Annie Ernaux "Galliniard 4 © Editions Gallimard, 1983. © Editions GaUimärä, 1997t pour le dossier. «Je hasarde une explication: écrire c'est le dernier recours quand on a trahi. » JEAN GENET1 * * Les notes appelées par chiffres ont été établies par Marie-France Savéan et sont regroupées en fin de volume, p. 105-109, J'ai passé les épreuves pratiques du Capes2 dans un lycée de Lyon, ä la Croix-Rousse. Un lycée neuf, avec des plantes vertes dans la partie réservée ä ľadministration et au corps ensei-gnant, une bibliothěque au sol en moquette sable. J'ai attendu la qu on vienne me chercher pour faire mon cours, objet de lepreuve, devant ľinspecteur et deux assesseurs, des profs de lettres trěs confirmés, Une femme corrigeait des copies avec hauteur, sans hésiter. II suffi-sait de franchir correctement ľheure suivante pour étre autorisée ä faire comme eile toute ma vie. Devant une classe de premiere, des matheux, j'ai expliqué vingt-cinq lignes — il fal-lait les numéroter — du Pere Goriot de Balzac. « Vous les avez traínés, vos élěves », m'a repro-ché ľinspecteur ensuite, dans le bureau du pro- 9 viseur. II était assis entre les deux assesseurs, un homme et une femme myope avec des chaussures roses. Moi en face. Pendant un quart ďheure, il a melange critiques, éloges, conseils, et j'écoutais ä peine, me demandant si tout cela signifiait que j'étais regue, D'un seul coup, ďun méme élan, ils se sont levés tous trois, Fair grave. Je me suis levée aussi, précipi-tamment. L'inspecteur m'a tendu la main. Puis, en me regardant bien en face: « Madame, je vous félicite.» Les autres ont répété «je vous félicite » et m'ont serré la main, mais la femme avec un sourire. Je n'ai pas cessé de penser ä cette ceremonie jusqu'á ľarrét de bus, avec colěre et une espěce de honte. Le soir méme, j'ai écrit ä mes parents que j'étais professeur «titulaire ». Ma mere m'a répondu qu'ils étaient trěs contents pour moi. Mon pere est mort deux mois aprěs, jour pour jour. II avait soixante-sept ans et tenait avec ma mere un café-alimentation dans un quartier tranquille non loin de la gare, ä Y... (Seine-Maritime). II comptait se retirer dans un an. Souvent, durant quelques secondes, je ne sais plus si la scene du lycée de Lyon a eu lieu avant ou aprěs, si le mois ďavril venteux oú je me vois attendre un bus ä la Croix-Rousse doit précéder ou suivre le mois de juin étouffant de sa mort. C'était un dimanche, au debut de ľapres-midi. Ma mere est apparue dans le haut de ľesca-lier. Elle se tamponnait les yeux avec la serviette de table qu'elle avait du empörter avec eile en montant dans la chambre aprěs le dejeuner. Elle a dit d'une voix neutře: « Cest fini. » Je ne me souviens pas des minutes qui ont suivh Je revois seulement les yeux de mon pere fixant quelque chose derriěre moi, loin, et ses lěvres retroussées au-dessus des gencives. Je crois avoir demandé ä ma móre de lui fermer 11 les yeux. Autour du lit, il y avait aussi la soeur de ma mere et son mari. lis se sont proposes pour aider ä la toilette, au rasage, parce qu'il fallait se dépécher avant que le corps ne se rai-disse. Ma mere a pensé qu on pourrait le revétir du costume qu'il avait étrenné pour mon mariage trois ans avant. Toute cette scene se déroulait trěs simplement, sans cris, ni san-glots, ma mere avait seulement les yeux rouges et un rictus continuel. Les gestes s'accomplis-saient tranquillement, sans désordre, avec des paroles ordinaires. Mon oncle et ma taňte répé-taient «il a vraiment fait vite » ou « qu'il a change». Ma mere s'adressait ä mon pere comme s'il était encore vivant, ou habite par une forme speciale de vie, semblable ä celie des nouveau-nés. Plusieurs fois, eile ľa appelé « mon pauvre petit pere » avec affection. Aprěs le rasage, mon oncle a tiré le corps, ľa tenu levé pour qu'on lui enlěve la chemise qu'il portait ces derniers jours et la remplacer par une propre. La téte retombait en avant, sur la poitrine nue couverte de marbrures. Pour la premiere fois de ma vie, j'ai vu le sexe de mon pere. Ma mere ľa dissimulé rapidement avec les pans de la chemise propre, en riant un peu: 12 « Cache ta misěreř mon pauvre homme. » La toilette finie, on a joint les mains de mon pere autour ďun chapelet. Je ne sais plus si c est ma mere ou ma taňte qui a dit: « Il est plus gentil comme ga », c'est-ä-dire net, convenable. J'ai fermé les persiennes et levé mon fils couché pour sa šieste dans la chambre ä côté. « Grand-pěre fait dodo. » Avertie par mon oncle, la famílie qui vit ä Y... est venue. lis montaient avec ma mere et moi, et restaient devant le lit, silencieux quelques instants, aprěs quoi ils chuchotaient sur la maladie et la fin brutale de mon pere. Quand ils étaient redescendus, nous leur offrions ä boire dans le café. Je ne me souviens pas du médecin de garde qui a constaté le décěs. En quelques heures, la figure de mon pere est devenue méconnais-sable. Vers la fin de ľapres-midi, je me suis trouvée seule dans la chambre. Le soleil glissait ä travers les persiennes sur le linoleum. Ce n'était plus mon pere. Le nez avait pris toute la place dans la figure creusée. Dans son costume bleu sombre lache autour du corps, il ressem- 13 blait ä un oiseau couché. Son visage ďhomme aux yeux grands ouverts et fixes de ľheure sui-vant sa mort avait déjä disparu. Méme celui-lä, ie ne le reverrais iamais. On a commence de prévoir ľinhumation, la classe des pompes funěbres, la messe, les faire-part, les habits de deuiL J'avais ľimpression que ces préparatifs n'avaient pas de lien avec mon pere. Une ceremonie dont il serait absent pour une raison quelconque. Ma měře était dans un état de grande excitation et m'a confié que, la nuit ďavant, mon pere avait tätonné vers eile pour ľembrasser, alors qu'il ne parlait déjä plus. Elle a ajouté: « H était beau gargon, tu sais, étant jeune. » L'odeur est arrivée le lundi. Je ne ľavais pas imaginée. Relent doux puis terrible de fleurs oubliées dans un vase d'eau croupie. Ma mere n'a fermé le commerce que pour ľenterrement. Sinon, eile aurait perdu des clients et eile ne pouvait pas se le permettre. Mon pere décédé reposait en haut et eile servali des pastiš et des rouges en bas. Lärmes, silence et dignitě, tel est le comportement qu'on doit avoir ä la mort ďun proche, dans une vision distinguée du monde. Ma mere, comme le voi-sínage, obéissait ä des regies de savoir-vivre oů le souci de dignité n'a rien ä voir. Entre la mort de mon pere le dimanche et ľinhumation le mercredi, chaque habitué, sitôt assis, commen-tait ľévénement ďune fa?on laconique, ä voix basse: « II a drôlement fait vite... », ou fausse-ment joviale: « Alors il s'est laissé aller le patron! » lis faisaient part de leur emotion quand ils avaient appris la nouvelle, «j'ai été retourné », «je ne sais pas ce que ga m'a fait». Ils voulaient manifester ainsi ä ma mere qu'elle n'était pas seule dans sa douleur, une forme de politesse. Beaucoup se rappelaient la derniěre fois qu ils ľavaient vu en bonne santé, recher-chant touš les details de cette derniěre rencontre, le lieu exact, le jour, le temps qu il fai-sait, les paroles échangées. Cette evocation minutieuse ďun moment oü la vie allait de soi servait ä exprimer tout ce que la mort de mon pere avait de choquant pour la raison. Cest aussi par politesse qu'ils voulaient voir le patron. Ma mere n'a pas accede toutefois ä 15 toutes les demandes. Elle triait les bons, animés ďune Sympathie veritable, des mauvais poussés par la curiosité. A peu pres touš les habitues du café ont eu ľautorisation de dire au revoir ä mon pere. Ľépouse d'un entrepreneur voisin a été refoulée parce qu'il n avait jamais pu la sen-tir de son vivant, eile et sa bouche en cul de poule. Les pompes funěbres sont venues le lundi. L'escalier qui monte de la cuisine aux chambres s'est révélé trop étroit pour le passage du cer-cueil. Le corps a dú étre enveloppé dans un sac de plastique et traíné, plus que transporte, sur les marches, jusqu'au cercueil posé au milieu du café fermé pour une heure. Une descente trěs longue, avec les commentaires des employes sur la meilleure fagon de s'y prendre, pivoter dans le tournant, etc. II y avait un trou dans ľoreiller sur lequel sa téte avait repose depuis dimanche. Tant que le corps était la, nous n'avions pas fait le menage de la chambre. Les vétements de mon pere étaient encore sur la chaise. De la poche ä fer-meture éclair de la salopette, j'ai retire une liasse de billets, la recette du mercredi precedent. Jai jeté les medicaments et porté les vétements au sale. 16 La veille de ľinhumation, on a fait cuire une piece de veau pour le repas qui suivrait la ceremonie. II aurait été indélicat de renvoyer le ventre vide les gens qui vous font ľhonneur ďassister aux obsěques. Mon marí est arrive le soir, bronze, géne par un deuil qui iťétait pas le sien. Plus que jamais, il a paru déplacé ici. On a dormi dans le