BENOIT DUTEURTRE GALLIMARD Editions Gallimard, 1997. ■f(J4 J? f-ftp Scenes de la vie (petit dejeuner) Vers huit heures, je bois un bol de café au lait. Mal reveille, je contemple cette mare fumante oü se forme une mince pellicule de creme. Du pouce et de ľindex, je soulěve la peau que je tire vers le rebord. Je tourne la cuiller, pour dissoudre et delayer le morceau de sucre blane. J'écoute les informations d'une station radio: guerre et paix, mises en examen, show-biz du petit matin. La creme, sur le rebord, dégouline lentement. Les nouvelles d'aujourd'hui ressemblent ä celieš d'hier mais je m'intéresse. J'étale un peu de beurre sur la tartine. Je donne mon a^^je^ommente le com-mentaire. Je jette un coup d'ceil sur la couleur du ciel. La radio grésille. Des phrases me font sourire. Quelques formules m'agacent. Peu ä peu je m'éveille. J'in-terpelle un journaliste. Seul dans la cuisine, les lěvres imbibées de café sucré, je proteste. Des decisions m'ir-ritent. Je raisonne les gouvemants. Je prends la bou-teille de jus d'orange dans le réfrigérateur. Je m'inter-pose entre l'Amérique et le Moyen-Orient. Je plonge la 11 cuiller dans le pot de confiture. Je suis contre la creation de places supplémentaires dans les prisons. Je de-mande un projet, un vrai projet de société : je veux du sens. Je mords goulüment le pain beurré, plein de dé-dain pour la classe politique. Je finis mon bol en sui-vant les cours de la Bourse. Je m'essuie les babines. J'attends la météo. II était une fois un homme, en France, ä la fin du xxe siěcle. Je me présente : je ne manque de rien, je n'ai peur de personne. Tout pour étre heureux, en somme : un pays tempéré, un regime politique stable, des études supérieures ä ľuniversité, une profession convenablement rémunérée. Mon education m'a laissé le sens du devoir, le goüt du travail bien fait, ľesprit critique et ľangoisse de ľoisiveté. J'ai appris ä étre poli, ä me tenir proprement ä table. Je dissimule sans doute quelques zones troubles. Mais presque tout en moi correspond — ou s'efForce de correspondre - ä la catégorie humaine ä laquelle j'appartiens. Je suis un reflet de mon temps. (cocktail) Ministěre de la Culture. Conference de presse dans les salons du deuxiěme étage, au-dessus des jardins du Palais-Royal. J'arrive un peu en retard, vetu d'un costume et d'une chemise entrouverte. Je donne mon carton, grimpe rapidement ľescalier, m'enfonce dans la 12 foule sous les lambris. Je me hisse sur-la-pointe des pieds, lěve la téte pour apercevoir le ministře, tout au fond, en train ďévoquer la Cite de ia Musique, érigée ä la place des anciens abattoirs: — Tel un forum de la Reconciliation des Cultures... La voix susurre. Intimite amplifiée par les haut- parleurs ; douceur enveloppante, grain légěrement canaille ; tout souligne le style détendu du ministře de la liberté, du bonheur et, plus simplement, « de la vie », comme il aime se designer lui-méme. Sa téte bien coif-fée emerge d'une chemise ä large col, concue par un styliste. Assis ä sa tribune, il sourit ä la cantonade, cite André Breton avant de conclure : — La Cite de la Musique est I'une des institutions les plus modernes d'Europe. Des millions de francs coulent de sa bouche. Vingt-cinq mille groupes de rock subventionnés par l'Etat Le pouvoir en lutle contre les privileges... Le ministře a rassemblé, au premier rang de sa conference, un plateau, tres_._chic_;..artistes d'avant-garde, stars du rap, de la chanson, metteurs en scene audacieux, créateurs de mode. Derriěre eux, sur plu-sieurs rangées de chaises, sont assis les bataillons de faux journalistes, les correspondants de revues dispa-rues qui meublent semblables receptions tout en pre-nant des notes sur de petits carnets. Au fond de la salle se tient la vrak presse, arrivée légěrement en retard, melee aux administrateurs et aux directeurs. Debout les 13 uns contŤě~les autres, serrés dans les coins, désinvoltes, lei commentateurs et gestionnaires de la culture moderne écoutent leur ministře : - Le milieu artistique fran^ais doit s'armer contre la concurrence internationale... Les lustres au plafond sont ďépoque. Poussant des épaules, je gagne quelques rangs. Soucieux d'etre vu, satisfait d'etre reconnu, j'adresse un signe complice ä quelques connaissances. Dans un coin de la piece, appuyé contre une porte, je reconnais le directeur du Theatre. Grand maigre, costume bleu, cravate rouge, cheveux gominés, chewing-gum. Faussement détendu, ľhomme se balance ďune jambe sur ľautre. Par instants, son visage se cris-pe et il ressemble ä un oisillon. Cest un cadre supé-rieur des Beaux-Arts, stresse ; il est autoritaire, inscrit ä gauche. Pres de lui se tient le directeur des Art plastiques, moue boudeuse. Get ancien dentiste a su, en son temps, s'aŕhrmer comme militant d'avant-garde. II a gravi les echelons de la hierarchie culturelIe._JL_e.st inscrit ä droite. Le ministře achěve son discours, énuměre les actions de ľEtat, d'oü il ressort que nous vivons une époque extraordinaire ; que la demande ďidmtité n'a jamais été aussi forte, ni le savoir-faire culture! aussi grand, que jamais ľEtat n'a autant aimé les artistes, que jamais les artistes n'ont autant aimé la France: - Notre conviction est que ľart est un partage, que 14 nous voudrions rendre chaquejour uhpeuptüs large, un pen plus libre, un peu plus ficond. On applaudit. Des questions ? Pas de question... Tandis que les faux journalistes se jettent sur le buffet garni, le directeur du Theatre et le directeur des Arts plastiques s'avancent vers íe ministře pour le féliciter. Plus rapide qu'eux, un reporter de province saisit le gouvernant au pied de ľestrade, tend son micro et pose une question subsidiaire. Irrités par ce contretemps, les deux eminences du pouvoir culturel s'immobilisent discrětement sur le côté. Presses de saluer le patron, ils jettent des regards agacés. Un dejeuner de travail les attend. Ils s'impatientent, immobiles, tels deux chiens d'arrct, ä un metre du ministře. D'autres individus s'approchent, munis de coupes de champagne. Toute une grappe humaine tourne au-tour du dirigeant, chacun calculant le moment ou il va bondir par hasard, accrocher son regard par hasard et, peut-étre, dire une phrase qui le fera remarquer. -L'interview se prolonger-Le-ministre sourit ä deux photographes. Les directeurs du Theatre et des Arts plastiques échangent quelques mots pour masquer leur irritation. Ils évoquent un recent gala contre le fas-cisme. Ils se dévisagent, comparent leurs cravates, leurs surfaces médiatiques, leurs teints pales. Enfin, le journaliste intrus est repoussé. Aussitôt, laissant choir leur conversation, le couple de tour-tereaux fond ďun merne élan gracieux vers sa ma- 15 jěšte poudrée et parfumée. Gomme dans un duo par-faitement réglé, les deux gestionnairěs cömposent leur meilleur sourire. Us s'immobilisent devant leur « ami», lui serrent chaleureusement la main. Le ministře de la vie leur sourit, les empoigne, les rassure. Et les deux grands de la classe prononcent ďune seule voix: - Je dois partir. Je voulais simplement vous serrer la main... - Je voulais simplement te serrer la main. Le ministře leur sourit, glisse un mot de connivence. Séduitpar cet homme simple, je decide de tenter ma chance, moi aussi. Le ministře me connait; nous avons /4ÍT>ŕ!_a let mrmp tanlp tin cn?r Tp m'uv^tlPP Hi«prptpmpr»t et me fige, dans un demi-sourire, face ä lui. A sa gauche et ä sa droite, le directeur du Theatre et le direc-teur des Arts plastiques rivalisent de sous-entendus. Lé-gěrement en recul, je lance un regard confiant, afin de rappeler au grand homme que nous nous connaissons, que nous avons déjäbavardé ensemble, uneJmsJtäaklč. ministře me considěre, ľceil vide, sans se souvenir. Je tiens ma main vers lui, ä demi tendue, puis je la replie maladroitement, ľenfonce dans ma poche et recule pi-teusement. Les deux autres sont satisfaits car leur eher ami parle avec eux longuement, sérieusement, personnellement. Les connivences du pouvoir se traduisent soudain par des éclats de rire. Enfin, le ministře dit: 16 — Merci, d'etre venus. "Alors, ensemble, Üs marqüenfunetres légěre inclination du buste, accompagnée ďun bref sourire. Puis ils s'envolent vers la sortie, vers la porte, vers ľescalier du ministěre, leur auto, leur chauffeur, leur déjeuner de travail. Tandis que les pauvres se nourrissent au buffet, le ministře m'abandonne au milieu du salon et va rapide-ment se changer pour le vernissage de ľapres-midi. (dans le train) La scene se déroule en Lorraine, dans la plaine industrielle. Dix-huit heures, autorail Nancy-Saint-Dié. Le train traverse des usines, passe sous des faisceaux de tuyauterie, longe des silos de phosphates, des monticules artificiels, des bassins d'eau violette. Assis pres de sa maman, un petit garcon parle tout seul sur la banquette d'un wagon de province. La jeune femme mstailéeenface de moi est blonde, vétue d'un blue-jean fabriqué en Gorée et d'un blou-son acheté ä ľhypermarché, un samedi, dans un élan de consummation un peu fou. Trente-cinq ans, mariée jeune, la peau blanche, astiquée au savon, eile pourrait aussi étre belle. Le train dépasse la discotheque New Réve, un bunker jaune de la banlieue de Lunéville. Les stores métal-liques sont baissés, de méme que ceux du bar Stan 17 Rash,-l-établissement voisin. Aux balcons des apparte-ments ä loyers modérés sont accrochés des séehoirs ä linge, des antennes paraboliques dont les vasques blanches oríentées vers le ciel captent les messages des satellites. Sur les trottoirs s'alignent des automobiles toutes semblables, de marques diíFérentes. Suspendues de part et ďautre de la rue deserte, des banderoles multicolores annoncent une Fete sur la ville. Un groupe de Maghrébins traverse un parking, casquette de baseball coiŕFée ä ľenvers. lis vivent ä Lunéville. Des gens s'aiment et meurent ä Lunéville ; ďautres ä Naples, ä New York, ä Seville. Cest ainsi. Cest injuste. Dans le train, le petit garcon parle tout seul pres de sa mere. La íeune femme lui dit de rester tranquille. De ľautre côté somnole son fils aíné, un peu adolescent, les joues roses, la voix grosse. II ouvre un ceil, n'a pas ľair content, pose une question. La femme répond sě-chement: - Tu vas pas acheter un bracelet ä six heures du soir! ........______________ Le fils pousse un juron. Revolte adolescente. Le train s'arréte. Le train repart, ronfle dans la Campagne. On longe des fabriques textiles désaŕľectées, des mines de cheminées en brique rouge. La jeune femme blonde m'adresse un regard bienveillant. Elle est sympa. Je lui souris. Je souris au grand gargon qui risque de finir comme son pere. Je souris au petit qui continue ä se ra-conter des histoires. 18 Le fils aíné se lěve et demande «les-cigarettes» ä sa mere. Elle lui tend unpäqüet^eGäüloises sans filtre. II remonte ľallée centrale, s'enferme dans les toilettes puis ressort fumer son clope sur la plate-forme. Accro-ché ä son dos, sur son blouson de cuir, un grand portrait multicolore du chanteur Renaud. Dehors, la plaine ondule. Le train entre dans la montagne. Sur le quai, un employe de la SNCF hurle le nom ďune petite gare. Le train repart. Sur une autre banquette, quatre vieilles femmes parlent. EUes étaient allées ä la péche, un dimanche : - On a grimpé presque trois quarts ďheure. La voi-ture était pleine ďeau. Vous parlez šije devais étre verte ou rouge... - Vous étiez bleue, répond la voisine. - Y nous ont emmenées ä ľhôpital, renchérit ľautre. On riait comme des tordues. Ma voisine me regarde, complice. Quand nous arriverons ä Saint-Dié, nous irons faire les courses ä ľhypermarché Cora. II y aura beaucoup de-monde au rayon charcuterrerNöus prendrons un ticket ďattente pour étre servis ä notre tour. (VACHES ET DINDON) La soixantaine, grande, maigre, souriante et ridée, Elisabeth se tient au volant, vétue ďun impermeable chiŕTonné. Nous roulons sur le plateau normand, par- 19 "nulěš"champs de blé et de mais ; nous plongeons dans des routes secondares entre les talus ; noüsträversons des villages, longeons des églises, des chateaux; nous descendons dans une crique et regardons la pluie tom-ber sur ľeau ; nous repartons. Elisabeth navigue d'un sujet ä ľautre. Elle m'entretient de ses recherches. Sou-dain, ä un automobilisté qui lui refuse la priorite : — Je ťencule... Nous entrons dans le pare, entouré de pins maritimes. Tout au fond se dresse une grande villa du xrxc siěcle, ornée d'ailes, de terrasses, et d'innom-brables petits toits d'ardoise. Le lierre court entre les fenétres ä croisillons. Nous entrons. Les pieces sont LUClilCÜ UC UCLOU3 CI U.C l equina . iiiOUiUi^b, J.J. ^bqUCb, corniches, cheminées, lustres, tables peintes, fauteuils profonds, bibliothěques lourdes, Hvres poussiéreux de touš les pays et de toutes les époques, étalés sur le sol dans la perspective d'un tri qui dure depuis toujours et ne s'achevera jamais. Nous nous asseyons côte ä côte devant-le-Heyel-du-petit salon, moi ä gauche, Elisabeth ä droite, pour atta-quer ä quatre mains quelques morceaux favoris : Berceuses de Reynaldo Hahn, Polonaises de Schubert. Habitues ä jouer ensemble, nous nous indiquons d'un signe bref si nous ferons la « reprise ». Elisabeth s'énerve parfois, pour une question de pedále pas assez enfon-cée, une partie d'accompagnement trop forte. Je ré-siste. II arrive qu'on se fache, pendant une ä deux mi- 20 nutes. A la page suivante, nous nous ^eeoncilions, "rappröchoris nös mains ďanš~ľeš mémes inflexions et chantons, pour conclure, cetťe jolie valse lente intitu-lée : Notre amitié est invariable. Je monte faire la šieste dans la chambre rose, une mansardě couverte de papier peint fleuri. La fenétre donne sur la Manche, eneadrée par deux hautes fa-laises comme dans un tableau de Claude Monet. Je re-garde le passage d'un voilier, la marche des nuages, les buissons rouges au-dessus des flots. On dirait que cette maison est plantée seule sur ľocéan. Je marche dans les champs, le long de la mer scintil-lante. Des clotures bordent la falaise et, parfois, dispa-raissent dans le precipice d'une ^aroi eíFondrée. J'avance prudemment sur le sender. Je me couche au-dessus du large, pármi les fleurs sauvages, dans un re-coin abrité du vent. Je regarde les goélands, nichés sur des promontoires. Gent metres plus bas, la marée montante attaque les parois de craie et de silex. Le plateau s'écroule. Les agricul.teurs.r_eculent leurs clotures vers ľintérieur, afin de protéger les troupeaux de va-ches qui, sans cela, marcheraient calmement ľune der-riěre ľautre vers ľabime, et plongeraient mollement, ä peine étonnées de s'écraser sur la grěve oü ľon retrou-verait leurs cadavres, déchiquetés par ľeau salée. Je m'approche des clotures. Une, puis deux, puis dix tétes se dressent dans ma direction. Des nuages légers glissent entre le bleu de la mer et le bleu du ciel. Les va- 21 -chcs me regardent puis viennent se serrer derriěre les barbelés. ÉUes se balancent doucěmeht, appuyées ľune sur ľautre. Elles mächent leur fourrage, ľune chiant, ľautre pissant, mais également curieuses et dé-sireuses de m'interroger. « Meuh », dit ľune, de sa voix caverneuse, et je réponds « Meuh ». Une autre prend la parole ; balangant sa queue, eile se demande šije ne serais pas une vache, moi aussi. Je meugle plus fort. Au loin, un paysan me considěre, ľair inquiet. Devant une basse-cour, j'observe le dindon qui dres-se un cräne chauve oú pend son nez ridicule. La gorge gonílée de bulbes rouges, il avance en déployant sa pa-rure pour me séduire, mais sa roue est déplumée. II me regarde en tremblant, tourne sur lui-méme puis projet-te son cou et lance un cri ďamour. Autour de lui ac-court une bande de poules blanches, grises et rousses, attirées par la situation. Elles se précipitent en glous-sant, la tete agitée par des soubresauts ; elles exigent leur part du spectacle. Téméraires, elles s'approchent de la cloture oour me re^arder. la créte-renyersée-sur-le cräne. Á mon premier geste, elles s'enfuient dans ľautre sens, jambes écartées, disgracieuses. Au loin, trois cous de pintades emergent dans ľherbe comme des serpents ä lunettes. Je regagne la maison d'Élisabeth au soleil couchant. La mer est rose. Nous bavardons dans la veranda. Nous suivons un débat téíévisé. Un homme politique affirme que les jeunes sont sympas. Un jeune confirme 22 que les nouvelles generations ont acquišie sens critique. Une dame regrette la culture classique, mais ad-met qu'il y a beaucoup de bonnes choses ä la télé. Le présentateur coupe la parole ä tout le monde ; il sem-ble content et regrette que ce débat soit deja termine. Je reprends un petit verre de liqueur. Des cageots pleins de pommes répandent dans la piece un parfum agréable. Demain, Elisabeth me reconduira ä la gare. Nous roulerons dans la Campagne. Avant d'arriver ä Fecamp, nous nous arréterons au garage qui jouxte le centre commercial. La station-service sera deserte. Elisabeth, qui s'y connait, sortira de la voiture pour intro-duire sa carte de créditdans une fente. Un peu fati-guée, eile décrochera le tuyau puis injectera le liquide elle-méme. Elle tapotera encore quelques touches et nous repartirons vers la gare, dans le silence. (glauqtje) Paul est artiste, comme les autres. II fabrique des ob™ jets étranges et peu commodes. II a vingt-six ans, tient des discours sur la revolution cybernétique, le déve-loppement de ľesprit par les drogues, ľalliance de ľécologie et des technologies. II vit dans une chambre au sixiéme, avec W-C sur le palier. Un intéríeur exigu mais sophistiqué : murs dé-corés de fragments de mosai'ques, faux bois exotiques, 23 -faux-marbres ďltalie, étagěres néogothiques. Je suis arrive vers neuf lieures. Paul m'a fait asseoir sur une chaise compíiquée, ornée de gargouilles moyenä-geuses. J'ai regardé par la fenétre la vue plongeante sur un hotel de ville de proche banlieue : jardins et jets d'eau, entre vieux immeubles bourgeois et ghettos su-burbains. Le diner n'était pas prét. Les autres invites sont venus plus tard. Les amis de Paul prétendent vivre sans horaires. Nous avons commence le repas peu avant minuit, apres de nombreuses cigarettes de has-chisch. Les amis de Paul - deux garcons et deux filles - sont tous vétus de noir. lis portent des blousons de cuir or- JAVU t>V V*V*kJM*A.*.pJ fc*A V**^ %-f A ť* (.Úl »•_! l»VkJ. -** »^(L vi» uv^ ÍÍ\J íií í ÁOuUiljlL ďescalopes ä la creme, ils évoquent autour de la table la derniěre rave party, nuit de transe oü ils se sont rendus hier soir. Des centaines de participants glauques ont dansé sur la techno toute la nuit dans un entrepot giauque. Pendant la moitié du repas, ils revivent ce délire en ricanant, dans une lente conversation rythrnéepar le mot « giauque ». Sébastien parle plus fort que les autres ; il prédit une nouvelle ere sexuelle fondée sur les cocktails chimiques, les transes collectives, les multi-médias érotiques. II est gras, blond, féru de psychologie et adepte du sadomasochisme ; il touche volontiers son sexe, moulé sous son Levi's le long de sa cuisse. A cha-que phrase, il recoit ľapprobation silencieuse de Slavie, sa femme, une petite brune rachitique dont les 24 incisives supérieures ressortent comme- des dents de Tápiri. Assise ä sa gauche, eliě se comporte en esclave, aboie comme un chiot lorsque Sébastien avale goulü-ment le contenu de son assiette, sans ľautoriser ä rien manger. Cest un jeu sexuel de domination. Le vin coule. Sébastien affirme : - Quand tu fais du sport, tu augmentes tes performances érotiques. II parle de house, de baise, de science-fiction, de psy-chotropes, de sorcellerie. Les autres comprennent. La femme esclave ä dents de lapin, qui n'a rien ingurgité depuis le debut du repas, va s'enfermer dans la cuisine d'ou eile ressort la bouche pleine. Et soudain eile prend la parole. Elle trouve cette soiree super-glauque, la vie su~ per-glauque. Les autres approuvent. Paul montre les der-niers tableaux glauques qu'il a peints, la semaine pas-sée ; puis il fait écouter le dernier morceau de guitare giauque qu'il a enregistré dans un studio d'amateurs. Slavie est soudain autorisée ä se servir ďescalopes. Son petit corps maigre, tabassé^par-les coups de poing, avale ďénormes quantités de pätes et de viande, tandis que son maitre parle de Dieu et du Diable. Slavie a une grosse bouche. Teile une petite fille, eile veut faire son interessante, lance des phrases. A la commissure de ses lěvres coule un mince filet de creme. Elle repete sans fin les mots agrees par leur secte : louche, sordide, rave, ecstasy, transcore, dealer, hurd. Et Sébastien ľapprouve, rebondit, évoque un DJ, une soirée Iguane, une envolée 25 fwuswnne puis le quotidien glauque: Lexomil, descente, bains chauds... Je rejoins Paul dans la cuisine. Nos families habi-taient la méme rue. II avait quinze ans, voulait devenir artiste. Ľ était beau, inattendu, prometteur. Ses parents le destinaient ä une école de commerce ; Paul se facha, opta pour la peinture. Ses parents sont désor-mais ses seuls clients. II me tend le joint puis se lance, en rigolant, dans d'urgentes confidences sexuelles liées ä notre lointaine intimite. Tout en ouvrant la boite de salade de fruits, il avoue son inclination actuelle pour les partouzes. — Le cul, c,a ťemměne loin !, répěte-t-il. Je lui rends la cigarette de canabis, laisse ce grand basané se confier ä demi-mot. Par un sourire entendu, je lui donne ľimpression de comprendre, de partager sa foi. Paul croit avoir touché juste. En confiance, il avale une rasade de coca, quelques comprimés de vita-mines (Paul est adepte de la nutrition par pilules), puis, tout saoulé de modernitě glauque et de sexe salvateur, il repete, songeur: - Le cul, c'est le pied! (portrait) J'ai trente ans Mon corps est anodin. Ma maniere de me vétir, ordinaire, denote un certain manque de gout dans ľas- 26 sortiment des formes et des couleurs. On~ne me re-märque guěre. Je ne dišpäš grand-chose, ou alors des banalités sur le temps qu'il fait, J'existe pour autant que les autres existent. J'observe mes voisins, m'efforce de leur ressembler. J'approuve ceux qui parlent d'un hochement de téte bienveillant. Je defends kurs idées avec kurs arguments. Je les amuse avec kurs bons mots. Je comprends difíicilement les astuces et je prie qu'on me les explique ; puis je ris franchement pour montrer que j'ai bien compris. Je connais ce qu'il faut pour étre au courant: les dé-bats ďactualité, les efforts de la diplomatic au Proche-Orient. Certains soirs, lorsque j'ai bu, j'éleve la voix, je me passionne. Dans une soudaine inspiration^ j'émets quelques idées, quelques paradoxes... Mais rien d'es-sentiel ne sort jamais de ma bouche. Fonciěrement in-décis, influengable, insincere, je peux changer d'avis pour plaire au premier venu. Je ne suis pas certain que notre monde soit meilleur ou pire. Je me soucie peu qu-il-y-aitune.-vie aprěs_lajnort,Je__m'engouffre dans une direction au hasard, puis je repars, au carrefour suivant, en sens inverse. Je me laisse manipuler, violen-ter, bercer par le temps qui coule. D'aucuns prétendent que je me cache, contiens ä grand renfort de barrages et ďécluses le torrent de pulsions qui se bousculent en moi, les déferlements de mots, les symptômes ďamour et de haine, les charrois ďinjures, les soupirs d'extase et de volupté. Quelques 27 amis me prétent une humanite profonde. lis discernent sous mon silence de grandes douleurs, de profonds secrets. Us affirment: «C'est un sentimental qui s'ignore !» II me semble pourtant que, malgré mes efforts, je n'existe pas encore en tant qu'individu, maitre de son destin. Mes crises d'adolescence ont fait place au grand vide de ľäge adulte. Mon corps, mon cerveau mon-trent chaque jour leurs Limites. Je me contente de bon-heurs simples. J'aime me promener, marcher dans la Campagne. Rire, boire et manger en bonne compa-gnie. Chanter, pleurer au son d'une musique exquise. J'aime les caresses legeres et ľamour sans passion. Je suis peuí-étre chargé de certaincs missions, mais j'ignore lesquelles et pour le compte de qui. Je me balade, je butine, je m'étonne. J'essaie de comprendre, puis j'abandonne. Curieux de tout, fasciné par le mon-de, je m'instruis. Je songe ä conquérir ma petite importance. Je m'accroche un instant, puis je décampe au premier danger. Je suis un papillon, d'une e-spěce-bi-zarre, volant légěrement de travers, au gré du vent. 2 Dans la sanisette Francois hésitait au croisement du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens. II tourna nerveuse-ment la tete ä ľhorizon. Trente-cinq ans, costume sport, cravate, il se dirigeait, ce matin-lä, vers un rendezvous professionnel important. Dans quinze minutes exactement, il allait discuter -une- affaire de 300 kF requérant toutes ses capacités intellectuelles. Or, sortant du metro, il venait d'etre saisi par un urgent besoin. Les questions s'entremelaient: Quelle stratégie adopter ? Comment se soulager ? Emprunter les toilettes de son interlocuteur avant d'engager les ..pourparlers.?- Trop -de—precipitation vers le «petit coin » le placerait en position de faiblesse. Supporter pendant la négociation ce tiraillement intérieur serait pis encore, déconcentrant, négatif. II fallait agir. II aurait pu s'épancher contre un arbre, ä un angle de rues discret; mais trop de pudeur interdisait ä Francois un pareil procédé. Entrer dans la brasserie voisine pour utiliser clandestinement les toilettes ? Ľétablisse-ment, pour ľheure, était presque desert et la tentative 31 rísquait de lui attirer ďhumiliantes remarques: « Hep ! II faut consommer pour utiliser les toilettes ! » Soudain, Francois apergut dans la lumiěre hivernale, de ľautre côté du carrefour, une sorte de blockhaus ovoide de couleur brunätre, appartenant ä cette nou-velle generation de pissotiěres qui, depuis les années quatre-vingt, jonchent les trottoirs parisiens. Gonnu sous ľappellation de Sanisette J.~C. Decaux (du nom de son fabricant), ľédifice portait une enseigne lumineuse en forme de chaise roulante, indiquant que ľendroit était accessible aux handicapés ; mais pas exclusive-ment. Rassuré, le jeune cadre franchit rapidement le carrefour, rendant grace äJ.-C. Decaux, roi du mobilier urbain, champion de ľqffichage lumineux... Encourage par la municipalito parisienne, cet entrepreneur inspire avait fait construire, sur le chemin des 300 kF, un salu-taire lieu d'aisance ! Tout en traversant le boulevard, Francois palpait au fond de sa poche les pieces de monnaie qui lui ouvriraient bientôt la porte de ľultra-moderne pissotiěre automatique. La sanisette était plantée sous les arbres, entre deux rangées ďimmeubles haussmanniens en pierre de taille. Ge bloc de matiěre inerte, au milieu du trottoir, évoquait une meteorite tombée dans Paris ou, peut-étre, un transformateur industriel. Sa texture granu-leuse rappelait celle du beton. Les parois, striées comme des gaufres, dégageaient ä distance une odeur piquante, due ä des utilisateurs pervers (ou ä leurs 32 chíens) qui avaient urine sur les mars exténeurs de la sanisette, souillés de trainees humides. Cette rotonde s'aecordait assez harmonieusement, cependant, avec ľincessant trafic de petites voitures modernes qui cir-culaient bruyamment de touš côtés. Leur harmonie fonctionnelle s'imposait au sol, tandis qu'aux étages élevés perdurait, entre les arbres et ie ciel, un vieil arrangement compliqué de balcons, corniches, toits de zinc et d'ardoise. Une plaque jaune, scellée ä ľarríere de la sanisette, figurait un éclair, signalant le danger d'une machinerie électrique. De ľautre côté, sur la porte ďentrée, un au-tocollant publicitaire recouvert de drapeaux de touš les navs invitait le consommateur ä reioindre une nouvelle r J J famille : Sanisette Decaux Plus de cent millions ďutilisateurs dans le monde L-ouverture des toilettes —unpanneau ďaluminium coulissant sur une glissiěre - était commandée par un recipient ä monnaie dont la couleur verte indiquait présentement que la sanisette se trouvait libre. Francois glissa deux pieces ďun franc (le tarif fíxé par J.-G. Decaux pour ofFrir aux citoyens les ressources de ľhygiéne moderně automatisée). La premiére glissa facilement, mais la seconde retomba dans la trappe destinée au remboursement. Francois essaya encore. 33 Rien ä faire. La porte demeurait bloquée, refusant de s'ouvrir á son urgent besoin. Faute de monnaie, il réin-troduisit plusieurs fois la méme piece qui, systéma-tiquement, retombait puis soudain ne retomba plus. Mais la porte resta fermée. L'heure du rendez-vous approchait; ľenvie deve-nait intolerable. Trompe par cette machine ä perdre son temps, Frangois passait sans mesure de la gratitude pro-Decaux ä une bouffée de haine anti-J.-G. Decaux, puis ä une revolte plus generale : une soudaine remise en question de la porte automatique, du distributeur automatique, de la vie automatique... Combien de codes, de cartes ä puce et de petite monnaie fallait-il en-tasser dans ses poches pour ne pas étre conduit ä la clochardisation ? Voilä pourquoi certains passants, dé-couragés par les robots deficients, finissaient par uriner sur les murs de la sanisette. Simultanément une volonte d'etre positif élevait sa voix, en soulignant: 1°) La bonne volonte de ľadministration parisienne dans rectification de nombreuses pissotiěres, quand on erre si souvent en vain dans les rues d'autres capitales ä la recherche de pareils refuges. 2°) L'avantage de la sanisette hygiénique et moderne, á laquelle il serait bim pervers de préférer la mare sordide des antiques lieux ďaisance. 3°) Le souvenir des monstrueuses dames pipi ďau-trefois, auxquelles il fallait également payer son du... 34 mais contre lesquelles, du moins, on -avait- le plaísir čľexercer saméchanceté, tandisqü'äpresent, ľutilisa-ťeur ne pouvait déverser sa bile que sur une porte automatique ! Ľ langa un coup de pied rageur dans la sanisette. Comme une passante ľobservait, ľceil méfiant, Frangois ľinterpella, esperant s'en faire une alliée : - Mes pieces ne passent pas. C'est agagant... Au-riez-vous un peu de monnaie ? Le fait de mendier devant cet edifice, en avouant son désir frustré ďentrer, manquait de dignité. Le pou-voir exercé par la pissotiěre Decaux revolta toutefois la dame qui, soit par solidarite, soit par compassion, fouilla dans son porte-monnaie et tendit une piece de deux francs. Son aide fut inutile car, au méme moment, ils enten-dirent derriěre eux un déclic. Les deux tetes se retour-nerent vers la porte qui s'ouvrait toute seule, coulissant vers la gauche, dévoilant ľintérieur de la sanisette oú trônaít, au centre, la cuvette hygiénique. Au moment choisipar son mécanisme5JD_eeaux_invitait son client ä entrer... Avant de franchir le sas, Frangois remercia ia femme et lui rendit sa piece. Elle lui souhaita bonne chance puis s'éloigna, tandis qu'il gravissait la marche, enfongait un pied puis ľautre au cceur du module de survie. Enŕln, il se retourna et fit glisser la porte qui se verrouiUa automatiquement, coupant tout contact avec le monde extérieur. 