forét, de ľémer-gence vague d'un village au loin, avec le clocher trěs pointu et un peu plus loin quelques maisons neuves. Et puis les villes comme une compression élastíque, la perspective encore des immeubles roses (aujourd'hui dans le brouillard et le grésil les couleurs sont parties, ce sont eux quand méme) sur le cimetiere vide. Et c'est trop d'images, aux frontons des usines, aux maisons oil les gens vivent, au defilement un instant trěs rapide des quais, et puis encore ou déjä le canal et ľécluse, une suite de jardins délaissés et les arbres. 38 On s'attache ä nouveau aux singularités, on s'en veut de n'avoir pas plus retenu. Á avoir su garder ces trois pierres redressées en bout d'un champ on croyait qu'au defilement de la ville on aurait multiplié l'agen-cement des details dans une image trěs grande et forte, qui les rassemblerait touš. Ca a manqué, c'est la pour-tant encore qu'il faut fouiller. Les noms qu'on enregistre peu ä peu sur une page réservée du carnet noir sans se préoccuper de ľordre des villes, parce qu'ici les noms semblent moins abi-més qu'au bord des routes, qui prônent désormais surtout les entrepots de choses ä bas prix par enseignes vulgaires et panneaux de publicite sans cesse renouve-lés pour de mémes pacotilles. Les noms qu'on voit du train sont des noms stables, peints une fois pour toutes : on a relevé Pouchard Tubes Pantin Les sanitaires briards Vidal et Champredonde Fimag encadrements Hardy-Tortuaux (avant Meaux) Méca-marc Malbate Cercle vert Melitta Ageca produits adhésifs Westphalia Separator (Chateau-Thierry) Legras Industrie Technomat (Epernay) Boban silos Samivat machines agricoles Sarreguemines Bátiment Royal Canin Ober bois et placages Transports du Per-thois (Vitry-le-Francois) Smurfit Fermolor Tuiles Huguenot Meuse Metal Peřin frěres (Révigny) Varney Industrie Troc 55 Stein-Heurtey Sirei et Medi Est plus Bergere de France (Bar-le-Duc) Gédimat Collot Compagnie de produits textiles Munch Industrie Maintenance CGIL Steiner matériaux Tréfileurope (Commercy) Neweu International (Pagny) et encore 39 quand on avance Société de Menuiserie Generale René Utard Lerouville Danzas Petitcolin Charbon fuel Klein Dupont Rolin-Mathiot Galerie du Meuble Biěre de Tantonville Les biěres Croix de Lorraine (Toul) Produits réfractaires Pousseur (Liverdun) encore Simotra Algeco et Transcéréales puis Cooperative de Vaucouleurs Fermolor La Trocante Gilliotte STV Marbrier funéraire Martin Joyeuses Fétes (Frouard) et Ouest Isol puis CPI profus creux profus soudés Bar Restaurant de 1'Est (Champigneulles) Vente de materiel électrique Électricité generale Alarmes Á louer Á vendre Neuf bureaux activités Les sanitaires briards encore Promocarte. On attend parfois tout le voyage pour ce qui surgira quelques secondes et ne délivrera rien que ce que la vue en sait déjä, le temps de refaire ses repěres et réorgani-ser la vue globale. Le train va trop vite et tout a passé, on ne voit plus rien, on a juste vérifié que le mystěre était encore la, c'est ä Foug un peu avant Toul, oů on ne ralentit pas, qu'il y a cette place de la gare avec encore une fois la rue perpendiculaire, et sur la place ľétrange renvoi des deux taches roses pourquoi, un merne propriétaire mais on ne peut s'avancer, d'abord sur le fronton du bátiment le mot Dancing écrit en trěs gros, et en face, symétriquement, de ľautre côté de la rue perpendiculaire toujours vide, la rue oil on aime-rait marcher, oil on aimerait faire merne inventaire de detail mais jamais on ne le fera, jamais on n'y viendra : sur un fronton un peu plus large et ä peine dix metres en arriěre, ľ inscription en trois lignes Bar Restaurant 40 Café de la Gare en merne graphisme sur un merne rose, et qui vient danser ä Foug on ne le sait pas, on n'a jamais rencontre personne de Foug comme eux ici probablement seraient en peine de s'y repérer entre Chapelle-Báton, Availles-Limouzine, Sauzé-Vaussais et Civray oů on a vécu et dont on sait pour toujours le detail (et ce detail parce qu'on y passait dix fois, adolescent, ä velo, sans doute le méme justement qua Foug, avec aussi bien la quincaillerie fermée, transferee dans ľ entrepot pres de la route, et ľlntermarché en blane et rouge et la place Leclerc ä Civray-centre toute vide autour du monument aux morts, avec le parking refait, les Tissus Garděs oubliés et la Librairie Baylet, a-t-elle garde son nom pour sauver ses mappemondes, ses cartables et ses dictionnaires?). Etrange l'inscrip-tion Dancing sur son pignon parce que c'est une mai-son étroite aux trois étages vus en perpendiculaire sans facade, on ne saura que ce pignon et qu'au rez-de-chaussée comme aux deux premiers étages sont deux fenétres, que les six fenétres done sont exactement superposées par trois avec leurs volets étroits et les rideaux (done, c'est habite), qu'au deuxiěme étage entre les fenétres sont deux minuscules lucarnes avec barreaux, comme on en mettrait pour aérer des toilettes ou une salle de bains, et tout en haut au troisiéme en mansardě sous le toit, les deux mémes lucarnes accolées, mais sans fenétres : on danserait done, dans ľétroite maison avec escalier, toilettes, rideaux et étages? Et pourquoi pas, comme on faisait dans les anciens palais ä suite de salons (dans les livres) pour les bals d'apparat c'est peut-étre plus excitant, avec les cuisines et salles ä manger quid on suppose, téléviseurs et 41 paliers, de faire la féte ďun soir. Le café hotel de la Gare est dans ľangle lui aussi sous banniěre rose, une vitríne et une porte comme tout un chacun des col-lěgues et quand bien merne le train va vite on sait reconnaitre sur la vitre de la porte que sont comme partout les affiches tenues au scotch, avec les matches de foot, les loteries et les voyages en autobus : on s'ar-rétera verifier ä Foug. Aprěs le tunnel de Foug, trěs vite le ralentissement pour Ecrouves qui touche Toul, le ciel qui change peut-étre c'est ä cause de la prison vue depuis ľangle en perspective sa masse arriěre sous barbelés et tours de guet sur bätiments réguliěrement alignés, et la tache en cou-leur de la fresque annoncant L'Evasion, oü en amont de la ville au samedi on vient súr de sur danser encore, dans le bátiment gris peint en jaune clair avec de larges bandes rouges ä méme bátiment gris sans fenétres. Qu'il ne soit pas indifferent qua Révigny le bar dans la rue perpendiculaire qui s'éloigne de la gare se nomme L'Outsider, et ait bandeau émaillé rouge au-dessus de la vitríne. Qu'il ne soit pas indifferent que cette maison trop longue en elevation trois étages et quatre escaliers, si mince qu'on dirait qu'un lit en travers n'y tiendrait pas, et si étroites les fenétres qu'on dirait qu'on n'y passerait pas le buste, élevée en parallele des voies de chemin de fer dans la fierté du siěcle commencant, soit depuis tout ce debut de saison volets fermés et portes murées, en attente d'une demolition qui ne se fait pas, peut-étre parce que 9a n'en vaut méme pas la peine. 42 Qu'il ne soit pas indifferent qua Vitry-le-Francois, quand on longe en arrivant le grand cimetiěre sous les immeubles roses au fond, cela se termine (dans le sens de la marche du train) par les urnes de cremation et qu'il s'agit d'un mur de beton avec des petites cases, et que les cases vides n'ont ni facade ni fond : juste sous la route en surplomb une suite verticale ď alveoles par-tie occupée, partie rien, ce mur lui-méme ä l'image des immeubles tout au fond, fenétres éclairées fenétres noires. Aprěs le cimetiěre (dans le sens de marche du train), au long de la voie une suite de quinze garages en boxes ä porte grise fermée ou levée, cubes de ciment vides comme les alveoles ä cendres, alveoles ä fer, avant qua la sortie on retrouve la ville des entrepots morts (cela dure quinze secondes peut-étre, d'avoir en vue le grand cimetiěre, la décharge qui le precede (vieilles pierres tombales, déblais, fleurs), la grande section plane sous les immeubles avec les allées droites et le terrain vierge par oü les tombes pourront s'étendre, puis ce mur ďalvéoles de ciment par quoi il se clôt, enfin l'alignement des garages). Cette impression aux alveoles irréguliěres, remplies ou closes, empilées ä la verticale, ä cause de leurs irrégularités mémes, qu'une poussée de la main suffirait ä ce que tout s'effondre, et qu'alors les immeubles eux-mémes peut-étre sui-vraient : je n'aimerais pas étre enterré (encore moins incinéré) ä Vitry-le-Francois. Qu'il ne soit pas indifferent, pour le cimetiěre en contrebas entre champs et haies et son ordonnance-ment calme, les trois tombes plus riches côté du mur ä l'est, l'impression que ces deux grosses tombes noires et neuves avant n'y étaient pas : sans doute que si, mais de 43 voir la premiere fois c'est comme faire exister ce qui sinon n'était pas, pas de village pourtant ni de ville auprěs qui dise de quels morts il s'agit, tout ca, les hommes, derriěre la colline lä-bas peut-étre (de l'autre côté du bois, des toits dépassent, et une ŕumée). Qu'il ne soit pas indifferent que ce matin-lä, passé Commercy, avant la cimenterie et le double tunnel de Foug, ä la jonction du canal de l'Est et de la Meuse, deux hommes sur un chaland, et dans l'autre chaland en amont une pelleteuse presque plus large que la drague, dans ľaube froide d'hiver travaillent avec bottes sur ľeau vide. Qu'il ne soit pas indifferent, dans le ciel gris de la cimenterie, avant le tunnel de Foug, aprěs les deux chateaux d'eau jumeaux vieillissant ensemble, que les grandes trémies occupent soudain tout le ciel sans kisser comprendre comment tant de matiěre peut étre soulevée sans tomber, les deux hommes ce matin-la avec des bottes de caoutchouc et des casques de plas-tique jaune parlant travail puisqu'ils montrent lä-haut les enormes tuyaux, seuls dans ľimmense complexe levé jusqu'au ciel des passerelles et tuyaux dans toute la varieté possible des blancs et gris. Qu'il ne soit pas indifferent que le pécheur en vert au bord du canal juste avant qu'on traverse aprěs Toul la Moselle, sur les kilometres possibles du chemin de halage desert, qui choisit chaque semaine (mais est-ce le méme, en tout cas chaque semaine prévoir qu'un pécheur sera lä, et il y est) de se mettre juste en des-sous ou tout auprěs du pont de chemin de fer, dans le vacarme qui est le nôtre, ne nous regarde méme pas. 44 Et pas indifferent non plus que cet homme en blou-son bleu foncé et casquette rabattue sur les yeux apercu marchant vite sur une route deserte, un kilometre vide derriěre, un kilometre vide devant, parte oü et pour faire quoi. Qu'il ne soit pas indifferent ä Liverdun, seconde cour de la conserverie l'escalier de fer en spirále peint au minium