seul lit ä deux places, celui oú mon pere était mort. Beaucoup de gens du quartier ä ľéglise, les femmes qui ne travaillent pas, des ouvriers qui avaient pris une heure. Naturellement, aucune de ces personnes « haut placées » auxquelles mon pere avait eu affaire pendant sa vie ne s'était dérangée, ni ďautres commergants. Il ne faisait partie de rien, payant juste sa cotisation ä ľunion commerciale, sans participer ä quoi que ce soit. Dans ľéloge funěbre, ľarchiprétre a parlé ďune « vie ďhonnéteté, de travail », « un homme qui n'a jamais fait de tort ä personne ». Il y a eu le serrement des mains. Par une erreur du sacristain dirigeant ľopération — ä 17 moins qu'il n'ait imagine ce moyen ďun tour supplémentaire pour grossir le nombre des assistants — les mémes gens qui nous avaient serré la main sont repasses. Une ronde cette fois rapide et sans condoléances. Au cimetiěre, quand le cercueil est descendu en osculant entre les cordes, ma měře a éclaté en sanglots, comme le jour de mon mariage, ä la messe. Le repas ďinhumation s'est tenu dans le café, sur les tables mises bout ä bout. Aprěs un debut silencieux, les conversations se sont mises en train. Ľenfant, réveillé ďune bonne siestě, allait des uns aux autres en offrant une fleur, des cail-loux, tout ce qu'il trouvait dans le jardin. Le frěre de mon pere, assez loin de moi, s'est pen-ché pour me voir et me lancer: « Te rap-pelles-tu quand ton pere te conduisait sur son vélo ä ľécole ? » II avait la méme voix que mon pere. Vers cinq heures, les invites sont partis. On a range les tables sans parier. Mon mari a repris le train le soir méme. Je suis restée quelques jours avec ma mere pour les demarches et formalités courantes aprěs un décěs. Inscription sur le livret de familie ä la mairieř paiement des pompes 18 řuněbres, réponses aux faire-part. Nouvelles cartes de visitě, madame veuve A... D... Une perióde blanche, sans pensées. Plusieurs fois, en marchant dans les rues, «je suis une grande personne » (ma mere, autrefois, «tu es une grande fille » ä cause des regies). On a réuni les vétements de mon pere pour les distribuer ä des gens qui en auraient besoin, Dans son veston de tous les jours, accroché dans le cellier, j'ai trouvé son portefeuille. Dedans, il y avait un peu ďargent, le permis de conduire et, dans la partie qui se replie, une photo glissée ä ľintérieur ďune coupure de journal. La photo, ancienne, avec des bords dentelés, montrait un groupe ďouvriers alignés sur trois rangs, regardant ľobjectif, tous en cas-quette. Photo typique des livres ďhistoire pour « illustrer » une grěve ou le Front populaire. J'ai reconnu mon pere au dernier rang, ľair sérieux, presque inquiet. Beaucoup rient. La coupure de journal donnait les résultats, par ordre de mérite, du concours ďentrée des bacheliěres ä ľécole normale ďinstitutrices. Le deuxiěme nom, c'était moi. Ma mere est redevenue calme. Elle servait les clients comme avant. Seule, ses traits s'affais- 19 saient. Chaque matin, tot, avant ľouverture du commerce, eile a pris ľhabitude d aller au cime-tiěre. Dans le train du retour, ie dimanche, j essayais ďamuser mon fils pour qu'il se tienne tranquille, les voyageurs de premiere n aiment pas le bruit et les enfants qui bougent. Dun seul coup, avec stupeur, « maintenant, je suis vrai-ment une bourgeoise » et « il est trop tard ». Plus tard, au cours de ľété, en attendant mon premier poste, «il faudra que j explique tout cela ». Je voulais dire, écrire au sujet de mon pere, sa vie, et cette distance venue ä ľadoles-cence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particuliěre, qui n'a pas de nom. Comme de ľamour séparé. Par la suite, j'ai commence un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégout au milieu du récit. Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise ä 20 la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre ďabord le parti de ľart, ni de chercher ä faire quelque chose de « passionnant », ou ď« émou-vant». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goüts de mon pere, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs dune existence que j'ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. Lecriture plate me vient naturelle-ment, celle-la méme que j'utilisais en écrivant autrefois ä mes parents pour leur dire les nou-velles essentielles. L'histoire commence quelques mois avant le vingtiěme siěcle, dans un village du pays de Caux, ä vingt-cinq kilometres de la mer. Ceux qui n'avaient pas de terre se louaient chez les gros fermiers de la region. Mon grand-pěre tra-vaillait done dans une ferme comme charretier. L'été, il faisait aussi les foins, la moisson. II na rien fait ďautre de toute sa vie, děs ľäge de huit ans. Le samedi soir, il rapportait ä sa femme toute sa paye et eile lui donnait son dimanche pour qu'il aille jouer aux dominos, boire son petit verre. Il rentrait saoul, encore plus sombre. Pour un rien, il distribuait des coups de casquette aux enfants. C'était un homme dur, personne n'osait lui chercher des noises. Sa femme ne ňait pas touš les jours. Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister ä la misěre et croíre qu'il était un homme. Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu un de la famille plongé dans un livre ou un journal. Il n'avait pas eu le temps ďapprendre ä Hre et ä écrire. Compter, il savait. Je n'ai vu qu'une seule fois mon grand-pěre, ä ľhospice ou il devait mourir trois mois apres. Mon pere m'a menée par la main ä travers deux rangées de lits, dans une salle immense, vers un trěs petit vieux ä la belle chevelure blanche et bouclée. Il riait tout le temps en me regardant, plein de gentillesse. Mon pere lui avait glissé un quart ďeau-de-vie, qu'il avait enfoui sous ses draps. 22 Chaque fois qu'on m'a parle de lui, cela commengait par « il ne savait ni lire ni écrire », comme si sa vie et son caractěre ne se compre-naient pas sans cette donnée initiale. Ma grand-měre, eile, avait appris ä ľécole des soeurs. Comme les autres femmes du village, eile tissait chez eile pour le compte d'une fabrique de Rouen, dans une piece sans air recevant un jour étroit ďouvertures allongées, ä peine plus larges que des meurtriěres. Les étoffes ne devaient pas étre abímées par la lumiěre. Elle était propre sur eile et dans son ménage, qualité la plus importante au village, oü les voisins sur-veillaient la blancheur et ľétat du linge en train de sécher sur la corde et savaient si le seau de nuit était vidé tous les jours. Bien que les mai-sons soient isolées les unes des autres par des haies et des talus, rien n'échappait au regard des gens, ni ľheure ä laquelle ľhomme était rentré du bistrot, ni la semaine oü les serviettes hygiéniques auraient du se balancer au vent. Ma grand-měre avait merne de la distinction, aux fetes eile portait un faux cul en carton et eile ne pissait pas debout sous ses jupes comme la plupart des femmes de la Campagne, par commodité. Vers la quarantaine, aprěs cinq 23 entrants, les idées noires lui sont venues, eile cessait de parier durant des jours. Plus tard, des rhumatismes aux mains et aux jambes. Pour guérir, eile allait voir saint Riquier, saint Guil-laume du Desert, frottait la statue avec un linge quelle s'appliquait sur les parties malades. Pro-gressivement eile a cessé de marcher. On louait une voiture ä cheval pour la conduire aux saints. lis habitaient une maison basse, au toit de chaume, au sol en terre battue. II suffit d'arro-ser avant de balayer. Ils vivaient des produits du j ardin et du poulailler, du beurre et de la creme que le fermier cédait ä mon grand-pěre. Des mois ä ľavance ils pensaient aux noces et aux communions, ils y arrivaient le ventre creux de trois jours pour mieux profiter. Un enfant du village, en convalescence ďune scar-latine, est mort étouffé sous les vomissements des morceaux de volaille dont on ľavait gavé. Les dimanches ďété, ils allaient aux « assem-blées », oú ľon jouait et dansait. Un jour, mon pere, en haut du mat de cocagne, a glissé sans avoir décroché le panier de victuailles. La colěre de mon grand-pěre dura des heures. « Espěce de grand piot » (nom du dindon en nor-mand). 