35 Ľhabitacle baignait dans une lumiěre jaunätre. II faisait bon. Un haut-parleur dissimulé dans la paroi diffusait une musique d'ambiance, rappelant les fonds sonores ďaéroports avec leurs batteries molles, leurs saxos suaves ; cette ballade relaxante semblait insinuer ä ľoreille du client: « Maintenant, détendez-vous... » La sanisette J.-C. Decaux - faut-il le rappeler ? -s'est imposée ä la société comme un instrument de la propreté. Elle devait efFacer des grandes villes toute trace de dejection en ofírant ä ľhomme moderne un systéme hygiénique automatisé, compatible avec ľex-Dloitation du marché ; « T'innove. Te construis une sanisette propre, efíicace ; je débarrasse ľadministration municipale de cette täche ingrate et je touche les di-videndes », proposait Decaux. Un homme, une entre-prise instauraient ainsi dans les toilettes publiques -lieu des activités les plus exécrables - un échange precis monnaie/ machine/utilisateur ; une__ěr_e_de_p-ureté sans precedent, excluant toute transmission micro-bienne. Nul liquide, nul solide, nul volatil ne devait résister au systéme ďautonettoyage de la sanisette ; pas la moindre bactérie n'y survivrait. Travaillant á ce projet révolutionnaire, les ingé-nieurs Decaux mirent au point le fonctionnement ro-botisé de leurs lieux ďaisanee : děs que ľutilisateur a quitté ľendroit, la porte automatique se referme der- 36 riěre lui; puis les elements composanUiintérieur de la sänisette — en particuKer la cuvette des W-G — bas-cülent sur eux-mémes, entrent dans une danse folie et subissent, sous touš les angles, des jets violents de detergents, avant de reprendre leur position initiale: une cuvette impeccable sous ľéclairage des tubes lumi-neux ; une capsule spatiale préte ä accomplir, loin du monde, son périple hygiénique. Mais, comme la vérité tranche parfois sur le réve, ce concept sanitaire - present ä ľesprit de Francois -s'opposait sous ses yeux ä la realite visible : délabrée, ravagée par un sinistre. Aprěs quelque temps d'utilisa-tion, ľintérieur Decaux, délaissant son ideal aseptisé, s'était aíFreusement corrompu. La matiěre_plastique de la cuvette ä bascule s'érodait sous Faction répétée des detergents. Les vernis rongés, les angles inégaux ser-vaient d'abris ä d'infimes salissures. Les automatismes s'étaient déréglés jusqu'ä ľincohérence ; les jets d'eau désorientés aspergeaient les murs ; la paroi, ä hauteur des épaules, semblait bombardée par des projectiles de papier-toilette imbibés d'eau de Javel dont les frag-ments éclatés composaient une galaxie rose. Sur le sol pisseux se décomposaient toutes sortes de detritus ha-chés en morceaux : serviettes hygiéniques, capotes usa-gées, vieilles seringues... Seule la musique d'ambiance assurait ä cet intérieur la pureté immuable du non-temps, tandis que chacun des autres elements entrait dans un cycle accéléré de degradation qui justine- 37 rait rapidement le lancement sur le marché de sa-nisettes plus modernes, perfecííonnées, eontribuant an changement, ä ľessor de ľentrepríse Decaux, au fi-nancement des partis et ä la lutte contre le chômage. Ayant inspecté les lieux avec un haut-le-cceur, Francois déboutonna sa braguette. II posa soigneusement ses deux pieds devant la cuvette, ä ľemplacement pré-vu : une surface de metal adaptée ä la forme des semel-les, pour ne pas déraper dans la flaque d'urine. Le poids exercé par ľutilisateur ä cet endroit de la sa-nisette assurait, d'autre part (Francois ľavait entendu lors ďune conversation), ľéquilibre du mécanisme interne. Le jeune cadre se remémora un horrible fait divers : quelques années plus tôt, alors que cette nouvelle espěce de toilettes publiques venait d'apparaitre, un garconnet de huit ans était broyé vivant ä ľintérieur d'une sanisette, parce que son corps n'exercait pas le poids süffisant au bon endroit. Se croyant vide, la machine avait déclenché brutalement les operations de nettoyage; la cuvette des W-G s'étaitxetournée_,_e.n-.. traínant avec eile le malheureux gamin coincé, étouífé, noyé sous le flot de detergents. Depuis, les ingénieurs Decaux prétendaient avoir vaincu les imperfections du mécanisme. Les portes de sanisettes portaient, en outre, une mention interdisant 1'accěs aux enfants non accompagnés... Francois consi-dérait néanmoins avec suspicion les différents elements mobiles, dont les ressorts articulés semblaient préts á 38 s'animer quand bon lcur semblerait. if appuya forte-měnt sur ses pieds, tout en liberänt un jet trop long-temps contenu. Moment de beatitude. Les yeux fermés, ľesprit flot-tant loin du monde, Francois découvrait, dans cette étuve, une forme particuliěre de poesie moderně. Vo-guant dans la navette, bercé par la musique douce, il s'épanchait seul, totalement seul, protégé des regards. II jouissait pleinement de cet espace loué, payé, telle une propriété de plein droit, jusqu'ä ľexécution de son besoin (« durée d'utilisation limitée ä un quart d'heu-re », précisait un écriteau accroché sur le côté). II son-geait ä la belle affaire qu'il signerait dans moins d'une ncure, puis aux niiiu jours cíe vacances qui suivraient'. une randonnée dans ľAtias, en 4 x 4. Ľ chantonnait avec la mélopée sirupeuse des saxos, tout en écoutant s'écouler le flot torrentiel, vif comme une cascade, plongeant dans les profondeurs des toilettes pour se méler au chlore purificateur. Les grandes eaux se tarirent. Tout en refermant ses boutons de braguette, Francois considéra au-dessus de la cuvette, ä hauteur de sa poitrine, les trois cases offer-tes ä ľutilisateur : celie de gauche portait la mention : « Papier hygiénique » ; il n'en avait aucun besoin et, d'ailleurs, eile était vide ; celie de droite indiquait: 39 jiCorheille hygiénique » ; mais ce mot « hygiénique », donnant sur íe battant ďune poubelle suintante, lui fit un eíFet désagréable. La troisiěme case, au centre, était un trou plus volumineux nommé ; « Lave-mains, sé-chage intégré. Ne pas boire ». Francois n'osa davan-tage enfoncer ses poignets dans cette grotte, entre papier hygiénique et corbeille hygiénique. II n'avait aucune confiance dans la source qui s'y écoulait et re-doutait confusément de voir ses doigts happés par un piěge. II préféra les porter vers la poignée de la porte automatique afin de commander ľouverture de la sa-nisette. La porte ne s'ouvrit pas. Francois appuya plus fort. En vain Sans doute s'y prenait-il mal. II était peu habile de ses mains et, peut-étre, cette histoire d'enfant broyé, rampant dans son inconscient, rendait-elle ses gestes maladroits. II sourit de sa poltronnerie. Mais la porte ne s'ouvrait toujours pas. Le saxo planait; les elements mobiles de la sa-nisette semblaient calmes. Francois reprit „son. souffle pour maítriser un aifolement ridicule. Respirant un grand coup, il posa encore une fois la main sur la porte et ľactionna d'un geste posé. Rien. Elle demeurait blo-quée et ľutilisateur s'impatienta cette fois, triturant la manette, au risque de la dérégler. Que signifiait ce mauvais gag ? Le rendez-vous ne pouvait plus atten-dre. Une goutte de sueur perla sur le front du businessman. Cette situation était absurde. L'autonettoyage 40 risquait de démarrer ä tout instant. Angoissé, Francois retourna appuyer fortěment ses deux.pieds sur les se-melles de metal, afin que la sanisette ne ľoublie pas. Puis il étudia ľespace et songea qu'en cas de coup dur, il pourrait s'abriter sur la partie non mobile du sol oú il subirait, au pis, quelques jets d'eau brulante javellisée. Mais la simple idée d'attendre ici de longues minutes, voire davantage, devenait intolerable. Crier ? Taper ? Francois maudissait ce J.-C. Decaux et ceux qui lui permettaient de sévir: le droit qu'ils s'arrogent d'en-laidir Paris et de faire leur beurre de nos vies, quand ľ administration municipale devrait se contenter ď en-tretenir son patrimoine de pissotiěres, en les renouve-laľii avec som, orgueii etuésinteressement. wu etaicnt passes les urinoirs ďantan, disposes dans la cite comme autant de bijoux ouvragés, alliant ľélégance aux usages les plus concrets : kiosques de fer forgé, pavilions ornés de toits japonais, refuges de chasse harmonises avec pares, boulevards et jardins, enduits d'une peinture sombre et inalterable ?-Oú-était- passe le Paris leger, oü ľon ne concevait pas un « Rambuteau » sans style ? A ľissue de quelle déconíiture osait-on, cent ans plus tard, meubler la cite d'objets miserables, pas méme fonctionnels, donnant de la « Ville lumiěre » cette image d'absence de goüt, de laideur périssable, d'impro-bable prouesse technique ? Comment - et par queues sombres magouilles - les hommes charges de la gestion de nos existences pouvaient-ils planter sur les grands 41 boulevards - sans que nul ne semble s'en apercevoir -ces machins grotesques inutilisables ? Soudain, dans un accěs de fureur, Francois se rele-va, se précipita sur la porte ; il saisit la poignée de metal, tenia de ľagiter en tous sens; puis, comme ses gestes demeuraient vains, il poussa un cri en lancant un violent coup de pied dans le panneau coulissant. Mais il avait quitté la surface antidérapante, sa jambe glissa et il s'affala sur le sol humide oü ľaiguille ďune seringue s'enfonca dans son pantalon, ratant de peu sa cuisse^ dans une tentative pour inoculer un virus mortel. A bout, Francois sentit des larmes couler sur ses joues. La cheville tordue, il se releva diíFicilement pour s'asseoir á nouveau sur la cuvette en gémissant: «Mes 300 kF! Ma randonnée au Sahara ! » Au-dessus, le haut-parleur difFusait en boucle sa melodie ďaéroport. Le systéme de nettoyage demeurait, par chance, immobile. Prostře sur la cuvette, Francois se sentit gagné par une vague de fatigue et il attendant.les__3auv_eteurs ou la mort, quand il entendit un déclic. Ä ľinstant vou-lu par eile, la porte commenga ä glisser lentement. Paris, enfin, Paris allait apparaitre. Francois, sauvé, se précipitait déjä vers son vieux boulevard... Mais non. 42 Paris n'était pas la. Derriěre la porte-automatique "grande ouverte, Frangois n'apereutd'abordqu'unpro-fond brouillard dans la pénombre du jour tombant. Comme si, réellement, il revenait d'un voyage en capsule spatiale ; comme s'il sortait d'une machine ä re-monter le temps ; comme s'il venait d'atterrir au miHeu ďun nuage de fumée, dans un paysage inconnu, le Paris qu'il avait quitté tout ä ľheure n'était plus la. Comme si, peut-étre, une bombe nucléaire eüt explosé sur la ville et que la sanisette Decaux eüt miraculeuse-ment protégé son occupant de ľonde de choc, la cite avait disparu sous un air trouble, une pénombre bru-meuse et crépusculaire. Stupéfait par cette mutation^ Francois, demeurait inerte sur la fosse d'aisance. Son regard s'habituait ä ľobscurité ; le trouble se dissipa peu ä peu et il distin-gua enfin quelques lueurs puis des formes plus nettes. D'abord, avec un bref soulagement, il reconnut dans le noir la ligne du boulevard haussmannien oü il mar--chait tout ä.ľheure. Un mstant,_il.se crut sauvé ; mais aussitôt, avec une inquietude redoublée, il constata que ce boulevard avait subi, en quelques minutes, une mutation profonde, un nettoyage complet. Le brouillard s'estompa encore. De part et d'autre de la chaussée, sous les facades d'immeubles en pierre sculptée, s'alignaient, en quantity affolante, des variétés infinies de sanisettes. Non pas seulement des toilettes comme celie oú il s'abritait, 43 "hébété ; mais une gamme complete de lieux ďaisance, dessínés par des stylístes et des designers de talent. Sur le trottoir de droite, devant les vitrines de magasins deserts, des dizaines de sanisettes futuristes (cubiques, pyramidales, ovoides...) alternaient avec des sanisettes gadgets (trompe-ľceil, fruits, voitures...). Sur le trottoir de gauche s'étendait, sous les marronniers, une longue allée de sanisettes rétro. Devancant les protestations es-thétiques de Francois, les ingénieurs Decaux avaient conc,u une superbe collection de pissotiěres « vieux-Paris », nichées dans de fausses colonnes Morris, dans des kiosques ä journaux, ä ľintérieur de simili-théätres de Guignol; et merne quelques copies d'urinoirs 1900, dotées des dernieres techniques de désinfection. Touš ces petits bailments étaíent surmontés ďen-seignes qui invitaient les passants ä se soulager. Cer-taines représentaient des silhouettes d'enfants, d'autres des silhouettes de vieillards appuyés sur une canne. GoifFant des sanisettes plus volumineuses, quelques logos figuraient des chaises roulantes, des-ventres d-obě-ses, des femmes enceintes. Des cabines spécialisées proposaient leur gamme de services aux gays, aux les-biennes, aux motards, aux chasseurs, aux prétres inté-gristes, aux skinheads, aux islamistes, aux pentecô-tistes... Tous ces symboles clignotaient dans la brume, chaeun des lieux d'aisance ofFrant ä telle catégorie sociale les avantages lies ä ses besoins particuliers. Ce n'était pas tout. 44 Entre les sanisettes se dressaient des panneaux plus élevés, sur lesquels déňlaient des ťextes -ďinformation, des annonces pubücitaires. Des chapelets de phrases lumineuses, commandées électroniquement, égre-naient niille informations pratiques sur la ville embru-mée : adresses de dispensaires, telephones de services ďurgence, degré de pollution du jour, annonces depositions, de concerts, informations sur le trafic, his-toire drôle de la semaine... Paris demeurait flou, silen-cieux, mais les panneaux tragaient un grand ill de lumiěre au-dessus du sol, entre les bureaux et les ap-partements deserts ; un espace virtuel, suspendu sur le boulevard, grouillait de mots, de données, de conseils, d'incitations... Et sur chaeun des panneaux, une inscription plus haute que les autres mentionnait: Decaux, un milliard d'utilisateurs dans le monde Francis ne se sentait plus ni gai ni triste mais égaré dänš ün réve, ni bon niniäuvais; un réve immense-ment calme, bouleversant de simplicitě. Quelques lar-mes coulaient doucement sur ses joues. Devait-il refer-mer la porte, tenter de rentrer chez lui ? Ou s'avancer plus loin dans ce paysage ? Avant qu'il ne parvienne ä se decider, une forme hu-maine apparut dans la brume. Francois sursauta sur la cuvette. La ville baignait dans un silence total, tandis que derriěre lui grésillait toujours la melodie sirupeuse 45 -du saxophone. La silhouette semblait avancer vers la sanisette ; eile se précisait peu ä peu et Francois, tŕerri-blant, finit par distinguer un homme en costume, marchant calmement parmí les pissotiěres sous les panneaux lumineux. G e messager apportait-il une explication ? Toujours juché sur son tróne, le jeune cadre observait, éberlué. II frissonnait de tout son corps, mais les pas lents et réguliers de cet individu avaient quelque chose de réconfortant. A une ein-quantaine de metres de la sanisette, Francois identifia nettement un personnage d'une cinquantaine d'an-nées, légěrement dégarni, arborant une süperbe cra-vate en soie. II avancait encore, attache-case en main, et ce detail rassura Frangois, persuade qu'il s'agissait ďun dépanneur. Instinctivement, il se redressa pour arranger ses vétements. L'homme fit encore quelques pas, la main serrée sur son porte-documents. II s'im-mobilisa dans ľouverture de la sanisette. II était trěs calme, trěs beau. II dit: - Je suis Jean-Claude Decaux..Po-urquoLavez-vo-us.........