Annie Ernaux Gallimard © Editions Gallimard, 1987. Annie Ernaux a passé son enfance et sa jeunesse ä Yvetot, en Normandie. Agregée de lettres modernes, eile a été pro-fesseur au Centre national ď enseignement ä distance. Elle vit dans le Val-d'Oise ä Cergy. Cest une erreur de prétendre que la contradiction est inconcevabie, car c'est bien dans la douleur du vivant qu'elle a son existence reelle. HEGEL Ma mere est morte le lundi 7 avril ä la maison de retraite de ľhôpital de Pontoise, oü je ľavais placée il y a deux ans. Iľinfirmier a dit au telephone : « Votre mere s'est éteinte ce matin, aprěs son petit dejeuner. » II était environ dix heures. Pour la premiere fois la porte de sa chambre était fermée. On lui avait déjä fait sa toilette, une bande de tissu blane lui en~ serrait la tete, passant sous le menton, ra~ menant toute la peau autour de la bouche et des yeux. Elle était recouverte d'un drap jus-qu'aux épaules, les mains cachées. Elle res-semblait ä une petite momie. On avait laissé 11 de ehaque côté du lit les barres destinées ä ľempécher de se lever, J'ai voulu lui passer la chemise de nuit blanche, bordée de croquet, qu'elle avait achetée autrefois pour son enterrenient. LMnfirmier m'a dit qiťune femme du service s "en ehargerait, eile met-trait aussi sur eile le crucifix, qui était dans le tiroir de la table de chevet. II manquait les deux clous fix-ant les bras de cuivre sur la croix. L'infirmier n'était pas súr ďen trou-ver. Cela n'avait pas d'importance, je désirais qu'on lui mette quand méme son crucifix. Sur la table roulante, il y avait le bouquet de forsythias que j'avais apporté la veille. LTinfirmier m'a conseillé d'aller tout de suite ä ľétat civil de ľhôpital. Pendant ce temps, on ferait ľinventaire des affaires personnelles de ma mere. Elle n^avait presque plus rien ä eile, un tailleur, des chaussures ďété bleues, un rasoir électrique. line femme s'est mise ä crier, la méme depuis des mois. Je ne comprenais pas qu'elle soit encore vivante et que ma mere soit morte. Ä ľétat civil, une jeune femme m "a de-mandé pour quoi c'était. « Ma mere est dé- 12 cédée ce matin. — Ä ľhôpital ou en long séjour? quel nom? » Elle a regardé une feuille et eile a souri un peu : eile était déjä au courant. Elle est allée chercher le dossier de ma mere et nľa posé quelques questions sur eile, son lieu de naissance, sa derniěre adresse avant d^entrer en long séjour. Ces renseignements devaient figurer dans le dossier. Dans la chambre de ma mere, on avait prepare sur la table de chevet un sac en plastique contenant ses affaires. Lľinfirmier nťa tendu la fiche ďinventaire ä signer. Je n'ai plus désiré empörter les vétements et les objets qu'elle avait eus ici, sauf une statuette achetée lors ďun pělerinage ä Lisieux avec mon pere, autrefois, et un petit ramoneur Savoyard, souvenir d'Annecy. Maintenant que j'étais venue, on pouvait conduire ma mere ä la morgue de ľhôpital, sans attendre la fin des deux heures réglementaires de maintien du corps dans le service aprěs décěs. En par-tant, j'ai vu dans le bureau vitré du personnel la dame qui partageait la chambre de ma mere, Elle était assise avec son sac ä main, 13 on la faisait patienter la jusqu'a ce que ma mere soit transportée ä la morgue. Mon ex-mari nťa accompagnée aux pompes funěbres, Derriěre ľétalage de fleurs artifi-cielles, il y avait des fauteuils et une table basse avec des revues. Un employe nous a conduits dans un bureau, posé des questions sur la date du déčěs, le lieu de ľinhumation, une messe ou non. II notait tout sur un grand bordereau et tapait de temps en temps sur une calculette. II nous a emmenés dans une piece noire, sans fenétres, qu'il a éclairée. Une dizaine de cercueils étaient debout contre le mur. LTemployé a precise : « Touš les prix sont t.c. » Trois cercueils étaient ouverts pour qu'on puisse choisir aussi la couleur du ca-pitonnage. J'ai pris du chéne parce que c'était ľarbre qu'elle préférait et qu'elle s'inquiétait toujours de savoir devant un meuble neuf s'il était en chéne. Mon ex~mari m'a suggéré du rose violině pour le capiton. II était fier, presque heureux de se rappeler qu'elle avait souvent des corsages de cette couleur. J'ai fait un cheque ä ľemployé. lis s^occupaient 14 de tout, sauf de la fourniture des fleurs naturelles, je suis rentrée vers midi chez moi et j'ai bu du porto avec mon ex-mari. J'ai commence d'avoir mal ä la téte et au ventre. Vers cinq heures, j'ai appelé ľhôpital pour demander s'il était possible de voir ma mere ä la morgue avec mes deux fils. La standar-diste m'a répondu qu'il était trop tard, la morgue fermait ä quatre heures et demie. Je suis sortie seule en voiture, pour trouver un fleuriste ouvert le lundi, dans les quartiers neufs pres de ľhôpital. Je voulais des lis blancs, mais la fleuriste me les a déconseillés, on ne les fait que pour les enfants, les jeunes filles ä la rigueur. Ľinhumation a eu lieu le mercredi. Je suis arrivée ä ľhôpital avec mes fils et mon ex-mari. La morgue n'est pas fléchée, nous nous sommes perdus avant de la découvrir, un bätiment de béton sans étage, ä la lisiěre des champs. Un employe en blouse blanche qui téléphonait nous a fait signe de nous asseoir dans un couloir. Nous étions sur des chaises alignées le long du mur, face ä des sanitaires 15 dont la porte était restée ouverte. Je voulais voir encore ma mere et poser sur eile deux petites branches de cognassier en fleur que j'avais dans mon sac. Nous ne savions pas sMl était prévu de nous montrer ma mere une derniěre fois avant de refermer le cer-cueil. Iľemployé des pompes funěbres que nous avions eu au magasin est sorti d'une piece ä côté et nous a invites ä le suivre, avec politesse. Ma mere était dans le cercueil, eile avait la tete en arriěre, les mains jointes sur le crucifix. On lui avait enlevé son bandeau et passé la chemise de nuit avec du croquet. La couverture de satin lui montait jusqu'ä la poitrine. Cľétait dans une grande salle nue, en beton. Je ne sais pas d'oü venait le peu de jour. Ľemployé nous a indiqué que la visitě était finie, et nous a raccompagnés dans le couloir. II nťa semblé qu'il nous avait amenés devant ma mere pour qu'on constate la bonne qualité des prestations de ľentreprise. Nous avons traverse les quartiers neufs jusqu'a ľéglise, construite ä côté du centre culturel. Le corbillard n'était pas arrive, nous avons 16 attendu devant ľéglise. En face, sur la fagade du supermarché, il y avait écrit au goudron, « ľargent, les marchandises et ľÉtat sont les trois piliers de ľapartheid ». Un prétre s'est avancé, trěs affable. 11 a demandé, « c'est votre mere? » et ä mes fils s^ils continuaient leurs études, ä quelle universitě. Une sorte de petit lit vide, bordé de velours rouge, était posé ä merne le sol de ciment, devant ľautel. Plus tard, les hommes des pompes funěbres ont place dessus le cercueil de ma mere. Le prétre a mis une cassette d'orgue sur le magnetophone. Nous étions seuls ä assister ä la messe, ma mere n'était connue de personne ici. Le prétre parlait de « la vie éternelle », de la « resurrection de notre soeur », il chantait des cantiques. J'au-rais voulu que cela dure toujours, qu'on fasse encore quelque chose pour ma mere, des gestes, des chants. La musique d'orgue a re~ pris et le prétre a éteint les cierges de chaque côté du cercueil. La voiture des pompes funěbres est partie aussitôt vers Yvetot, en Normandie, oü ma mere allait étre enterrée ä côté de mon pere. 17 J'ai fait le voyage dans ma voiture personnels avec mes fils. II a plu pendant tout le trajet, le vent soufflait en rafales. Les gargons nťinterrogeaient au sujet de la messe, parce qu'ils n'en avaient jamais vu auparavant et qu'ils n'avaient pas su comment se compor-ter au cours de la ceremonie. Ä Yvetot, la famille était massée pres de la grille ďentrée du cimetiěre. L'une de mes cousines m "a crié de loin : « Quel temps, on se croirait en novembre! », pour ne pas rester ä nous regarder avancer sans rien dire. Nous avons marché tous ensemble vers la tombe de mon pere. Elle avait été ouverte, la terre rejetée sur le côté en un monticule jaune. On a apporté le cercueil de ma mere. Au moment ou il a été positionné au-dessus de la fosse, entre des cordes, les hommes m'ont fait ap-procher afin que je le voie glisser le long des parois de la tranchée. Le fossoyeur attendait á quelques metres, avec sa pelle. U était en bleus, un béret et des bottes, le teint violacé. Jľai eu envie de lui parier et de lui donner 18 cent francs, en pensant qu'il irait peut-étre les boire. Cela n'avait pas ^importance, au contraire, il était le dernier homme ä s'oc-cuper de ma mere en la recouvrant de terre tout ľapres-midú il fallait qu'il ait du plaisir ä le faire. La famiile n"a pas voulu que je reparte sans manger. La soeur de ma mere avait prévu le repas ďinhumation au restaurant. Je suis restée, cela aussi me paraissait une chose que je pouvais encore faire pour eile. Le service était lent, nous parlions du travail, des