ä vocation d'escalier de secours, et personne dans les bureaux ďau-dessus ne l'emprunte, que personne jamais dans cette cour en enclave dans les bätiments jaunes. Qu'il ne soit pas indifferent qua Pagny-sur-Meuse, sous le trěs haut remblai ä formes droites et décroche-ments en trapeze dont on voit l'arriere, il ait fallu un jour sous ciel gris vol tournoyant de mouettes (ici, tel-lement loin de toutes mers) pour deviner la décharge, et confirmer au voyage suivant en découvrant dans les zones de terre nue un charroi noir et heurté, et que s'y détachaient au repos trois bulldozers jaunes ä contre-jour, tout cela surplombant le train de si haut: de quel territoire Pagny traite-t-elle ľaccumulation de déchets ? De l'autre côté du remblai dont on voit l'arriere, imagi-ner la pente progressive que rechargent jour aprěs jour les trois bulldozers et ľélévation continue du charroi noir, l'odeur aigre de feu et de compost, les mouettes encore ou toujours, tournoyantes et dévoyées. Établir pour écrire que la suite de rituels soit respec-tée c'est-ä-dire s'installer vers ľavant du train oü juste aprěs la motrice un wagon est desert parce qu'une moi-tié est réservée aux colis et journaux, c'est un fourgon 45 mais laissant encore ä ľavant, comme séparés du train, cinq compartiments dont un reserve au service et tou-jours desert. Que dans ce compartiment on s'assoit sens de la marche côté fenétre, ä la méme place. Qu'aprés qua cessé la profusion rapide des images de Meaux (usine si grande et sans plus de vitres ni toits, et les bátiments pres de la gare aux immenses grafřitis et ces maisons aux boiseries baroques et fenétres en avancée et mansardes rajoutées sur toit de tuiles vernies, du temps qu'habiter au bord de la nationale ajoutait au prestige, enfin les immeubles blancs perpendiculaires au train, les immeubles jaunes paralleles au train, les lancées planes de pavilions blane terne avec pelouse et grille et puis les supermarchés en paquets peu ä peu distendus) on se rend au wagon-bar, traversant successivement un autre wagon ä compartiments puis trois wagons dits salle, parce que les sieges vont quatre par quatre, recouverts de faux cuir orange (les wagons qu'on dit corail), dont un wagon fumeur, dans chacun des wagons ayant par reflexe, alors que des coudes on se retient des secousses aux dossiers des sieges, qu'on pousse ä chaque wagon le déclenchement pneumatique de la double porte sur le soufflet oíi le vacarme devient ďun coup métallique, un oeil sur ce que lisent les gens, ľhabitude depuis des années prises de déchiffrer au vol les titres (avoir vu une fois quelqu'un lire un livre de Jean Échenoz et ľenvie réprimée qu'on a ďaller taper sur ľépaule et dire : Je le connais, e'est un ami!) ou au contraire ce dont on voudrait les mettre en garde quand la marchandise imprimée vous semble frelatée ou trop lisse, qu'on aimerait parier avec eux de quelle lecture plus apre ou rápeuse ils seraient en attente, enfin le wagon divise en 46 deux de la voiture-bar ou on demande un café qu'on paye douze francs ľunité, pourtant juste de ľeau mal chaude qui décante lentement d'un compartiment de plastique ä celui d'au-dessous, on boit trěs vite, assis sur le tabouret et I'oeil pourtant avivé parce que cette fois la vitre on est face ä eile, eile est large comme le champ de vision et encadre de face ce qui surgit, les graviěres creu-sées toutes blanches derriěre ľeau en flaques ou étangs, le lever de families du voyage dans la caravane encore immergée de brouillard pres d'un feu orange qui se détache de la brume, des fermes endormies avec pourtant le tracteur un peu plus loin au travail, des villages dont le clocher semble pencher. Et premieres usines, la suite qui ne cessera plus des usines, Chateau-Thierry la Westphalia Separator qui a báti sa renommée sur la traite électrique (maison principále implantée ä Oelde en Allemagne, on a quelques raisons de le savoir), et les annonces du train qui se repetent d'une semaine ä ľautre identiques, ä chaque gare répéter combien le temps d'arrét. Identique paysage qui maintenant s'orga-nise, une fois de plus on n'a pu déchiffrer tel mot sur le fronton perpendiculaire d'une usine dont on voudrait savoir ce que les murs opaques produisent ou transformed, le train ralentit pour Chálons-en-Champagne, alignements de toits pointus en triangle au loin, forét des pylônes ferroviaires et multiplication horizontale des aiguillages, du poste F on passe au poste A, puis le hangar des Ponts et Chaussées oü attendent rigides des engins orange, des arbres séparent le monde ferroviaire du monde de la ville et les silhouettes sur le quai déjä, rigides quand le train passe, et puis se mettant brusque-ment en mouvement dans le petit heurt de ľarrét, 47 comme retrouvant ďun coup couleur et visage, le bruit dans le wagon des portes qui s'ouvrent, les pas dans le couloir et le ralentissement devant le compartiment des gens qui examinent derriěre la vitre ľinstallation qu'on s'est bátie avec sacs et vétements et qui en general les dissuade, ils vont plus loin d'autant plus facilement que ce wagon de bout de train, avec le compartiment des bagages et celui dit de service reserve aux contrôleurs (c'est d'ici qu'ils font leurs annonces répercutées dans tout le train) est chaque fois aux deux tiers vide. Au-dessus de votre téte, quand on s'en va, des camionnettes et des voitures semblent lentement remorquées sur un pont, le soleil en face se lěve ä ľhorizontale, c'est Janvier et on va plein est, la voix sur le quai annonce qu'on est voie deux (« Voie deux depart imminent attention ä la fermeture automatique des portes en voiture s'il vous plait. ») Et forcément le coup de sifřlet par quoi on sait qu'on s'ébranle. Inscription au-dessus de la rue qu'on longe : « Marché U tout droit ä deux minutes », main-tenant un long mur ďéléments préfabriqués, et, moins de deux metres en arriěre, des maisons sans jardin, cela doit étre gris pareillement derriěre, ce qu'on voit de la cuisine ou des chambres côté voie. Une residence ä trois étages et cage ďescalier brillante sous ses vitres, on est encore au ralenti, une dáme ä cheveux blancs et vague couleur rose de robe ďintérieur, derriěre fenétre carrée, regarde partir le train puis ce jardin public vide entre Marne et train, en face par la conjonction des deux fenétres ľusine marquee Usine ä eaux de Chálons-sur-Marne (et non en-Champagne) puis usine ä bois, la scierie aux troncs en attente et ces drôles de formes découpées peintes en noir suspendues au fronton de 48 tôle ondulée. Comment on vit presque avec rage ce temps ä compression élastique, parce qu'il faudrait tout percevoir et tout retenir dans la seconde oů se produit comme en perspective illuminée ľénigme rapide ďune usine morte ou ľactivité sous lampe ďun bureau sans silhouette, et qu'on doit encore une fois, le front sur la vitre du compartiment, attendre que cessent les champs labourés monotones, les broussailles désertes, ľeau toujours vide. II faudrait aussi, il aurait fallu ďemblée accepter la profusion qui est celle par quoi on est lentement tiré de la capitale, des empilements du travail, de la multiplication ferroviaire pour venir ä ce moment plus étale oü on commence ä séparer ce qui vient linéai-rement se succéder sur la méme vitre oů vous étes, face ä la place 64, au-dessus des trois sieges vides en face un miroir, des rideaux verts ä plis rigides et jaunis sur les bords, et au-dessus de la porte les deux gros boutons dont on a essayé mille fois le fonctionnement, mais ni le réglage chaud (thermomětre rouge) ou froid (thermo-mětre bleu) du chauffage (toujours ä fond) ni le bouton pres du petit dessin de haut-parleur avec suite grandis-sante de carrés (diminuer le volume des annonces ä chaque gare) ne fonctionnent, encadrés ä droite par l'interrupteur des lumiěres, ä gauche par le signal ď alarme scellé, la porte coulissante mi-ouverte sur son báti d'aluminium anodisé gris. Variations de récit sur reel répété ä l'identique, et pousser cela ä bout, et rien d'autre méme au récit que ces images pauvres, rue qui s'en va en tournant, encore ces maisons aux angles trop droits, encore un garage et 49 des immeubles, et toujours cette maniere qua le pays de laisser ceux du train le regarder par son derriěre, jar-dins sur cuisine, fonds de cour ďusine, déballage dont on se moque qu'il soit vu, c'est la facade de ľautre côté qui compte. Ne pas merne regarder ľautre vitre du train, s'en tenir ä sa seule face du monde (ralentissement pour travaux ä Loisy-sur-Marne oil un établissement de carrosserie peinture automobile s'appelle Meunier). Vitry-le-Francois, immeubles, college et chaufferie puis cimetiěre, annonce gare (correspondance pour Saint-Dizier) et silhouettes sur quai, on sait qu'ensuite il y aura la suite des usines, les quinze images fixes qu'on va retrouver et puis ensuite plus rien. Se forcer ä écrire dans le temps merne qu'on voit, et done ne pas revenir, contraindre le récit ä parvenir par seule repetition ä gagner sur le reel répété, ce qui est et qu'on a du mal ä voir, et justement parce qu'il cesse si vite nous contraindre ä densifier dans l'instant le rapport visuel qu'on en a (et déjä cesse Sarreguemines báti-ment et déjä cessent les rues vides de l'usine qu'on dit Stein-Heurtey parce qu'on nous l'a dit et qui parait toujours abandonnée). Et comme un peu avant Revi-gny (on prend repěre sur une image brěve de gare), aprěs la longue usine rouge des Tuiles Huguenot de part et d'autre du train c'est tout le pays qui passe ä la brique, trois rues de maisons ouvriěres, deux autres entrepots, et tout est rouge, les maisons, les fermes, les granges et puis le parpaing progressivement revient. Comment ce qu'on sait devenir briěvement Révigny s amorce et cesse, maisons qui s'accolent, puis la seconde casse de voitures des trois du voyage et comment on 50 regarde (cette fois-la relisant Bergounioux : « Les choses de jadis, les jours enfuis s'attardent aux lisiěres de la ville et de la vie, dans les décharges, sur les casses... La fer-raille, enfin, participe au supreme degré de la substance étendue, eile affiche franchement des arétes tranchantes, une densité voisine de 8, une ténacité ä toute épreuve... Je me sens proche, en imagination, de cette tribu du Gabon, les Bakota, qu'on voit circuler, en file indienne, dans la pénombre de la forét, portant sur le dos, dans des paniers coiffés de bizarres reliquaires en cuivre, les restes soigneusement récurés de leurs ancétres » et la phrase qui allait si bien avec I'image processionnaire du train au long des casses on ľavait recopiée dans le carnet noir avec le reste). Un jardin rectangulaire