24 Le signe de croix sur le pain, la messe, les páques. Comme la propreté, la religion leur donnait la dignité. lis s'habillaient en dimanche, chantaient le Credo3 en merne temps que les gros fermiers, mettaient des sous dans le plat. Mon pere était enfant de choeur, il aimait accompagner le cure porter le viatique. Touš les hommes se découvraient sur leur passage. Les enfants avaient toujours des vers. Pour les chasser, on cousait ä intérieur de la chemise, pres du nombril, une petite bourse rem-plie d'ail. L'hiver, du coton dans les oreilles. Quand je lis Proust ou Mauriac4, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps oü mon pere était enfant. Son cadre ä lui c'est le Moyen Age. II faisait deux kilometres ä pied pour atteindre ľécole. Chaque lundi, ľinstituteur ins-pectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux ä cause de la vermine. II enseignait durement, la regie de fer sur les doigts, respecté. Certains de ses élěves parvenaient au certificat dans les premiers du canton, un ou deux ä ľécole normale ďinstituteurs. Mon pere man-quait la classe, ä cause des pommes ä ramasser, du foin, de la paille ä botteler, de tout ce qui se 25 seme et se récolte. Quand il revenait ä ľécole, avec son frěre ainé, le maitre hurlait «Vos parents veulent done que vous soyez miserables comme eux! ». II a réussi ä savoir lire et écrire sans f aute. II aimaií apprendre. (On disait apprendre tout court, comme boire ou manger.) Dessiner aussi, des tétes, les animaux. A douze ans, il se trouvait dans la classe du certi-ficat. Mon grand-pěre ľa retire de ľécole pour le placer dans la méme ferme que lui. On ne pouvait plus le nourrir ä rien faire. « On n'y pensait pas, c'était pour tout le monde pareil, » Le livre de lecture de mon pere s'appelait Le tour de la France par deux enfants5. On y lit des phrases étranges, comme: Apprendre ä toujours étre heureux de notre sort (p. 186 de la 326e edition). Ce qufil y a de plus beau au monde, cfest la charite du pauvre (p. 11). Une famille unie par Vaffection possěde la meitteure des richesses (p. 260). 26 Ce quil y a de plus heureux dans la richesse, cfest quellepermet de soulager la misěre ďautrui (p. 130), Le sublime ä ľusage des enfants pauvres donne ceci: L'homme actifne perdpas une minute, et, ä la fin de la journée, il se trouve que chaque heure lui a apporté quelque chose. Le negligent, au contraire, remet toujours la peine á un autre moment; il s'endort et s'oublie partout, aussi bien au lit qu'ä la table et ä la conversation; le jour arrive ä sa fin, il n'a rien fait; les mois et les années s'écoulent, la vieillesse vient, il en est encore au méme point Cest le seul livre dont il a garde le souvenir, « ga nous paraissait réel». Ií s'est mis ä traire les vaches le matin ä cinq heures, ä vider les éeuries, panser les chevaux, traire les vaches le soir. En échange, blanchi, 27 noiirri, loge, un peu ďargent. II couchait au-dessus de ľétable, une paillasse sans draps. Les béíes révent, toute la nuit tapent le sol. II pen-sait ä la maison de ses parents, un lieu mainte-nant interdit. Lune de ses sceurs, bonne ä tout faire, apparaissait parfois ä la barriěre, avec son baluchon, muette. Le grand-pěre jurait, eile ne savait pas dire pourquoi eile s'était encore une fois sauvée de sa place. Le soir méme, il la reconduisait chez ses patrons, en lui faisant honte. Mon pere était gai de caractěre, joueur, tou-jours prét ä raconter des histoires, faire des farces. II n'y avait personne de son äge ä la ferme. Le dimanche, il servait la messe avec son frěre, vacher comme lui. II fréquentait les « assemblées », dansait, retrouvait les copains ďécole. On était heureux quand mime. Il fallait bien. II est reste gars de ferme jusqu'au regiment. Les heures de travail ne se comptaient pas. Les fermiers rognaient sur la nourriture. Un jour, la tranche de viande servie dans ľassiette ďun 28 vieux vacher a ondulé doucement, dessous eile était pleine de vers. Le supportable venait ďétre dépassé. Le vieux s est levé, réclamant qu'ils ne soient plus traités comme des chiens. La viande a été changée. Ce n'est pas le Cuirassé Potent-kine6. Des vaches du matin ä celieš du soir, le era-chin ďoctobre, les rasiěres de pommes qu on bascule au pressoir, la fiente des poulaillers ramassée ä larges pelles, avoir chaud et soif. Mais aussi la galette des rois, ľalmanach Ver-mot7, les chätaignes grillées, Mardi gras ťen va pas nous ferons des crepes, le cidre bouché et les grenouilles pétées avec une paille. Ce serait facile de faire quelque chose dans ce genre. Ľéternel retour des Saisons, les joies simples et le silence des champs. Mon pere travaillait la terre des autres, il n'en a pas vu la beauté, la splendeur de la Terre-Měre et autres mythes lui ont échappé. A la guerre 14, il n est plus demeuré dans les fermes que les jeunes comme mon pere et les vieux. On les ménageait. Il suivait ľavance des armées sur une carte acerochée dans la cuisine, découvrait les journaux polissons et allait au cinéma ä Y... Tout le monde lisait ä haute voix 29 le texte sous ľimage, beaucoup n'avaient pas le temps ďarriver au bout. II disait les mots ďargot rapportés par son frěre en permission. Les femmes du village surveillaient touš les mois la lessive de celieš dont le mari était au front, pour verifier s'il ne manquait rien, aucune piece de linge. La guerre a secoué le temps. Au village, on jouait au yoyo et on buvait du vin dans les cafés au lieu de cidre. Dans les bals, les filles aimaient de moins en moins les gars de ferme, qui portaient toujours une odeur sur eux. Par le regiment mon pere est entré dans le monde. Paris, le metro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait touš égaux, des com-pagnons venus de partout, la caserne plus grande qu'un chateau. II eut le droit ďéchanger lä ses dents rongées par le cidre contre un appareil. II se faisait prendre en photo souvent. Au retour, il n'a plus voulu retourner dans la culture. II a toujours appelé ainsi le travail de la terre, ľautre sens de culture, le spirituel, lui était inutile. Naturellement, pas ďautre choix que ľusine. Au sortir de la guerre, Y... commengait ä s'industrialiser. Mon pere est entré dans une corderie qui embauchait gargons et filles děs ľäge de treize ans. C'était un travail propre, ä ľabri des intempéries. II y avait des toilettes et des vestiaires séparés pour chaque sexe, des horaires fixes. Aprěs la siréne, le soir, il était libre et il ne sentait plus sur lui la laiterie. Sorti du premier cercle8. A Rouen ou au Havre, on trouvait des emplois mieux payés, il lui aurait fallu quitter la famille, la mere crucifíée, affronter les malins de la ville. Il manquait de culot: huit ans de bétes et de plaines. II était sérieux, c'est-ä-dire, pour un ouvrier, ni feignant, ni buveur, ni noceur. Le cinema et le charleston, mais pas le bistrot. Bien vu des chefs, ni syndicat ni politique. Il s 'était acheté un velo, il mettait chaque semaine de ľargent de côté. Ma mere a du apprécier tout cela quand eile 31 ľa rencontre ä la corderie, aprěs avoir travaillé dans une fabrique de margarine. II était grand, brun, des yeux bleus, se tenait tres droit, il se « croyait» un peu. « Mon mari n'a jamais fait ouvrier. » Elle avait perdu son pere. Ma grand-měre tis-sait ä domicile, faisait des lessives et du repas-sage pour fínir ďélever les derniers de ses six enfants. Ma mere achetait le dimanche, avec ses sosurs, un cornet de miettes de gäteaux chez le pátissier. lis n'ont pu se frequenter tout de suite, ma grand-měre ne voulait pas qu'on lui prenne ses filles trop tôt, ä chaque fois, c'était les trois quarts dune paye qui s'en allaient. Les soeurs de mon pere, employees de maison dans des families bourgeoises, ont regardé ma mere de haut. Les filles ďusine étaient accusées de ne pas savoir faire leur lit, de courir. Au village, on lui a trouvé mauvais genre. Elle voulait copier la mode des journaux, s'était fait couper les cheveux pármi les premieres, portait des robes courtes et se fardait les yeux, les ongles des mains. Elle riait fort. En realite, jamais eile ne s'était laissé toucher dans les toilettes, touš les dimanches eile allait ä la messe et eile avait aiouré elle~méme__ses draps, brode son trous- 32 seau, C'était une ouvriěre vive, répondeuse. Une de ses phrases favorites: «Je vaux bien ces gens-lä. » Sur la photo du mariage, on lui voit les genoux. Elle fixe durement l'objectif sous le voile qui lui enserre le front jusqu au-dessus des yeux. Elle ressemble ä Sarah Bernhardt. Mon pere se tient debout ä côté ďelle, une petite moustache et «le col ä manger de la tarte9 ». lis ne sourient ni l'un ni lautre. Elle a toujours eu honte de ľamour. lis n avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour ľautre. Devant moi, il 1'embrassait ďun coup de téte brusque, comme par obligation, sur la joue. II lui disait souvent des choses ordinaires mais en la regardant fixement, elle baissait les yeux et s'empéchait de rire. En grandissant, j'ai compris qu'il lui faisait des allusions sexuelles. II fredonnait souvent Parlez-moi ďamour, eile chantait ä bouleverser, aux repas de famille, Void mon corps pour vous aimer, Il avait appris la condition essentielle pour ne 33 pas reproduire la misěre des parents: ne pas soublier dans une femme10. Ils ont loué un logement ä Y..., dans un páté de maisons longeant une rue passante et don-nant de ľautre côté sur une cour commune. Deux pieces en bas, deux ä ľétage. Pour ma mere surtout, le réve realise de la « chambre en haut ». Avec les economies de mon pere, ils ont eu tout ce qu'il faut, une salle