enfants, quelquefois de ma mere. On me disait, « ga servait ä quoi quelle vive dans cet etat plusieurs années ». Pour tous, il était mieux qu'elle soit morte. (Test une phrase, une certitude, que je ne comprends pas. Je suis rentrée en region parisienne le soir. Tout a été vraiment fini. Dans la seraame qui a suivi, il nťarrivait de pleurer n^importe oü. En me réveillant, je savais que ma mere était morte. Je sortais de réves lourds dont je ne me rappelais rien, sauf qu'elle y était, et morte. Je ne faisais rien en dehors des täches nécessaires pour vivre, les courses, les repas, le linge dans la machine ä laver. Souvent j'oubliais dans quel ordre il fallait les faire, je m'arrétais aprěs avoir épluché des legumes, n'enchamant sur le geste suivant, de les laver, qu^apres un effort de reflexion. Lire était impossible. Une ibis, je suis descendue ä la cave, la valise de ma mere était lä, avec son porte-monnaie, un sac ďété, des foulards ä ľintérieur. Je suis restée prostrée devant la valise béante. Cest au-dehors, en ville, que j'étais le plus 20 mal. Je roulais, et brutalement : « Elle ne sera plus jamais nulle part dans le monde. » Je ne comprenais plus la fagon habituelle de se comporter des gens, leur attention mi-nutieuse ä la boucherie pour choisir tel ou tel xnorceau de viande me causait de ľhor-reur. Get état disparait peu ä peu. Encore de la satisfaction que le temps soit froid et plu-vieux, comme au debut du mois, lorsque ma mere était vivante. Et des instants de vide chaque fois que je constate « ce n'est plus la peine de » ou «je n'ai plus besoin de » (faire ceci ou cela pour eile). Le trou de cette pen-sée : le premier printemps qu^elle ne verra pas. (Sentir maintenant la force des phrases ordinaires, des cliches merne.) II y aura trois semaines demain que ľin-humation a eu lieu. Avant-hier seulement, j^ai surmonté la terreur ďécrire dans le haut d'une feuille blanche, comme un debut de livre, non de lettre á quelqu'un, « ma mere est morte ». J^ai pu aussi regarder des photos ďelle. Sur ľune, au bord de la Seine, eile est assise, les jambes repliées. Une photo en noir iW _I_ et blane, mais c'est comme si je voyais ses cheveux roux, les reflets de son tailleur en alpaga noir. Je vais continuer ďécrire sur ma mere. Elle est la seule femme qui ait vraiment compté pour moi et eile était demente depuis deux ans. Peut-étre ferais-je mieux ďattendre que sa maladie et sa mort soient fondues dans le cours passé de ma vie, comme le sont ďautres événements, la mort de mon pere et la separation dravec mon mari, afin ďavoir la distance qui facilite ľanalyse des souvenirs. Mais je ne suis pas capable en ce moment de faire autre chose. C'est une entreprise difficile. Pour moi, ma mere ď a pas ďhistoire. Elle a toujours été lá. Mon premier mouvement, en parlant ďelle, c'est de la fixer dans des images sans notion de temps : « eile était violente », «c'était une femme qui brulait tout », et ďévoquer en désordre des scenes, oü eile ap-parait. Je ne retrouve ainsi que la femme de 22 mon imaginaire, la merne que, depuis quelques jours, dans mes réves, je vois ä nou-veau vivante, sans äge precis, dans une atmosphere de tension semblable ä celie des films ďangoisse. Je voudrais saisir aussi la femme qui a existé en dehors de moi, la femme reelle, née dans le quartier rural ďune petite ville de Normandie et morte dans le service de geriatrie ďun hôpital de la region parisienne. Ce que j'espere écrire de plus juste se situe sans doute ä la jointure du familial et du social, du mythe et de ľhistoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqďil s'agit de chercher une vérité sur ma mere qui ne peut étre atteinte que par des mots. (C'est-ä-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite res-ter, ďune certaine fagon, au-dessous de la littérature. 23 Yvetot est une ville froide, construite sur un plateau venté, entre Rouen et Le Havre, Au debut du siěcle, eile était le centre mar-chand et administratif ďune region entiě-rement agricole, aux mains de grands pro-priétaires. Mon grand-pěre, charretier dans une ferme, et ma grand-měre, tisserande ä domicile, s'y sont installés quelques années aprěs leur mariage. Ils étaient tous deux originaires ďun village voisin, ä trois kilometres. Ils ont loué une petite maison basse avec une cour, de ľautre côté de la voie ferrée, ä la peripheric, dans une zone rurale aux limites indécises, entre les der-niers cafés pres de la gare et les premiers champs de colza. Ma mere est née lä, en 1906, quatriěme de six enfants. (Sa fierté quand eile disait: « Je ne suis pas née ä la Campagne. ») Quatre des enfants n'ont pas quitté Yvetot de leur vie, ma mere y a passé les trois quarts de la sienne. ils se sont rapprochés du centre mais ne ľont jamais habite. On « allait en ville », pour la messe, la viande, les mandats ä envoyer. Maintenant, ma cousine a un lo- gement dans le centre, traverse par la Nationale 15 oü circulent des camions jour et nuit. Elle donne du somnifěre ä son chat pour ľempécher de sortir et de se faire écra-ser, Le quartier oü ma mere a passé son enfance est trěs recherche par les gens ä hauts revenus, pour son calme et ses rnaisons an-ciennes. Ma grand-mere faisait la loi et veillait par des cris et des coups ä « dresser » ses enfants. (ľétait une femme rude au travail, peu commode, sans autre relächement que la lecture des feuilletons. Elle savait tourner les lettres et, premiere du canton au certificat, eile aurait pu devenir institutrice. Les parents avaient refuse qu'elle parte du village. Certitude alors que s'éloigner de la famílie était source de malheur. (En normand, « ambition » signifie la douleur d'etre séparé, un chien peut mourir ďambition.) Pour comprendre aussi cette histoire refermée ä onze ans, se rappeler toutes les phrases qui commencent par « dans le temps » : dans le temps, on n'allait pas ä ľécole comme main-tenant, on écoutait ses parents, etc. íLi«_} Elle tenait bien sa maison, c'est-ä-dire qu'avec le minimum d'argent eile arrivait a nourrir et habiller sa famílie, alignait ä la messe des enfants sans trous ni taches, et ainsi s'approchait ďune dienité permettant de vivre ix Ol sans se sentir des manants. Elle retournait les cols et les poignets de chemises pour qu'elles fassent double usage. Elle gardait tout, la peau du lait, le pain ŕassis, pour faire des gäteaux, la cendre de bois pour la lessive, la chaleur du poéle éteint pour sécher les prunes ou les torchons, ľeau du débarbouillage matinal pour se laver les mains dans la journée. Connais-sant touš les gestes qui accommodent la pau-vreté. Ce savoir, transmis de mere en fille pendant des siěcles, s'arréte ä moi qui n*en suis plus que ľarchiviste. Mon grand-pěre, un homme fort et doux. est mort ä cinquante ans ďune crise ďan-gine de poitrine. Ma mere avait treize ans et eile ľadorait. Veuve, ma grand-měre est devenue encore plus raide, toujours sur le qui-vive. (Deux images de terreur, la prison pour les gardens, ľenfant naturel pour les 26 filles.) Le tissage ä domicile ayant disparu, eile a fait du blanchissage, des ménages de bureaux. A la fin de sa vie, eile habitait avec sa derniěre fille et son gendre, dans un bara-quement sans électricité, ancien réfectoire de ľusine ďä côté, juste au bas de la voie ferrée. Ma mere m'emmenait la voir íe dimanche. (ľétait une petite femme ronde, qui se mou-vait rapidement malgré une jambe plus courte que ľautre de naissance. Elle lisait des ro-raans, parlait trěs pen, avec brusquerie, ai-mait bien boire de ľeau-de-vie, qu'elle mé-langeait ä un fond de café, dans la tasse. Elle est morte en 1952. L'enfance de ma mere, c^est ä peu pres ceci : un appétit jamais rassasié. Elle dévorait la pesée du pain en revenant du boulanger. « Jusqu'ä vingt-cinq ans, j'aurais mangé la mer et les poissons! », la chambre commune pour touš les en- 27 fants, le lit partagé avec une soeur, des crises de somnambulisme oü on la retrouvait de-bout, endormie, les yeux ouverts, dans la cour, les robes et les chaussures dépassées ďune sceur ä ľautre, une poupée de chiffon ä Noél, les dents trouées par le cidre, mais aussi les promenades sur le cheval de labour, le patmage sur la niare gelée du-rant ľhiver 1916, les parties de cache-cache et de saut ä la corde, les injures et le geste rituel de mépns — se tourner et se taper le cul d'une main vive - ä ľadresse des « demoiselles » du pensionnat přivé, toute une existence au-dehors de petite fille de la Campagne, avec les mémes savoir-faire que les gar^ons, scier du bois, locher les pommes et tuer les poules ďun coup de ciseau au fond de la gorge. Seule difference, ne pas se laisser toucher le « quaťsous ». Elle est allée ä ľécole communale, plus ou moins suivant les travaux des saisons et les maladies des frěres et soeurs. Trěs peu de souvenirs en dehors des exigences de politesse et de propreté des maítresses, montrer les 28 ongles, le haut de la chemise, déchausser un píed (on ne savait jamais lequel il fallait