oil c'est une deux-chevaux fourgonnette sans portes qui sert d'abri pres des arro-soirs et des piquets. De la gare minuscule qui file si vite ensuite une fois de plus rien de lisible sauf ľéternelle pancarte en bleu Sortie. Révigny on a la chance que le nom sur le fronton perpendiculaire du bátiment on le voie bien, en sortie de ville c'est les doubles taches rouges de ľlntermarché au parking toujours plein, pompes ä essence avec voitures en attente (ca marche trěs bien, le jeudi matin, ľlntermarché de Révigny, mieux que le Leclerc de Commercy) et de ľautre côté de la route le Citroen, puis cette maison trois étages fermée, la maison étroite, la maison parallele aux voies oú plus personne ne vient vivre, une maison en lame de couteau fichée la dans le sol en surplomb. Les jardins ouvriers sont ceux de cette ville qui s'appelle Fains (Fains-sur-Source) oii le pro-priétaire du garage Citroen (qui tient aussi panonceau 51 Iveco pour les poids lourds) se nomme M. Génin, il y a le champ pour le dressage des chiens avec les obstacles, des chaises de plastique blane penchées sur deux pieds, basculées vers ľavant, en restant méme dans ľhi-ver autour de la table du dimanche, et voilä Bar-le-Duc en surplomb, le canal méme plus haut que le train, on a tenu, on a écrit ä la vitesse méme des images, image et puis écrire, et quand on cesse les trois lignes l'autre image vient, on recommence, on comprend comment dans le crane, quand bien méme on serait incapable d'en faire plus que grossiěrement la liste, puisque e'est quatre mois qu'on fait le voyage chaque semaine, s'éta-blit cette anticipation breve qui permet comme une reconnaissance de cadre, on sait ce qu'on doit regarder dans le moment méme ou cela surgit, et les usines sur-tout. Surtout les usines, Commercy Tréfileurope géante et rien de loin qu'on puisse voir sinon, juste aupara-vant, la version sans toit de ľancienne usine rongée comme la vieille maison de maítre dans son pare aux arbres en fouillis et eau verte, tous volets clos. Fenétres ä vitres opaques, bardages gris sur facades creme, rien ä décrire, tout est net, tout est dedans (le souvenir qu'on a, mais ä Longwy, des tréfileries pour la vision nette et brillante des tubes en rotation rapide, de ľamincisse-ment qui les fait jaillir, ľodeur méme des huiles de refroidissement et leurs couleurs). Puis la cimenterie, un monde dans le ciel et tout le train rien plus qu'un autre de ces tuyaux ou bien ce qui circule ä ľintérieur, nous-mémes. $2 Á Cháteau-Thierry le nom Westphalia Separator, sans doute qu'il y a forclusion ou prescription, on s'apercoit qu'il y a vingt-cinq ans passés et pourtant dans votre tete c'est ďhier, la trěs étrange guitare basse jaune copie Rickenbacker achetée avec ľargent ramene des quatre semaines ď usine en Allemagne, Westphalia Separator la maison mere, une guitare basse imitation Rickenbacker ä caisse jaune trěs fine avec deux ouies symétriques, et tout pareil la sensation trěs precise, pourtant c'est vingt-sept ans exactement puisque j'en ai quarante-cinq, revenant par Paris avoir marché dans une rue large et longue, savoir par oui'-dire qua cet endroit, boulevard Saint-Germain (et c'était vrai ä ľépoque), on trouverait des livres, et avoir acheté ce jour-lä tous les livres de Kafka qua Civray ni Poitiers je ríavais trouvés (dont ľépais volume blane collection Gallimard « Le monde entier » du Chateau de Franz Kafka, et se souvenir trěs bien ľavoir prété ensuite ä un copain, Chandernagor Philippe, qui ne me ľa jamais rendu et peut-étre ľa encore), cela pour le retour mais ľaller c'était la premiere fois qu'on prenait ľavion -une Caravelle-, trěs grande aventure d'Orly jusqu'ä Cologne (périodes plus tard qu'on ne compterait méme plus les envois et toujours une usine au bout, nos mémes machines ä souder par faisceaux ďélectrons qu'on découvrait comme un vieil animal domestique dont on flattait de la main par reflexe le flanc chaud de la pompe ä vide, dont on vérifiait en ouvrant les armoires de commande le son habituel des contacteurs) et de Cologne jusqu'ä Oelde un train, pas ďimages qui restent sauf que dans ce compartiment il y avait eu paroles, les gens vous parlaient, vous répondiez, et la 53 ville allemande qu'on n'aurait pas pensé si petite (Oelde je n'y suis jamais retourné) c'était un dimanche et pour le travail il fallait se presenter le lundi matin, ľadresse de la chambre on ľavait, tout était prét, comment la clé et en parlant ä qui, disparu, plus de souvenir, rien du tout, pourtant la premiére marche dans la ville oui, souvenir precis : un carrefour en étoile et des maisons ä forme plus proches du cube que ce qu'on connaissait, et pres ďune station-service un Imbiss ä ľodeur de friture et que parce que c'était ľan-née des dix-huit ans on avait faim (j'avais faim), ne pas avoir osé pourtant, le premier soir, alors que le gout des fritures de ľlmbiss et méme les consistances, et la mayonnaise sur le papier épais des pommes de terre frites on en a souvenir extrémement détaillé et precis avoir préféré la station-service et étre revenu avec un bocal de Nescafe et un bloc de pain noir, et le gout et la consistance de ce pain noir mélé au Nescafe, dans la chambre qu'on découvrait cela on s'en souvient (comme du titre des deux ou trois livres emmenés, mais qu'on n'avouerait pas apres vingt-cinq ans que les lectures ont change, il y eut pourtant cet achat du Chateau de Kafka au retour, le seul souvenir de Paris avec au bras par-dessus le sac la guitare basse jaune toute neuve copie Rickenbacker sans étui ni housse, juste emballée dans un nylon avec du scotch marron). Enfin done ä partir du lendemain l'usine, Westphalia Separator et le disant e'est l'exacte odeur des joints de caoutchouc qui revient, le caoutchouc dans les rayons trěs étroits oú on se glissait dans les demi-étages du magasin de pieces détachées, c'était done la que je ferais ce stage ouvrier et on m'avait expliqué en 54 allemand des tas de choses ä quoi je disais oui parce que c'aurait été trop difficile d'avouer, le premier jour, si peu comprendre (au lycée de Civray-sur-la-Charente jamais on n avait parle allemand a quelqu'un d'autre qua messieurs Lagarrigue et Gauthier nos pro-fesseurs), et done pendant quatre semaines se voir remettre des fiches de commande et récupérer les pieces détachées pour les trayeuses électriques de la marque allemande renommée, des clients de Cuba au Japon ou presque, et chaque fois des choix difficiles quand dans le easier de la piece numérotée je trouvais plusieurs joints caoutchouc attaches ensemble, que j'en choisissais un mais quand ils étaient de taille dif-férente comment faire, le hasard décidait et e'est au bout de trois semaines seulement, la derniére semaine, les derniers jours, que j'avais eu cette illumination que c'était le lot entier qu'on demandait, qu'il fallait envoyer ä Cuba ou au Japon et pendant trois semaines e'est des dizaines et des dizaines de commandes qui avaient du étre expédiées tout de travers, cela que je n'avais jamais osé avouer ä personne (mais combien de fois en vingt-sept ans avoir pensé ä ce qui avait pu s'ensuivre de l'erreur, avoir refait combien de fois en vingt-sept ans le film dans sa téte de celui qui ä Cuba ou au Japon recompte les joints et ne comprend rien au melange ni aux manques). Et d'Oelde se souvenir de visages, d'un type blond ä cheveux longs qui jouait trěs bien de la guitare, d'autres avec qui un samedi j'étais alle et dont le plaisir était de dormir ä la belle étoile dans les bois de Westphalie, pas grand-chose en fait, ce gout encore du Nescafe et celui de ľlmbiss, je n'avais pas du faire beaucoup d'autre cuisine. On ne 55 mangeait pas ä ľusine, je n'ai pas souvenir ďune cantine ou ďun restaurant, mais la pause de ľéquipe au matin et qu'eux, les magasiniers allemands, planquaient des bouteilles de schnaps dans les étagěres aux joints de caoutchouc, qu'il avait fallu trinquer avec eux et que ca brůlait la gueule, pas recommence. De marches dans la ville qui toujours au soir paraissait tellement vide, ľusine qu'on rejoignait par une rue réservée aux piétons et vélos, qu'une semaine c'était équipe de matin et ľautre semaine équipe ďaprěs-midi, et que cette premiere semaine, sorti de ľusine vers quinze heures je m'étais endormi, me réveillant par un ciel obscurci, regardant ľheure, c'était six heures moins vingt, j'avais interprete : vingt minutes avant d'etre au travail, et quelques minutes plus tard le gardien de ľusine qui refusait de me laisser rentrer, moi insistant, les mots qui ne devaient pas étre les bons puisque c'était encore au tout debut, les premiers jours, enfin moi demandant : Soir ou matin, Morgen oder abend? Et le type finissant par comprendre : Ya, abend, enfin les rues parcourues jusqu'ä me confirmer que le ciel virait bien ä la nuit et non pas au grand jour, que j'avais encore done douze heures devant moi, pour ľ Imbiss et le silence (les livres de philosophic politique que j'avais emmenés et qui en fait ici m'en-nuyaient, les experiences faites avec un cahier ä reliure collée souple dont le souvenir precis, grain de la cou-verture sous le doigt, a perduré avec la guitare basse et la mayonnaise des frites, parmi tout ce qui a cessé, y compris le cahier lui-méme). Et que pour le retour j avais pu m'arranger avec un des chauffeurs qui fai-saient la liaison avec la filiale francaise de Cháteau- 56 Thierry, le voyage de Paris avec I'achat des Kafka c'était de cette usine de Chateau-Thierry maintenant chaque jeudi revue, et les camions de la maison mere allemande s'ils ont change bien sůr ils sont toujours ä quai quand on passe. Vitry-le-Francois, detail image un, bandeau de bois en avancée sur poteaux, portail en arriěre pour charge camions et deux portes ä voüte brique arrondie, Inscription mi-effacée le mot parqueterie, au fond autres toits en triangle symétriques et la masse blanche d'un double silo en avant ďune fumée en panache. Vitry-le-Francois, detail image deux, cheminée brique trěs fine trěs haute et en avant sur la droite une construction de brique sous double avancée, de part et d'autre du bätiment étroit, pour mettre ä ľabri camions d'un côté wagons de ľautre, et trace symé-trique de deux gouttiěres pour evacuation ďeau de pluie se rejoignant dans un angle inverse ä celui des deux avancées mais disparues. En arriěre, et venant s'appuyer sur la cheminée, bátiment blane sous cou-verture fibrociment ondulé, entre toit et mur sur toute la longueur partie étroite vitrée, bande horizontale rayée finement par armatures métalliques du verre pro-bablement armé. Terrains vagues tout autour, et ä ľar-riére de la cheminée, comme