ä manger, une chambre avec une armoire ä glace. Une petite fille est née et ma mere est restée chez eile. Elle s ennuyait. Mon pere a trouvé une place mieux payee que la corderie, chez un couvreur. Cest eile qui a eu ľidée, un jour ou ľon a ramene mon pere sans voix, tombé ďune char-pente qu'il réparait, une forte commotion seule-ment. Prendre un commerce. lis se sont remis ä économiser, beaucoup de pain et de charcute-rie. Parmi tous les commerces possibles, ils ne pouvaient en choisir qu'un sans mise de fonds importante et sans savoir-faire particulier, juste ľachat et la revente des marchandises. Un commerce pas eher parce qu'on y gagne peu. Le dimanche, ils sont alles voir ä velo les petits bis-trots de quartier, les épiceries-merceries de Campagne. lis se renseignaient pour savoir s'il 34 nJy avait pas de concurrent ä proximité, ils avaient peur d etre roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvňers. L..., ä trente kilometres du Havre, les brouil-iards y stagnent ľhiver toute la journée, surtout dans la partie la plus encaissée de la ville, au long de la riviere, la Vallée. Un ghetto ouvrier construit autour ďune usine textile, ľune des plus grosses de la region jusqďaux années cin-quante, appartenant ä la famille Desgenetais, rachetée ensuite par Boussac. Aprěs ľécole, les filles entraient au tissage, une creche accueillait plus tard leurs enfants děs six heures du matin. Les trois quarts des hommes y travaillaient aussi. Au fond de la combe, ľunique café-épice-rie de la Vallée. Le plafond était si bas qu'on le touchait ä main levée. Des pieces sombres oú il fallait de ľéleetricité en plein midi, une minuscule courette avec un cabinet qui se déversait directement dans la riviere. lis n'étaient pas in-différents au décor, mais ils avaient besoin de vivre. 3 lis ont acheté le fonds ä credit. Au debut, le pays de Cocagne. Des rayons de nourritures et de boissons, des boítes de páté, des paquets de gäteaux. Étonnés aussi de gagner de ľargent maintenant avec une teile simplicitě, un effort physique si réduit, commander, ranger, peser, le petit compte, merci au plaisir. Les premiers jours, au coup de sonnette, ils bondissaient ensemble dans la boutique, multipliaient les questions rituelles « et avec 9a? ». Ils s'amusaient, on les appelait patron, patronne. Le doute est venu avec la premiere femme disant ä voix basse, une fois ses commissions dans le sac, je suis un peu génée en ce moment, est-ce que je peux payer samedi. Suivie d'une autre, dune autre encore. L'ardoise ou le retour ä ľusine. L'ardoise leur a paru la solution la moins pire. Pour faire face, surtout pas de désirs. Jamais ďapéritifs ou de bonnes boites sauf le dimanche. Obliges d'etre en froid avec les frěres et soeurs qu'ils avaient ďabord régalés pour montrer qu'ils avaient les moyens. Peur conti-nuelle de manger le fonds. 36 Ces jours-la, en hiver souvent, j'arrivais essoufflée, affamée, de ľécole. Rien n'était allumé chez nous. Ils étaient tous les deux dans la cuisine, lui, assis ä la table, regardait par la fenétre, ma měře debout pres de la gaziniere. Des épaisseurs de silence me tombaient dessus. Parfois, lui ou eile, «il va falloir vendre ». Ce n'était plus la peine de commencer mes devoirs. Le monde allait ailleurs, ä la Coop, au Familis-těre, n'importe oü. Le client qui poussait alors la porte innocemment paraissait une supreme dérision. Accueilli comme un chien, il payait pour tous ceux qui ne venaient pas. Le monde nous abandonnait. Le café-épicerie de la Vallée ne rapportait pas plus qu'une paye ďouvrier. Mon pere a du s'embaucher sur un chantier de construction de la basse Seine. Il travaillait dans ľeau avec des grandes bottes. On n'était pas oblige de savoir nager. Ma mere tenait seule le commerce dans la journée. 37 Mi-commergant, mi-ouvrier, des deux bords ä la fois, voué done ä la solitude et ä la méfiance. II n'était pas syndiqué. II avait peur des Croix-de-Feu11 qui défilaient dans L... et des rouges qui lui prendraient son fonds. II gar-dait ses idées pour lui. // ríen f aut pas dans le commerce. lis ont fait leur trou peu ä peu, liés ä la misěre et ä peine au-dessus ďelle. Le credit leur attachait les families nombreuses ouvriěres, les plus démunies. Vivant sur le besoin des autres, mais avec comprehension, refusant rarement de « marquer sur le compte ». Ils se sentaient toutefois le droit de faire la legon aux impré-voyants ou de menacer ľenfant que sa mere envoyait expres aux courses ä sa place en fin de sernaine, sans argent: « Dis ä ta mere qu'elle täche de me payer, sinon je ne la servirai plus. » Ils ne sont plus ici du bord le plus humilié. Elle était patronne ä part entiěre, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir. Elle ne disait pas comme ďautres femmes « mon marí va me disputer si j'achete ga, si je vais la ». Elle lui faisait la guerre pour qu'il retourne ä la messe, oú il avait eessé ďaller au -regiment, 38 pour qu'il perde ses mauvaises maniěres (c est-ä-dire de paysan ou ďouvrier). Il lui laissait le soin des commandes et du chiffre d'affaires. C'était une femme qui pouvait aller partout, autrement dit, franchir les barriěres sociales. Il ľadmiraít, mais il se moquait ďelle quand eile disait «j'ai fait un vent ». Il est entré aux raffineries de pétrole Standard, dans ľestuaire de la Seine. Il faisait les quarts. Le jour, il n'arrivait pas ä dormir ä cause des clients. Il bouffissaít, ľodeur de pétrole ne partait jamais, c'était en lui et eile le nourrissait. II ne mangeait plus. Il gagnait beaucoup et il y avait de ľavenir. On promettait aux ouvriers une cite de toute beauté, avec salle de bains et cabinets ä ľintérieur, un jardin. Dans la Vallée, les brouillards d'automne per-sistaient toute la journée. Aux fortes pluies, la riviere inondait la maison. Pour venir ä bout des rats d'eau, il a acheté une chienne ä poil court qui leur brisait ľéchine d'un coup de croc. « Il y avait plus maľheureux que nous. » 36, le souvenir d'un réve, ľétonnement d'un pouvoir qu'il n'avait pas soupgonné, et la certitude résignée qu'ils- ne pouvaient le conserver. 39 Le café-épicerie ne fermait jamais. II passait ä servir ses congés payés. La famille rappliquait toujours, gobergée. Heureux qu'ils étaient ďoffrir au beau-frěre chaudronnier ou employe de chemin de fer le spectacle de la profusion. Dans leur dos, ils étaient traités de riches, ľinjure. II ne buvait pas.; II cherchait ä tenir sa place. Paraítre plus commergant qu'ouvrier. Aux raf-fineries, il est passé contremaítre. J ecris lentement En m'efforgant de révéler la tráme significative ďune vie dans un ensemble de faits et de choix, j'ai ľimpression de perdre au fur et ä mesure la figure particuliěre de mon pere. L'épure tend ä prendre toute la place, ľidée ä courir toute seule. Si au contraire je laisse glisser les images du souvenir, je le revois tel qu'il était, son rire, sa demarche, il me conduit par la main ä la foire et les maneges me terrifient, tous ks signes ďune condition parta- 40 gée avec ďautres me deviennent indifférents. A chaque fois, je m'arrache du piěge de ľindivi-duel. Naturellement, aucun bonheur ďécrire, dans cette entreprise oü je me tiens au plus pres des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir ďune complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou derision. Sim-plement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde ou vécut mon pere, oü j ai vécu aussi. Et ľon ny prenait jamais un mot pour un autre. La petite fille est rentrée de classe un jour avec mal ä la gorge. La fiěvre ne baissait pas, c 'était la diphtérie. Comme les autres enfants de la Vallée, eile n 'était pas vaccinée. Mon pere était aux raffineries quand eile est morte. A son retour, on ľa entendu hurler depuis le haut de 41 la rue. Hebetude pendant des semaines, des accěs de mélancolie ensuite, il restait sans parier, ä regarder par la řenétre, de sa place ä table. II se frappait pour un rien. Ma mere racontait en s'essuyant les yeux avec un chiffon sorti de sa blouse, « eile est morte ä sept ans, comme une petite sainte ». Une photo prise dans la courette au bord de la riviere. Une chemise blanche aux manches retroussées, un pantalon sans doute en flanelie, les épaules tombantes, les bras légěrement arrondis. Ľair mécontent, d'etre surpris par ľobjectif, peut-étre, avant ďavoir pris la position. II a quarante ans. Rien dans ľimage pour rendre compte du malheur passé, ou de ľespé-rance. Juste les signes clairs du temps, un peu de ventre, les cheveux noirs qui se dégarnissent aux tempes, ceux, plus discrets, de la condition sociale, ces bras decolies du corps, les cabinets et la buanderie qu'un oeil petit-bourgeois n'aurait pas choisis comme fond pour la photo. En 1939 il n'a pas été appelé, trop vieux déjä. Les raffineries ont été incendiées par les Alle- 42 mands et il est parti ä bĺcyclette sur les routes