laver). L/enseignement lui est passé dessus sans provoquer aucun désir. Personne ne « poussait » ses enfants, il fallait que ce soit « dans eux » et ľécole n'était qu'un temps ä passer en attendant de ne plus étre ä charge des parents. On pouvait manquer la classe, on ne perdait rien. Mais non la messe qui, merne dans le bas de ľéglise, vous donnait le sentiment, en participant ä la richesse, la beauté et ľesprit (chasubles brodées, calices d'or et cantiques) de ne pas « vivre comme des chiens ». Ma mere a montré de bonne heure un gout trěs vif pour la religion. Le catéchisme est la seule matiěre qu'elle ait apprise avec passion, en connaissant par coeur toutes les réponses. (Plus tard, encore, cette fa^on haletante, joyeuse, de répondre aux priěres, ä ľéglise, comme pour montrer qu'elle savait.) Ni heureuse ni malheureuse de quitter ľécole ä douze ans et demi, la regle 29 commune \ Dans la fabrique de margarine oü eile est entrée, eile a souffert du froid et de ľhurnidité, les mains mouillées attrapant des engelures qu'on gardait tout ľhiver. En-suite, eile n'a jamais pu « voir » la margarine. Trěs peu, done, de « réveuse adolescence », mais ľattente du samedi soir, la paye qu'on rapporte ä la mere, en gardant juste de quoi s'offrir Le Petit Echo de la Mode et la poudre de riz, les fous rires, les haines. Un jour, le contremaítre a laissé son cache-nez se prendre dans la courroie d'une machine. Personne ne ľa secouru et il a du se dégager seul. Ma ?měre était ä côté de lui. Comment admettre cela, sauf ä avoir subi un poids égal ďalié-nation? Avec le mouvement ďindustrialisation des 1. Piěge, cependant, de ne parier qiťau passe. Dans Le Monde du 17 juin 1986, on lit ä propos de la region de ma mere, la Haute-Normandie : « Urs retard de la scola-risation qui n^a jamais été comblé, malgré des ameliorations, continue de produire ses effets (...). Chaque année, 7 000jeunes sortent du systéme scolaire sans formation. Issus des " classes de relegation ", ils ne peuvent accéder ä des stages de qualification. La moitié ď'entre eux, selon un pedagogue, ne " savent pas lire deux pages concues pour eux . » 30 années vingt, il s'est monté une grande cor-derie qui a drainé toute la jeunesse de la region. Ma mere, comme ses sceurs et ses deux frěres, a été embauchée. Pour plus de commodité, ma grand-mere a déménagé, louant une petite maison ä cent metres de ľusine, dont eile faisait le menage le soir, avec ses filles. Ma mere s'est plu dans ces ateliers propres et sees, oú ľon n'interdisait pas de parier et de rire en travaillant. Fiěre d'etre ouvriěre dans une grande usine : quelque chose comme étre civilisée par rapport aux sauvages, les filles de la Campagne restées derriěre les vaches, et libre au regard des esclaves, les bonnes des maisons bourgeoises obligees de « servir le cul des maitres ». Mais sentant tout ce qui la séparait, de maniere indéfinissable, de son réve : la demoiselle de magasin. Comme beaucoup de families nombreuses, la famille de ma mere était une tribu, e'est-a-dire que ma grand-mere et ses enfants 31 avaient la merne fagon de se comporter et de vivre leur condition d'ouvriers ä demi ru-raux, ce qui permettait de les reconnaitre, « les D... )>. lis criaient tons, hommes et femmes, en toutes circonstances. D'une gaieté exubérante, mais ombrageux, ils se fächaient vite et « n'envoyaient pas dire » ce qu'ils avaient ä dire. Par-dessus tout, ľorgueil de leur force de travail. lis admettaient diffici-lement qu'on soit plus courageux qu'eux. Continuellement, aux limites qui les entou-raient, ils opposaient la certitude d'etre « quelqu'un ». D'ou, peut-étre, cette fureur qui les faisait se jeter sur tout, le travail, la nourriture, rire aux larmes et annoncer une heure apres, «je vais me mettre dans la citer ne ». De tous, c'est ma mere qui avait le plus de violence et ďorgueil, une clairvoyance re-voltée de sa position ďinférieure dans la societě et le refus d'etre seulement jugée sur celle~ci. Lune de ses reflexions fréquentes ä propos des gens riches, « on les vaut bien ». Cetait une belle blonde assez forte (« on m'aurait acheté ma santé! »), aux yeux gris. 32 Elle aimait lire tout ce qui lui tombait sous la main, chanter les chansons nouvelles, se farder, sortir en bande au cinéma, au theatre voir jouer Roger la honte et Le Maitre de forges. Toujours préte ä « s'en payer ». Mais ä une époque et dans une petite ville ou ľessentiel de la vie sociale consistait ä en apprendre le plus possible sur les gens, ou s'exergait une surveillance constante et naturelle sur la conduite des femmes, on ne pouvait qu'étre prise entre le désir de « profiter de sa jeunesse » et ľobsession d'etre « montrée du doigt ». Ma mere s'est efforcée de se conformer au jugement le plus favorable porte sur les filles travaillant en usine : « ouvriěre mais sérieuse », pratiquant la messe et les sacrements, le pain bénit, brodant son trousseau chez les soeurs de ľorphelinat, n'al-lant jamais au bois seule avec un gargon. Ignorant que ses jupes raccourcies, ses che-veux ä la gargonne, ses yeux « hardis », le fait surtout qu'elle travaille avec des hommes, suffisaient ä empécher qu'on la considěre comme ce qu'elle aspirait ä étre, « une jeune fille comme il faut ». 33 La jeunesse de ma měře, cela en partie : un effort pour échapper au destin le plus probable, la pauvreté súrement, ľalcool peut-étre. Ä tout ce qui arrive ä une ouvriěre quand eile « se laisse aller » (fumer, par exemple, trainer le soir dans la rue, sortir avec des taches sur soi) et que plus aucun «jeune homme sérieux » ne veut d^elle. Ses frěres et ses sceurs n'ont échappé ä rien. Quatre sont morts au cours des vingt-cinq derniěres années. Depuis longtemps, c'est ľalcool qui comblait leur creux de fureur, les hommes au café, les femmes chez elles (seule la derniěre soeur, qui ne buvait pas, vit encore). lis n'avaient plus de gaieté ni de parole qu'avec un certain degré tľivresse. Le reste du temps, ils abattaient leur travail sans parier, « un bon ouvrier », une femme de ménage dont il n'y a « rien ä redire ». Au fil des années, s'habituer ä ne plus étre évalué que sous le rapport de la boisson dans le regard des gens, « étre bien », « en avoir un 34 coup dans le nez ». Une veille de la Pentecôte, j'ai rencontre ma tante M... en revenant de classe. Comme touš les jours de repos, eile montait en ville avec son sac plein de bou-teilles vides. Elle nľa embrassée sans pouvoir rien dire, osculant sur place. Je crois que je ne pourrai jamais écrire comme si je n'avais pas rencontre ma tante, ce jour-la. Pour une femme, le manage était la vie ou la mort, ľespérance de s'en sortir mieux ä deux ou la plongée definitive. II fallait done reconnaitre ľhomme capable de « rendre une femme heureuse ». Naturellement, pas un gars de la terre, méme riebe, qui vous ferait traire les vaches dans un village sans élec-tricité. Mon pere travaillait ä la corderie, il était grand, bien mis de sa personne, un « petit genre ». II ne buvait pas, gardait sa paye pour montér son menage. II était ďun caractěre calme, gai, et il avait sept ans de plus qu'elle (on ne prenait pas un « galo- 35 pin»!). En souriant et rougissant, eile ra-contait : « J'étais trěs courtisée, on m'a de-mandée en mariage plusieurs fois, c'est ton pere que jVi choisi. » Ajoutant souvent : « II n^avait pas Fair commun. » Ľhistoire de mon pere ressemble ä celie de ma mere, famille nombreuse, pere char-retier et mere tisserande, ľécole quittée ä douze ans, ici, pour les travaux des champs comrae domestique de ferme. Mais son frěre aíné était parvenu ä une bonne place au chemin de fer, deux soeurs s'étaient mariées avec des commis de magasin. Anciennes employees de maison, elles savaient parier sans crier, marcher posément, ne pas se faire remarques Déjä plus de « dignitě », mais aussi de tendance au dénigrement des filles ďusine, comme ma měře, dont ľapparence, les gestes, leur évoquaient trop le monde qu'elles étaient en train de quitter. Pour elles, mon pere « aurait pu trouver mieux ». 