le seul étre vivant du tableau le cône inverse d'une trémie surmontée d'un disque noir comme d'un robot étrange. Vitry-le-Francois, detail image trois, partie gauche bätiment sans étage et portes de chargement neutřes, parpaings avec habituel recouvrement par graffiti des 57 bords de voie, s'accotant ä bátiment finissant perpen-diculaire, double fronton symétrique quant au toit mais léger décrochement oú s'incruste en avant le bátiment plat, pour le fronton de droite construction tra-ditionnelle sur armature métallique visible, fer en U se croisant définissant carrés et rectangles et parpaings montés lä-dedans, deux portes grises métalliques ä partie haute vitrée mais dont les vitres ont été peintes en blane ou doublées apres casse de contreplaqué repeint, entre les deux portes (non pas portes de chargement mais doubles portes format bureau), deux ouvertures dans le parpaing, rectangles horizontaux découpés par armature métallique avec vitres sur fond sombre, inté-rieur invisible opaque, et compter d'un voyage ä ľautre sur ľouverture du haut deux vitres cassées manquantes et trois sur celie du bas, verifier d'un voyage ľautre que le nombre de vitres cassées (six horizontales sur quatre verticales puisque le train repart ä cet endroit lente-ment de la gare, soit deux fois vingt-quatre vitres) reste bien le méme pour tout cet hiver. Vitry-le-Francois, detail image quatre, énigme et mystěre : ä cet instant découpe sur la vitre du compar-timent de la cloture métallique ä hauteur ďhomme par enfilade oblique des piquets minces, par perspective remontant done sur la gauche de ľimage rectangle, puis étendue indéfinie non pas ďherbe, méme s'il y a un peu ďherbe, non pas d'un sol aménagé, méme si on reconnaít une ancienne piste centrale, mais en super-posant ľattente et les voyages reconnaítre sur ľétendue indéfinie suite de plots carrés environ quatre-vingt sur quatre-vingt, et traces de ciment menant de chaque plot au bátiment tôle ondulée dessus tôle ondulée sur 58 mur, le mur horizontal divise en deux par sa moitié sur toute la longueur avec bardage bas et bardage haut (on dirait deux metres quarante pour chaque bardage, dont un mur d'un peu plus de quatre metres, et comptant la semaine suivante les espacements réguliers des por-tiques vertieaux compter quarante-deux metres pour la longueur), aucune porte, variations d'oxydation du bardage de tôle, moins oxydé pourtant que sur le toit ä pente faible (on dirait portée globale en largeur seize metres), pas de verriěres sur le toit (imaginer dedans lampes jaunes suspendues ä intervalles réguliers ou barres néon), sur partie antérieure couverture premier tiers toiture refaite il y a peu, couleur plus blanche des tôles, ce qu'on a cru d'abord suite de regards pour liquides Stockes en fosses séparées peut-étre huiles pour traitement thermique ou recuperation d'huiles usagées, et qu'on a découvert au voyage suivant étre simplement les inarrachables plots de béton pour les piliers réguliers d'un bátiment démonté (c'est done pour 9a, hors les fissures dans un ancien sol de ciment maintenant invisible, que l'herbe a tant de mal ä pousser, sauf par ces crétes raides refaisant les alignements disparus), au fond deux pavilions jumeaux eux-mémes faits chacun de deux maisons symétriques accolées, cheminées symétriques et balcons plus chambres symétriques sur sous-sols les mémes, done quatre. Vitry-le-Francois, detail image cinq, c'est un des premiers bátiments de la vieille zone industrielle qu'on traverse quand le train s'éloigne et lentement accélěre, avoir remarqué que sur la partie antérieure de la couverture les bandes de couleur plus sombres sont des plaques ondulées translucides armées, done quand 59 méme passage de lumiěre et bátiment coupé en deux. Au coin vers la cour avant, côté pavilions, une porte sur rails, double porte en quatre parties métalliques avec sur partie droite basse découpe d'un portillon, sur ľétendue reguliere ponctuée des trente-deux plots de ciment car-rés, les herbes qui resistent de drôles de plantes montant haut, mais seulement sur lignes précises comme si ailleurs le sol mangé, sterile. Devant le bátiment, côté des maisons, une entrée bitumée et un vrai sapin plante lä tout seul comme si cela sauvait quelque chose. Vitry-le-Francois, detail image six, sur flash, comme un mouvement tournant que la simple translation du train fait amorcer ä ľensemble du paysage et voilä que la totalite construite jaillit une seconde sur une seule diagonale plongeante, devant c'est de l'herbe en hiver, haute et réche mais d'un jaune tirant au brun, puis suite de poteaux ä grillage, hauts poteaux fer ä dessus recourbé, puis suite de bätiments, parce que la voie fer-rée s'en rapproche, perpendiculaires ä cette diagonale qui les organise, deux travées sous tôle ondulée, la premiere un peu plus étroite que la seconde et de moins de flěche, puis suite (recomptée semaine suivante) de sept triangles asymétriques fibrociment sur brique, puis facade toit plat bardage blanc puis cette fois en longueur et finissant la perspective oblique encore bátiment parallélépipěde parpaing passé ä la chaux le seul avec suite reguliere de fenétres on dirait douze, et toit fibrociment avec deux rangées plaques translucides sous le ciel brillantes, enfin au niveau (dans l'image jaillissant sur diagonale) des triangles asymétriques ä fronton de brique cinq autres triangles en arriěre qui dépassent, plus hauts, parpaing clair mais ä peine on 60 voit la pointe qui passe, avec cheminée trěs haute et fine, cheminée que le ciel et la vitesse du train combines semblent plier et, devant les deux frontons anciens tôle ondulée et les sept triangles de brique, mais plus basse que les deux bátiments, une avancée d'un seul pan sur cloisonnements de briques ouverts côté grillages, trop sombre pour voir ce que cela recouvre, mais peut-étre rien puisque jamais personne ni machine ni camion ni fumée : tout est mort de ce côté ä Vitry-le-Francois, comme les tôles ondulées de ľavancée oxydées contre les deux frontons des premiers bätiments dans une méme harmonie noire et plus claires ensuite sous les triangles de briques pour soute-nir ľavancée vide et abriter un quai de chargement oil plus aucun camion ne vient charger, le train passe. Vitry-le-Francois, detail image sept, une vraie rue mais comme perpendiculaire ä la voie (le train done gagnant lentement en vitesse depuis ses deux minutes ďarrét, c'est encore un défilé comme d'objets qu'on vous tendrait progressivement sous les yeux puis retire-rait), c'est la composition des masses qui aide a se souvenir de la combinaison des choses, ä droite (côté est, done, côté marche du train) encore ces bätiments grimpés pour le travail comme on combinerait des boites d'allumettes, travées plates sur flěches ä fer en U et les poteaux quadrilles de corniěres en U aussi et les rectangles identiques ainsi dermis remplis au parpaing avec aux quatre coins de grosses descentes pour ľéva-cuation des eaux, juste une porte coulissante sur rail ä partie haute, un seul vantail métallique sur un sol de ciment écaillé aux plaques désagrégées. 61 Et que l'image quand eile surgit puis cesse impose avec eile un mot comme un embléme qui la resume ou la sépare de toutes les autres images, et que de ces mots aussi on peut faire générique : Histoire — et soudain dans la forét et la Campagne ces deux guérites fortifiées pres de la voie, en ovale trěs haut, avec les meurtriěres dans le ciment, puis une troi-siěme avant le pont, quand la voie rejoint le canal de l'Est ä Lérouville, avant Commercy : c'est qu'on est grimpé plus au nord, et qu'on a frôlé la Meuse, l'his-toire est venue la avec son ciment, a depose comme une frontiěre en pointillé, on ľoublie de nouveau ä Commercy. Modernitě — Tréfileurope, tout se passe dedans. Les camions sur le parking, les fenétres sagement ran-gées en bleu sur les facades jaunes, ä ľentrée des pan-cartes blanches avec lettres rouges, on déchiffre de loin, c'est sans ostentation et cela indique juste bátiment IX, batiment XII, les chateaux d'eau sont bätis tous sur le méme modele, peints du méme bleu que celui des fenétres. Contournements — en arrivant ä Vitry-le-Francois aprěs Loisy-sur-Marne, contournement de la ville par le sud, et c'est la premiere fois qu'avant d'arriver au cimetiěre on a comme ce qui est ce qu'il rejette, entas-sements de plaques couvertes de mousse et des tuyaux de ciment en vrac, et de la terre en tas, et une cabane en ciment qui fait bureau. Un mur de palplanches avec portillon métallique sépare du cimetiěre, on a ä peine vu cette enclave aux rejets (sur le fond si proche des grands immeubles roses), que c'est la suite des casiers aux urnes ŕunéraires et ce qu'on voit ce jeudi-la c'est 62 comment juste ä ľarriére du mur de casiers, ceux-lä pleins, ceux-lä vides et sans fond, c'est le talus de la route avec en haut un mince grillage. Successions — on reorganise lentement (mais il faut done ce quinziěme voyage) la succession des bätiments industries de la zone, que ľusine en forme de chateau ce serait (il y a encore ce matin un plein wagon de troncs d'arbres ä couleur exotique, done parier, quand on sera revenu, du port de Rezé pres de Nantes par oú ils transitent) les bois et placages, puis c'est le complexe de Sarreguemines Batiment qui enjambe le canal (de la Marne ä la Saône) par une passereile couverte aveugle marquee de ľembléme de ľusine, la lettre sur fond jaune avec bord noir, et puis les usines qu'on dit mortes et cette beauté triste que c'est, les bätiments vides, ce matin ils paraissent si petits, pourquoi sinon parce qu'on a passe son dimanche sur deux paragraphes oü on aurait voulu organiser la succession des images par leur detail, le pignon aux triangles, le grillage avec les plots de ciment comme un message ä méme le sol qu'il faudrait déchiffrer et aujourd'hui encore, ä ce voyage encore, on n'y a pas réussi. L'appentis oü ne vient plus de camions, et c'est le fond des entrepots, et la fin de Vitry-le-Francois. Aux précédentes écritures on a ajouté peu, sinon cela, plus d'ordre dans les mots, oü la beauté surgissait de cette profusion qu'on n'arrivait pas ä surmonter. Reste ce mystére et qu'on aimerait y marcher et que ce ne sera pas possible, pármi les chaínes de fabrication, moulage et cuisson, puis emballage et stoc-kage, des fäienceries industrielles de Sarreguemines d'oü sortent les piles géométriques ďéviers colorés sous plastique transparent et comment sous plastique et 63 relevant le nez de la phrase c'est déjä la zone rouge avec la suite des fermes en brique rouge et maisons de brique rouge et ä toute allure la gare marquee