tandis qu eile profitait ďune place dans une voi-ture, eile était enceinte de six mois. A Pont-Audemer il a regu des éclats ďobus au visage et ii s'est fait soigner dans la seule pharmacie ouverte. Les bombardements continuaient. H a retrouvé sa belle-měre et ses belles-soeurs avec leurs enfants et des paquets sur les marches de la basilique de Lisieux, noire de réfugiés ainsi que ľesplanade par-devant. Ils croyaient étre proteges. Quand les Allemands les ont rejoints, il est rentré ä L... Ľépicerie avait été pillée de fond en comble par ceux qui n'avaient pu par-tir. A son tour ma mere est revenue et je suis née dans le mois qui a suivi. A ľécole, quand on ne comprenait pas un probléme, on nous appe-lait des enfants de guerre. Jusqu'au milieu des années cinquante, dans les repas de communion, les réveillons de Noel, ľépopée de cette époque sera récitée ä plusieurs voix, reprise indéfiniment avec toujours les themes de la peur, de la faim, du froid pendant ľhiver!942. i? faľlait Hen vivre malgré tout. Chaque semaine, mon pere rapportait ďun entrepot; ä trente kilometres de Le=s, dans une 43 carriole attachée derriěre son velo, les merchandises que les grossistes ne livraient plus. Sous les bombardements incessants de 1944, en cette partie de la Normandie, il a continue d aller au ravitaiilement, quémandant des supplements pour les vieux, les families nom-breuses, tous ceux qui étaient au-dessous du marché noir. II fut considéré dans la Vallée comme le héros'du ravitaillement. Non pas choix, mais nécessité. Ultérieurement, certitude ďavoir joué un role, ďavoir vécu vraiment en ces années-lä. Le dimanche, ils fermaient le commerce, se promenaient dans les bois et pique-niquaient avec du flan sans ceufs. II me portait sur ses épaules en chantant et sifflant Aux alertes, on se faufilait sous le biliard du café avec la chienne. Sur tout cela ensuite, le sentiment que « cetait la destinée ». A la Liberation, il m'a appris ä chanter La Marseillaise en ajoutant ä la fin « tas de cochons » pour rimer avec « sillon ». Comme les gens autour, il était trěs gai. Quand on entendait un avion, il m'emmenait par la main dans la rue et me disait de regarder le ciel, ľoiseau : la guerre était finie. 44 Entrainé par ľespérance generale de 1945, il a decide de quitter la Vallée. Jetais souvent malade, le médecin voulait m'envoyer en aérium. Ils ont vendu le fonds pour retourner ä Y... dont le climat venteux, ľabsence de toute riviere ou ruisseau leur paraissaient bons pour la santé. Le camion de déménagement, ä ľavant duquel nous étions installés, est arrive dans Y... au milieu de la foire ďoctobre. La ville avait été brůlée par les Allemands, les baraques et les maneges s'élevaient entre les décombres. Pendant trois mois, ils ont vécu dans un deux-piěces meublé sans électricité, au sol de terre battue, prété par un membre de la famille. Aucun commerce correspondant ä leurs moyens n'était ä vendre. II s est fait embaucher par la ville au remblaiement des trous de bombe. Le soir, eile disait en se tenant ä la barre pour les torchons qui fait le tour des vieilles cuisinieres: « Quelle position. » Il ne répondait jamais. L aprěs-midi, eile me prome-nait dans toute la ville. Le centre seul avait été détruit, les magasins s 'étaient installés dans des maisons particuliěres. Mesure de la privation, une image : un jour, il fait déjä noir, ä ľétalage ďune petite fenétre, la seule éclairée dans la 45 rue, brillent des bonbons roses, ovales, poudrés de blane, dans des sachets de cellophane On n'y avait pas droit, il fallait des tickets. lis ont trouvé un fonds de cařé-épicerie-bois-charbons dans un quartier décentré, ä mi-che-min de la gare et de ľhospice. Cest lä qu'autre-fois ma mere petite fille allait aux commissions. Une maison paysanne, modifiée par ľajout ďune construction en brique rouge ä un bout, avec une grande cour, un j ardin et une demi-douzaine de bätiments servant ďentrepôts. Au rez-de-chaussée, ľalimentation communiquait avec le café par une piece minuscule ou débou-chait ľescalier pour les chambres et le grenier. Bien qu'elle soit devenue la cuisine, les clients ont toujours utilise cette piece comme passage entre ľépicerie et le café. Sur les marches de ľescalier, au bord des chambres, étaient stockés les produits redoutant ľhumidité, caféŕ suere. Au rez-de-chaussée, il n'y avait aucun endroit personnel. Les cabinets étaient dans la cour. On vivait enfin au bon air. La vie d'öuvrier de mon pere s'arréte ici. 46 II y avait plusieurs cafés proches du sien» mais pas ďautre alimentation dans un large rayon. Longtemps le centre est reste en ruine, les belles épiceries ďavant-guerre campaient dans des baraquements jaunes. Personne pour leur faire du tort. (Cette expression, comme beaucoup d'autres, est inseparable de mon enfance, e'est par un effort de reflexion que j'arrive ä la dépouiller de la menace qu'elle contenait alors.) La population du quartier, moins uniformément ouvriěre qu'ä L..., se composait ďartisans, ďemployés du gaz, ou ďusines moyennes, de retraités du type « économiquement faibles ». Davantage de distances entre les gens. Des pavilions en meuliěre isolés par des grilles côtoyant des pätés de cinq ou six habitations sans étage avec cour commune. Partout des jardinets de legumes. Un café ďhabitués, buveurs réguliers ďavant ou ďaprěs le travail, dont la place est sacrée, équipes de chantiers, quelques clients qui auraient pu, avec lent situation, choisir un éta- 47 blissement moins popuiaire, un officier de marine en retraite, un contrôleur de la sécurité sociale, des gens pas fiers done. Clientele du dimanche, différente, families entiěres pour ľapéro, grenadine aux enfants, vers onze heures. Uapres-midi, les vieux de ľhospice libé-res jusqu'ä six heures, gais et bruyants, pous-sant la romance, Parfois, il fallait leur faire cuver rincettes et surincettes dans un bätiment de la cour, sur une couverture, avant de les ren-voyer présentables aux bonnes sceurs. Le café du dimanche leur servait de famille. Conscience de mon pere d'avoir une fonetion sociale nécessaire, ďoffrir un lieu de féte et de liberté ä tous ceux dont il disait « ils n'ont pas toujours été comme 9a » sans pouvoir expliquer clairement pourquoi ils étaient devenus comme 5a. Mais évidemment un « assommoir12 » pour ceux qui n'y auraient jamais mis les pieds. A la sortie de la fabrique voisine de sous-vétements, les filles venaient arroser les anniversaires, les manages, les departs. Elles prenaient dans ľépicerie des paquets de boudoirs, qu'elles trempaient dans le mousseux, et elles éclataient en bouquets de rires, pliées en deux au-dessus de la table. 48 Voie étroite, en éerivant, entre la rehabilitation dun mode de vie considéré comme infé-rieur, et la denunciation de ľaliénation qui ľaccompagne. Parce que ces fa * m r informations. Quels avantages et inconvénients entraíne une semblable topographie? Comment s'expliquer les amé- qu'il modifie sans cesse (p. 60), et quel commerce il préfěre Puisque ce récit est congu comme quelque chose d'inter- ture, il entretient nécessairement un rapport avec la periodě historique dans laquelle il se déroule Le choix merne du héros du livre entraíne un regard fort indirect sur les événements sociaux. Le cafetier d'Yvetot n'est, a aucun degré, un acteur politique : pas merne syn-diqué (p. 38), il fait partie de ceux qui subissent. Aussi i'Histoire n'est-eiíe mentionnée que dans la mesure od elie tient une place dans sa vie. Ľévocation de Sa guerre 1914-1918 se réduit ä 13 lignes; comme son pere a évité de justesse la mobilisation, Annie Ernaux se limite ä des notations concernant la vie des jeunes restés au village (p. 29). La guerre y reste abstrafte, ia vie ayant conserve tous ses droits. Ce point de vue subjectif explique que le service militaire paraisse aussi important que les quatre années tragiques. En revanche, la guerre 1939-1945, vécue comme une épopée, est narrée en 4 pages (p. 42 ä 46). La place occupée par la Debacle se justifie sur le plan regional (la Normandie s'est trouvée en premiere ligne), familial (le couple est séparé alors que la jeune femme est enceinte, lui est blessé) et commercial: (ľépicerie est pillée). On peut merne trouver Annie Ernaux fort sobre. ____ ľ ■ Eíudier Ba facon doni son! rapportées les quatre années de guerre et ía Liberation (p. 42 á 46). Quelles sont les sources ufilisées? Que contraignent-eiies á passer sous silence? Dans quel sens peut-on dire que ces événemenís relěvent de ľépopée? Étranger á revolution de la société frangaise, le pere ne sait pas réagir aux mutations commerciales. II vote natu-rellement Poujade (p. 68), seui moyen de manifester son désarroi, mais nous ne le voyons ni manifester, ni merne s'engager dans un combat. Légaiiste, attache aux « préju-gés » deceriaines.....couches populaires favorables ä la 134 police et ä ľarmée (p. 