36 lis se sont manes en 1928. Sur la photo de mariage, eile a un visage regulier de madone, pale, avec deux méehes en accroche-coeur, sous un voile qui enserre la téte et descend ?usqiľaux veux. Forte des seins et des handles, de jolies jambes (la robe ne couvre pas les genoux). Pas de sourire, une expression tranquille, quelque chose ďamusé, de curieux dans le regard. Lui, petite moustache et noeud papillon, parait beau-coup plus vieux. II fronce les sourcils, ľair anxieux, dans la crainte peut-étre que la photo ne soit mal prise. II la tient par la taille et eile lui a posé la main sur ľépaule. lis sont dans un chemin, au bord ďune cour avec de ľherbe haute. Derriěre eux, les feuillages de deux pommiers qui se rejoignent leur font un dome. Au fond, la facade ďune maison basse. (Test une scene que j'arrive ä sentir, la terre sěche du chemin, les cailloux affleu-rant, ľodeur de la Campagne au debut de ľété. Mais ce n'est pas ma mere. Jľai beau fixer la photo longtemps, jusqu'ä ľhalluci-nante impression de croire que les visages bougent, je ne vois qu/une jeune femme lisse, 37 un peu empruntée dans un costume de film des années vingt. Seules, sa main large ser-rant les gants, une fagon de porter haut la téte, me disent que c'est eile. Du bonheur et de la fierté de cette jeune mariée, je suis presque süre. De ses désirs, je ne sais rien. Les premiers soirs - confidence ä une sceur — eile est entree dans le lit en gardant sa culotte sous sa chemise de nuit. Cela ne veut rien dire, ľamour ne pou-vait se faire qu'ä ľabri de la honte, mais il devait se faire, et bien, quand on était « normale ». Au debut, ľexcitation de faire la dame et d'etre installée, étrenner le service de vais-selle, la nappe brodée du trousseau, sortir au bras de « son mari », et les rires, les disputes (eile ne savait pas faire la cuisine); les reconciliations (eile n'était pas boudeuse), ľim-pression ďune vie nouvelle. Mais les salaires n'augmentaient plus. Ils avaient le loyer, les traites des meubles ä payer. Obliges de re-garder sur tout, demander des legumes aux parents (ils n'avaient pas de jardin), et au bout du compte, la merne vie qu'avant. Ils la vivaierit diíFéremment. Tous deux, le merne désir ďarriver, mais chez lui, plus de peur devant la lutte ä entreprendre, de tentation de se résigner ä sa condition, chez eile, de conviction qu'ils n'avaient rien ä perdre et devaient tout faire pour s'en sortir « coüte que coüte ». Fiěre d'etre ouvriěre mais pas au point de le rester toujours, révant de la seule aventure ä sa mesure : prendre un commerce d'alimentation. II ľa suivie, eile était la volonte sociale du couple. En 1931, ils ont acheté ä credit un debit de boissons et ďalimentation ä Lillebonne, une čité ouvriěre de 7 000 habitants, ä vingt-cinq kilometres ďYvetot. Le café-épicerie était situé dans la Vallée, zone des filatures datant du dix-neuxiěme siěcle, qui ordonnaient le temps et ľexistence des gens de la naissance ä la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée tľavant-guerre, c'est tout dire, la plus forte 39 concentration ďalcooliques et de filles měres, ľhumidité ruisselant des murs et les nour-rissons morts de diarrhée verte en deux heures. Ma mere avait vingt-cinq ans. Cest ici qu'elle a du devenir elle, avec ce visage, ces goüts et ces fagons d'etre, que j'ai cru longtemps avoir toujours été les siens. Le fonds ne süffisant pas ä les faire vivre, mon pere s'est embauché sur des chantiers de construction, plus tard dans une raffinerie de la Basse-Seine, ou il est passé contre-maitre. Elle tenait seule le commerce. Aussitôt, eile s'y est donnée avec passion, « toujours le sourire », « un petit mot pour chacun », une infinie patience : « Jľaurais vendu des cailloux! » D'emblée, accordée ä une misěre industrielle qui ressemblait, en plus dur, ä celie qu'elle avait connue, et consciente de la situation, gagner sa vie grace ä des gens qui ne la gagnaient pas eux-mémes. Sans doute, pas un moment ä soi entre ľépicerie, le café, la cuisine, oü s "est mise ä grandir une petite fille, née peu aprěs ľins-tallation dans la Vallée. Ouvrir de six heures du matin (les femmes des filatures passant 40 au lait) ä onze heures du soir (les joueurs de cartes et de biliard), étre « dérangée » ä n'im-porte quel moment par une clientele habi-tuée ä revenir plusieurs fois dans la journée aux commissions. L'amertume de gagner ä peine plus qu'une ouvriere et la hantise de ne pas « y arriver ». Mais aussi, un certain pouvoir - n'aidait-elle pas des families ä sur-vivre en leur faisant credit?—, le plaisir de parier et ďécouter — tant de vies se racon-taient ä la boutique —, somme toute le bon-heur d'un monde élargi. Et eile « évoluait » aussi. Obligée ďaller partout (aux impôts, ä la mairie), de voir les fournisseurs et les représentants, elle appre-nait ä se surveiller en parlant, elle ne sortait plus « en cheveux ». Elle a commence de se demander avant d'acheter une robe si celle-ci avait « du chic ». L'espoir, puis la certitude de ne plus « faire Campagne ». Ä côté de Delly et des ouvrages catholiques de Pierre ľEr-mite, eile lisait Bernanos, Mauriac et les « histoires scabreuses » de Colette. Mon pere n'évoluait pas aussi vite qu'elle, conservant la raideur timide de celui qui, ouvrier le jour, 41 le soir ne se sent pas, en patron de café, ä sa vraie place, II y a eu les années noires de la crise économique, les grěves, Blum, ľhomme « qui était enfin pour ľouvrier », les lois sociales, les fetes tard dans la nuit au café, la famille de son côté ä eile qui arrivait, on mettait des matelas dans toutes les pieces, qui repartait, avec des sacs bourrés de provisions (eile don-nait facilement, et n'était-elle pas la seule ä s'en étre sortie?), les brouilles avec la famille de « ľautre côté ». La douieur. Leur petite fille était nerveuse et gaie. Sur une photo, eile apparait grande pour son äge, les jambes menues, avec des genoux proéminents. Elle rit, une main au-dessus du front, pour ne pas avoir le soleil dans les yeux. Sur une autre, pres d'une cousine en communiante, eile est sérieuse, jouant cependant avec ses doigts, écartés devant eile. En 1938, eile est morte de la diphtérie trois jours avant Päques. Os ne voulaient qu'un seul enfant pour qu'il soit plus heureux. La douieur qui se recouvre, simplement le silence de la neurasthenic, les priěres et la croyance ďune « petite sainte au ciel ». La vie ä nouveau, au debut de 1940, eile atten-dait un autre enfant. Je naítrai en septembre. II me semble maintenant que j^écris sur ma mere pour, ä mon tour, la mettre au monde. II y a deux mois que j'ai commence, en écrivant sur une feuille « ma mere est morte le lundi sept avril ». (Test une phrase que je peux supporter désormais, et méme lire sans éprouver une emotion diíFérente de celie que j'aurais si cette phrase était de quelqu'un d'autre. Mais je ne supporte pas d'aller dans le quartier de ľhôpital et de la maison de retraite, ni de me rappeler brutalement des details, que j'avais oubliés, du dernier jour oú eile était vivante. Au debut, je croyais que j^écrirais vite. En fait je passe beaucoup de temps ä m'interroger sur ľordre des choses ä dire, le choix et ľagencement des mots, comme s\l existait un ordre ideal, seul ca- 43 pable de rendre une vérité concernant ma měře — mais je ne sais pas en quoi eile consiste — et rien ďautre ne compte pour moi, au moment ou j'écris, que la déeouverte de cet ordre-lä. Lľexode : eile est partie sur les routes jus-qu'ä Niort, avec des voisins, eile dormait dans des granges, buvait « du petit vin de lä-bas », puis eile est revenue seule ä bicyclette, en franchissant les barrages allemands, pour ac-coucher ä la maison un mois aprěs. Aucune peur, et si sale en arrivant que mon pere ne ľa pas reconnue. Sous ľOccupation, la Vallée s'est resserrée autour de leur épicerie, dans ľespérance du ravitaillement. Elle s'efforcait de nourrir tout le monde, surtout les families nombreuses, son désir, son orgueil d'etre bonne et utile. Durant les bombardements, eile ne voulait pas se réfugier dans les abris collectifs ä flanc de colline, préférant « mourir chez eile ». L*aprěs-midi, entre deux alertes, eile me pro- 44 menait en poussette pour me fortifier. Cľétait le temps de ľamitié facile, sur les bancs du Jardin public eile se liait avec des jeunes femmes mesurées qui tricotaient devant le bac ä sable, pendant que mon pere gardait la boutique vide. Les Anglais, les Américains, sont entrés dans Lillebonne. Les tanks tra-versaient la Vallée, en jetant du chocolat et des sachets de poudre ďorange qu'on ra-massait dans la poussiere, tous les soirs le café plein de soldats, des rixes quelquefois, mais la fete, et savoir dire shit for you. En-suite, eile racontait les années de guerre comme un roman, la grande aventure de sa vie. (Elle a tant aimé Autant en empörte le vent.) Peut-etre, dans le malheur commun, une sorte de pause dans la lutte pour arriver, désormais inutile. La femme de ces années-lä était belle, teinte en rousse. Elle avait une grande voix large, criait souvent sur un ton terrible. Elle riait aussi beaucoup, d'un rire de gorge qui découvrait ses dents et ses gencives. Elle chantait en repassant, Le temps des cerises, Riquita jolie fleur de Java, eile portait des turbans, une robe ďété ä grosses rayures bleues, une autre beige, molle et gaufrée. Elle se poudrait ä la houppette devant la glace au-dessus de ľévier, se passait du rouge ä lěvres en commengant par le petit coeur du milieu, se parfumait derriěre ľoreille. Pour agrafer son corset, eile se tournait vers le mur. Sa peau sortait entre les lacets croisés, attaches en bas par un nceud et une rosette. Rien de son corps ne m'a échappé. Je croyais qu'en grandissant je serais oelle. Un dimanche, ils pique-niquent au bord ďun talus, pres ďun bois. Souvenir d'etre entre eux, dans un nid de voix et de chair, de rires continuels. Au retour, nous sommes pris dans un bombardement, je suis sur