Pargny-le-Saulx : on a passé sans la voir la briqueterie qui fait tout le paysage couleur de ce quelle cuit, absorbé qu'on était ä noter les entrepots apercus. Passe ľusine qu'on appelle ľusine mystérieuse, ä cheval sur le canal et qui tourne le dos, recluse sur ľeau morte et qui ne regarde rien (ce doit étre Contresson). Repěres — Meuse Metal aussi c'est Révigny, et le nom du garage Citroen c'est Murer-Cudot (pourquoi, est-ce que les Citroen ä cause du bandeau rouge sur bardage blanc se voient mieux, ou bien hasard qui d'Épernay ä Toul par Révigny et Commercy les met ä si peu de distance du train et de face, ou simplement parce que c'est soi-méme qu'on reconnait, qu'on reconstruit soi-méme le paysage ä partir de bornes intimes, avoir eu son enfance dans les garages Citroen), et Révigny le bar Outsider sur la rue perpendiculaire deserte (et tellement trop vite pour en saisir quoi que ce soit d'autre) et la maison étroite, la maison aux vingt-sept ouvertures sur facade, avant Bar-le-Duc le parking avec gravats oü sont les gens du voyage, le Ford transit sans roues et le linge ä sécher pres de la caravane ä porte noire, et les parpaings neufs de Gedimat Collot deux kilometres aprěs la graviere d'oü on les extrait. Noms — qu entre Sarreguemines Bátiment et les entrepots vides de Vitry-le-Francois il y a ľabattoir puisque juste en amont côté Campagne ce sont des Stalles ä bétail qu'on apercoit, oü les vaches sur pied attendent serrées dans des tubulures sous toit plat, tan-dis qu'ä ľautre extrémité des camions Royal Canin 64 repartent. Au supermarché du samedi, une fois rentré chez soi, on a été pour une fois dans ľallée tout entiére réservée aux nourritures pour chiens, et les grands sacs de trois ou cinq kilos de choses croquantes et colorées, voilä comment ca se fabrique, directement depuis les vaches dans leurs Stalles, via ces hangars bas et entre-mélés. Les camions Royal Canin peuvent depuis Vitry-le-Francois Abattoirs livrer les supermarchés qui reprennent, loin du train mais proches des routes, leur litánie miěvrement colorée. Attente — on se concentre, on voit venir Foug, on écarquille méme les yeux (c'est Samuel Beckett qui invente de dire : dire dans ľécarquillé et on remue ca dans sa téte), et la maison du Dancing surgit avec son étage rajouté, parpaing gris au-dessus de la partie rose et en face ľ hotel tenu par M. L. Laurain (telephone 104, c'est marqué dessous : en quelle année en a-t-on terminé des numéros en trois chiffres via opératrice, probablement il y a trente ans) puisqu'on a enfin réussi ä lire, et on voudrait tant, dans la fraction de seconde que surgit et cesse la rue perpendiculaire, disposer d'autres signes que ces portes fermées, cette fois une mobylette s'éloigne, silhouette engoncée de cuir large avec un casque plus clair, de dos et dans cette fraction d'instant on dirait la mobylette et l'homme qui la sur-plombe (comme dans ces maquettes pour enfant oü un socle de carton replié sert ä coller les personnages sur le décor) arrétés et immobiles, vitesse relative tellement moindre que non pas celle du train, mais celle du sur-gissement de la perspective droite, aussitôt mangée par le bätiment de la gare de Foug ou jamais on ne s'arré-tera, et que souligne pourtant la symetrie rose des 65 lettres peintes, ďun côté ľinscription Dancing, de ľautre Hotel de la Gare M. L. Laurain (ä Foug, telephone 104). Reconnaissance — ä ľarrét de Toul, puisque dans le méme wagon, encore done devant la Pizzeria Restaurant Le Saint-Michel, aux volets d'un bleu presque pastel et ä ľauvent de toile sur ce qui n'est pas une terrasse, aux fenétres des rideaux ä petites boules brillantes et au-dessus ce doit étre le logement du patron. La rue trapue sur la droite monte raide ä ce carrefour avec cabine téléphonique brillante, vide et grise et chaque semaine, au méme endroit de ľeneadrement de la vitre du compartiment, vient le panneau normalise marqué Composition des Trains avec sur fond noir les petits wagons colorés jaunes premiere classe et verts les secondes selon l'heure de passage, et ä mesure que le regard s'attarde sur la pizzeria fermée (c'est trop tôt), les taches pastel symétriques des volets et la rue en pente sans voiture, vient se surimposer comme la semaine precedente le coup de sifflet de ľhomme ä cas-quette sur le quai. On s'applique ä regarder ľarriere du bátiment sombre oú ľinscription Biěre de Tantonville s'efface, avec ä ľintérieur un garage, une voiture sur pont élévateur ou une voiture capot levé et baladeuse jaune éclairant la mécanique invisible : dans la cour entre mur et voie ces carcasses de carrosseries, des blocs moteurs sur étang d'huile noire. Arrivée — que Nancy étant une grande ville, la méme profusion (ä échelle seulement réduite) qui était celie de Paris ä Meaux semble se refaire de Liverdun ä Frouard et de Frouard ä Champigneulles, on entre dans la ville par ses couches successives. On a suivi la 66 Meuse puis la Moselle et maintenant on a rejoint la Meurthe, il y a cette cabine pour la commande ďécluse, oü le canal surplombe de trěs haut le fleuve, et la cabine le canal, personne derriěre les vitres et jamais de bateau dans ľécluse, mais la cabine est vaste et blanche et étroite et longue prise entre ľeau et ľeau, et la surface dormante de ľécluse et la surface trouble de la Meurthe trěs large, et juste ensuite encore immense bátiment vide et sans vitres, les graffiti sur les murs d'ancienne usine de bord de ľeau, ľusine qu'on ajoute ä la liste des usines vides, des usines mortes. En face, la casse aux vieilles voitures et tous autres possibles empilements de ferrailles tirées de la ville, et entre le canal, passé soudainement de ľautre côté du train, quelques bonnes dizaines de jardins exigus ä flanc de pente, ä flanc d'eau, les terrasses pas plus larges que le pas d'homme bardées de tôles ondulées comme pour les multiplier encore, sans empécher les abris ä outils hérissés pas plus larges chacun que les ráteaux ou béches qu'ils enferment. Decider cette fois en amont du voyage ce qu'il y aura ä regarder et s'y tenir. Avoir prepare sur la carte Michelin 241 vendue 30 F gare de ľEst les marques au stylo de ce qui s'ordonne sur le mince et serpentant liséré noir de la ligne de chemin de fer, et savoir gérer ľattente, la posture, savoir comment l'image va se mettre en place et ce qu'il faudra alors y saisir, méme si ici on en rend compte dans un ordre qui n est pas celui des marques sur la carte, mais celui de la reprise des notes sur le bloc jaune ä papier quadrille qui a servi, sur 67 les genoux, aux mots repěres, voire ä quelques croquis de disposition de masses. S'étre ďailleurs répété plu-sieurs fois dans la semaine, non pas ä voix haute mais quand seul on pense au texte qui s'élabore, alors merne qu'on n'y travaille pas, puisqu'on n'est pas dans le train : ce qui compte, c'est la disposition des masses. Ou bien : ce qui impressionne, dans ľencadrement de la vitre du compartiment, c'est la disposition des masses. Done, la sortie des deux tunnels de Foug, disposition des masses autour de la rue vide avec au premier plan ľinscription Dancing. Que le pignon peint en rose déjä décrit, avec son inscription, s'il comporte bien le nombre note de fenétres, les lettres N et C au milieu ont commence de s'effacer et la partie grise au-dessus c'est du parpaing rabouté comme on ľa pu sur la pierre pour établir un toit neuf avec mansardes, ce n'est pas vrai done qu'on y danse, ici, c'était peut-étre en face au café de la Gare, le café de M. L. Laurain lui qui avait fait repeindre le pignon de la maison en vis-ä-vis de la sienne sur la place de la gare ä Foug. Le café Laurain est au rez-de-chaussée dans ľangle, une porte ä dessous de bois et eneadrement rouge entre deux fenétres hautes avec rideaux et merne eneadrement rouge, sur la rue successivement trois fenétres puis une porte de service et le rez-de-chaussée de la maison peinte du merne rose que le pignon marqué Dancing. Pres de la porte entre les fenétres du café de la Gare, la porte de bois plus cossue surplombée de ľinscription Hotel, oü done on a dormi qui ressem-blait autant? On ne sait plus si c'était ä Chinon, Cavaillon ou Huelgoat, un couloir qu'on voit peint en 68 jaune plutôt sombre avec des agrandissements de cartes postales anciennes au mur, et le comptoir de bois čiré avec les elés de chambre accrochées chacune ä un champignon de bois tourné portant numero noir sur email blanc. Au coin extérieur un poteau électrique surmonté du réverběre de ľéclairage municipal, la publicite lumineuse ďune marque de biére et la carotte rouge signalant les debits de tabac. Devant la porte, une camionnette type pick-up de marque japonaise ä carrosserie haute telle qu'il est de mode depuis quelques années que les artisans s'en équipent, et une motocyclette sur béquille dont les deux rétroviseurs brillent depuis le train, un homme avec blouson équipé sur le dos d'un signe presque fluorescent s'éloigne dans la rue encore une fois vide. Aprěs le café il y a ce bátiment a facade presque carrée et muette, la salle de danse était la peut-étre ä moins d'un cinema, sinon quelques maisons dispersées d'habita-tion qui se resserrent plus loin, au bout, ou est la ville qui laisse ainsi sa gare tout au bout de la rue, ä ľécart. On a aussi pris des notes ä Toul cette fois devant l'image arrétée oü le train encore une fois vous a laissé, au metre pres (puisque dans le méme compartiment du wagon divise en deux par la partie colis, la locomotive seule avait change puisque numérotée 15052 au lieu de 15021 la semaine precedente, le numero juste de ľautre côté de la porte ä soufflet condamnée du wagon de téte). Á Toul done encore une fois dans ľencadrement de la fenétre du compartiment le panneau de composition des trains, oü on a le temps de relever qu'avant celui-ci il y a la série des trains de nuit dont les arrets respectifs selon les jours de la semaine sont a 69 2 h 00, puis 3 h 13, 3 h 47 ou 3 h 49, les casernes de Toul justifiant peut-étre, malgré ce qu'on sait de ľénorme perte ďeffectifs en deux ans, ďun nombre ďarréts supérieur ä celui de Saint-Pierre-des-Corps, et que la ligne soit celie desservant ensuite l'Allemagne avec les noms qu'on vous dit au haut-parleur non pas dans ce train de 8 h 18 qui dessert Nancy puis Luné-ville et Strasbourg, mais celui par exemple de 7 h 50 qui est direct, ne laisse rien apercevoir de tout cela qu'ici on détaille, mais continue jusqu'ä Stuttgart et ensuite Munich, Salzbourg et Vienne (prononcé gare de l'Est Wien Hauptbanhof) et c'est dans sa langue qu'on remercie le serveur qui vous sert le café maniere allemande, aprěs 4 h 49 plus