71-72), il ne s'intéresse guére ä ce qui ne le conceme pas directement (p. 80). Ainsi, I'Histoire tient une place minime dans ce récit, sauf pour Sa guerre 1939-1945, car eile fut, aux yeux du pere, i'occasion pour les gens modestes et sans culture politique de prouver leur valeur et de se dépasser. Ľalié-nation de fait de toute une classe sociale est dénoncée par ce constat. Dans cet univers, la veritable mesure du temps est famiiiaie : ľenfant grandit, s'éloigne... Annie Ernaux justifie trôs clairement ses choix styiistiques aux p. 20-21. Cest pour elie une question ďadéquation au sujet: « une vie soumise ä la nécessité » ne peut étre métamorphosée par la poesie. Elle a done decide d'adop-ter ie ton neutře des relevés, de la constatation : «ras-sembler... ies signes objeetifs », méticuleusement. Quoiqu'elle affirme que cette « éeriture plate » lui vienne « natureliement», comme lorsqu'elle rédigeait une lettre ä ses parents, Annie Ernaux reconnaít cepen-dant écrire « lentement » (p. 40) et n'éprouver, « natureliement, aucun bonheur ďécrire » (p. 41). N'interprétons done pas naivement son affirmation : « je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de I'art » (p. 21) comme I'aveu d'un relächement stylistique. li s'agit bien au contraire d'une veritable ascěse. se tenir « au plus pres des mots et des ohrases entendues » sans parodier le langage populaire, voiiá ľobjectif de l'auteur. • La premiere caractéristique de ľécriture plate est grammatical. Les phrases sont courtes: une ou deux propositions, en general juxtaposées, une subordination trěs simple (temps, but consequence, cause) et peu fré-quente car ľabondance des phrases nominales y suppiée. M Justifier ľemploi des temps des deux paragraphes des pages 41-42. H Comment se traduit ľenchaínement des causes et des consequences? M Combien y a-t-il de propositions nominales et quels sont les effets produits? Si on essaie de iréintroduire des verbes, que constate-t-ön? Comment est inséré Se style direct? # Congu pour indiquer « les limites et la couleur du monde » (p. 41) oů vécut son pere, le langage d'Annie Ernaux s'appuie sur un vocabuiaire courant, comprehensible par tous, mais pas nécessairement pratique par les milieux modestes (par exemple : « crispation de I'aisance gagnée á ľarraché », « sacralisation obligee des choses » p. 52). De surcroTt, le texte est travaillé de ľintérieur par des mots en ifaliques qui agissent ä ia fagon d'une levure sur une päte: ils rendent ľensemble plus vivant, plus juste. Ľauteur s'explique sur ľemploi de ces italiques p. 41. Leur fonction est de souligner sans ironie des expressions caractéristiques qui ne sont ďailleurs pas nécessairement des termes-fami-liers. 136 M Interpreter chaque utilisation des italiques dans le para-graphe du bas de 3a p. 50 et du haut de la p. 51, H fnversement, p. 38-37, chercher les termes qui auraient pu etre en italiques, ■ Essayer alors ďexpliquer le systéme de compromis ä partir duquel Annie Ernaux decide ou non ďutiliser les italiques. • I 'écriture plate résulte également d'une predilection pour les scenes inanimées, figées, les descriptions ďun etat, materiel ou mental, ['absence quasi totale de dialogue. Tout ce qui serait vivant, dynamique, événemen-tiel, est évacué au profit du quotidien banal, répétitif, raconté ä ľimparfait. Un aspect de ce temps arrété est particuliěrement visible dans ('analyse des documents photographiques (p. 19, 33, 42, 49 70). Mais !a difference est mince avec les « instantanés de la memoire » (p. 86) depuis les images successives de la mort du pere jusqu'ä ceSles du manage, en passant par ie comportement des habitues du café, etc. Ces descriptions auraient pu prendre du relief si Annie Ernaux n'avait éliminé fermement, dans ses assertions des p. 20-21, la recherche du pittoresque artistique, de la caricature ou de la poesie. ■ Four prendre conscience de cette volonte d'Annie Ernaux, comparer le paragraphe qui décrit le fonds de commerce des parents p. 46 ä ce passage extrait des Armoires vides (p, 18-19). Observer la longueur et Ba construction des phrases et les registres de äanguef chercher Bes signes ďun 137 jugement et les elements qui donnent de la couleur á cette description. « Toute lajournee on vit en bas, dans le bistrot et la boutique. Entre les deux un boyau ou débouche ľescalier, la cuisine, remplie ďune table, de trots chaises, d'une cuisiniere ä charbon etďun éviersans eau. Ľeau, on la tire ä la pompe de la cour. On se cogne partout dans la cuisine, on y mange seulement quatre ä quatre vers une heure de ľapres-midi et le soir quand les clients sont partis. Ma mere y passe des centaines defois, avec des casiers sur le ventre., des litres dViuile ou de rhum jusqu'au menton, du chocolat, du sucre, qu'elle transporte de la cave ä la boutique en poussant la porte d'un coup de pied. Elle vit dans la boutique et mon pere dans le café. La maison regorge de clients, U y en a partout, en rangs derriére le comptoir ou ma mere pése les patates, lefromage, fait ses petits comptes en chucho-tant, en tas autour des tables du bistrot, dans la cour ou mon pere a installe la pissotiere, un tonneau et deux planches perpendiculaires le long du mur, pres de ľenclos aux ponies. » Ainsi constatons-nous que ľécriture plate (ou blanche) est le fruit d'un effort et non du laisser-ailer. H On le verifiers égaiement en observant les sensations choi- sies pour rendre compte do passe. Prendre appu! ausss 138 bien sur les scenes qui ont suivi la morí que sur le récit des habitudes paternelles. Quels sont fes deux sens sur lesquels fonctäonne ľécriture d'Annie Emaux? Pourquoi les autres sont-ils si peu utilises? r vsv «ŕ? sWäf \v:- S is,í! ««•• «MSS «-K *>Si W" «Ř- Centre sur le pere, ce récit d'Annie Ernaux fait peu de place aux personnages secondaires. • On peut cependant s'intéresser au réseau ires schematise de figures annexes :' les grands-parents, les oncles, la belle-famille. Ä partir de la p. 21, Annie Ernaux brosse un portrait de ses grands-parents paternels, trěs rigoureusement organise : vie professionnelle, comportement quotidien, carac-těře personnel de chacun des membres du couple; puis eile décrit la vie ordinaire de cette famílie. Certes, ils n'accédent pas au statut de personnages, au sens strict, puisqu'íls ne réapparaissent plus dans le récit; néan-moins, brossés á la maniere naturaliste, ils sont indispensables á la comprehension du personnage principal. résulte de la famílie dans Eaquelle il a été éduqué. De Ä ľopposé socialement, mais présentés tout aussi cari-caturalement, le mari et la belle-famille d'Annie Ernaux incarnent cette « bourgeoisie ä diplômes » (p. 87) incapable ďapprécier les valeurs morales du peupie. ® Le trio familial fournit done les trois seuls personnages du récit. Sujet du livre, le pere nous est longuement presents. Toutefois, le personnage est épuré de ses traits strictement personnels, puisque le but de ľauteur consiste ä « révéler la trame significative d'une vie dans un ensemble de fa its et de choix », ce qui impose le rejet de « ľindividuel » (p. 40). I Nous n'aurons done pas un portrait physique tradition-nel, pas merne ä ('occasion des commentaires de documents photographiques. Les observations de ľauteur se centrent sur ľhabillement, signe ä la fois d'une époque et d'une condition sociale, sur les gestes qui dénotent certes un caractěre mais renvoient également ä ('education regue, et enfin sur les objets choisis, ou le decor. I La deuxieme consequence de cet objectif: « reveler la trame significative d'une vie » est de relaíiviser la function paternelle. Le personnage n'apparait comme pere qu'aux p. 41-42, et en ce qui concerne la narratrice, qu'ä la p. 43. On ne le voit que dans quelques scenes vivre avec sa fille: Photographie avec le vélo (p. 49-50), dispute sur le langage (p. 57-58), les loisirs partagés (p. 58), les répri-mandes (p. 64-65)ř les reactions ä la vie scolaire (p. 66-67 puis 72 á 74 et 82 á 84), i'accueil du futur gendre et le mariage (p. 85-86), les brěves rencontres avec la fille mariée (p. 88-89), le grand-pěre radieux (p. 92). On peut constater que ce sont effectivement des scenes essen- 141 tielles, soit parce qu'elies se sont reproduites souvent, soit parce qu'elies correspondent á des étapes du role paternei. H Comment voií-on que le pere a tout fait pour le bonheur de ■ Dégager la source de leurs dffficultés de communication en s'appuyant sur les scenes récurrentes. ■ Comment concilier cette constatation avec ies deux premiers paragraphes de la page 102? I Le fi! chronoiogique sur leque! se construit ce portrait permet aussi á Annie Ernaux d'insister sur Ies elements qui ont pese ďune fagon determinante sur la formation du pere et ont conditionné ses idées et comportements ďadulte. En dehors des influences familiales déjá étu-diées, on peut s'tntéresser á ['instruction dispensée