- douté de moi ? La voix était suave. Tandis que Francois reniflait, bredouillait des excuses et tächait de sécher ses lar-mes, ľhomme tendit fraternellement la main et ľen-traína avec lui, dans le brouillard. 3 La plage du Havre Les fossés qu'on creusait, autour des chateaux de sable, s'emplissaient aussitôt d'une eau jaunätre. Un liquide mousseux suintait des murailles de nos forteres-ses qui s'affaissaient lentement dans le sol boueux. Le sable ďici n'éíaii pas uric poudre doréemais un union graisseux, comme une päte imbibée de fuel. Sur ľim-mense plaine de vase ou criaient les enfants, des vagues étalaientj heure aprěs heure, leur selection d'hydro-carbures. Les navires pétroliers dégazaient au loin dans la baie de Seine. Nous grandissions dans ľ optimisme de la croissance, -L'eau de mer ou nous patau-gions, en ces « années soixante », semblait destinée ä rincer les cuves des supertankers autant qu'a recueillir nos corps de baigneurs. Ä quelques kilometres de la plage du Havre, les usi-nes de la « zone industrielle » — dont on apercevait les cheminées ä ľhorizon - raííinaient jour et nuit ľessen-ce, le benzene et ďinnombrables derives chimiques et plastiques. Au milieu des prairies couraient des réseaux 49 _ge_tuyaux multicolores, brúlaient des flamměches rouges oniées de panaches noirs, s'éíendaiení des hectares de reservoirs cylindriques. Des troupeaux de vaches normandes paissaient autour du complexe industriel pétrochimique, puante machine ä fumée dont les excrements - eaux de refroidissement, boues toxiques -étaient vomis dans ľestuaire du fleuve par ďénormes conduits; ils coloraient les algues, empoisonnaient le poisson, coulaient lentement entre deux eaux puis s'étalaient, ä leur tour, sur le sable luisant et visqueux du Havre. A nos jeux d'enfants participaient également les eaux usees d'un quartier voisin. Au milieu de la plage, elles sourdaient du sol par une bouche ďégout. Jailhes de cette caverne profonde, elles poursuivaient leur cours ä ľair libre, dans un ruisseau pavé qui glissait pármi les baigneurs. Un liquide poisseux charriait jus-qu'au rivage le trop-plein des caniveaux et les rejets de ľactivité ménagěre. Découvert ä marée basse, cet antique systéme ďassainissement disparaissait_s_o_us._la_nier ä marée haute. On en reconnaissait le cours d'apres le groupe de mouettes qui tournaient au-dessus du sillage noir. Une partie des déchets revenait vers la plage, melee aux eaux de lavage des pétroliers et aux boues de la zone industrielle, pour composer la poesie particuliěre de ľendroit. D'autres substances arrivaient par des voies plus mystérieuses. Un jour, alors que j'accomplissais mon 50 vingt-cinq metres nage libre, je heurtai-tme énorme mässe de viande roséäväriée qui flottait entre deux eaux. Je la repoussai d'une main, sans bien compren-dre de quoi il s'agissait. De retour sur le rivage, j'enten-dis le maitre nageur exphquer qu'un cadavre de co-chon dérivait dans la mer. La plage du Havre est une plage immense qui fait la joie des parents et des enfants. Beaucoup d'habitants pensent que leur ville n'est pas belle ; du moins ont-ils ľavantage de la mer et la jouissance de ce littoral plein sud oú, de juiri ä septembre, ľexistence prend des contours délicieux. Les families sont assises sur le monticule de galets brulants qui domine la grande étendue de vase et de detergents. Disposes sur toute la largeur de la baie - des digues du port aux falaises du cap de-la Hěve —5 des milliers-de-xorps rougissent au soleil, répartis par strates sociales. Pres de la digue, sous les tours de la ville moderne, se massent les ouvriers des cités. Au milieu de la plage, ä ľombre des grandes villas « 1900» du boulevard maritime, s'agglutine un melange de bourgeois, de commergants, ďemployés, de cadres... Plus ä ľouest, sous le coteau verdoyant qui grimpe vers les falaises, se regroupe la riche population de Sainte- 51 Adresse, que ses habitants surnomment parfois «le Neuilíy du Havre ». Accompagné de ma mere et de ma petite soeur, je fis mes débuts sur cette plage au cours des années soixan-te, ä égale distance des deux extrémités, dans une aire mal déterminée oú se mélaient divers fragments de la bourgeoisie et du proletariat. Bien qu'issue d'une fa-mille de notables, ma mere - comme ses amies, nées dans le merne milieu — adhérait ä un ambitieux projet de simplicitě. Leur groupe désirait se méler ä ďautres groupes et vivre simplement. Elles méprisaient ľonéreuse plage privée des «régates» de Sainte-Adresse, oú s'ébattaient des tribus de blondinets arrogants. Assez loin d'eux, nous avions constitué une colonie social-chrétienne, entre les marchands de frites et les families jouant au basket. Nous rougissions sur les galets brülants. La tendance ďépoque était au bronzage intense et je m'efľorcais, comme les autres, de prendre un teint hälé. Aprěs quelques jours de plage, mapeau blanche de rouquin devenait écarlate. Mais les coups de soleil passaient pour une etape normale du bronzage ; ces plaques douloureuses annongaient ma prochaine reincarnation en enfant basané. J'endurais fiěrement les dou-leurs, ces nuits oú la chair devenait tellement doulou-reuse que je me figeais comme une momie, en attendant le matin. Aprěs cette épreuve, ma peau tom-bait en lambeaux pour laisser apparaitre enfin une 52 Gouleur nouvelle - non pas bronzée rnais légěrement röussie — et j'éprouvais un~sentiment vietorieux, comme si le petit Normand s'était mué en Méditerra-néen triomphant. Nous rôtissions au-dessus de ľeau verdätre, dans une nuée de cris, de jeux collectifs. A ľinfini, des compositions humaines s'étalaient sur les galets, selon des combinaisons variées : retraités avec chapeaux sous des parasols ; couples avec glaciěres, couples avec chiens ; jeunes femmes fumant des cigarettes ; families nombreuses agglutinées, tels des chiots autour de leur mere ; postes radio, romans de ľété... Fouillant sous les galets, nous trouvions parfois un ossement desséché, un morceau de verre colore poli par la mer comme une pierre précieuse. Mais, plus souvent, les doigts se collaient sur une pellicule ďhuile noire entre deux cail-loux; il fallait essuyer sur d'autres galets nos mains pleines de « cambouis ». Plus bas, une grosse dame arpentait les flots d'un pas résigné, ŕmmergée jus-qu'aux genoux, afin de soigner; des problemes de circulation. Dans la rade passait un grand bateau poussé par les remorqueurs qu'on appelait, ici, des abeilks. La siréne langait un cri retentissant. Un pétrolier faisait son entree majestueuse en Europe. II pénétrait entre les deux bras de la digue puis s'enfoncait dans le port, pres des reservoirs de gaz. Le mat du navire glissait encore par-mi les immeubles de la ville, avant de disparaitre tout ä 53 _fait Ma mere nous passait sur le dos un doigt de creme ä bronzer. Dessiné par ľarchitecte Auguste Perret, aprěs les bombardements de 1944, le centre du Havre forme un plan géométrique dont les avenues en beton armé se croisent ä angles droits. Perret, qui déplorait « trop de désordre » dans ľurbanisme new-yorkais, révait ďune cite parfaite, d'une modernitě pure, ordonnée, rationa-lisée. Le Havre, sa grande oeuvre, passe pour une monstruosité de ľurbanisme d'apres-guerre. Pourtant, certains jours de soleil, les vastes places aérées par les bassins du port, les boulevards bordés de tours, de cubes et de parallélépipědes, les halls d'immeubles ä colonnades de béton, les frontons décorés par Raoul Dufy adoptent une majesté classique. Le haut clocher gris de ľéglise Saint-Joseph évoque un gratte-ciel pri-mitif. Lorsque cette tour s'éleva, en 1949,_Le_.Havre, était encore un port transatlantique, principále tete de pont entre la France et ľAmérique. Les voyageurs des paquebots apercevaient ce clocher depuis la mer, tel un echo de Manhattan. Cinquante ans plus tard, la route des voyageurs ne passe plus par ľocéan ; les paquebots ont disparu; la tour se dresse toujours; les symboles du Havre n'ont plus de sens. Le damier de constructions en béton concu par Au- 54 guste Perret s'interrompt brutalement face-au rivage. Derriěre les tours de lä « Porte Oceáne » s'acheve ľEurope et commence la plage du Havre : une immense étendue de galets, bordée par le boulevard maritime ; plusieurs hectares de caillasse grise entre la ville et la mer. Non pas de petits galets ronds, comme on en trouve sur les plages avoisinantes du pays de Caux, mais des galets difformes, enormes, crochus, coupants, qui écorchent les pieds ; des galets de mer mais aussi des morceaux de fer, des galets de brique, de tuile, de verre. En septembre 1944, les avions allies déversěrent des milliers de tonnes de bombes sur Le Havre, occupé par 1 *-*,& A. 11 *^*-v-*i-* ■*-**-!: n T< *-K cíiialí-iiiQíi i,rvii**r< - 1 **> ^.rtllů ^lůTnrtf i»n im. iCb 1 ill^XllCllUa^. JLJll U LiV^IXJ Lt^b j*_iitl Oj MA, V ±1±\^ \_4-t_, V AAiX HI-1 XXJLX " mense champ de ruines, aussi méthodiquement net-toyée que Dresde ou Hiroshima. Aucune construction ne résista aux explosions ni aux flammes, hormis quelques pans de murs déchiquetés, calcines, émergeant d'un monceau de pierres et de cadavres. Lors de la reconstruction, une parde nfir,t>r. T\inľ to (■olio Ian Vl flTTl *T1 ° C! ř AtlPr_ llllCiaK. VJ\,ö «-»LJ'Ul «ILlUllOi J-ftXXXü Xr. ít j^laibcuxia. ui uycuttm^xix. de « toutes ces salades ». Adoptant le role de ľhonnéte homme, jalousé pour son argent, il se présenta comme la « force de ľéconomie locale » et tenia de fraterniser avec ľadministration. Sourds ä ses avances, les enqué-teurs se firent conduire ä ľextérieur du bätiment, oü les atte-ndait un curieux individu-vét-u-ďune combinaison en matiěre plastique blanche, mains gantées, bouche et nez proteges par un masque. Muni de perches et de pinces, ce cosmonaute suivit Navet vers ľaire de stoc-kage des ordures: un immense terrain entouré d'une double rangée de grillages. Un poste de gardiennage contrôlait une barriěre mobile. Les camions-poubelle se succédaient pour dé-verser leur cargaison sur le sol. A ľintérieur de ľenclos 109 volaient et criaient des milliers ďoiseaux blancs. Errant parmi les detritus, plusieurs ferrailleurs récupéraient des objets : téléviseurs, morceaux de bois, vieux vélos, ills électriques, jouets d'enfants... Une partie des dé-chets demeurait étalée sur le sol avant de pourrir sous la pluie, mélée ä la terre de remblai. D'autres ordures mé-nagěres étaient poussées par des bulldozers vers les fours crématoires; des pelleteuses enfongaient leurs mä-choires dans la fange, pour jeter de la nourriture au feu. Sur un grand monticule s'entassaient les sacs-poubelle percés, telle une come ďabondance ďoú s'écoulait un grouillement multicolore de matiěre orga-nique en decomposition : fleurs fanées saupoudrées de restes de puree, carcasses de poulcts graisseuses pleines de mégots de cigarettes, serviettes hygiéniques imbibées de vin rouge, boites de medicaments, vieux journaux, disquettes, linges poisseux, chaussures trouées, pots de peinture, bouteílles de laque... Ľhomme en blane, muni de sa perche, escalada cette colline dégoulinante. Ses pieds éeraserent des tétes de poupée-& -Barbie^ piéíi-něrent des cassettes video, des épluchures de pommes de terre. II plongea plusieurs fois la pince, fouilla, sortit des prélěvements. Navet et les experts observaient. Le direc-teur de ľusine, afíichant sa décontraction, répétait: - Vous savez, je n'ai rien ä craindre. Tout, ici, est parfaitement transparent... II perdit son assurance quand les enqueteurs ľen-tramérent vers la partie neuve de ľusine oü étaient 110 stockées les ordures« professionnelles.» livrées par plusieurs entreprises de la region, Un mur de parpaings protégeait cette zone oü s'entassaient des bidons de plastique, des füts en metal. Ľun des experts poussa un sifílement admiratif. Navet hésita encore un instant. Puis il songea que la naiveté serait la meilleure des defenses et indiqua les zones oü Fon enterrait habituelle-ment ces produits. La presse locale tira ses conclusions. Par ignorance ou par complaisance, la lande avait abrité plusieurs metres cubes de déchets hautement toxi-ques qui s'étaient infíltrés ä proximité de la source alimentant la maison de Marie. Ľusine fut mise sous sceiiés, Navet incarcéré, les comptes épluchés. Un vent de consternation souffla sur le village oú s'effondraient le réve industriel et, par voie de consequence, les projets touristiques qui ne se re-lěveraient pas ďune telle médiatisation. Pendant quinze jours, un bataillon de journalistes tenta d'öüvrir les boucbes člošes7"fŕäppä aux portes des maisons. Murés ä ľintéríeur, les habitants suivaient, sur leur petit éeran, les reportages consacrés ä ľaf-faire. Le maire prenait un air rnystérieux pour ex-pliquer qu'il ne pouvait rien dire. Seul Gérard Lambert accepta de recevoir la television pour éructer: - Les journalistes ? Des menteurs ! Des youpins ! Des bougnoules ! 111 Le directeur des programmes renon^a ä diffuser le reportage. 