aucun train ne s'arréte ä Toul avant le vôtre marqué llh02, puis 15h49, 18 h 07, 19 h 09, 20 h 11 et 22 h 47, les wagons de premiere classe figures par de petits rectangles jaunes sur roues, le wagon-bar en rouge et le demi-wagon des colis par une indication blanche en forme de valise, et le 11 h 02 avec le 20 h 11 les seuls ä vous arréter ici devant le restaurant pizzeria Saint-Michel aux volets comme la semaine derniěre bleu pastel sous auvent un peu délavé mais rayures toujours blanches et rouges, ä ľétage trois fenétres dont celie de gauche aux rideaux qui s'arrétent ä mi-hauteur, sur le toit de tuile deux vasistas type Vélux, sur le coin extérieur de la maison la méme enseigne de biěre qu'au café Laurain de Foug et surmontée d'une enseigne demi arrondie avec indication Le Saint-Michel entourant plutôt bizarrement ce qui symbolise un cactus vert ä trois branches asy-métriques, devant les deux fenétres et la porte une ter-rasse évidemment vide en hiver et préte cependant 70 pour tables et chaises de metal puisque les deux rebords de murs sont proprets et blancs avec implantation de fleurs, de ce côté de la rue c'est un soubassement de pierre grise surmonté d'une grille de fer ä pointes en haut et laissée au minium qui empéche ďéventuels res-quilleurs de passer sur la voie. La rue trapue ä droite, deux voitures garées mais pas de piétons, ni plus haut personne dans la cabine téléphonique grise. La facade du Saint-Michel est exposée plein sud, il y a une tache ronde de soleil sur ľauvent ä rayures blanches et rouges, le nom du propriétaire peint en lettres sur la porte au centre n'est pas d'ici lisible, mais avec ce soleil d'hiver on apercoit ä ľintérieur le bar correctement astiqué avec mises ä l'envers sur verseurs la série des bouteilles, et les nappes papier ä petits carreaux déjä mises sur les tables on en sentirait le toucher sous la main, dans une heure il sera midi et on servira le manger, peut-étre pour ces hommes de chantier plus haut pres de leur camion orange et d'une pelleteuse et le train s'ébranle de Toul comme ä regret, cela toujours vide (ils sont aux cuisines ?) quand on guette malgré soi apparition d'un visage aux fenétres (un cuisinier, la ser-veuse) pour ce qu'on voudrait son propre spectacle : ľéloignement quotidien du seul train de la matinee, celui de llh02. Toul avant ľarrét, en soulevant du bloc jaune ä rebours les pages, le grand parking devant L'Evasion, note sur la carte et dont on a voulu se preparer ä tout saisir, mais pas grand-chose, que ce parking ä taille de terrain de sport entre barriěres tubulaires de metal peintes en blanc, c'est qu'au samedi soir on doit le rem-plir, qua la nuit sans doute on ne voit rien, ä Toul, de 7i comment ici le jour est triste : merne ĽÉvasion, derriěre sa fresque, c est un bátiment ä fermes portiques ordinales, et parpaings en rectangles, de ľautre côté de la route (et done eux aussi ä vue de la prison d'Ecrouves) c'est des pavilions années soixante-dix groupés autour de ces ronds-points en impasse par quoi on divise un champ en parcelles de quatre cents metres carrés, et ä droite merne le bardage du supermarché est plus haut que celui de ĽÉvasion. Les deux voitures qu'on aper-coit garées en matinée et qu'on avait déjä remarquées la semaine passée, la Renault Espace gris metallise on suppose done que c'est celie du gérant, ľautre c'est une Renault blanche, les portes aux deux extrémités de ľan-cien entrepot sont deux symétriques rectangles de tôle, 5a ne s'ouvre pas de ľextérieur et toujours on les voit fermées, le jeudi il n y a pas de gros ménage ni d'aéra-tion ä faire, de ľautre côté c'est une grosse barre inox qu'il suffit de pousser, la porte fait office ďissue de secours et c'est marqué juste au-dessus sur le plastique lumineux, un extineteur rouge de marque Sicli peut-étre aceroché, seule la porte au centre, sous un étroit bandeau vert, surplombée ďun auvent de tuile sur deux poteaux décoratifs, les néons doivent vous allumer ca comme il faut et qui se préoccuperait de venir ici en journée ? A droite ce mur de beton (palplanches fabri-quées en série un peu plus en amont par Gedimat Col-lot) qui vient de la periodě antérieure du bátiment, et la fresque qui le recouvre, qui laisserait supposer pour la discotheque une installation plus joyeuse, quand bien méme il n y aurait pas au-dessus du parking le passage de ces lignes triphasées quatre cents volts, s'amuser ä Ecrouves veut la nuit. 72 Ä la sortie de Révigny on s'est concentre sur cette maison de trois niveaux sur entresol, done on a pu examiner au passage (disposition des masses) quelle était par volonte d'architecte divisée en trois blocs, celui de gauche une porte sans fenétre adjacente au rez-de-chaussée, au premier étage deux fenétres trěs rap-prochées et deuxiěme un mince balcon avec grille fer forge et une des fenétres transformée en porte, tout cela volets clos. Au centre un bloc (le premier bloc séparé du second par un tuyau de descente d'eau, le second du troisiěme par un conduit de cheminée). La porte sur un léger perron symétrique sans rambarde et surmontée d'un minuscule auvent de verre dépoli, deux fenétres adjacentes done premier étage puis second chaque fois trois fenétres sans balcon, cela sans doute divise en trois appartements distincts puisque la porte elle-méme et les deux fenétres qui la surplom-bent n'ont pas de volets : un escalier dans la maison inhabitée? Le troisiéme bloc celui de droite trois fenétres sur facade plus une plus étroite ä demi-étage dans le haut du pignon, l'absence de vraie separation de la voie tendant ä indiquer que la Société Nationale des Chemins de Fer en aurait été le propriétaire, et que désormais les families de cheminots (si Révigny oú si peu de trains s'arrétent en loge encore) préferent se loger moins ä ľétroit. Et tout pres de la maison ä gauche c'est un grand pylóne ä deux pieds plus traverse au sommet supportant les trois batteries verticales d'isolateurs indiquant une ligne vingt mille volts. Breve fuite en arriěre de la cimenterie, depuis la col-line tout entiěre blanchie et méme cette maison ä ľécart de l'usine et son j ardin et méme le tennis un peu en 73 arriěre et son toit et sa terrasse, comme les arbres et ľherbe méme. Et ďun blane plus cru la falaise que l'usine ronge, et d'un coup sur la vitre non pas comme un objet qui grossirait alors occupant toute la surface de la vitre par tuyaux et trémies, ľénorme tubulure de metal soude, diamětre de quatre metres environ, tourne sur elle-méme lentement, saisie dans des manchons géants, qu'il y a en pente inverse pour quel circuit de concassage et de brulage la section carrée d'un tapis roulant, et par-derriěre au-dessus des fours encore les tubes replies en courbe de la recuperation des poussiěres ou des fumées, et le tapis roulant, et les cheminées et toutes parties hautes on peut y accéder par échelles, escaliers et passerelles, le chemin des matiěres double done par ces jambes de fer étroites, pentes croisées des translations de matiěres, concasseurs, broyeurs ou fours, de grands tambours surmontés de rambardes (stockages du plätre ou de la chaux) et cet ultime tapis roulant se détachant seul et fin dans le ciel pour tomber dans ľétrange parallélépipěde de tôle ondulée sur trémie, le bátiment surélevé des bureaux, on gare les véhicules dessous, les vitres sont ä ľétage en surplomb, mais tami-sées de cette poussiere blanche obsessive et collante, sauf sur la pile de bidons rouges de deux cents litres, comme seul point de couleur tranchant dans ľunivers blane. Comme par une saignée, devant soi offert tout ce dont la ville est faite. QuaEpernay ce qui est triste, avant qu'on retrouve la Marne, c est que le champ de fer en vrac qu on traverse, plus haut que le train, est fait de ce dans quoi soi-méme 74 on est remorqué : wagons au rebut, déjä sans vitres, et d'autres qu'on a traínés ici de la banlieue de grande ville et ľun sur ľautre entassés, avec les graffitis et les fresques, et le toit déjä parti, les sieges démontés, carcasses qu'on découpe en troncons avant de recharger sur d'autres wagons cette fois plats (ils sont la, ils attendent ä la file par paquets de cinq sur les aiguillages paralleles), et pyramide enfin, noire de bas en haut sous le ciel gris du lever de jour, e'est les essieux (il faudrait chiffrer cinq cents, mille, la montagne est haute comme quatre étages, avec ces formes rondes retrouvant en fin de vie leur brut de fonderie quand elles échappent ä l'entassement pour hérisser l'empilement sinon regulier, entremélé). Sur le plan qu'on tient sur ses genoux, la carte au vingt-cinq milliěme de Vitry-le-Francois, ce qui fait un pays et qu'on ne saurait pas, ä cette seule traversée, comme si pourtant les noms ä eux seuls expliquaient aussi quelque chose du grand cimetiěre sous les immeubles roses, avec la décharge qui le precede et les casiers pour incinerations, avant les suites de boxes des garages gris, ľarrét, puis le long defile des usines, la route qui passe au-dessus du train aprěs la fai'encerie, et la perspective sur ľarriere de ľabattoir géant, les noms qui sont: Couvrot, Entre-Deux-Vbies, Poste au gaz Les Épi-nottes, cite du Champ-de-Manceuvre, La Planchotte, Les Marvis, La Noue-Bailly, Le Pare, Bas-Village, La Citadelle, Le Mont-Vierge, Rome, Le Désert, La Halte-aux-Loups, Les Indes, Saint-Charles, Le Sentrot, le mont Berjon, Le Balossier, Les Longues-Raies, La Mou-totte, Le Champ-Margot, Frignicourt, Le Ru-Autier, La Fosse-Grelon, Les Vordelottes et La Vbie-aux-Larrons. 