par ľenseignement primaire. Évoqué anonymement (p. 25-26), ľinstituteur paraít, en un sens, soucieux de la promotion sociale de ses élěves, puisqu'il oroteste contre leur absentéisme qui les condamne á ne pas sortir de la condition de leurs parents. Ceoendant, it véhicule indirectement une morale conser-vatrice. B Chercfoer dans Ies cinq exíraits ůu Tour de la France par deux eniants (p. 26-27) Ies elements qui ont cheque Annie Ernaux. ■ Démontrer ľinfluence durable de cette morale en en repé-rant les échos ici ou !a (par exemple, p. 28« 36,38,39, SOBI ) Imposée égaiement par ľinstituteur, ľhygiéne éíaií déjá 142 ressentie par ies grands-parents comme nécessaire á la dignité (p. 25). H Étudier !e comportement du pere dans ce domaíne. Comment la pratique-t-il, sur sa personne, dans ses habitudes saSle de bains ni ľafter-shave? I La vie professionelle du pere est un element majeur de La place, sans doute parce qu'elle a fourni Ies faits essentiels de sa vie. Présentée par Annie Ernaux comme infernale, ľexpérience agricole a cependant laissé des traces durables: ('admiration devant des champs bien tenus, la passion pour le jardinage. Ouvrier ä quatre reprises, dans une corderie, chez un couvreur, employe sur un chantier de construction puis aux raffineries, le pere conserve égaiement du goüt pour le travail manuel. Ainsi, sa personnaiité paraít la résultante ďexpériences subies. Avant tout, le pere est un commergant, ä Lillebonne ďabord, ä Yvetot ensuite. Si on ignore ia repartition des fonctions dans le couple pour le premier café-épicerie, on constate cependant que le mari se décharge des conrt-mandes et du chiffre d'affaires (p. 39), done de la partie administrative, plus valorisante en un sens. Le second commerce, pour lequel le pere a abandonné tout emploi d'ouvrier, consacre une specialisation: le mari tient le café (p. 48, 68-69), la femme ľópicerie. ü Si on mesure ľambition du pere ä son dynamisme, quelle evolution constate-t-on? Quelles explications sont-elies donaiées? Peut-on en trouver une autres familiale? 143 B Quelles conclusions peut-on titer des positions politiques et syndicales du pere? M Le rapport du pere ä ľargent et aux objets est une autre fagon ďétudier son ambition. Faire un bilan de ses acquisitions et frais de modernisation au lil des ans. Son train de vie change-í-il? Pourquoi? • La mere n'est pas le sujet principal; cependant il serait inconcevable de ľignorer car eile a joué un grand role dans le destin du pere. Inversement, dans Une femme, livre qu'Annie Ernaux consacrera ä sa měref il sera encore question du pere. Vaíorisée au debut de La place par sa position de veuve et les responsabilités qu'elle doit assumer, Madame D... est absente des p. 20 ä 30, chargées de presenter la jeu-nesse du pere. La sienne n'occupe que la p. 32. Jusqu'ä l'achat du café-épicerie (p. 46), il est encore souvent question d'eile, ensuite eile s'efface, incluse seulement dans le pronom /7s. Parfois méme eile disparaít: c'est le pere seul qui emprunte (p. 52), qui s'occupe (mal) des amé-nagements de la maison (p. 53). On retrouve la mere p. 64 dans son role ďépouse, puis p. 74 remplissant cette fois sa fonction maternelle. On ne saura rien de ses reactions au manage de sa fille. En revanche, le récit de ľagonie lui redonne un role important; et nous connaissons sa situation au moment de ľécriture du livre (p. 100). En accord avec son objectif: exposer et analyser la condition-sociale-de. son pěreř Annie Ernaux s'efforce 144 done, en general, de centrer les informations sur ľépouse que fut sa mere. H O'est sur cet axe qu'on peut construire une etude sur ia mere. Quel role a-t-elSe joué dans la vie professionnelle de son man at dans sa vie conjugate? M Farms les indices fournis, relever ceux qui signalent son origine populaire puis ceux qui manifestent sa force de earactěre. Dans la problématique du livre, manifestée par le titref La place, quelle fonction a-t-elle remplie? M Réfléchir également á ce bref paragraphe de la p. 74 commengant par: « Ä cette époque...» Quel enchainement implicite relie les deux premieres phrases? Que déduire des pronoms personnels employes dans les trois derniěres phrases? En quoi ľultime affirmation explique-t-elle le debut du paragraphe? ü Faire maintenant des deductions sur le role ambigu que la mere a pu jouer dans Ses relations pere-fille. Songer par exemple ä la constatation énoncée au style direct p. 60: « C'est un homme de la Campagne, que voulez-vous.» Pourquoi n'est-ce pas expliqué plus clairement? Étudier le troisieme personnage du livre — fille, narra- trice et auteur — ne peut se faire qu'en bilan general de I'ouvrage, une fois dégagés les themes majeurs. 145 Pour comprendre les relations entre les trois personnages de La place, il faut réfíéchir ä ['obstacle que constitue entre eux Ie savoir. • Le langage joue un role primordial dans revolution du trio familial. C'est aux parents que revient normalement la responsabilité ďapprendre ä s'exprimer ä leurs enfants. Or, le pere a conscience de son infériorité dans ce domaine, dont il n'est d'aiileurs nullement responsable. Le fait qu'il sache « lire et écrire sans faute » (p. 26) démontre ses capacités personneües et ľefficacité de l'enseignement primaire. Car sa famílie lui a transmis un patois dont « il était fier ďavoir pu [se] débarrasser en partie » (p. 56). Seulement, il n'est pas apte lui-méme ä enseigner un langage correct ä sa fille car i! lui parait impossible de se contrôler tout le temps. Aiors, la logique s'inverse : c'est lui que son enfant reprend (p. 57-58). Premiére indignité, qu'il ne supporte pas. II en connaTt ďautres, face au notaire (p. 53), au billet de la maítresse ďécole (p. 54), au médecin... Son mutisme dans un milieu social plus élevé que le sien devient sa seule defense, qu'il abandonne toutefois lorsqu'il s'agit de faire honneur aux camarades de sa fille (p. 84). Paradoxalement, il se révéle trés attache ä la precision du vocabulaire (p. 57) ou estime qu'on ne peut parier de ľécole qu'avecun registre soutenu (p. 72). í 46 En revanche, pour communiquer en famílie {p. 64), plai-santer, réprimander sa fille, íe pere retombe systéma-tiquement dans une pratique linguistique vulgaire. Ainsi, plus sa fille grandit et gravit les echelons de la réussite scolaire, plus ie oére se sent humilié. Merne les efforts qu'il fait se retournent contre lui (p. 84). Décou-ragé, il se refuse alors « ä employer un vocabulaire qui n'était pas le sien » (p. 57). Les problemes de langage bloquent done toute communication familiaie. B Étudier dans les trois paragraphs des p. 56 et 57 ľassocia- tion entre langage et niveau social M Dégager les étapes qui conduisent le pere ä ľincommuni- cabilité. H Far une analyse des connotations, préciser la position de la narratrice. • Le savoir-vivre pose également un probléme atgu aux personnages de La place, non pas qu'ils en soient dépour-vus: ils en ont un, parfaitement rode, comme on le constate ä ľoccasion des visites mortuaires (p. 15) mais il ne convient ni ä ľécole (p. 62), ni dans les milieux bourgeois (p. 65). Le dráme vient lorsque la fille reproche ä son pere de manger bruyamment, bref d'avoir de mauvaises maniéres (p. 74). # Enfin, Ie savosr scolaire met en valeur toute ľambi-guíté des relations du pere á la culture. En effet, d'une part, il souhaite la réussite de sa fille et, jusqu'á un certain niveau, prend plaisir ä suivre son travail (p. 66, 67, 101). Mais, ďautre part il refuse les consequences de ses suc- 147 cěs : en particulier lorsque sa fille prend pretexte de ses études pour s'isoler dans sa chambre. il finit méme par avoir honte devant les clients ďune scolarité aussi indü-ment prolongée (p. 73, 82-83). B Etuům clans !