8 Un léger sourire illumine le visage de Patrick depuis son arrivée au village, cette année. L'hiver dernier, il a obtenu un role dans une comédie télévisée. Aprěs diffusion de cette série grand public, des spectateurs font reconnu dans les rues de Paris. II sort d'une longue frustration ; méme si, devant les gens de theatre, il iro-nise volontiers sur cette sitcom stupide et bäclée. Retrouvant la Campagne et le comptoir du bistrot, Patrick évoque réguliěrement cette série TV, au ill des conversations, pour tendre la perche ä ses inter-locuteurs. Malheureusement, sa prestation est passée inapergue au village ; nul ne remarque ses allusions. L'unique sujet de preoccupation, quelques mois aprěs la catastrophe, reste ľempoisonnement de Marie et la fermeture de ľusine. L'échec du programme de développement du village procure certes ä Patrick une satisfaction secrete ; mais la mort de la fermiěre ľattriste. Tout ä ľheure, il a marché pres de sa maison. Le petit pont de pierre s'est effondré aprěs le passage du camion de démé-nagement qui transportait les meubles ä la brocante. Le nouveau pont, sommaire, est fait d'une énorme buse en beton. Autour de la chaumiěre, Patrick a traverse 112 un paysage lunaire : jardin brúlé surpied, arbustes calcines, fleurs desséchées, tapis ďépines grisätres. Seule une espěce de salade géante prolifěre. Des planches clouées murent portes et fenétres. Au loin, les nouvelles cheminées de ľusine Navet sont éteintes. La premiere unite vient de reprendre son activité pour le traitement des ordures ménagěres. Horrifié par cette derision de Campagne, Patrick re-joint la zone préservée du littoral. II traverse le pre, s'enfonce dans la lande en direction de la mer; il contourne les premieres dunes, dépasse un blockhaus de la derniěre guerre. Des montagnes de sable her-beuses s'élevent autour de lui, aiguilles et cratěres scuíptés par le vent. Patrick entend le bruit d'un moteur. Quoi encore ? Prét ä affronter une nouvelle menace, il gravit un sen-tier tortueux jusqu'au sommet d'une dune ou s'ac-crochent de petits hétres, tordus par le vent. Soudain, il découvre, de ľautre côté, un paysage labouré de champ de batäille, un horizon ravage öü toute vegetation a disparu. Un moteur rugit de nouveau et Patrick voit sauter dans le ciel une roue, deux roues, un chassis, un reservoir chromé qui retombent et dispa-raissent; puis une seconde moto volante qui s'éleve au-dessus du sol, se cabre, plonge derriěre une dune et resurgit un peu plus loin. Patrick voudrait hurler sa haine. Mais il songe ä ses resolutions, ä la nécessité d'aimer le monde tel qu'il est. 113 II s'efforce de saisir une harmonie entre le ciel, la lande et la pétarade. Des voitures stationnent ä ľentrée du terrain de cross. Patrick reconnaít au loin la Jeep de Joseph. Combattant sa mauvaise humeur, il descend le sentier, traverse ľ aire de stationnement et se dirige vers un bätiment en panneaux préfabriqués qui sert de bureau d'accueil et de buvette. En semaine, les clients sont rares. Mais les villageois se rendent fré-quemment au motocross, devenu leur principal sujet de fierté depuis les malheurs de ľusine. Ils viennent boire un verre, bavardent avec le gérant. Une grande table en pin est disposée derriěre la baraque. Patrick, en s'äväncäiitj recoiinait josepu, ±v±arcelme et Robert Pommier, en train ďécluser une bouteille de blane. - Voilä ľartiste ! s'écrie Joseph en levant son verre. Patrick sourit. Pommier hausse un sourcil; il se mé- fie de cet acteur ä queue-de-cheval qui, chaque année, revient au village et cherche ä sympathiser^-Son-juron est couvert par la moto qui s'approche au ralenti et freine devant la table. Deux mains gantées se lěvent pour ôter un casque, laissant apparaitre un visage blond ébouriŕľé qui lance : - Quel pied, ce circuit! G'est le fils de Marceline, qui s'ébat dans les dunes avec un camarade. Descendant de moto, il entre dans le local, ressort muni d'une boite de coca qu'il avale ra- 114 pidement avant ďeofourcher de nöuveaü särrionture, pour íbneer vers les montagnes de sable. Les bouteilles se succědent. Děs le deuxiěme verre, Patrick fait allusion au tournage de sa série TV ; il deplore que les producteurs imposent trop souvent des jeunes premiers incompetents, « simplement pour leur gueule », ce qui oblige les vieux routiers, comme lui, ä « sauver théätralement» ce genre de film. Sa bouche se tord et son ceil droit cligne en rafale. De temps ä autre, les motos engloutissent la conversation. Puis le mu-gissement des deux-roues est couvert, ä son tour, par le bourdonnement d'un hélicoptere, passant ä basse altitude au-dessus de ľusine : — lis font des analyses ďair, s'esclaife Joseph en haussant les épaules. Les villageois désignent ľadministration comme responsable de leurs maux. Ils dénoncent un acharne-ment, décidé ä les empécher de vivre. La responsabilité de Navet, dans la mort de Marie, n'est pas clairement é-tablie; Les membres du-conseilmtmicipal ont retrou-vé leur energie pour échafauder de nouveaux prqjets, avec le soutien de la direction départementale de ľEquipement. Ils entendent jouer ä fond la carte du tourisme, ľaménagement de la côte. Joseph réve d'un complexe sportif, d'un parking en bord de mer, ac-cueillant les véliplanchistes de France, d'Allemagne, de Hollande... - Ľimportant, c'est de proposer des activités. 115 Patrick écoute, résigné, prét ä aimer ce qu'on vou-dra: les dunes, le bitume, les salades géantes, ľitiné-raire balisé, le vin blanc : tout ce qui compose la poesie ďun village ä la íin du xxe siěcle. Les motos tournent bruyamment. Marceline rit dans son verre, tandis que Joseph verse tournée sur tournée. Pommier se plaint des motards de la ville voi-sine qui défilent le week-end sous ses fenétres en se ren-dant au terrain de cross. II aimerait une route de contournement du village ; il reclame une police des dunes. En fin d'apres-midi, on entend un coup de klaxon. Gerard Lambert, en survétement, descend de son 4x4, suivi par sa femme, ses filles et les deux chiens-loups, Ralf et Blondie. Averti de la fete, il apporte un quartier de mouton et plusieurs bouteilles de rose. Le gérant du terrain - un vieux loubard ä barbe grise -sort le barbecue ; le charbon de bois commence ä rou-gir. Patrick redoute les invectives de Gerard, mais le jeune agriculteur s'avance vers lui etproironee, pres^ que tendrement: - Dis done, je ťai vu ä la télé. Bravo... Qa fait plaisir de connaítre une vedette ! Patrick est envahi d'une sensation délicieuse. Les fil-lettes jouent avec les chiens. - Couché, Ralf! crie Gerard. Sa femme porte un pantalon vert pomme qui grossit son derriěre, un blouson de skai et de longs cheveux 116 frisottés. Elle retourne sur lejeules tranches de mouton. Les deux garcons sautent sur leurs motos. Tandis que la nuit tombe, Joseph annonce : — J'ai amené une surprise. Sans rien dire, il disparaít derriěre le bätiment, grimpe dans sajeep puis roule, en marche arriěre, jus-qu'ä la table ou les autres ľobservent en silence. Sor-tant de voiture, Joseph les dévisage d'un sourire nar-quois : — Vous vous demandez ce que je vais faire, hern ? — T'accouche ! crie la grosse blonde, toujours oc-cupée pres des côtelettes de mouton. Sans se presser, Joseph ouvre la porte arriěre. II tire vers lui un grand objet rectangulaire, protege par une housse. II ôte le tissu qui laisse apparaitre un écran de television. Toujours silencieux, il va brancher un cable électrique dans la baraque du gardien puis retourne s'asseoir avec ses amis, sort de sa poche une télé-commande et la tend vers le récepteur en criant: — -Maintenant," que le spectacle commence ! L'écran s'illumine violemment. Des images appa- raissent, representant un terre-plein goudronné au bord d'une riviere, sur lequel se déplace une camera mal assurée : — Le parking! s'écrie ľune des fillettes. Tous reconnaissent bientôt le maire, les majorettes et les pompiers, le jour de ľinauguration du parking. Un villageois a íilmé ľévénement et prété la cassette ä 117 Joseph. L'image du caméscope explore ľespace pique-nique. L'absence de scenario donne ä cette succession de personnages, de sourires, de signes adressés ä ľob-jectif une tristesse un peu morbide. Mais chacun s'ob-serve en jubilant; la bouille rouge de Pommier, couraní vers le talus, fait hurler de rire le public. L'adjoint au maire raconte son envie de pisser, ce matin-lä. On rit de plus belle. Patrick sert une ration de vin blane, tandis que les premieres côtelettes arrivent sur la table. Navet apparaít sur ľécran, sanglé dans son casque de pompier, en grande conversation avec le sous-préfet, lors du vin ďhonneur. - S'ii avait su ce qui ailait iui arriver, deplore Pommier. - T'en fais pas pour lui, rétorque Gerard. Le soir tombe, il fait bon. L'odeur du mouton se mele aux parfums de la lande, puis ä la graisse des motos brulantes qui s'approchent ä nouveau de la table. Les gar^ons coupent leur moteur et rejoignent les convives. Une conversation joyeuse se répand, axée sur des plai-santeries sexuelles. Quelqu'un lance ľidée d'installer un distributeur de préservatifs au village, en face de Fanden presbytere. On rit. Patrick, par instants, a ľimpression d'entendre un mouton béler. II se re-tourne, cherche autour de lui, puis songe qu'il s'agit probablement d'un eíľet de ľalcool. II préfěre piquer, dans son assiette, un morceau de côtelette. 118 Sitôt rassasiés, les adolescents remonteňť sur leurs motos, pour de nouvelles cabrioles nocturnes. Marceline recommande ä son fils d'etre prudent; le gérant la rassure ; il entre dans son local et enclenche un puissant projeeteur, aceroché au pylóne, vingt metres au-dessus du sol. Une lumiěre blanche inonde les dunes et la table de camping, tandis que les jeunes gens che-vauchent leurs selles pour attaquer la piste dans un grondement de moteurs. Le film est termine ; les filiertes jouent avec la télé-commande, passant d'un jeu d'argent aux multiples usages d'un hachoir électrique. A onze heures et demie, deux portieres de voiture claquent et l'on voit s'avancer, dans la pénombre, le maire du village accompagné de Navet, tout sourire, une bouteille de gnole ä la main. Son arrivée jette une emotion dans ľassistance. Tel un héros de retour des enfers, le directeur de Fusine s'assoit dans un silence solennel. Ľ débouche sa bouteille de poire Williams -une reserve speciale -, il sertachacun une rasade, puis rebouche sa fiole et la range devant lui. II raconte une nouvelle fois ses malheurs, Fexpérience de la prison, Ferreur judiciaire. Apres la découverte des füts toxi-ques, Navet a passe deux mois en preventive avant d'etre reläché, faute de preuves. Ä son tour, il attaque Findustriel qui livrait les filts. II vient de lancer une Campagne dans la presse regionale contre ceux qui cherchent ä détruire ľemploi. 119 Redoutant d'etre designe comme un representant du camp écolo, Patrick s'indigne plus fort que les au-tres. II pose des questions, boit des verres, approuve systématiquement les propos de Navet. Soulagé d'avoir échappé ä une mise en examen, le maire joue ľhomme raisonnable qui, mieux que les autres, connaít les ressorts de la justice, les exces de ľinforma-tion, les besoins réels du village. II aŕfirme que le déve-loppement doit jouer, aujourďhui, la carte touristique, en harmonie avec une petite industrie locale. Navet reprend la parole et parle de la diversification de son entreprise. Le proces achevé, il lancera de nou-veaux chantiers pour faire oublier la catastrophe. Idee maitresse : un circuit routier ä travers les dunes ; une chaussée ä deux voies longeant le littoral, ponctuée de points de vue et de points de vente. Les automobilistes, sans quitter leur véhicule, pourront arpenter les plus beaux paysages de la côte. — Nous avangons lentement mais sürement, dit le maire» II faut agir etape par etape. — —— Une moto passe dans le ciel. Patrick, compiětement ivre, a de nouveau ľimpression ďentendre un mouton béler. Mais touš les visages se tournent vers ľécran, pour admirer un reportage sur les landes sauvages d'lr-lande et leurs troupeaux de brebis. — C'est beau ! s'exclame Joseph. — Sij'avais les moyens, approuve Gerard, j'irais en vacances lä-bas, ä la péche au saumon ! Scenes de la vie (2) (sortie de classe) Gare de Lyon, huit heures du matin. Au milieu de la foule des employes, étudiants, ouvriers, cadres moyens et supérieurs, un homme ä cheveux gris agite un petit panneau. Perdu dans le grouillement des voyageurs et des baniieusards, il exhibe üne pancarte, ornée de trois mots en lettres capitales: wagon des écrivains. Ges indications mystérieuses, sous ľimmense charpente de fer de la revolution industrielle, ne suscitent qu'indif-férence, avant ďattirer d'autres individus costumes charges de cartables, ďattachés-cases... Ľs sont ä present- une vingtaineautour-dtrpanneau. Certams sont vieux, d'autres jeunes, assez semblables aux diíFérents humains qui s'agitent autour d'eux, munis de micro-ordinateurs, dossiers, quotidiens économiques. Certains se reconnaissent, se congratulent. Ľhomme ä la pancarte consulte plusieurs fois une liste, il compte les arrivants puis lance eníin, avec un sourire : - Par ici les écrivains. Alors, tous s'engagent derriěre lui sur le quai - tel 123 un groupe de collégiens en sortie de fin ďannée - et grimpent dans le train ä trěs grande vitesse. Nous sommes un groupe de litterateurs levés de bon matin, douches, peignés, parfumés, habillés, rassem-blés par le sympathique organisateur qui doit nous conduire ä notre but: un salon du livre en province. A ľintérieur du wagon, la plupart des écrivains s'assem-blent deux par deux et commencent ä bavarder, tandis qu'une jeune fille distribue du café. L'ambiance est bonne. Je ne connais pas le livre de mon voisin, mais nous sommes contents de nous considérer mutuelle-ment comme des écrivains. Le train file ä deux cents ä ľheure pármi les campagnes de Bourgogne ; beaux et lomtams villages, derriěre les vitres haute sécurité. Nous causons, émettons quelques éclats de rire, divers signes de connivence qui marquent notre apparte-nance au monde des lettres franchises. Quelques-uns sortent des livres, des dossiers, des stylos et font sem-biant de travailler. Arrives ä destination, nous grimpons Fun derriěre ľautre dans un autocar stationné devant la gare. Le vé-hicule traverse les rues étroites de la ville puis stationne sur un parking, devant le palais des expositions. Nous descendons ä la queue leu leu, precedes par notre sympathique animateur qui nous entraine vers ce hangar en panneaux préfabriqués. Le bätiment est orné pour ľoccasion de banderoles dédiées ä la « Douziěme foire du livre ». Nous entrons sous les néons, dans un tu- 124 multe de centre commercial. Aux stands Vehtassent des dizaines d'autres écrivains, attablés derriěre leurs piles de livres. Des curieux circulent d'un présentoir ä ľautre. Suspendus au plafond, les sigles des vieilles maisons ďédition désignent chaque rayonnage comme une marque ďélectroménager. Gette fete figure parmi les principales animations municipales. Le livre est ä la mode ; mais les clients, sceptiques, considěrent les visages autant que les ou-vrages. Les travaux de dédicace s'averent parfois penibles. La vente est difficile. Chaque volume acheté par un lecteur est une aubaine. Assis derriěre ma table, trônant sur mon ceuvre ä trois cents francs le kilo, je recours aux techniques du petit commerce, šouris aux dames, vante ma marchandise en ironisant, ce qui me vaut parfois d'honorables résultats. L'apres-midi est chaud. Une foule compacte de parents, d'enfants, de vieillards se presse dans les allées, mélée ä une poignée ďintellectuels locaux. Quelques écrivainsrégionaux vendentdesrécits du terroir et fei-gnent ďignorer les écrivains parisiens. Amplifié par les enceintes acoustiques, un animateur lit des poěmes, diffuse des interviews ďécrivains. Assis derriěre leurs tables, légěrement moqueurs, les romanciers ďavant-garde, membres de Jurys littéraires, s'affichent comme les autres devant un public severe. Face ä la clientele, ils se rapprochent dans des accěs de fraternitě, ironisent en aparté tels íes membres ďune tribu égarés dans 125 urie autre tribu. Mais ils comptent secrětement leurs exemplaires vendus, chacun esperant battre son voisin. Seuls ceux qui ne vendent absolument rien s'autorisent ä mépriser définitivement touš les autres. Une handicapée apparaít dans ľallée centrale. Poussée par un homme, aífalée sur sa chaise roulante, cette paralytique oběse trace son sillage, en repoussant brutalement la foule. Monštre moustachu, mi-femme mi-béte, eile porte sur ses genoux un roquet qui jette aux écrívains des aboiements furieux. Trônant dans sa voiture ä deux roues, la