75 Comme les indications liées aux fonctions et non plus au lieu, de celieš qui peuvent merne s'abréger sou-vent : Usine, scierie, gazoduc, graviěres, atelier, dépôt medical, silo, poste électrique, gymnase, caserne, college, salle des fétes, camping, station ďépuration nord, station ďépuration sud, poste gaz, fabrique, abattoir, hopkal, et encore college, et encore silo, et encore usine, puis stade, chateau d'eau, piscine, transformateur (juste/), puis encore école (juste ec), lycée (en entier), et gend pour gendarmerie, et rvoirs pour reservoirs, puis parcours de santé sur fond vert pres du canal au lieu-dit Le Porcelot. Tout cela done qui fait d'une ville son armature mais ne permet pas ď en rien connaitre, on suit le dessin precis de la ligne de chemin de fer, eile contourne en boucle la ville par le sud, altitude 104 metres e'est le nombre peint sur la facade a Foug du café de M. L. Laurain signalant son telephone, on pourrait du train connaitre une ville si eile se rassemblait toute au long de la voie, cela doit exister dans les contrées lointaines ou ce qu'on en imagine, au bout du monde ou dans les deserts, ici chez nous il faudrait une sorte de plongée en spirále, qui comme 9a frôlerait les bords depuis les usines, ľhôpital et le cimetiěre pour ronger lentement vers le centre comme ä Meaux tout ä l'heure en contre-bas de la gare on voyait cette rue s'en allant droit a la vieille cathédrale. Si curieux le plan de Vitry-le-Francois centre-ville divise comme La Roche-sur-Yon quatre sections carrées définissant done elles-mémes un carré par-fait, une des medianes donnant droit sur ľhôtel de ville (ä La Roche-sur-Yon aussi), et la topographie non plus du fer mais des eaux : 76 Le Cavé partagé entre Vieilles Eaux et Entre-Deux-Eaux, et la Guénelle, la Marne toujours lä et son Canal lateral ä la Mame, celui dit Canal de la Mame ä la Saône et Canal de la Mame au Rhin (c'est en s'ajoutant que les deux derniers forment le premier) traversant la Marne par-dessus, une écluse qu'on aimerait voir et que le train ne condescend pas ä dévoiler, puis la Saulx et son affluent la Chée, plus la Villotte, les Regales, la Bruxenelle ou le ruisseau des Granges. Et que finissant de noter dans le carnet cette liste surgisse dans l'encadrement du compartiment la partie fleurie du cimetiěre précisément de Vitry-le-Francois sous les taches roses des immeubles, et qu'en se concen-trant on peut, rapidement, le front sur la vitre froide, avoir confirmation que ľirrégularité qu'on avait déjä constatée ä ľempilement des alveoles de ciment nu pour les cendres tenait ä ce que simplement il s'agit de formes posées par blocs de quatre ou six les unes sur les autres sans adjonction de ciment, comme un enfant poserait des cubes, et qui viendrait les basculer pren-drait le risque de tout faire tomber. C'est un jour de pluie et la lumiěre ne lěve pas, tout ce qu'on reconnait est la comme couché faisant gros dos, les chemins de bord de champs comme hesitant ä disparaítre dans les fiaques qui se rejoignent, la glaise plus glaise et les sillons autant de lignes paralleles plus lumineuses que n'importe quoi ďautre, le ciel méme. Et les maisons toutes comme mortes, rien aux fenétres, ce matin on naěre pas, les garages sont clos derriěre leurs portes, et plus vides méme les parkings des super-marchés malgré les réverběres encore allumés, et ce violet sombre du bitume oü les quelques voitures se 77 refléteraient presque. Qui est done rentré au café Le Champ de Mars, ils sont trois véhicules garés et der-riěre les vitres en plein jour c'est éclairé, il doit faire noir quand méme. La méme enseigne de biěre que par-tout, trois vitrines carrées dont ľune indique en grosses lettres Restaurant, ä droite la partie pompes ä essence, mais sommaire, juste trois distributeurs sous un mince auvent qui ne protege qu'eux, si les lumiěres dans le café laissent penser que dedans il fait si noir e'est parce qu'il s'agit de lampes collées contre la vitrine, entre les rideaux qui pendent, et sur le parking trois bacs ä arbustes définissant un rectangle protege des voitures, espace vide pour terrasse aléatoire, les deux des véhicules des clients ľont contournée pour venir se plaquer le museau jusqu'aux vitres. Á gauche le cube oú doit loger le patron, ďailleurs ä ľétage les volets roulants sont fermés, on a bien regardé, et c'était la méme chose la semaine precedente, on a eu le temps de fixer en soi ce qu'on avait décidé de verifier, done trois fenétres au premier étage ä volets roulants clos, au rez-de-chaussée, oú s'emboíte le bar, deux pieces sans volets mais 9a doit étre la salle du restaurant, et tout en haut avec une sorte de galerie de eiment, six portes minces peut-étre prévues au depart pour faire motel mais rien n'indique que ľétablissement loue des chambres. Derriěre, une usine. Sur le parking, et sur le mur méme du bátiment cubique (oú l'architecte avait prévu un pignon de fausses pierres apparentes, et done cela a du lui faire plaisir) un panneau reclame pour ľlntermarché s'inti-tulant Fains nord (note deux semaines plus tot), maga-sin lui-méme se déclinant en Bricomarché (bricolage), Vétimarché (vétements) et Stationmarché (entretien 78 véhicules) sur le panneau sur pied devant les pompes ä essence, le propriétaire ou gérant du café du Champ de Mars ä Fains dressant done sur son propre parking reclame pour un concurrent quant ä la distribution ďessence (ses propres prix de distribution, gazole, super et super sans plomb étant affichés sur fond jaune au pied méme de la reclame). Temps que désormais on sépare du reste de sa vie, qu'on commence le jeudi ä 8 h 18 et qu'on cesse ä llh22, et qu'on recommence au méme endroit, selon la méme translation, la semaine suivante ä la méme heure. Et puis la contamination oú on est, peu ä peu, l'espace mental que prend la fabrication du texte débor-dant sur les heures de la semaine, parce que d'abord une fois, aprěs recopié le carnet, on a pris tout un dimanche matin ä relire et corriger ou préciser, pris la carte pour localiser ce qu'on a insuffisamment vu, ce sur quoi il faut s'acharner ä mieux voir. Et puis, dans la téte, cette persistance rétinienne, justement, pouvoir convoquer comme de la trainer avec soi dans le cartable l'image precise d'un pylóne, de la cimenterie, la rue entre le Dancing et le café restaurant Laurain ä Foug telephone 104. Alors, justement parce qua Nancy, oü on descend, on reste, on travaille deux jours, on repart le lendemain, la vitre du train noire comme un rideau, comme la preuve que tout tient au jeudi matin, voilä que quel-qu'un vous dit étre alle la veille en voiture ä Pagny, et pour rire on lui fait la description des usines, avant de s'enquérir de pourquoi, lui Gerard ou Alain était lä-bas : c'est que son gendre y habite, parce que sa femme travaille ä Vitry-le-Francois, et lui le gendre dans la méme chaíne ďhypermarché mais ici ä Nancy, et que 79 done Us habitent au milieu, et font la route touš les jours. On dit que ca fait tellement de kilometres, et Gerard ou Alain s'étonne, parle de sa petite Peugeot diesel: cela va si vite, c'est si proche, ä peine si on sort du departement. La route va tout droit, quand le train zigzague et s'arréte. Ces mondes qui surgissent comme autant de bulles séparées par la Campagne morne (foréts, broussailles, champs labourés, routes vides et poteaux EDF), la voiture les ignore. La vitesse méme du train est trompeuse, qui éloigne ce qui est tout pres. Et dans le vrac maintenant d'images chaque fois vues et qu'on n'a pas retenues pour en écrire, ä trois reprises les grandes scieries des premieres foréts de ľest, déposées pres du canal ou du fleuve, et comme elles offrent sous abri de tôles rectangulaires ä plat ľétendue reguliere de leurs stockages cubiques. Cette densité ici de ľeau sur la terre, comme cela s'entreméle, ľemprise solide ä peine surnageant et la maison mince ici au rendez-vous de la trěs vieille écluse tächant ä régir le partage. Enfin, tout ce temps qu'on roule, beauté du monde orange des villes dans la nuit mal défaite, la masse si pesante de toutes choses de ciment autour de ceux qui y vivent, et dont le train indique la trace sans qu'eux-mémes se montrent (une fenétre ouverte sur une piece vide). S'interroger sur cela qui survit, traces et beauté pourquoi 9a vous prend, et d'autant plus que s'arréter ou fixer est impossible. On a cherché, ces cinq mois, dans combien de librairies et méme sur place ä Nancy L'Autre Rive les 80 livres qui comporteraient des images de cela, des images de ľhistoire des villes, des images de ľhistoire des usines et des images de ľhistoire des eaux, les canaux, les écluses, les metiers. II n'y a rien. Cela appa-remment n'intéresse pas la memoire collective. On ne fait pas un livre avec des images ďécluses, ďaiguillages fortifies, de tréfileries au temps roi de ľacier, et encore moins de livres avec cet arriěre des villes, par quoi presque elles se laissent caresser et avouent, laissent percer par quoi, quelle que soit leur taille, c'est encore affaire de vie en bras de chemise, de linge qu'on met ä sécher et de fauteuils plastiques qu'on arrange dans une cour, affaire de nains de jardin sur les pelouses bom-bées des pavilions années soixante-dix au bord des chefs-lieux de canton que le train rogne méme s'il n'y a plus de gare. Les photographies on en a fait quelques-unes, pour memoire, pour verifier le texte aprěs coup, trois fois pas plus, avec un appareil jetable format quinze vues Panorama acheté soixante-trois francs le mereredi au méme endroit, Auchan Tours-Nord, ramene le samedi matin ä la méme galerie commerciale dite Petite Arche ä Tours-Nord oü pour cent quinze francs, cinquante minutes plus tard, on vous remet les quinze photographies développées, la toute petite hesitation du com-mercant comme s'il se demandait si vous allez accepter de payer, peut-étre parce que vous aurez été décu de cela qui vous est rendu, ä cause des reflets de vitres (le train), ä cause des bougés (le train) et sans doute puisque sur aucune des quinze photographies un seul personnage visible, rien que cela : paysage fer, mais e'est bien ce qu'on voulait, et que sur les quarante 81 qu'on a serrées dans une grosse enveloppe on retrouve Tréfileurope et Sarreguemines Bätiment, la rue vide qui s'en va vers Scrupt, le café Laurain ä Foug et la cimenterie ä Sorcy qui monte plus haut que le ciel, les jardins ouvriers et le dancing L'Evasion ä Toul, ou plus tôt cette énigmatique usine au bord du canal et l'en-trecroisement des voies d'eau, et que ce qu'on a écrit, on le vériŕie ainsi, a bien fondement dans le paysage des hommes. La carte postale qu'un jour comme 9a on a trouvée et payee cinq francs, un de ces marchands de trottoirs qui les classent par departement, on avait regardé 51, 54, 55, et rien ä Nancy ni Frouard qui vous intéresse, ni écluse ni usine, 9a ne retenait pas ľceil des photographes autant que les portes monumentales des villes ou ce qui symbolisait progres et voyage, puisque les cartes postales de gare chaque ville avait les siennes, de Liverdun une carte postale intitulée : Le vieux moulin, ou l'emplace-ment de la conserverie avec ses bätiments en triangle et ses cours compliquées était vierge, elle-méme done un fantome puisque au-dessus c'étaient bien les memes vieilles maisons anciennes qui penchaient déjä sur leur rebord (et au voyage suivant, comprendre, mais seule-ment maintenant, pourquoi le bistrot en face la porte de ľusine s'appelle toujours Le Vieux Moulin quand on ne voit plus d'eau ni de riviere, tout avalé par les bátiments jaunes de la conserverie, ses cours et ses camions, les hautes cuves inox et les entremélements de conduites). Et ä Sorcy rien sur les fours ä chaux, ä Commercy rien sur les tréŕileries, ä Vitry-le-Francois