la barre du velo de mon pere et eile descend la côte devant nous, droite sur la seile enfoncée dans ses fesses. J'ai peur des obus et qu'elle meure. II me semble que nous étions touš les deux amoureux de ma mere. En 1945, ils ont quitté la Vallée, oü je toussais sans arret et ne me développais pas 46 ä cause des brouillards, et ils sont revenus ä Yvetot. Lľapres-guerre était plus difficile ä vivre que la guerre. Les restrictions conti-nuaient et les « enrichis au marché noir » faisaient surface. Dans ľattente d'un autre fonds de commerce, eile me promenait dans les rues du centre détruit bordées de dé~ combres, nťemmenait prier ä la chapelle installée dans une salle de spectacle, en remplacement de ľéglise, bruíée. Mon pere travaillait ä reboucher les trous de bombes, ils habitaient deux pieces sans électricité, avec les meubles démontés ranges contre les murs. Trois mois apres, eile revivait, patronne ďun café-alimentation semi-rural, dans un quartier épargné par la guerre, ä ľécart du centre. Juste une minuscule cuisine et, ä ľétage, une chambre et deux mansardes, pour manger et dormir en dehors du regard des clients. Mais une grande cour, des hangars pour remiser le bois, le foin et la paille, un pressoir, et surtout une clientele qui payait davantage comptant. Tout en servant au café, mon pere cultivait son jardin, élevait des 47 pouies et des lapins, faisait du cidre qu'on vendait aux clients. Aprěs avoir été ouvrier pendant vingt ans, il est retourné ä un mode de vie ä demi paysan. Elle s'occupait de ľépi-cerie, des commandes et des comptes, mai-tresse de ľargent, lis sont parvenus peu ä peu ä une situation supérieure ä celie des ouvriers autour dVux, réussissant par exemple ä devenir propriétaires des murs du commerce et ďune petite maison basse contigué. Les premiers étés, aux congés, ďanciens clients de Lillebonne venaient les voir, par families entiěres, en car. On s'embrassait et on pleurait. On assemblait bout ä bout les tables du café pour manger, on chantait et on rappelait ľOccupation. Puis ils ont cessé de venir au debut des années cinquante. Elle disait, « c "est le passé, il faut aller de ľavant ». Images d^elle, entre quarante et quarante-six ans : un matin d'hiver, eile ose entrer 48 dans la classe pour réclamer ä la maitresse qu'on retrouve ľécharpe de laine que j'ai oubliée dans les toilettes et qui a couté eher (j'ai su longtemps le prix). un été, au bord de la mer, eile péche des moules ä Veules-les-Roses, avec une belle-soeur plus jeune. Sa robe, mauve ä rayures noires, est relevée et nouée par-devant. Piu-sieurs fois, elles vont boire des aperitifs et manger des gäteaux dans un café installé dans un baraquement pres de la plage, elles rient sans arret. ä ľéglise, eile chantait ä pleine voix le cantique ä la Vierge, J'irai la voir un jour, au ciel, au ciel. Cela me donnait envie de pleurer et je la détestais. eile avait des robes vives et un tailleur noir en « grain de poudre », eile lisait Confidences et La Mode du jour. Elle mettait ses serviettes avec du sang dans un coin du grenier, jus-qu^au mardi de la lessive. quand je la regardais trop, eile s'énervait, « tu veux nťacheter? ». le dimanche aprěs-raidi, eile se couchait en combinaison, avec ses bas. Elle me laissait 49 venir dans le lit ä côté (Telle. Elle s'endormait vite, je lisais, blottie contre son dos. ä un repas de communion, eile a été saoule et eile a vomi ä côté de moi. Ä chaque féte, ensuite, je surveillais son bras allonge sur la table, tenant le verre, en désirant de toutes mes forces qu'elle ne le lěve pas. Elle était devenue trěs forte, quatre-vingt-neuf kilos. Elle mangeait beaucoup, gardait toujours des morceaux de sucre dans la poche de sa blouse. Pour maigrir, eile s'est procure des pilules dans une pharmacie de Rouen, en cachette de mon pere. Elle s'est privée de pain, de beurre, mais n'a perdu que dix kilos. Elle claquait les portes, eile cognait les chaises en les empilant sur les tables pour balayer. Tout ce qu'elle faisait, eile le faisait avec bruit. Elle ne posait pas les objets, mais semblait les jeter. Ä sa figure, on voyait tout de suite si eile était contrariée. En famille, eile disait ce 50 qu'elle pensait en paroles abruptes. Elle nťappelait chameau, souillon, petite garce, ou simplement « déplaisante ». Elle me bat-tait facilement, des gifles surtout, parfois des coups de poing sur les épaules («je ľaurais tuée si je ne nťétais pas retenue! »). Cinq minutes aprěs, eile me serrait contre eile et j'étais sa « poupée ». Elle nťoffrait des jouets et des livres ä la moindre occasion, féte, maladie, sortie en ville. Elle me conduisait chez le dentiste, le specialisté des bronches, eile veillait ä nťacheter de bonnes chaussures, des vete-ments chauds, toutes les fournitures scolaires réclamées par la maitresse (eile m'avait mise au pensionnat, non ä ľécole communale). Quand je remarquais qu'une camarade avait par exemple une ardoise incassable, eile me demandait aussitôt si j'avais envie cľen avoir une : « Je ne voudrais pas qu'on dise que tu es moins bien que les autres. » Son désir le plus profond était de me donner tout ce qu'elle n'avait pas eu. Mais cela représentait pour eile un tel effort de travail, tant de soucis d'argent, et une preoccupation du bon- 51 heur des enfants si nouvelle par rapport ä ľéducation d'autrefois, qiťelle ne pouvait s'empécher de constater : « Tu nous coütes eher » ou « Avec tout ce que tu as, tu n'es pas encore heureuse! ». J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mere comme seulement des traits personnels de caractěre, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette fagon ďecrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide ä sortir de la solitude et de ľobseurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus gene-rale. Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mere des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens. Elle était une mere commergante, e'est-a-dire qu'elle appartenait d^abord aux clients qui nous « faisaient vivre ». II était défendu 52 de la déranger quand eile servait (attentes derriěre la porte séparant la boutique de la cuisine, pour avoir du ill ä broder, la permission d'aller jouer, etc.). Si eile entendait trop de bruit, eile surgissait, donnait des claques sans un mot et repartait servir. T res tot, eile nťa associée au respect des regies ä observer vis-ä-vis des clients - dire bonjour d'une voix claire, ne pas manger, ne pas se disputer devant eux, ne critiquer personne — ainsi qu'ä la méfiance qu'ils devaient inspi-rer, ne jamais croire ce qu'ils racontent, les surveiller discretement quand ils sont seuls dans le magasin. Elle avait deux visages, ľun pour la clientele, ľautre pour nous. Au coup de sonnette, eile entrait en scene, souriante, la voix patiente pour des questions rituelles sur la santé, les enfants, le jardin. Revenue dans la cuisine, le sourire s'effa^ait, eile res-tait un moment sans parier, épuisée par un role ou s'unissaient la jubilation et ľamer-tume de déployer tant ďefforts pour des gens qu'elle soupgonnait d'etre préts ä la quitter s'ils « trouvaient moins eher ailleurs ». (ľétait une mere que tout le monde 53 connaissait, publique en somme. Au pen-sionnat, quand on uťenvoyait au tableau: « Si voire maman vend dix paquets de café ä tant » et ainsi de suite (évidemment, jamais cet autre cas. aussi reel. « si votre maman sert trois aperitifs ä tant »). Elle n'avait jamais le temps, de faire la cuisine, tenir la máison « comme il fau-drait », bouton recousu sur moi juste avant le depart pour ľécole, chemisier qu'elle re» passait sur un coin de table au moment de le mettre. Ä cinq heures du matin, eile frot-tait le carrelage et déballait les merchandises,, en été eile sarclait les plates-bandes de ro-siers, avant ľouverture. Elle travaillait avec force et rapidité, tirant sa plus grande fierté de täches dures, contre lesquelles pourtant eile pestait, la lessive du gros linge, le dé-capage du parquet de la chambre ä la pailíe de fer. II lui était impossible de se reposer et de lire sans une justification, comme «j'ai bien mérité de m'asseoir » (et encore, eile 54 cachait son feuilleton, interrompu par une diente, sous une pile de vétements ä raccom-moder). Les disputes entre mon pere et eile n'avaient qu'un seul sujet, la quantité de travail qu'ils fournissaient ľun par rapport ä ľautre. Elle protestait, « c'est moi qui fais tout ici ». Mon pere lisait seulement le journal de la region. II refusait d'aller dans les endroits ou il ne se sentait pas ä « sa place » et de beau-coup de choses, il disait qu'elles n'étaient pas pour lui. II aimait le jardin, les dominos, les cartes, le bricolage. II lui était indifferent de « bien parier » et il continuait d'utiliser des tournures de patois. Ma mere, eile, tächait ďéviter les fautes de frangais, eile ne disait pas « mon mari », mais « mon époux ». Elle hasardait quelquefois dans la conversation des expressions dont on n'avait pas