malade glisse, arrogante, par-mi les représentants de ľélite littéraire. Elle passe comme une reine, accorde ici ou lä un ceil ä ceux qui ľintéressent. Eile ordonne ä son chauffeur de freiner, feuillette un recueil de poěmes, le repose de travers, fair dégouté, puis redémarre. Levant son regard d'ogresse depuis une pile de romans jusqu'au noble visage d'un académicien gäteux, la grosse femme hésite un instant, scrute le patriarche comme une viande ava-riée, puis eile articule fortement ä ľintentionxle son pi-~ lote ; « non ! », avant de s'enfoncer plus loin. A sa suite bondissent, dans les allées, les enfants des écoles. Entraínés par leurs instituteurs, des écoliers en-vahissent le salon, piaillant, souriant, questionnant, pleins ďamour, mais dépourvus ďargent pour acheter le moindre volume. Incites ä interroger les auteurs en vue ďune prochaine redaction, ils procědent ä des interviews, des sondages, récoltent des dédicaces sur 126 leurs cahiers ďécoliers. Un instant, les écrivains s'ac-crochent ä ce public de substitution ; puis ils se lassent et refusent de signer, agacés par ce faux succes, cette reconnaissance vague qui concerne leur profession mais pas eux, personnellement. Au fil de la journée, les espoirs diminuent. Aprés quelques heures ďattente derriére leur table, les gloires de Saint-Germain-des-Prés se résignent, se relächent, sortent fumer des cigarettes, abandonnent leur poste... S'accaparant les faveurs de la foule, quelques auteurs vedettes - hommes politiques, acteurs, chefs ďentre-prise - vendent leurs livres de souvenirs par cartons entiers. Choyées par les notables locaux, les stars télé-visuelies débitent leurs Mémoires, triomphent, ba-vardent, improvisent rapidement des dédicaces, sous les regards consternés des vrais écrivains. Heureusement, en fin de journée, les organisateurs du salon font le tour des stands, et achétent quelques livres ä ceux qui n'ont rien vendu. De rares adolescents päš"šent érí groupes, désin-voltes, presses de retourner ä leurs mobylettes. Les amateurs de littérature sont plus souvent des femmes müres, professeurs, infirmiéres, ä la recherche de récits tristes. J'ai un certain succěs avec les femmes legeres ; malheureusement, c'est une grosse fille de mon äge qui vient ä present se poster devant moi. Elle est laide, boutonneuse, vétue d'un anorak. Elle fume une cigarette et feuillette mes livres, sceptique, en laissant 127 tomber sa cendre. Elle disparaít, revient, repart, re-vient piusieurs fois et m'observe avec une grimace. Au debut, je suis aimable ; je tente de nouer la conversation, esperant qu'elle va acheter. Mais eile continue ä feuilleter, écorne les pages, laisse trainer ses doigts graisseux, fait sentir qu'elle me trouve mediocre. Soudain, eile me fixe dans les yeux. Son regard ďégal ä égal me glace. Moi qui régnais derriěre ma table de jeune écrívain, je me sens ridicule. La fille m'observe comme un prétentieux et prononce soudain : - Comment ťas fait pour te faire éditer ? Un peu honteux, je jure que j'ai donne mon manus-crit ä des éditeurs. Elle me regarde, méprisante, et gro-gne : — Parait qu'y faut étre pistonné... Cest la rentrée des classes. Je suis dans une cour d'école plantée de marronniers. Nous ne nous connais-sons pas encore, mais cette fille ne m'aime pas et eile me le dit... Elle se penche vers le sol, disparait un-instant derriěre la table, fouille dans une sacoche puis resurgit, munie d'un manuscrit, et m'informe qu'il a été refuse par douze maisons ďéditions. Elle semble m'en vouloir personnellement. Censurée dans sa parole, eile me designe, moi, le novice, pour endosser la culpabilité du milieu littéraire ä son égard. Elle me trouve moche. Elle ne peut comprendre que je sois lä, á sa place. 128 (hiver) Manger des petits pois en écoutant les ondes cour-tes. Jeter une buche dans le fourneau. Regarder les flo-cons tomber par la fenétre. Depuis quelques jours, le sol a blanchi autour de la maison. Le paysage s'est arrondi en vagues douces et silencieuses d'oü emerge le manteau de sapins. J'en-trouvre la porte et m'avance sur la terrasse, dans ľair glacé ; je regarde les arcs des montagnes qui s'entre-coupent au lointain, la forét bleue plantée dans une mer d'ouate ; j'entends les cris rares de quelques oi-seaux. Je retourne nťasséoiř pres du fourneau. Hier, ä la nuit tombante, j'ai traverse le cimetiěre oü les croix surgissaient de la neige comme des spectres si-lencieux, bercés par les grelots du torrent. A ľentrée du presbytere, j'ai tiré la poignée rouillée d'une sonnette. Quelques instants plus tard, la porte s'est ouverte sur unvieillard de quatre-vingts"ans"a"grande barbe grise. Au revers de sa veste noire étaient épinglés une croix d'ecclésiastique et un badge de ľoffice de tourísme : « Les Vosges, c'est sympa ». Les vieux eures tächent d'avoir ľair jeune. Ľ m'a fait entrer pour boire ľapéri-tif Dans le vestibule s'entassaient des piles de journaux religieux, quotidiens et périodiques traitant de ľac-tualité catholique depuis un demi-siécle; et aussi des entassements de croix, de bougeoirs, de mis- 129 sels, de soutanes brodées; toutes sortes d'ornements ecclésiastiques périmés. Quelques chaussettes mouillées, accrochées ä des pinces ä linge, pendaient au-dessus du réchaud de la cuisine. Un missel, un calice et un ostensoir étaient posés sur une petite table, pres de ľévier. Faute de pa-roissiens, le eure dit la messe chez lui, les jours de semaine. Un ceil sur la casserole en train de mijoter, il aecomplit ses invocations ; il repete un sermon, répond au telephone au milieu du Sanctus; puis, saisi par une légěre culpabilité, il achěve ľeucharistie avec une vraie devotion. Nous avons pris la direction de ľauberge, en traversal de nouveau le cimetiěre. «Un emplacement recherche », precise le cure. Sa paroisse fait fureur pour les manages et les enterrements. Les dimanches de printemps, on accourt des villes voisines pour s'épouser dans un décor ďautrefois. A ľapproche de la mort, beaucoup de citadins et de banlieusards révent ďune tombe au creux des montagneSi Les concessions sont prises d'assaut. Le marché des caveaux flambe. Le maire doit prendre des mesures, refuser les corps arrangers. II faisait nuit. Nos pas crissaient dans la neige glacée. Des congěres s'étaient formées sur la chaussée. Les véhicules de ľEquipement n:avaient pas encore déver-sé des tonnes de phosphate sur la chaussée. Nous avan-cions vers le village, éclairés par la pleine lune. Un ins- 130 tant, je me persuadai que cet hornme, ä cause de sa barbe blanche, possédait un profond savoir. Je lui po-sais des questions ; il me répondait des histoires de clo-chers, mélées de banalités télévisuelles sur le chômage, le tiers-monde, le droit des femmes. Au milieu de la route, coupée par la neige, nos voix résonnaient dans ľair glacé. Sur cette voie ensevelie, ä ľombre des fer-mes transformées en residences secondaires, le temps, ce soir, retrouvait ľesprit de ľhiver. Une vieille saison montagnarde imprégnait les formes, les sons, les distances, les odeurs, et donnait un sens éternel ä notre marche dans la nuit claire. (digestion) Ä moitié ivre, je pousse la porte de ľétablissement Un employe, derriěre la caisse, me tend une clef, une serviette blanche et une assiette en carton. Le di-mane-he aprés-rnidi, une collationest comprise dans ie prix du ticket: - On vous appellera tout ä ľheure, pour la pizza, précise-t-il. Je m'avance dans un couloir sombre. De part et d'autre s'alignent des cabines minuscules. Le numero de ma clef correspond ä ľune des portes. Chaque cellule est éclairée par un tube au néon, meublée d'un matelas étroit, d'un portemanteau et d'une tablette, 131 oů sont disposes un préservatif gratuit et des essuie- tout. Je ferme le verrou, j'ôte mon pantalon, ma chemise, mes sous-vétements que j'accroche méticuleusement. J'hésite un instant; je crois que ľusage est de nouer la serviette blanche autour de sa taille. Puis, tel un explo-rateur, j'ouvre la porte de la chambrette et me glisse dans le couloir, la clef accrochée par un élastique ä mon poignet. Au plafond courent des tuyaux de chauífage et ďaé-ration. Dans ľ atmosphere obscure et moite du laby-rinthe, je croise d'abord un homme bedonnant, torse velu, qui déambule en sens inverse, serviette pareille-ment nouée autour de la taille. II me jette un regard ä travers ses lunettes, ralentit légěrement. Indifferent, je poursuis mon chemin. Au premier tournant surgit un grand jeune homme, cheveux ras, bouche entrouverte, qui se précipite ä la poursuite ďune proie invisible. Plus loin, un moustachu nerveux suit une creature aux longs cheveux. Aprěs quelques tours, j'adopteiervth^ me des autres et nous déambulons touš ensemble, les uns derriěre les autres, retrouvant ä chaque carrefour ceux que nous avons laissés au couloir precedent. La familiarité qui se noue, tour aprěs tour, rend de plus en plus improbable la consummation d'un acte sexuel sauvage. Les couloirs composent une varieté ďitinéraires monotones le long des cabines ouvertes ou fermées. Der- 132 riére ccrtaines portes entrouvertes, des corps sont assis dans ľombre, sur leur "matelas. La serviette ä moitié dénouée, ils semblent convier les passants ä ľassaut. Mais lorsqu'un baiseur postulant s'immobilise dans ľembrasure de la porte, ľoccupant de la cellule, aprěs ľavoir dévisagé, fmit généralement par baisser la tete, signifiant au visiteur qu'il n'est pas son genre. Ľintrus reprend sa marche, dans ľespoir d'une rencontre éro-tique plus favorable. Dans plusieurs coins salons, des clients, affalés dans des fauteuils, regardent placidement une video porno. Ailleurs, sous un néon, quelques fresques figurent des rivages méditerranéens. On trouve également une piscine au rez-u-C-Cuaussec et, au premier éťage, une veritable salle de sauna (la raison sociale de ľétablissement). Le contingent est réguliěrement renouvelé, tandis que les plus anciens se lassent et s'en vont. On entend par-fois un gémissement d'extase. Peu aprěs, une cabine se liběre et le client rentre chez lui, heureux ou mélanco-lique. Děs qu'il a rendu- sa- ele-f^-la-cellule est nettoyée par ľhomme de menage, unique individu habillé de cet établissement, qu'on croise de temps ä autre, sa bonbonne d'eau de Javel ä la main. Au debut, la promenade parait monotone et fasti-dieuse. Mais avec ľhabitude, je finis par la trouver amüsante. Pour la vingtiěme fois, j'arpente la merne al-lée oú j e reconnais un ancien, que je salue d'un sourire complice. Un éphěbe blond, le regard vaporeux, me 133 jétfe uňe ceillade lasse, et poursuit son itinéraire. Sou-dain, dans le couloir situé pres des toilettes, surgit une chaise roulante ä moteur qui transporte un handicape, tout nu. Le torse musclé, les jambes chétives, il porte, comme les autres, une serviette blanche, négligem-ment posée sur le pubis. AfFalé dans son engin méca-nique, la main gauche crispée sur ses commandes, il appuie sur un bouton pour accélérer sa machine, ä la poursuite d'un corps excitant. La chaise amorce un vi-rage et disparait dans le couloir. Vers dix-sept heures, une voix retentit dans les haut-parleurs. Le speaker annonce : — La pizza est servie. Vous pouvez venir au guichet. N'oubliez pas vos assieites en carton. Aussitôt dit, aussitôt fait. La plupart des clients re-tournent dans leur cabine d'oü ils ressortent munis de leur recipient. Puis ils se rassemblent ä ľemplacement prévu pour la collation incluse dans le prix du ticket. Debout Fun derriěre ľautre, longue file de corps nus, serviettes nouées autour de la taille, ils éehangent des-impressions, se relächent. Lun aprěs ľautre, ils ten-dent leur assiette. Le bras d'un employe apparait et disparait par une ouvertuře dans le mur et sert, ä chacun, sa part de pizza chaude. Aprěs quoi les corps nus vont s'asseoir pres de la piscine et dégustent lentement la nourriture, avant de reprendre leur chasse. 134 (soiree de gala) En tenue de gala, je cours jusqu'ä ľavenue Victor-Hugo ou commence, dans une demi-heure, la reception de la fondation Richelieu. La soiree s'ouvre par un petit concert dont j'ai établi le programme (je suis « conseiller artistique » de la fondation). Ce soir, un duo piano violon joue la Premiere sonáte de Prokofiev. La féte se déroule entre cour et jardin, dans le vieil hotel particulier ou la princesse de Richelieu organi-sait, au debut du siěcle, ses « lundis poétiques ». J'entre dans le hall, grimpe le large escalier de marbre puis me dirige vers la saiie de reception oů résonňent des accords de piano. Les musiciens finissent de répéter. Je les salue, m'assure que tout va bien. Nous discutons sous les dorures quand surgit la secretaire de la fondation, furieuse : - Ne restez pas comme ca. Les invites vont arriver. Partez ! Partez í ----------- Telle une intendante d'autrefois, eile envoie sans management le pianiste et le violoniste enfiler leur frac, tandis que j'éleve la voix : - Vous parlez ä de grands artistes. Un peu de respect, quand merne ! A vingt heures trente, les premiers invites gravissent péniblement ľescalier de marbre. Trěs ägés pour la plupart, ils s'arrétent ä mi-pente et reprennent leur 135 souffle, en évaluant le nombre de marches jusqu'au premier étage. Ambassadeurs en retraite, membres de ľlnstitut, commandeurs de la Legion d'honneur, car-dinaux seniles forment ľordinaire de la fondation Richelieu. Des princes cacochymes tiennent par le bras des duchesses gäteuses. Quelques comtesses líftées, en-tre deux ages, portent des robes de grands couturiers trop jeunes pour elles, des jupes noires échancrées au-dessus des genoux qui font ressortir la flétrissure de leurs corps. Les notables sont places aux rangs reserves ; la secretaire les installe avec devotion. Les invites occasionnels sans titre ni particule se serrent sur des chaises au fond de la salle. Excites par le vieux spectacle des privileges, ils observent les rituels de la mai-son. Le president de la fondation entre le dernier. Ancien ministře hautain, il s'avance, léger sourire radical-socialiste. II est accompagné d'une vedette du petit éeran, animatrice de débats televises. Plusieurs duchesses out un mouvement du cou. Lune-d'elles-huríe-ä-ľoreilie de sa voisine : - Qui e'est, celle-lä ? Je grimpe sur scene pour presenter le programme. Un peu géne par le smoking trop ample et les chaus-sures vermes empruntés pour ľoccasion, je tapote sur le micro. Le silence se fait dans la salle et j'accomplis mon devoir, en m'efforcant de bien prononcer. Une anecdote sur les manies de Prokofiev me vaut les sou- 136 rires ďun membŕe de ľ academie des Sciences, ä lon-gue chevelure blanche. La bonne humeur se répand et je souhaite ä tous une bonne soirée avant de regagner ma place. Les artistes entrent sous les applaudissements. La musique commence. Děs les premieres mesures, plusieurs vieillards s'endorment dans leur fauteuil. Un égyptologue centenaire semble déjä momiíié. D'au-tres, seulement évanouis, aspirent faibíement ľair par la bouche, comme des poissons malades ä la surface de ľeau. Des sonotones siíílent par intermittence. Les fresques, au plafond, représentent la princesse de Richelieu au milieu d'une forét enchantée : lianes, lions, singes... Reveille