ä peine une Sortie des ouvriers de ľusine avec casquettes et musettes, sur fond de premiere guerre, et c'est ä ľordre alphabétique 82 de Foug que pourtant on avait été recompense : la merne photographie dans ľaxe qu'on avait faite soi, avec ä gauche le bätiment dont le pignon porte désormais Dancing, il n'a que deux étages au lieu de trois, mais c'est bien les mémes fenétres (c'était aussi un café restaurant, mais sans hotel), et ä droite le café restaurant hotel avec lettres peintes sur le pignon, mais ce n est pas le méme nom et il n'y a pas de telephone, ä droite on ne distingue pas le nom du propriétaire ä cause des feuillages, ä gauche le café restaurant ce n'est pas encore Laurain, mais Maljean, la carte postale s'intitule Le passage ä niveau, pour la photo (on suppose, sur son pied avec le tissu noir, I'appareil ä chambre et gros objectif ä déclencheur sur fil) on a fermé la barriére, et des gens sont lä, trois femmes, deux hommes et sept gosses, les femmes avec chales et fichus, les hommes en casquette, les gosses en pelerine. Á gauche, la cabane du garde-bar-riěre, en planches, étroite, avec des inscriptions offi-cielles. C'est une barriere qu'on roule, avec sur le côté un petit portillon pour les piétons. La route n'est pas goudronnée. Derriěre, il y a les maisons. Ce sont les mémes qu'aujourd'hui. Encore plus que dans les autres cartes postales vues, puis reposées, cette impression qu'on vit dans nos propres ombres, que ce dans quoi on vit existait, aussi étroit, déjä present, de chaque côté des mémes routes, il y a quatre-vingt-dix ans. Alors eux, les gosses et les trois femmes, partis oü? Regardent-ils encore, quand on passe, silhouettes en noir dans leurs pelerines et leurs chales, debout au long de la barriere, quand nous on regarde encore une fois la rue vide en perspective entre les deux bars-restaurants, celui qui sur-vit et celui qui s'est éteint ? 83 Et si un jeudi le hasard fait que c'est de Lyon (parti ä 6 h 50) pour rejoindre Nancy presque ä la méme heure, que vous partez, par Chálon-sur-Saône, Dijon, Is-sur-Tille, Culmont Chalindrey (sous Langres qua cause de sa butte on évite, oil sont comme ä Vitry-le-Francois d'impressionnantes usines Vivantes méme endormies) et rejoignant bien en amont la Meuse qu'on voit grossir (par Levécourt, Hácourt, Bourmont, Gonaincourt et Harréville-les-Danseurs), arret ä Neuf-Chäteau avant qua Toul, qu'on n'avait pas reconnue, on soit soudain en face de la pizzeria Saint-Michel, méme une voie plus loin sur la gauche, on découvre combien le regard en cinq mois de jeudis Continus a change, décrypte plus vite la double accolade de deux pavilions jumeaux eux-mémes assemblant des maisons jumelles, une ocre et ľautre rose, ou bien la simple accolade mais vorace de bätiments ďusines serrés sur leur premiére greffe, des tas de palettes en fond de cour aux pyramides de matiére et mémes quais de charge-ment sur voie ferrée déserte, s'interroger sur cette fascination méme que voir depuis le train provoque, par les effets de compression et de vitesse, par cette illusion surtout d'un monde dont on est le provisoire voyeur ďune intimite par ľarriére offerte, surgirait simple-ment le vieux réve d'une proximité de la representation mentale aux choses, proximité peut-étre amplifiée par le fait méme que cesse si vite le rapport visuel qu'on en a, qu'il faut retenir, qu'on a vu si peu le detail mais qu'on a été aspire soi dans cette envie de mieux voir, envie de retenir, et le prodigieux sentiment ďévidence ä quoi atteint ce monde qui ne vous demande rien, vous laisse si tôt repartir. 84 Et qu'en littérature c'est ce sentiment aussi qu'on sait reconnaitre et que si souvent on cherche pour lui-méme, loin des oeuvres de fiction, dans ces ceuvres plus immobiles qui paraissent, ä toute époque, des promenades dans cette épaisseur de choses reconstruites (Nuits d'octobre de Nerval) et comment les images s'y assemblent, la liste qu'on pourrait faire des lieux singu-liers ou passe Julien Gracq dans sa Presqu'ile ou ses Eaux étroites ou les maisons étranges et d'abord tou-jours vides qui peuplent avant ceux qui les habitent La Recherche de ľabsolu, Beatrix ou Honorine, pour s'en tenir aux maisons qu'on préfere dans Balzac. Et immédiatement, mais c'est peut-étre aussi ä cause de cette maison sur le canal en elevation, cette maison d'éclusier, le vieil amour qu'on a pour Simenon dans son ensemble, et la repetition obstinée des Maigret en particulier. Une immobilité de ce qu'on voit préludant chaque fois ä la bribe du récit qui y revient, la magie que la phrase s'y saisisse d'une pluie ou d'une odeur, qu'un paragraphe prenne le temps d'une déambulation d'une piece ä une autre, avec le rideau ä la fenétre et la poignée qui tient mal, ou au long d'une rue toute bordée d'intérieurs. Que cette immobilité est celie méme de celui que suit le livre, presque dans son dos, ou bien, si on le voit de face (il est dit de Maigret qu'il a les yeux globuleux), que ces-sent le paysage et les choses : on aime chez Simenon cette dégustation du monde, par quoi chaque objet qu'on en sépare, ä partir d'une nappe et d'une odeur de cuisine, d'une rue selon ses heures et d'habitudes qui s'érigent en univers, avec une couleur et une sai-son, éloigne de soi toute idée qu'il pourrait en étre 85 autrement, et la parfaite connivence, si parfaite quelle s'annule, de la phrase qui le nomme avec l'ob-jet dont on ne doute pas qu'il existe de cette facon, ä cet endroit. Cette fois que parti en plein aprěs-midi on avait manqué le rapide, et comme c'est vendredi on se retrouve dans un train dont on ne savait pas qu'il était reserve aux permissionnaires, long sermon du contrô-leur mais sans insister parce que peut-étre cette comprehension certaine qu'il a affaire ä un habitue du trajet, insistant sur le fait que le train, affrété par l'ar-mée, ne garantit pas ľhoraire ďarrivée, passe aprés les autres, et qu'en cas d'accident il ne saurait y avoir d'in-demnisation, et ce train d'un modele declasse, soudain cette masse qui vous revient, les sensations ďil y a vingt ans, rapport different des surfaces vitrées au volume intérieur, les sieges plus bas, la salle done plus grande et laissant passer toute cette lumiěre orange d'une fin d'apres-midi d'hiver, et ce train qui roulait si peu vite, ä demi vide, et s'arrétant dans toutes villes de caserne, laissant percevoir mais ä rebours, la grande et hiéra-tique maison blanche, la cimenterie dans le ciel, l'uni-vers rouge de la briqueterie, la scierie aux empilements géométriques et le café Laurain ä Foug, comme si tran-quillement cette fois, pour un adieu, on vous laissait tout voir, éclairé ä contresens et comme vous-méme dans une surluminosité provisoire (avoir compris cette fois-lä, merne s'il y aurait ďautres trajets par le 8 h 18, que ľinventaire qu'on en recommence encore sur le carnet noir doit cesser, que c'est fini, qu'il n'y a plus qu'ä réviser, mettre en ordre, peigner, donner le relief et la peau). 86 Et la maison sur ľécluse ce soir-lä était cela, si ä tel passage on vérifie que la longue tige de fonte recourbée au bout en poignée ovale, qui sert ä tirer la porte une fois atteint ľéquilibre des eaux, est bien la dans ľherbe, ä attendre, comme soi-méme ä Damvix on allait ä la rencontre des bateaux pour se saisir de la tige et, la porte de ľécluse, ä chaque passage la tirer. Á la semaine suivante on vérifie la presence des crémailléres par quoi, une fois porte aval et porte amont fermées, on ouvre ďun côté ou de ľautre les vannes en planche de bois bitumée par quoi le courant égalisera le niveau, et que le raclement de chaine sur la planche du bateau, comme le raclement de la méme chaine sur la pierre taillée du bord, on en percevrait depuis le train le tin-tement, et qu'on vérifie encore la trace de terre nue dans l'herbe par quoi on passe au long de ľécluse d'une porte ä ľautre, et ľescalier de pierre ä dessous immergé par quoi on peut descendre du bateau et ľamarrer, niveau bas ou niveau haut, et qu'encore on sentirait dans ses mains, puisque les écluses sont partout les mémes, comme ä Damvix encore en enfance la ram-barde par quoi on passe ďun bord ä ľautre bord sur ľétroite planche de la porte. Enfin, la disposition méme de la maison, avec les deux pieces et la porte au rez-de-chaussée ouvrant côté canal et, parce que le canal est surélevé, ľautre face de la maison, sur la route de Campagne, ä l'entresol. Et les fenétres ouvertes sur les chambres ä ľétage, et plus loin, derriére les haies de la route, les bátiments industriels dont ľarriere a rogné jusqu'ici. Simenon aurait precise ce qu'on y mangeait le midi et la couleur des nappes et le bruit de pendule, on ne le fera pas, mais les livres qu'on a lus, parce qu'ils 87 nous ont raconté de tels intérieurs, nous aident ä regar-der celui-ci non pas comme fragment sterile de reel mais cette imbrication, jusqu'ä ľherbe, ľeau et méme ľair au linge qui sěche un peu en arriére, dans ľenclos grillage séparé avec cabane qui est forcément le jardin potager de la maison, de la chose humaine et des choses tout court. On réve encore du temps arrété de Maigret le massif, qui n'agit pas mais se pose, et la repetition de livre en livre des mémes motifs par le méme bureau et les mémes noms de ľautre côté de la cloison, Lucas, Janvier, Lapointe, pour ne rien faire ďautre que cela, ne pas bouger, kisser passer dans le livre la repetition immobile des choses par quoi elles nous fascinent, et ce qui avait déséquilibré le reel se remet forcément en place, renvoyant Maigret ä la possible reprise du cycle. On a refermé le carnet. Dans le monde qu'on observe, depuis la fenétre du train, le jeudi 8 h 18 (et quand ľécluse paraít il est environ 11 heures), on n'a jamais constate la presence d'un bateau qui demande-rait passage, supposerait le mouvement des portes, de soulever la tige de fer, et de comprendre peut-étre, parce qu'il y a cela qu'il faut faire, un peu de son destin propre par la force qu'ont les choses. Elles manifestem encore leur imbrication au travail de l'homme, il y a le bord droit de la riviere dans son berceau de pierre, il y a la tige de fonte abandonnée dans ľherbe. Les usines mortes qu'on a vues plus tôt avaient fonc-tion de les forger, elles et ses pareilles, les tiges, treuils, rambardes et manivelles. Ľeau demeure, et le linge. Quelque chose s'est séparé. On en est encore, chaque 88 jeudi, le témoin. La nouvelle ligne de train, enfin plus rapide, bientôt passera droit, il n'y aura plus que deux gares et quelques parkings. On sera nous-mémes dispenses de constater ľabandon. On ne regardera méme plus, peut-étre, aux vitres du train.