ľhabi-tude, qu'elle avait lues ou entendu dire par des « gens bien ». Son hesitation, sa rougeur 55 merne, par peur de se tromper, rires de mon pere qui la chinait ensuite sur ses « grands mots ». Une fois süre ďelle, eile se plaisait ä les répéter, en souriant s'il s'agissait de comparaisons qu'elle sentait littéraires (« il porte son coeur en écharpe! » ou «nous ne sommes que des oiseaux de passage... ») comme pour en atténuer la pretention dans sa bouche. Elle aimait le « beau », ce qui fait « habillé », le magasin du Printernps, plus « chic » que les Nouvelles Galeries. Naturel-lement, aussi impressionnée que lui par les tapis et les tableaux du cabinet de ľoculiste, mais voulant toujours surmonter sa géne. Une de ses expressions fréquentes : « Je me suis payee de toupet » (pour faire telle ou telle chose). Aux remarques de mon pere sur une toilette neuve, son maquillage soigneux avant de sortir, eile répondait avec vivacité : « II faut bien tenir son rang! » Elle désirait apprendre : les regies du sa-voir-vivre (tant de crainte ďy manquer, d'in-certitude continuelle sur les usages), ce qui se fait, les nouveautés, les noms des grands écrivains, les films sortant sur les écrans (mais eile n'allait pas au cinéma, faute de temps), les noms des fleurs dans les jardins. Elle écoutait avec attention touš les gens qui par-laient de ce quelle ignorait, par curiosité, par envie de montrer quelle était ouverte aux connaissances. S'élever, pour eile, c^était ďabord apprendre (eile disait, « il faut meu-bler son esprit ») et rien n'était plus beau que le savoir. Les livres étaient les seuls ob-jets qu'elle manipulait avec precaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher. Elle a poursuivi son désir ďapprendre ä travers moi. Le soir, ä table, eile me faisait parier de mon école, de ce qu'on m'ensei-gnait, des professeurs. Elle avait plaisir ä employer mes expressions, la « récré », les « compos » ou la « gym ». II lui semblait normal que je la « reprenne » quand eile avait dit un « mot de travers ». Elle ne me de-mandait plus si je voulais « faire collation », mais « goüter». Elle nťemmenait voir ä Rouen des monuments historiques et le rau-sée, ä Villequier les tombes de la famille Hugo. 57 Toujours préte ä admirer. Elle lisait les lívres que je lisais, conseillés par le libraire. Mais parcourant aussi parfois Le Hérisson oublié par un client et riant : « Cľest bete et on le lit quand merne! » (En allant avec moi au musée, peut-étre éprouvait-elle moins la satisfaction de regarder des vases égyptiens que la fierté de me pousser vers des connaissances et des gouts qu'elle savait étre ceux des gens cultivés. Les gisants de la cathédrale, Dickens et Daudet au lieu de Confidences, abandonné un jour, c'était, sans doute, davantage pour mon bonheur que pour le sien.) Je la croyais supérieure ä mon pere, parce qu'elle me paraissait plus proche que lui des mattresses et des professeurs. Tout en eile, son autorite, ses désirs et son ambition, allait dans le sens de ľécole. II y avait entre nous une connivence autour de la lecture, des poesies que je lui récitais, des gäteaux au salon de the de Rouen, dont il était exclu. II me conduisait ä la foire, au cirque, aux films de Fernandel, il nťapprenait ä montér ä velo, ä reconnaitre les légumes du jardin. Avec lui je m*amusais, avec eile j'avais des « conver- sations ». Des deux, eile était la figure dominante, la loi. Des images plus crispées ďelle, allant vers la cinquantaine. Toujours vive et forte, gé-néreuse, des cheveux blonds ou roux, mais un visage souvent contraria quand eile n'était plus obligée de sourire aux clients. Une tendance ä se servir ďun incident ou d\me reflexion anodine pour épuiser sa colěre contre leurs conditions de vie (le petit commerce de quartier était menace par les magasins neufs du centre-ville reconstruit), ä se fächer avec ses frěres et sceurs. Aprěs la mort de ma grand-měre, eile a garde longtemps le deuil et pris ľhabitude ďaller ä la messe en se-maine, de bonne heure. Quelque chose de « romanesque » en eile s''est évanoui. 1952. Ľété de ses quarante-six ans. Nous sommes venues en car ä Étretat passer la journée. Elle grimpe sur la falaise ä travers les herbes, dans sa robe de crépe bleu ä grandes fleurs, qu'elle a enfilée derriěre les 59 rochers ä la place de son tailleur de deuil mis pour partir ä cause des gens du quartier. Elle arrive aprěs moi au sommet, ä bout de souffle, la figure brillante de sueur par-dessus !a poudre. Elle ne voyait plus ses regies de-puis deux mois. Ä ľadolescence, je me suis détachée dľelle et il n'y a plus eu que lá lutte entre nous deux. Dans le monde oü eile avait été jeune, ľidée merne de la liberté des filles ne se posait pas, sinon en termes de perdition. On ne parlait de la sexualite que sur le mode de la grivoi-serie interdite aux «jeunes oreilles » ou du jugement social, avoir bonne ou mauvaise conduite. Eile ne m "a jamais rien dit et je n'aurais pas osé lui demander quoi que ce soit, la curiosité étant déjä considérée comme le debut du vice. Mon angoisse, le moment venu, de lui avouer que j'avais mes regies, prononcer pour la premiere fois le mot devant eile, et sa rougeur en me tendant une garniture, sans m'expliquer la fagon de la mettre. 60 Elle n "a pas aimé me voir grandir. Lors-qu'elle me voyait déshabillée, mon corps semblait la dégouter. Sans doute, avoir de la poitrine, des hanches signifiait une menace, celie que je couře aprěs les gargons et ne m^intéresse plus aux études. Elle es-sayait de me conserver enfant, disant que j'avais treize ans ä une semaine de mes quatorze ans, me faisant porter des jupes plissées, des socquettes et des chaussures plates. Jusqu'ä dix-huit ans, presque toutes nos disputes ont tourné autour de ľinter-diction de sortir, du choix des vétements (son désir répété, par exemple, que j'aie une gaine au-dehors, « tu serais mieux habil-lée »). Elle entrait dans une colěre dispro-portionnée, en apparence, au sujet : « Tu ne vas tout de MÉME pas sortir comme qb. » (avec cette robe, cette coiffure, etc.) mais qui me paraissait normale. Nous savions toutes les deux ä quoi nous en tenir : eile, sur mon désir de plaire aux gar^ons, moi, sur sa hantise qu'il « m'arrive un malheur », c'est-a-dire coucher avec n'importe qui et tomber enceinte. 61 Quelquefois, je nťimaginais que sa mort ne rcľaurait rien fait. En écrivant, je vois tantôt ía « bonne » mere, tantôt la « mauvaise ». Pour échapper ä ce balancement venu du plus lom de ľen-fance, j'essaie de décrire et ďexpliquer comme s'il s'agissait ďune autre mere et ďune fille qui ne serait pas moi. Ainsi, j'écris de la maniere la plus neutře possible, mais cer-taines expressions (« s'il ťarrive un mal-heur! ») ne parviennent pas ä ľétre pour moi, comme le seraient ďautres, abstraites (« re-fus du corps et de la sexualite » par exemple). Au moment ou je me les rappelle, j'ai la merne sensation de découragement qu^ä seize ans, et, fugitivement, je confonds la femme qui a le plus marque ma vie avec ces měres africaines serrant les bras de leur petite fille derriére son dos, pendant que la matrone exciseuse coupe le clitoris. Elle a cessé d'etre mon modele. Je suis devenue sensible ä ľimage feminine que je rencontrais dans L9Echo de la Mode et dont se rapprochaient les měres de mes cama-rades petites-boumeoises du oensionnat : CD i minces, discretes, sachant cuisiner et appelant leur fille « ma chérie ». Je trouvais ma mere voyante. Je détournais les yeux quand eile débouchait une bouteille en la main-tenant entre ses jambes. J'avais honte de sa maniere brusque de parier et de se comporter, d'autant plus vivement que je sentais combien je lui ressemblais. Je lui faisais grief d'etre ce que, en train d'émigrer dans un milieu different, je cherchais ä ne plus paraitre. Et je découvrais qu'entre le désir de se cultiver et le fait de ľétre, il y avait un gouffre. Ma mere avait besoin du dictionnaire pour dire qui était Van Gogh, des grands écrivains, eile ne connaissait que le nom. Elle ignorait le fonctionnement de mes etudes. Je ľavais trop admirée pour ne pas lui en vouloir, plus qu'ä mon pere, de ne pas pouvoir nťaccompagner, de me lais-ser sans secours dans le monde de ľécole 63 et des amies avec salon-bibliothěque, n'ayant ä m'offrir pour bagage que son inquietude et sa suspicion, « avec qui étais-tu, est-ce que tu travailles au moins ». Nous nous adressions ľune ä ľautre sur un ton de chamaillerie en toutes circons-tances. J'opposais le silence ä ses tentatives pour maintenir ľancienne complicité (« on peut tout dire a sa mere ») désormais impossible : si je lui parlais de désirs qui n'avaient pas trait aux etudes (voyages, sports, surboums) ou discutais de politique (c^était la guerre ďAlgérie), eile nľécoutait d^abord avec plaisir, heureuse que je la prenne pour confidente, ^t d'un seul coup, avec violence : « Cesse de te montér la téte avec tout ga, ľécole en premier. » Je me suis mise ä mépriser les conventions