@s trois paragraphes des p. 55-67 toutes les manifestations du sentiment ďinférioriié ůu pere face ä ľécole. Que symbolise-t-elle pour lui? # II reste maintenant ä observer la position de la narra-trice face ä ce savoir, cônquis par son seul mérite. Si ľadolescente fut enthousiaste, le ton satirique, ou scep-tique que ľauteur utilise pour parier du metier ďensei-gnant, au debut et ä la fin de La place, montre ä quel point eile garde rancune ä une institution qui ľa forcée ä renier son milieu ďorigine. H Relever et interpreter le champ lexical dominant dans les passages suivants qui relatent sa trahison forcée: p, 62, 64-65, 74,100. H Examiner dans les deux paragraphes des p. 71-72 touš les termes par lesquels Annie Ernaux prend du recul vis-a-vis de son evolution culturelle. Pourquoi agit-elle ainsi? On peut conciure ces reflexions sur le savoir par un rapprochement avec la Bible, ou le mythe du bon sauvage. Ľinnocence, la pureté, le bonheur méme, disparaissent iorsqu'on godte aux fruits de ia science. Tons les déracinés culturels ont ressenti ce douloureux déchirement, témoin Albert Memmi, tunisien juif, pauvre, de langue maternelle arabe, devenu écrivain-ďexpression frangaise: 148 « La connaissance futpeut-etre ä ľorigine de tous les déchirements, de toutes les impossibilités qui sur girent dans ma vie. Peut-etre aurais-Je été plus hen reux dans le role ďunjuif du ghetto, confiant en son Dien et ses Ihres inspires, » La statue de sel (1953), Folio, nc} 206, p. 98. La place instaure un jeu de regards des classes sociales (es unes sur les autres. # Les petits paysans paraissent ies plus mal lotis. En dehors de la religion qui les met á égalité avec les gros fermiers (p. 25), ils n'ont aucun espoir de promotion. Le grand-pére patemel se vengeait du mauvais sort en étant dur avec sa famílie; mais i! lui était impossible de ne pas placer ses enfants dans une situation de quasi-servage. Pour la mere, les traces de comportement paysan chez le pere doivent ôtre gommées : c'est un handicap. II faut ä tout prix éviter de faire paysan, surtout si on est pauvre (p. 63). H Travail de groupe: faire des recherches historiques sur le Les ouvriers ont déjä la consolation de se sentir supe-rieurs aux campagnards. Mais ils sont eux-mémes 149 dédaignés par ies empioyés de maison (p. 32), et Annie Ernaux souiigne ä piusieurs reprises ieurs scanda-leuses conditions de travail (p. 34, 37, 39). Eile explique également que ses parents redoutaient, s'ils faisaient faülite, de « retomber ouvriers » (p. 35). Ainsi, ta vie sociale ressemble á une échelie dont on doit courageusement escalader les barreaux quand on a eu ia malchance de naítre en bas. Le commergant n'est certes pas « du bord le plus humiiié » (p. 38) mais ie pere se sait inférieur au cafetier du centre-ville. Médecins, notaires, instituteurs ou bibliothécaires ■'ntimident par leur fonction. On les soupgonne de se moquer des humbles, méme lorsqu'ils ont i'air affable (p. 51). Ainsi, la meilleure solution reside dans une rigoureuse discretion, un effacement diplomatique (p. 54-55). Ä ce complexe ďinfériorité correspond une idealisation de la classe bourgeoise. H Chercher les raisons de cette illusion en s'appuyant sur les p. 65, 83, 85. # Place dans un echelon intermediate, le commergant rencontre des problěmes spécifiques qu'Annie Ernaux aborde ä piusieurs reprises. 1 Ciasser Ses difficultés de cefte profession signalées par Annie Ernaux aux p. 34,36,37,47,67-68,76 et 81. Les relier á nm situation historique. Dans quelle mesure peut-on parier ďaliénation du commergant? • La place présente la ciasse bourgeoise sans la moindre.complaisance. Autoritaire et pincée, ä la fagon du 150 jury de Capes, eile ne regoit les enfants d'origine modeste qu'ä condition qu'Hs renient leur passé (p. 65, 71*72, 84, 93). Mais, si eile se trouve invitee par ces gens humbles, la bourgeoisie n'oubiie pas ses principes. Elle refuse la communication, Ainsi, le futur gendre n'a pas reconnu la vaieur de son beau-pěre (p. 85) et, s'il a accepté les offrandes financiers il a toujours trouvé des prétextes pour éviter d'aller le voir (p. 87, 89). Cette analyse d'Annie Ernaux est, en soi, ie signe d'une reconciliation avec le pere. En effet, la narratrice de La place revient sur un moment douloureux de son existence. Cest par son regard que nous voyons les efforts des uns et le dédain des autres; en ce sens, on peut parier de reparation. Car il lui faut se faire pardonner — et surtout, se pardonner ä elie-méme — son attitude d'adolescente. Victime d'une pression sociale, passant par ('institution sco-iaire, eile a été conduite ä trahir: « L'univers pour moi s'est retourné » (p. 72). Ayant adhéré aux valeurs bourgeoises, eile a eu honte du comportement de ses parents, qu'elle a, en vain, essayé de modifier. Puis eile a perdu le désir de communiquer avec eux, avec son pere surtout: « on n'avait plus rien ä se dire » (p.75). Ce renie-ment est source de remords, comme elie ľa avoué ä Gro Lokoy (entretien du 17avrií 1992): «La plus grande honte, c'est d'avoSr eu honte de mes parents. Ce qui me fait honte, c'est cette honte-Iä, dont je ne suis pas vrai-ment responsable, c'est la société inégaiitaire qui impose cette honte. » Elle souhaite désormais legitimer, sans pour autant la célébrer, cette culture populaire dont ľécole ľa détachée. 1 Expiiquer pourquoi ľincompréhension réciproque est eulpabilisante pour la fiile en étudiant les champs iexicaux des p. 72 ä 74. H Répertorier et classer, sur TensembSe du Kvre, les souf- frances que le comportement de la fills a pu causer au pere. H Pourquoi Annie Ernaux a-i-eile choisi d'avouer cette trahi- son? Ce sentiment de culpabilité a fréquemment été exprimé par ďautres écrivains issus ďun milieu populaire. Ainsi, Jean Guéhenno, dans Changer la vie, avoue: « S'ilfaut le dire, je sens souvent la sourde inquietude ďune sorte de trahison. Íly a si loin du monde ou je suis ne au monde oü je vis désormais. Tai "change la vie" mats je ne ľai changée que pour moi. Je m'en suis tiré bourgeoisement U s'agissait bien de devenir bachelier et de conquérir, les uns aprés les autres, touš les titres qui finiraient par me transformer en un Monsieur et m'asseoir dans quel-que fauteuiL, Plus fort, plus généreux, plus solide, 152 j'aurais mieux supporte les miseres de notre vie, je serais demeuré pármi les miens, je tie me serais pas séparé. » Changer la vie, Grasset, 1961, p. 14. La decision ďécrire La place est done issue du désir d'Annie Ernaux de rendre sa dignité á un homme que sa condition sociale a humilié, jusque dans les rapports qu'il entretenait avec sa fille. Reste la question du bonheur. L'intrusion du savoir a gaché ceiui du pere et de la fille. La narratrice ie retrouve t-eile dans ľécriture de La place? M Chercherf dans les paragraphes concernanf le travail de ľécrivain, Bes indices de ľétat d'esprit dans Sequel le récit a été rédigé, quinze ans apres la morí du pere. Qu'en conclure? n On pourrait également comme ä la fin d'une tragédie clas- sique, se poser la question de la responsabilité. Quelle est Sa part de la fatalité dans ce drame familial? Aurait-on pu ľéviter et comment? ♦ 1. En s'inspirant des procédés employes par Annie Ernaux, rédiger le commentaire d'une Photographie de famílie. ♦ 2. Dans une critique sur La place, parue dans Libera-tion le 1-3-1984, Michěle Bernstein affirme: «Elle fut, sans conteste, la meilleure des filles. Son pere, non plus, n'aurait pas aimé qu'elle restät ä ľépicerie-buvette. » Dites ce que vous pensez de cette assertion en vous appuyant avec precision sur le livre. ♦ 3. « Je m'arrache du piěge de ľindividuel », écrit Annie Ernaux dans La place (p. 41). En quel sens peut-on dire que I'individuei est un piěge, par rapport aux objectifs du livre? Pour enrichir votre reflexion, vous chercherez les avan-tages dont Annie Ernaux s'est privée et le sens different que cet effort donne ä son livre. 4> 4. Parce que Annie Ernaux écrit dans La place: «je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de ľart» (p. 21), doit-on conclure que ce livre relěve du témoignage et non de la littérature? 154 ♦ Une femme, bien entendu, puisqu'il s'agit ďun ouvrage ä la fois symétrique et different, car consacré ä la mere. Folio, n°2121. ♦ Les armoires vides permettent de saisir la difference ďapproche stylistique sur un sujet presque identique. Folio, n°1600. 4 Le Journal du dehors présente une série d'observations quotidiennes sur les habitués des lieux publics fré-quentés par Annie Ernaux: RER, hypermarchés, centres commerciaux. La fragmentation du récit y est poussée á son point extréme, puisque, en dehors de la narratrice, hen ne relie les paragraphes. Folio, n° 2693. ^ Marie-France Savéan : Lapiace et Une femme, essai et dossier, dans la collection Foliothěque. '♦ Ouvrages sur un sujet semhlable, qu'il est done interessant de comparer avec La place, de fagon á dégager la spécificité du récit d'Annie Ernaux: Simone de Beauvoir, Une mort trěs douce (1964), Folio, n°137. Albert Cohen, Le livre de ma mere (1954), Folio, n° 561, et Folio Plus, n° 2. Jean Guéhenno, Changer la vie (1961), Grasset Peter Handke, Lemaiheurindifferent(1972), Folio, n°976. Albert Memmi, La statue de sei (1953), Folio, n°206. Paul Nizan, Antoine Bloyé (1933), Grasset. Charles-Louis Philippe, La mere et ľenfant (1900), Folio, n°1509. Jules Vallěs, Ľenfant (1876), Folio, n°519. LA PLACE Notes DOSSIER 1. Contextes Repěres chronologiques Place dans ľoeuvre Genese 2. Aspects du récit Le titre La narration La structure La temporalité L'espace ĽHistoire Ľécriture plate Le savoir Les rapports sociaux La souffrance Sujets de travail écrit 154 155 DU MÉME AUTEUR Aux Editions Gallimard LES ARMOIRES VIDES, Folio n° 1600. CE QU'ILS DISENT OU RIEN, Folio n° 2010. LA FEMME GELÉE, Folio n° 1818. LA PLACE, Folio n° 1722 et Folio Plus n° 25. UNE FEMME, Folio n° 2121. PASSION SIMPLE, Folio n° 2545. JOURNAL DU DEHORS, Folio n° 2693. LA HONTE, Folio n° 3154. «JE NE SUIS PAS SORTIE DE MA NUÍT», Folio n°3155.