par le second mouvement — Allegro brusco -, un sénateur se dresse dans un demi-coma et pose des questions ä voix haute ä son épouse qui n'en-tend pas. Des ombres s'agitent dans ľobseurité. Au milieu du silence recueilli de Y Adagio, une dame agite lon-guement ses bracelets. Elle s'ennuie. Ľ fait chaud. —Entre les mouvemeiits,"puis"ä""ľa" fin du morceau, le public applaudit longuement. Ma voisine trouve Prokofiev trop « moderne » ; eile préfěre Chopin. Ce salon n'est décidément plus ďavant-garde. Les artistes sa-luent. Tout au fond, les invités occasionnels tendent la tete pour apercevoir quelque chose. Puis, soudain, comme une bourrasque, le public se lěve, se précipite en masse vers le buffet afin de boire du champagne en dévorant les petits fours. Les duchesses sont les plus 137 rapides et bloquent bientôt toutes les tables. Elles se ga-vent á pleines mains de toasts au foie gras, de petits pains tiědes, de tartelettes salées. Dans ľeuphorie generale de la beuverie chic, quelques invites me félicitent pour ľorganisation. Errant dans la foule, je tombe face ä une amie d'enfance, invitee par sa tante qui connaít un membre de ľlnstitut. Cadre commercial dans une boíte de cosmétiques, chrétienne et célibataire, eile me parle longuement de ľanimatrice de télé, présente ce soir. Elles viennent de bavarder ensemble, quelques minutes : - Cest une femme vraiment simple, trěs sympa, en fait... Un monsieur chic en veste blanche, nceud papillon, la soixantaine, se tourne vers nous, sa coupe ä la main. Ľ sourit largement et approuve en affirmant, telle une vérité scientifique : - C'est ľune des deux ou trois plus belles femmes de Paris. Content de son analyse, il dirige son regard vers son épouse qui a un grand nez et repete: - L'une des deux ou trois plus belles femmes de Paris. (DANS LE SOUTERRAIN) Les murs sont couverts de tags. Trois jeunes zonards boivent sur un banc de plastique, cheveux colorés, 138 teint livide, complětement ivres dans la faüsse lumiěre du sous-sol. Deux vigiles blacks arpentent le quai; leurs chiens-loups portent des museheres. L'agent de surface arabe, qui balaie calmement la station, fait presque figure de privilégié. Gare du Nord. RER. Ambiance de crépuscule, ambiance de n'importe oü. Je lis le journal en attendant le train. Une ráme s'arréte. Des policiers descendent, en-trainant un Africain sans management. J'entre dans le wagon. Deux filles blanches, assises sur la banquette, commentent le coin : - Avant, ä La Defense, c'était pire que 9a. Mainte-nant ä La Defense, ca craint pas. Sauf au niveau du cinema. .. Avant que le train ne reparte, les deux filles re-gardent les vigiles qui leur font des sourires en arpen-tant le quai. lis s'arretent devant la rame entrouverte. Les filles s'adressent ä eux, leur parlent en plaisantant, racontent qu'elles sortent le samedi soir dans une boite ä Saint-Cloud. Les Blacks ont-l'-air-contents ; ils repetent le nom du night-club. Les filles leur donnent ľadresse. Deux midinettes, dans le RER, invitent deux vigiles accompagnés de chiens-loups: - Lä-bas, touš les week-ends, c'est la féte! 6 Comme au cinéma Glissé dans le faire-part, un pian photocopié indi-quait différents chemins pour se rendre ä la messe, puis au diner. Lionel s'excusa de ne pouvoir venir qu'au diner. Le jour venu, il prit le train jusqu'á la gare la plus proche. II grimpa dans un taxi qui suivit une route sinueuse le long d'une riviere, puis s'enfonca dans la foret. A la sortie des bois, le chauffeur désigna un chateau dressé sur le coteau dominant la vallée : une folie bourgeoise du xixc siecle, reconvertie en hotel-restaurant pour fetes de families et séminaires ďentre-prise: ------------------ Ä ľentrée du domaine, une allée bitumée ornée de statues vermoulues conservait ľillusion d'un pare; le reste des jardins était transformé en parking. Lionel paya le taxi. Autour de lui, des hommes costumes, des femmes coiffées de chapeaux sortaient de voitures chě-res de grande série - moděles ä injection, couleurs sombres, signaux d'alarme. lis s'avancaient dans le vent printanier et ľeuphorie du manage. Les conversa- 143 tions se rapportaient aux affaires, aux enfants, aux etudes, aux vacances... A ľentrée du chateau, les jeunes époux, en redingote et robe blanche, accueillaient les invites. Lionel embrassa son oncle et sa taňte, les parents du marié, déguisés en chätelain et en chatelaine. Coiífé ďun chapeau haut de forme, ľoncle Jean fumait un cigare en prenant des airs de hobereau. Un cocktail précédait le diner. Les invités se mas-saient dans le salon, ouvert par des baies vitrées au-dessus de la riviere. Lionel salua plusieurs cousins qui le trouvěrent en pleine forme, ce qui le rassura. Ä tren-te et un ans, sa tenue de bohéme attardée - un jean négligé et un tee-shirt portant en grandes lettres le slogan : « Ne travaülez jamais » — éveillait plutôt ľiii-quiétude ; mais ce soir, tout le monde s'en amusait. Des mots jaillissaient autour de lui, des phrases pleines de golf, ski, voiture, television, famílie, politique... Le député de la circonscription, un ami de la famille, dis-cutait avec un industriel. Lionel songea que ce notable regional versé dans la culture ~~ et- qu'il- eonnaissakde= puis son enfance - avait peut-étre iu ľimportant article sur son court-métrage publié le mois precedent dans le journal local. II s'arrangea pour passer et repasser plusieurs fois devant lui, esperant une flatterie et peut-étre une commande. Tournant la téte vers lui, le depute le reconnut et langa, moqueur: - Qa va, l'artiste ? Toujours dans la musique ? Puis il se retourna vers ľindustriel. 144 .....Lionel se sentit honte.ux, ILse xesservit une coupe, Messe. Hier, Paris le consacrait; il veňait d'obtenir le prix Monoprix du meilleur court-métrage: un concours professionnel, finance par la chaine de grands magasins. Aujourd'hui, la province ľignorait: « L'artiste ! » Que serait la France sans artistes ? Par-lait-on ainsi ä Renoir, ä Rivette, ä Resnais ? Lionel, abattu, se replia sur un oncle plus modeste, ancien přetře reconvert! dans le militantisme ouvrier. Us burent du champagne. Pour diner, on avait place á sa gauche une fille ä marier et, tout autour de la table, d'autres gens de sa generation exergant diverses activités. Fabrice, un lointain cousin du merne age, se tenait ä sa droite et ils enga-gérent la conversation. Cadre dans une boite d'ínfor-matique, Fabrice expliqua son job avant de s'intéresser ä celui de Lionel: - Tu fais toujours du cinéma ? Pourquoi «toujours» ? Lionel entendit, dans ce möt, üri vceü plus öü"m"oiňš~čôňščleňt que cela s'ar-réte ; un appel de sa famille exprimé involontairement. Piqué une seconde fois dans son orgueil, il s'efforga d'expliquer que non seulement il faisait toujours du cinema mais que, de plus, ä Paris, il était un homme en vue, ami de plusieurs vedettes dont il čita les noms. II venait d'ailleurs d'obtenir le prix Monoprix. Fabrice sourit: — Super ! Qa rapporte combien ? Lionel multiplia plusieurs fois le chifFre reel et an- 145 nonca la somme de « 80 000 francs ». Pour brouiller les pistes, il se langa dans un vaste exposé sur les méca-nismes financiers de la production, le Systeme de ľavance sur recette, les millions en jeu dans son pro-chain projet. Ajoutant qu'il payait trop ďimpôts, il perQut, dans le regard de Fabrice, un sentiment de solidarite. L'impression negative s'évaporait. Lautre vou-lait croire ä ses ennuis fiscaux, done ä sa réussite. Lionel, en fait, gagnait convenablement sa vie grace ä un job de photographe pour les écoles de la Ville de Paris. Chaque année, dans les materaelles et les cours primaires, il tirait le portrait de plusieurs milliers d'en-fants. Mais il n'en parlait guěre et cultivait son image de cméäste prornetieui. Elargissant la conversation, il questionna ä son tour la femme de Fabrice, déjä mere de deux enfants, qui s'intéressait au cinema. Lionel sentit qu'elle l'inviterait prochainement ä diner. Les plats se succédaient lente-ment. Du saumon. Du bceuf avec une sauce. La fille ä marier, ä sa gauche, niächait silencieuseme-nt avec des sourires génés. En face se tenait le jeune prétre qui avait célébré le mariage ; de ľautre côté, un couple de jeunes médecins. Les mariés avaient incontestable-ment voulu composer une table de gens de trente ans ; mais Lionel trouvait son äge informe, loin de la vraie jeunesse comme de la noble vieillesse. On n'en était qu'au plat de resistance. Certains étaient pour ľEu-rope, ďautres contre. II essaya ďexposer quelques 146 idées originales qui s'avérerent aussi creuses que les theories adverses. Le médecin était de gauche. Les au-tres de droite. II fut question de recession, de crise, de chômage, de Chirac, de Rocard, de Jospin, dejuppé... Entre la salade et le fromage, le jeune prétre deman-da ä Lionel son avis sur le festival de Cannes, le cinéma francais. Paríant sur le ton du professionnel informé, le jeune cinéaste se sentait intérieurement fatigué; sou-dain il s'excusa, se leva et quitta la salle á manger pour faire quelques pas dehors. II avait besoin de se livrer, seul, ä une occupation vraie; prendre un peu d'air frais, griller une cigarette. II sortit devant le chateau, tandis qu'ä ľintérieur dé-niäiTäií une valse de Strauss. Les invites commen-caient ä danser. Assis sur un muret, Lionel croyait avoir trouvé un moment de quietude, lorsqu'il vit une ombre s'approcher vers luí, depuis le parking. C'était ľonclejean, muni de son caméscope. Le pere du marié portait son chapeau haut de forme de travers et ses yeux brillaient. Ivre, il avanyait en "habit de ceremonie, le visage empreint d'un large sourire. II scrutait Lionel presque tendrement, avec une complicité de vieil oncle copain. Approchant du muret, il souleva la camera, appuya son ceil contre ľobjectif et commenca ä filmer son neveu en commentant: - Voici maintenant notre eher Lionel, un neveu cinéaste... Lionel se sentait géne. L'oncle progressait en fil- 147 mant, cítait ä voix haute Hitchcock, Fellini, tout en braquant la video sur sa proie qu'il questionnait en direct : - Ta mere nous a dit que tu venais d'avoir le prix Monoprix. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consis-te? Cette interview était grotesque. Mal ä ľaise devant la camera amateur, Lionel se masqua le visage de la main. Puis, comme son oncle insistait, il accorda un sourire nerveux au caméscope, chercha une phrase, n'en trouva aucune. Pour ne pas rester idiot, il se crut oblige de répondre et prononga sérieusement, aprěs quelques bégaiements: - Cest un prix décerné ä un cinéaste professionnei. Un prix assez repute dans le milieu... Un silence passa. L'oncle Jean poursuivit: - Parle-nous de ta vie. Ce sont toujours les petits boulots qui te font vivre ? Lionel n'arrivait plus ä articuler un mot. II cherchait une plaisanterie mais n'en trouvait pas, tandisqueson oncle concluait: - Merci, Lionel! Le cinéaste demeura seul, piégé, idiot, afíligé par son manque de repartie. II se leva piteusement pour re-gagner la salle ä manger. Par les fenétres ouvertes ré-sonnait la valse de Strauss, accompagnée par une boite ä rythme. Au milieu de la piste deserte, le maríé en re-dingote tentait de valser avec sa měře. Raides comme 148 des piquets, ils piétinaient mdadrqitement, patau-geaient dans Le beau Danube bleu sous le regard des convives. La disco battait une mesure ä quarre temps. Des étres mangeaient, buvaient, parlaient, riaient, criaient. Tout cela se passait dans un faux chateau, ä cent cinquante kilometres de Paris. Lionel n'a qu'une idée : partir. Trouver une voiture qui le reconduira chez lui. II prévient le marié que, si quelqu'un reprend la route, ce soir, cela ľarrangerait. L'espoir est mince. Lionel voudrait rentrer, regarder un film, trainer dans une boite de nuit minable, sur un quai de metro, n'importe ou... Pour passer le temps, il boit du champagne. Tandis que les convives en-chainent rocks et danses ä la queue leu leu, la mariée s'approche et lui demande : - Cest toi qui cherchais une voiture ? J'ai deux eopines de boulot qui rentrent ä~Paris. Elles peuvent te ramener, si tu veux. Son doigt designe, au milieu de la foule suante, deux jeunes femmes d'une trentaine ďannées, en train de se déhancher et de hurler sur une musique antillaise. La plus grande porte une robe échancrée, entourée de ru-bans multicolores qui rebondissent au rythme de ses seins. La plus petite est en jupe moulante ; corsage aureole de transpiration, visage en nage. Elles s'éclatent, 149 se trémoussent avec des gestes obscěnes, face ä ďautres gar$ons de trente ans, cravatés et bedonnants, qui poussent des rales. Lionel hésite mais ľheure tourne ; une voiture pour Paris ne saurait étre negligee. Profi-tant ďune pause entre deux morceaux de musique, il se glisse vers les jeunes femmes qui reprennent leur respiration. II se présente : le-cousin-du-marié-qui-cherche-une-auto-pour-Paris... La plus grande lui accorde un sourire mais la petite lance un regard mauvais. Pour-quoi n'a-t-il pas de voiture ? Lionel se sent minable. Les yeux de la jeune femme le toisent, s'arrétent avec dé-goůt sur son jean et son tee-shirt, puis eile lance : - On te préviendra quand on partira. Sois prét, parce que j'attendrai pas ! Visiblement, c'est eile qui commande. La danse re-prend et les deux copines recommencent ä s'agiter par-mi les célibataires en chaleur et les vieillards ä la recherche d'excitation. Fabrice et sa femme se tapent les fesses en rythme ; de vieilles meres contemplent leur progéniture avec un sourire attendri: Lionelacbnet que ses soirees d'artiste ne valent pas toujours beaucoup mieux. Voyant ľheure du depart approcher, il commence merne ä trouver ce manage amüsant. Tout en attendant ses pilotes, il reprend une coupe de champagne et commence ä dire au revoir aux invites, gagné par une soudaine bonne humeur. Un quart d'heure plus tard, les deux filles quittent la piste de danse. Défaites, visages dégoulinants, véte- 150 ments froissés, demarche pantelante, eUes s'avancent vers la sortie du chateau et ľallée du pare oü le jeune cinéaste les suit, discret mais résolu. En approchant de leur voiture — une petite voiture moderne pour gens de trente ans -, Lionel realise avec inquietude que les filles sont complětement ivres. Mar-chant entre les buissons, loin des enceintes acoustiques, elles chantent en se tenant par ľépaule sur le refrain qui résonne par les fenétres du chateau. La plus petite lance des cris dans ľair humide ; puis eile change su-bitement d'idée, commence á chercher ses clefs dans son sac. Elle met un certain temps avant de les trouver, s'énerve. Soudain, dans la fraicheur du pare, eile se re-tourne vers son passager, le dévisage ä nouveau et lache sěchement: - Ah, ťes lä, toi ? J'avais oublié. Lionel s'excuse, répond que ce n'est pas grave, qu'on ne s'occupe pas de lui. Elle annonce qu'elle doit changer de veternents pour prendre la route, impossible de conduire avec cettejupeserrée, eile va eníiler un pantalon. Les yeux brillants, eile commande au gar™ con: - Ne regarde pas, retourne-toi. Lionel n'a aucune envie de voir ce spectacle, mais ľinjonction de la fille le rend obscene. Obéissant, il