sociales, les pratiques reíigieuses, ľargent. Je recopiais des poěmes de Rimbaud et de Preverí, je collais des photos de James Dean sur la couverture de mes cahiers, j'écoutais La mauvaise reputation de Brassens, je nťen-nuyais. Je vivais ma revolte adolescente sur le mode romantique comme si mes parents 64 avaient été des bourgeois. Je uťidentifiais aux artistes incompris. Pour ma mere, se révolter n'avait eu qu'une seule signification, refuser la pauvreté, et qu'une seule forme, travailler, gagner de ľargent et devenir aussi bien que les autres. D'oü ce reproche amer, que je ne comprenais pas plus qu'elle ne comprenait mon attitude : « Si on ťavait fichue en usine ä douze ans, tu ne serais pas comme ga. Tu ne connais pas ton bonheur ». Et encore, sou-vent, cette reflexion de colěre ä mon égard : « Qa va au pensionnat et ga ne vaut pas plus eher que dVutres ». A certains moments, eile avait dans sa fille en face d'elle, une ennemie de classe. Je ne révais que de partir. Elle a accepté de me laisser aller au lycée de Rouen, plus tard ä Londres. Préte ä touš les sacrifices pour que j'aie une vie meilleure que la sienne, merne le plus grand, que je me sépare d'elle. Loin de son regard, je suis descendue au fond de ce qu'elle nťavait interdit, puis je me suis 65 gavée de nourriture, puis j'ai cessé de manger pendant des semaines, jusqu'ä ľéblouisse-ment, avant de savoir étre libre. Tai oublié nos conflits. Étudiante ä la fac de lettres, j'avais ďelle une image épurée, sans cris ni violence. J'étais certaine de son amour et de cette injustice : eile servait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi ä écouter parier de Piaton. J'étais contente de la revoir, eile ne me manquait pas. Je revenais pres d'elle surtout quand j'étais malheureuse ä cause d'histoires sentimentales que je ne pouvais pas lui dire, merne si, maintenant, eile me confiait en chuchotant les fréquentations ou la fausse couche d'une teile : il était comme convenu que j'avais ľäge ďentendre ces choses mais qu'elles ne me concerneraient jamais. Quand j'arrivais, eile était derriěre le comptoir. Les clientes se retournaient Elle rougissait un peu et souriait On s'embrassait seulement dans la cuisine, une fois la der-niěre diente partie. Des questions sur le tra-jet, les etudes et « tu me donneras tes affaires 66 ä laver », «je ťai garde tous les journaux depuis ton depart ». Entre nous, la gentil-lesse, presque la timidité de ceux qui ne vivent plus ensemble. Pendant des années, je n'ai eu avec eile que des retours. Mon pere a été opéré de ľestomac. II se fatiguait vite et n'avait plus la force de sou-lever les casiers. Elle s'en chargeait et tra-vaillait pour deux sans se plaindre, presque avec satisfaction. Depuis que je rťétais plus lä, ils se disputaient moins, eile se rappro-chait de lui, ľappelait souvent « mon pere » affectueusement, plus conciliante ä ľégard de ses habitudes, comme fumer, « il faut bien qu'il ait un petit plaisir ». Les dimanches ďété, ils se promenaient en voiture dans la Campagne ou rendaient visitě ä des cousins. Iľhiver, eile allait aux vépres puis dire bon-jour ä de vieilles personnes. Elle rentrait par le centre-ville, s'attardant ä regarder la television sous une galerie marchande oü se ras-semblait la jeunesse aprěs íe cinéma. 67 Les clients disaierit encore qiťelle était belle femme. Toujours des cheveux teints, des talons hauts, mais du duvet sur le menton, qu'elle brülait en cachette, des lunettes ä double foyer. (Amusement« secret eontente-ment de mon pere la voyant rattraper, par ces signes, les années qu'elle avait de moins que lui.) Elle ne portait plus de robes legeres aux couleurs éclatantes, seulement des tail-leurs gris ou noirs, merne ľété. Pour avoir plus d^aise, eile ne rentrait pas son chemisier ä ľintérieur de sa jupe. Jusqu'ä vingt ans, j'ai pensé que c'était moi qui la faisais vieillir. On ne sait pas que j^écris sur eile. Mais je n'écris pas sur eile, j*ai plutôt ľimpression de vivre avec eile dans un temps, des üeux, oü eile est vivante. Quelquefois, dans la mai-son, il m "arrive de tomber sur des objets qui lui ont appartenu, avant-hier son dé ä coudre, quelle mettait ä son doigt tordu par une machine, ä la corderie. Aussitôt le sentiment de sa mort me submerge, je suis dans le vrai temps ou eile ne sera plus jamais. Dans ces conditions, « sortir » un livre n'a pas de signification, sinon celie de la mort definitive de ma mere. Envie d'injurier ceux qui me demandent en souriant, « c'est pour quand votre prochain livre? ». Méme vivant loin d'elle, tant que je n^étais pas mariée, je lui appartenais encore. Ä la famille, aux clients, qui la questionnaient sur moi, eile répondait: « Elle a bien le temps de se marier. A son äge, eile n'est pas perdue », se récriant aussitôt, «je ne veux pas la garder. Cest la vie d'avoir un mari et des enfants ». Elle a tremble et rougi lorsque je lui ai appris, un été, mon projet de mariage avec un étudiant en sciences politiques de Bordeaux, cherchant des empéchements, re-trouvant la méfiance paysanne qu'elle ju-geait pourtant arriérée : « Ce n'est pas un gar^on de par chez nous. » Puis, plus tran-quille, méme contente, dans une petite ville 69 oü le manage constitue un repěre essentiel poijr situer les gens, on ne pourrait pas dire que j'avais « pris un ouvrier ». Une nouvelle forme de complicité nous a réunies autour des cuillers, de la batterie de casseroles ä acheter, des préparatifs du « grand jour », plus tard autour des enfants. II n'y en aura plus d'autre entre nous. Mon marí et moi, nous avions le merne niveau ďétudes, nous discutions de Sartre et de la liberie, nous allions voir L'Avventura d'Antonioni, nous avions les mémes opinions politiques de gauche, nous nations pas ori-ginaires du merne monde. Dans le sien, on rťétait pas vraiment riche, mais on était alle ä ľuniversité, on s'exprimait bien sur tout, on jouait au bridge. La mere de mon mari, du merne age que la mienne, avait un corps reste mince, un visage lisse, des mains soi-gnées. Elle savait déchiffrer iťimporte quel morceau de piano et « recevoir » (type de femmes que ľon voit dans les pieces de boulevard ä la television, la cinquantaine, rang 70 de perles sur une blouse de soie, « délicieu-sement naives »). Ä Fégard de ce monde, ma mere a été partagée entre ľadmiration que la bonne education, ľélégance et la culture lui inspi-raient, la fierté de voir sa ŕille en faire partie et la peur d'etre, sous les dehors d'une ex-quise politesse, méprisée. Toute la mesure de son sentiment ďindignité, indignité dont eile ne me dissociait pas (peut-étre fallait-il encore une generation pour ľeífacer), dans cette phrase qu'elle m'a dite, la veille de mon ma-riage : « Täche de bien tenir ton menage, il ne faudrait pas qu'il te renvoie. » Et, parlant de ma belle-měre, il y a quelques années : « On voit bien que c "est une femme qui n'a pas été élevée comme nous. » Craignant de ne pas étre aimée pour eile-merne, eile a espéré ľétre pour ce qiťelle donnerait. Elle a voulu nous aider financiě-rement pendant notre derniěre année ďétudes, plus tard s'inquiétant toujours de ce qu^il nous ferait plaisir d'avoir. Ľautre famille avait de ľhumour, de ľoriginalité, eile ne se croyait obligée ä rien. 71 Nous sommes partis ä Bordeaux, puis An-necy, ou mon mari a obtenu un poste de cadre administratif. Entre les cours dans un lycée de montagne ä quarante kilometres, un enfant et la cuisine, je suis devenue ä mon tour une femme qui n'a pas le temps. Je ne pensais guěre ä ma mere, eile était aussi loin que ma vie d'avant le mariage. Je répondais briěvement aux lettres qu'elle nous envoyait touš les quinze jours, qui commengaient par « bien chers enfants », et oü eile regrettait sans cesse d'etre trop loin pour nous aider. Je la retrouvais une fois par an, quelques jours en été. Je décrivais Annecy, ľappar-tement, les stations de ski. Avec mon pere, eile constatait, « vous étes bien, c "est le principal ». En tete ä tete toutes les deux, eile semblait désireuse que je lui fasse des confidences sur mon mari et mes relations avec lui, dégue, ä cause de mon silence, de ne pouvoir répondre ä cette question qui devait, plus que tout, la banter, « est-ce qu'au moins il la rend heureuse? ». 