se retourne face au talus. La conductrice, au milieu du parking, ôte sa jupe et enfile son pantalon en répétant plusieurs fois: 151 - Te retourne pas, hein ! Cest pas pour toi. Les deux íilles rigolent. Elles sont saoules. La route sera dangereuse. Subir ces harpies pendant une heure ne fait pas peur ä Lionel; mais il n'aimerait pas finir dans une chaise roulante. Regagner le chateau ? Ľ n'en peut plus. II voudrait voir Paris, sa maison, son lit. Lionel s'engoufŕre ä ľarriere de ľauto qui démarre dans la nuit brumeuse. Une route escarpée descend vers la vallée. Discrěte-ment replié sur la banquette arriěre, le passager espěre que ces jeunes femmes vont faire preuve, au volant, d'un certain self-control; que ľébriété cessera ä ľinstant oú tournera la clef de contact. Au contraire, ľhystérie alcoolique redouble avec le mouvement de la voiture qui dévale, ä cent ä ľheure, le chemin et ses tournants, manquant plusieurs fois de sombrer le fossé : - Fous la musique, j'ai envie de chanter, ordonne la petite ä la grande... Cherche la cassette de Patrick Bruel. La grande trouve la cassette et ľenfonee dans la-fen-te. Le chanteur commence ä gueuler son désespoir. Concert public, foule hurlante. L'auto roule au bord de la riviere. Le texte évoque les premieres amours, les ambitions décues de ľadolescence. Le refrain scande : « T'as rate ta vie ! » Patrick Bruel pleure, geint; la foule hurle et reprend en chosur: « T'as rate ta vie ! » La conductrice trouve que ce n'est pas assez fort et monte le son. Sonorisation maximale. Les haut- 152 parleurs se trouvent juste derriěre Lionel qui subit in-tensément chacun des sentiments exprimés par la voix amplifiée. La voiture fonce sur la nationale ä cent cin-quante ä ľheure. L'effet du champagne laisse toutefois le passager légěrement euphorique. A ľavant, les deux filles fument cigarette sur cigarette et chantent avec la musique : - «... Et toi Francois, et toi Sophie, as-tu reussi ton pari ? » Elles bougent, dansent autour du volant, tandis que la voiture tangue vers bäbord et tribord. Tenant son volant d'une main, la conductrice ôte encore sa veste et accélěre soudain, les bras mi-nus, tandis que Lionel se crispe ä ľarriere. II observe la route, chäqüe tournant, les phares d'une voiture qui va leur rentrer dedans. Cette fille est dingue. Ľ n'ose demander de ralentir. Elle en profiterait pour appuyer plus fort sur le champignon. Cent cinquante, cent soixante... Un instant, Lionel songe ä descendrc la, en pleine route, au milieu de cette forét, ä continuer en-autostop. II n'a pas le courage. « T'as rate ta vie, t'as rate ta vie... » chante la voix. Sur ľautoroute, le compteur monte ä cent quatre-vingts mais Lionel se sent en sécurité. Penché vers le siege avant, il hurle quelques questions aux demoiselles concernant leur vie, leur travail. Elles sont « conseil financier dans un cabinet de communication ». II tente d'en savoir plus. Que conseillent-elles ? Elles tapent 153 des textes sur des machines, classent des papiers, ré-pondent au telephone. L'auto accélěre dans la nuit en direction de Paris-Notre-Dame. Les filles veulent encore écouter Patrick Bruel. EUes disent qu'il est genial, qu'il les rend folles. Elles dis-cutent ä nouveau entre elles, grillent d'autres cigarettes. La pilote demande ä sa copilote de revenir en arriere sur la cassette, non, pas celui-ci, un peu plus loin, remonter en avant, oui, c'est 5a, c'est bon, Patrick ! Lorsque les coups de volant se font trop dange-reux, la copilote s'inquiete un peu, mais elles sont tenement ivres qu'elles préfěrent chanter ä tue-téte : « T'as rate ta vie... As-tu réussi ton pari ? » La conductrice a décidément trop chaud. Tout en conduisant, eile ouvre largement son corsage sur un soutien-gorge de dentelle blanche. — Ouf, c,a va mieux! respire-t-elle. Elle encourage sa copine : - Fais comme moi, si tu as trop chaud!. Obéissante, ľautre dégrafe sa robe, íandis-que -Patrick Bruel entonne un rock accompagné par les ap-plaudissements du public. On approche de Paris. La circulation devient plus dense. Un petit bouchon se forme au péage auto-matique. Les deux filles fredonnent en chceur; leurs seins ä moitié nus rebondissent avec la chanson. Une grosse voiture avance sur la rangée voisine. Soudain, une main s'agite derriěre le pare-brise teinté, adressant 154 un signe ä Lionel. Tout en lorgnant les-deux secret taires, un homme mousfachü"tend son.pouce pour adresser, au jeune cinéaste, un geste de felicitations, Ľ contemple les seins et semble envier Lionel qui, pour la premiere fois, se sent fort, adopte un visage domina-teur et renvoie ä ľhomme un geste complice. Les filles jettent la monnaie dans la corbeille, l'auto redémarre. Ľautre voiture roule encore ä côté d'eux. Ľhomme adresse un dernier signe sexuel d'encou-ragement ä Lionel; puis il accélěre, les dépasse et dis-parait. Patrick Bruel entonne une chanson triste. Les deux filles semblent plus calmes. Leurs poitrines retombent et les voix sc taisent dans une brume éthylique. Cha-eun ne pense ä rien. La voiture fonce dans la nuit. Lionel regarde, ä travers la vitre, le paysage monotone dé-filer sous la pleine lune : foréts, trous noirs, zones d'urbanisation, panneaux fluorescents signalant d'invi-sibles monuments, ďhypothétiques vestiges archéo-logiques. — ----------------------- Plongé dans ľobseurité de la voie rapide, seul dans la nuit oú les phares avancent, perdu dans la soúlo-graphie de cette voiture, il se laisse empörter. Gomme au cinéma. Pas de regies, pas de but. Regarder le paysage. Se regarder les uns les autres, agir, trébucher, re-partir. Se rappeler d'autres voyages, la tete collée contre le pare-brise ďune voiture ou ďun train. Etre un voyageur sur une route, dans la nuit. 155 - J'ai envie de quelque chose... Ce désir, soudain formule par la conductrice, tire Lionel de sa reverie. La cassette de Patrick Bruel s'est arretée. L'auto roule dans la region parisienne entre cites de banlieue, zones industrielles, centres commer-ciaux. Le cinéaste se réconforte ä ľidée ďarriver bien-tôt, mais la conductrice répete, en insistant: - J'ai envie de quelque chose... Ä moitié endormie, sa copine entrouvre un ceil: - Qu'est-ce que tu dis ? - i u connais ic uiivt-in i - C'est quoi ? - Qa vient ďouvrir, un peu plus loin, juste aprěs ľéchangeur. Tu sais, un drive-in, comme en Amérique : un cinema en plein air, pour les bagnoles. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre... - Ah bon? -—- ~ ------- - On y va ? Surpris par cet imprévu, Lionel espěre que l'autre va refuser. Elle semble épuisée. II ľencourage mentale-ment ä dire non, ä rentrer dormir. Mais la grande, ma-nipulée par la petite, ne tarde pas ä céder. La conductrice appuie sur ľaccélérateur en criant: - Youpi! Comme en Amérique... Lionel n'a pas le choix; patienter encore. Quel- 156 ques instants plus lard, ľautomobile franchitTéchan-geur puis sort, par la voie de droite, sur ľaire auto-routiěre des Bruyěres. Le véhicule ralentit, longe une station-service, un supermarché, des toilettes pu-bliques. Des panneaux lumineux le dirigent dans ľobs-curité vers le nouveau drive-in, un parking installé ä ľextrémité de ľaire, entouré ďune haie ďarbustes. Une barriěre automatique commande ľentrée. EUe accepte uniquement les cartes de credit. Les íilles fouil-lent leurs sacs, ne trouvent pas, s'impatientent. La pilote demande ä Lionel de préter la sienne. H espěre encore retourner la situation en répondant qu'il n'en a pas. Cet aveu le fait baisser davantage dans ľestime de la pilote qui iicane ; mais presque aussitôt, eile retrou-ve sa carte ä puče. La barriěre se lěve et la voiture entre sur le parking. Trois heures du matin. Une demi-douzaine d'autos suivent le spectacle, sur des emplacements délimités par des traits de peinture blanche. Au fond se dresse un éeran- oúdéíilent, dans la- nuit^es-images d'une comé-die musicale en noir et blane ; puis - sans transition -une sequence technicolor de Rambo, en pleine bataille dans un enfer moderne... La voiture se gare pres d'une borne métallique, couronnée par un haut-parleur. La conductrice baisse sa vitre et laisse entrer le son. Une voix commente les extraits qui se succědent sur ľécran : une anthologie des legendes du cinema. John Travolta danse la fiěvre du samedi soir. Puis Michěle 157 Morgan embrasse Jean Gabin sur le quai des brumes... Les filles se calment ä nouveau. Lionel s'intéresse un instant; il voit avec plaisir passer Humphrey Bogart. Entre deux sequences, un commentateur apparait ä ľimage et prend la parole, assis dans un fauteuil de réa-lisateur: « Merci, Michěle Morgan, Jean Gabin, John Travolta, Humphrey Bogart; merci pour ces instants ma-giques...» Une autre voiture entre dans le parking et se gare sur ľemplacement voisin. Le présentateur poursuit: « Quittons un instant Hollywood et sa legende, pour plonger dans ľautre face du Septiěme art: les gagne-petit, les éterneis seconds, les destins rates qui gravitent dans ľombre des stars, en attendant leur jour qui n'ar-rive pas toujours... » Drôle d'idée, songe Lionel. II n'attendait pas, sur cette aire d'autoroute, une telle evocation des coulisses du cinema. Le commentateur présente la sequence: «Découvrons, par exemple, cette~figure—mal^~ heureuse qui s'acharne sans espoir, ce prétendant éconduit, drôle et pitoyable, de la legende cinémato-graphique... » Un changement ďéclairage annonce le nouvel ex» trait. Prostře sur la banquette arriěre, Lionel voit gran-dir ľimage, dans un eíFet de zoom maladroit. La camera semble tenue par un personnage ivre. Pendant une fraction de seconde, le jeune homme ne comprend pas 158 bien.ce.qu'il voit. Puis sesyeux s'écarquillent, haíluci-nés. Le film représente une silhouette assise sur un petit mur de pierre, devant un chateau. L'objectif progresse vers le personnage. On dirait... Lionel ferme les yeux, respire profondément. II ou-vre ä nouveau les paupiěres devant ce film qui grandit encore ; il se frotte les sourcils, mais en vain : car ľimage de Lionel, sa propre image, occupe maintenant la moi-tié de ľécran, avec son jean négligé, son tee-shirt mal repassé portant le slogan : « Ne travaillez jamais », son corps de jeune vieux enlaidi par un mauvais camé-scope. On entend la musique ďun bal de manage. Le beau Danube bleu. Assis sur le muret, Lionel semble terrorise. DVbord souriant, son visage se deforme dans une grimace honteuse, tandis que ľopérateur avance vers lui. La voix du commentateur explique : « Lionel se prend pour un grand cinéaste; mais il n'a jamais tourné aucun film ; sinon quelques courts-métrages pour des entreprises. Son unique recompense"? Unprix d'amäteurs, ďécerné par une chai-ne de grands magasins. Lionel devrait renoncer mais, grisé par la legende, il s'obstine. Faute d'admirateurs, il se fait interviewer par un membre de sa famille...» Lionel reconnait la voix de son oncle : « Ta mere nous a dit que tu venais ď avoir le prix Monoprix. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consis-te ? » Horriblement géne, le personnage ä ľécran se ca- 159 che le visage de la main. Est-il intimidé ? Se prend-il pour une star poursuivie par les paparazzis ? Poltron ou mythomane, il reste muet, accorde un sourire ner-veux ä la camera, bégaye quelques mots incompréhen-sibles. Puis il finit par redresser la téte et prononce trěs sérieusement, comme un élěve interrogé sur sa lecon : « Cest un prix décerné ä un cinéaste professionnel. Un prix assez repute dans le milieu...» Des éclats de rire fusent sur la bande-son ; rires de spectateurs dans une salle, lors de ľenregistrement d'un spectacle comique. Abasourdi, Lionel se tasse sur la banquette arriěre. Curieusement, les deux filles ne s'occupent pas de lui. On dirait qu'elles ľont oublié. La conductrice dit simplemeiit ä ľautre : — Quel nul, ce type... L'interviewer s'adresse au Lionel de ľécran: « Parle-nous de ta vie. Ge sont toujours les petits boulots qui te font vivre ? » On entend ä nouveau des éclats de rire sur la bande-son. Le Lionel de ľécran demeure ahuri, mm-able,- incapable d'articuler un mot. Gelui de ľauto espěre que c'est un cauchemar ; mais cette nuit, ces filles, ce parking n'ont pas la consistance des réves. Lionel regarde ľauto garée sur ľemplacement voisin. Un conducteur suit le film derriěre son pare-brise. Soudain, Lionel re-connait ľhomme qui faisait signe au péage, tout ä ľheure, pour ľencourager. Assis derriěre le volant de sa grosse cylindrée, le moustachu se tourne ä nouveau 160 vers lui, la lěvre moqueuse. Comme la premiéře fois, il tend son bras. Mais au lieu du pouce dressé, en signe de complicité macho, il dirige son pouce vers le bas, tel un Romain refusant la grace. Luttant contre ces hallucinations, Lionel se retourne vers ľintérieur de sa voiture. Les visages des filles sont á present braqués sur lui, furieux. Tournees vers la banquette arriěre, la grande et la petite semblent ex-trémement haineuses, comme s'il les avait trompées depuis le debut, comme si elles venaient de découvrir le pot aux roses. Plus aucune compassion. Au contrai-re, la gentille donne maintenant raison ä la méchante. Et c'est eile qui prononce la premiere : - T'es vraiment nulí L'autre, satisfaite, les yeux brillants, se met soudain ä crier: - T'es vraiment nul! Fous le camp... Lionel n'est pas sür d'avoir compris. U prend peur. Les voix deviennent particuliěrement agressives. II se retourne vers le type, dans ľauto voisine, qui 1'observe toujours en agitant son pouce vers le bas. La pilote hur-le une seconde fois: - Sors de la bagnole tout de suite ! Lionel est aíTolé. II ne sait pas ou aller. II comprend qu'il doit obéir et bredouille : ~ Oui, tout de suite... Tremblant, il entrouvre la portiere, sous les regards révulsés des deux secretaires. II pose un pied sur le par- 161 king, manque de se casser la figure. Au-dessus de lui, sur le grand écran, une nouvelle sequence a commence : « Aprěs les minables du cinema, retournons vers le monde du fantastique et de la legende. » Le projecteur diffuse un film de Walt Disney. Seul sur le parking, Lionel s'éloigne du véhicule ä reculons. La grande fille le braque toujours méchamment, tandis que la petite baisse sa vitre vers la grosse voiture et s'adresse ä ľhomme moustachu: - Quel minable, ce type ! - Comment vous appelez-vous ? susurre une voix de macho. —• Saiidiine. El vous ? Lionel voudrait partir loin d'ici, voir le jour se lever... II rejoint en titubant le fond du dňve-in, franchit la haie d'arbustes pres de ľécran. Soudain, il se retrouve au milieu d'un petit bois ä demi éclairé par la lumiěre du cinema. Le sol est jonché ďépines, de papiers gras, de boites de coca-cola. Lionel trébuche, il avaneedans la pénombre, piétine des sacs en píastique, des feuilles de papier hygiénique. II fait de plus en plus noir. L'en-droit est peu rassurant mais le jeune homme a moins peur. II entend, au loin, le grondement des voitures sur ľautoroute. II avance encore, écrase un sachet de caca-huětes, continue droit devant lui, presse de s'éloigner. II finira bien par arriver quelque part. Scenes de la vie (l) 9 Dans la sanisette 29 La plage du Havre 47 %one Nature Protegee 75 Scenes de ta vie (2) 121 Comme au cinema 141