72 En 1967, mon pere est mort d'un infarctus en quatre jours. Je ne peux pas décrire ces moments parce que je ľai déjä fait dans un autre livre^ c'est-a-dire qu'il n'y aura jamais aucun autre récit possible, avec d'autres mots, un autre ordre des phrases. Dire seulement que je revois ma mere lavant la figure de mon pere aprěs sa mort, lui enfilant les manches d'une chemise propre, son costume du dimanche. En méme temps eile le bergait de mots gentils comme un petit enfant qu'on nettoie et qu'on endort. Devant ses gestes simples et precis, j'ai pensé qu'elle avait tou-jours su qu'il mourrait avant eile. Le premier soir, eile s'est encore couchée dans le lit ä côté de lui. Jusqu'ä ce que les pompes fu-něbres ľemportent, eile montait le voir entre deux clients, de la méme maniere que pendant les quatre jours de maladie. Aprěs ľenterrement, eJle a paru lasse et triste, nťavouant: « Cest dur de perdre son compagnon. » Elle a continue de tenir le 73 commerce co m m e avant. (Je viens de Hre dans un journal, « le désespoir est un luxe ». Ce hvre que j'ai le temps et le moyen ďécnre depuis que j'ai perdu ma mere est sans doute aussi du luxe.) Elle voyait davantage la famílie, bavardait de longues heures avec des jeunes femmes dans la boutique, fermait plus tard le café, fréquenté par davantage de jeunesse. Elle mangeait beaucoup, ä nouveau trěs forte, et volubile, avec une tendance ä se livrer comme une jeune fille, ílattée de me dire que deux veufs s'étaient intéressés ä eile. En Mai 68, au telephone : « Qa. bouge ici aussi, ga bouge! » Puis, Pété suivant, du côté de la remise en ordre (indignée, plus tard, que les gauchistes dévastent, ä Paris, ľépicerie Fauchon, quelle se représentait semblable ä la sienne, en plus grand seulement). Dans les lettres, eile affirmait qu'elle n'avait pas le temps de s'ennuyer. Mais eile n'avait au fond qu'une seule espérance, vivre avec moi. Un jour, avec timidité, « si j'allais 74 chez toi, je pourrais nťoccuper de ta mai- son ». Ä Annecy, je pensais ä eile avec culpabilité. Nous habitions une « grande maison bour-geoise », nous avions un second enfant : eile ne « proíitait » de rien. Je ľimaginais avec ses petits-fils, au milieu d'une existence confortable que, je croyais, eile apprécierait puisqu'elle ľavait voulue pour moi. En 1970, eile a vendu son fonds, qui ne trouvait aucun acquéreur, comme une maison particuliěre et eile est venue chez nous. Cétait une journée douce de Janvier. Elle est arrivée dans ľapres-midi, avec le camion de déménagement, pendant que j'étais au college. En rentrant, je ľai apergue dans le jar-din, serrant son petit-fils ďun an dans les bras, surveillant le transport des meubles et des cartons de conserves qui lui restaient. Ses cheveux étaient tout blancs, eile riait, débordante de vitalite. De loin, eile m'a crié : « Tu n'es pas en retard! » D'un seul coup, je 75 me suis dit avec accablement, « maintenant je vais vivre toujours devant eile ». Au debut, eile a été moins heureuse que prévu. Du jour au lcndemain, sa vie de commergante était finie, la peur des échéances, la fatigue, mais aussi le va-et-vient et les conversations de la clientele, ľorgueil de gagner « son » argent. Elle n'était plus que « grand-měre », personne ne la connaissait dans la ville et eile n'avait que nous ä qui parier. Brutalement, ľunivers était morne et rétréci, eile ne se sentait plus rien. Et cela : vivre chez ses enfants, c'était par-tager un mode ďexistence dont eile était íiěre (ä la famille : « lis ont une belle situation! »). (ľétait aussi ne pas faire sécher les torchons sur le radiateur de ľentrée, « prendre soin des choses » (disques, vases de cristal), avoir de ľ« hygiene » (ne pas moucher les enfants avec son propre mouchoir). Découvrir qu'on n^accordait pas d^importance ä ce qui en avait pour eile, les faits divers, crimes, accidents, les bonnes relations avec le voisinage, la peur continuelle. de « déranger » les gens (rires, 76 méme, qui la choquaient, ä propos de ces preoccupations). (ľétait vivre ä ľintérieur d\m monde qui ľaccueillait ďun côté et ľex-cluait de ľautre. Un jour, avec colěre : « Je ne fais pas bien dans le tableau. » Done eile ne répondait pas au telephone quand il sonnait pres ďelle, frappait d^une maniere ostensible avant de pénétrer dans le salon oú son gendre regardait un match ä la télé, réclamait sans cesse du travail, « si on ne me donne rien ä faire, je n'ai plus qu'ä m "en aller » et, en riant ä moitié, « il faut bien que je paye ma place! ». Nous avions des scenes toutes les deux ä propos de cette attitude, je lui reprochais de s'humilier expres. .Tai mis longtemps ä comprendre que ma mere ressentait dans ma propre maison le malaise qui avait été le mien, adolescente, dans les « milieux mieux que nous » (comme s'il n'était donne qu'aux « inférieurs » de souf-frir de differences que les autres estiment sans importance). Et qu'en feignant de se considérer comme une employee, eile trans-formait instinctivement la domination cultu-relle, reelle, de ses enfants lisant Le Monde 11 ou écoutant Bach, en une domination éco-nomique, imaginaire, de patron ä ouvrier : une fagon de se révolter. Elle s "est acchmatée, trouvant ä déoloyer son energie et son enthousiasme dans la prise en charge de ses petits-enfants et ďune partie de ľentretien de la maison. Elle cherchait ä me libérer de touťes les täches materielles, regrettait de devoir me laisser faire la cuisine et les courses, mettre en route la machine ä laver, dont eile craignait de se servir : dési-reuse de ne pas partager le seuí domaine oú eile était reconnue, oú eile se savait utile. Com me autrefois, eile était la mere qui refuse qu'on ľaide, avec la merne reprobation de me voir travailler de mes mains, « laisse ga, tu as mieux ä ťoccuper » (c'est-ä-dire, ap-prendre mes legons quand j'avais dix ans, maintenant preparer mes cours, me conduire en intellectuelle). A nouveau, nous nous adressions la parole sur ce ton particulier, fait d^agacement et de grief perpétuel, qui faisait toujours croire, ä tort, que nous nous disputions et que je re- 78 connaitrais, entre une mere et une fille, dans n'importe quelle langue. Elle adorait ses petits-fils et se vouait ä eux sans limites. Iľapres-midi, eile partait explorer la ville avec le plus petit dans sa pons-sette. Elle entrait dans les églises, passait des heures ä la féte foraine, ílänait dans les vieux quartiers et ne rentrait qu'ä la nuit. Iľété, eile montait avec les deux enfants sur la col-line ďAnnecy-le-Vieux, les emmenait au bord du lac, comblait leur désir de bonbons, de glaces et tours de maněge. Sur les bancs, eile liait connaissance avec des gens qu'elle re-trouvait ensuite réguliěrement, eile bavardait avec ía boulangěre de la rue, eile se recréait son univers. Et eile lisait Le Monde et Le Nouvel Ob-servateur, eile allait chez une amie « prendre le thé » (en riant, «je n'aime pas ga mais je ne dis rien! »), eile s'intéressait aux anti-quités (« ga doit avoir de la valeur »). II ne lui échappait plus aucun gros mot, eile s'ef-forgait de manipuler « doucement » les choses, bref, se « surveillant », rognant d'elle-meme sa violence. Fiěre, merne, de conquérir sur 79 íe tard ce savoir inculqué děs la jeunesse aux femmes bourgeoises de sa generation, la te-nue parfaite d'un « intérieur ». Elle ne portait plus maintenant que des couleurs claires, jamais de noir. Sur une photo de septembre 1971, eile est rayonnante sous ses cheveux trěs blancs, plus mince qu'avant dans un chemisier Rodier imprimé d'arabesques. Elle couvre de ses mains les épaules de ses petits-fils places de-vant eile. Ce sont les mémes mains larges et repliées que sur sa photo de jeune mariée. Au milieu des années soixante-dix, eile nous a suivis en region parisienne, dans une ville nouvelle en pleine construction, oü mon mari avait obtenu un poste plus important. Nous habitions un pavilion dans un lotisse-ment neuf, au milieu ďune plaine. Les commerces et les écoles étaient ä deux kilometres. On ne voyait les habitants que le soir. Pendant le week-end, ils lavaient la voi- 80 ture et montaient des étagěres dans le garage. C'était un endroit vague et sans regard oü ľon se sentait flotter, přivé de sentiments et de pensée. Elle ne s'habituait pas ä vivre lá. Iľapres-midi, eile se promenait rue des Roses et des Jonquilles, des Bleuets, vides. Elle écrivait de nombreuses lettres ä ses amies d'Annecy, ä la famílie. Quelquefois, eile poussait jusqu'au centre Leclerc, de ľautre côté de ľautoroute, par des voies défoncées oü les voitures en passant ľéclaboussaient. Elle rentrait, le visage fermé. Dépendre de moi et de ma voiture pour le moindre de ses besoins, une paire de bas, la messe ou le coiffeur, lui pesait. Elle devenait irritable, protestait, « on ne peut pas toujours lire! ». ^installation ďun lave-vais-selle, en lui enlevant une occupation, ľavait presque humiliée, « qu'est-ce que je vais faire maintenant? ». Dans le lotissement, eile ne parlait qu'ä une seule femme, une Antillaise, employee de bureau. Au bout de six mois, eile a decide de re~ venir, une fois encore, ä Yvetot. Elle a em-ménagé dans un studio de plain-pied pour 81 personnes ägées, ä proximité du centre. Heureuse d'etre ä nouveau indépendante, de re-trouver la demiěre de ses soeurs - les autres étaient mortes -, d'anciennes clientes, des niěces mariées qui ľinvitaient aux fetes et aux communions. Elle empruntait des livres ä la bibliothěque municipale, partait ä Lourdes, en octobre, avec le pělerinage dio-césain. Mais ausši, pen ä peu, la repetition obligee de tout dans une vie sans emploi, ľagacement de n'avoir pour voisins que des vieux (son refus violent de participer aux activités du « club du troisiěme age »), et sü-rement, cette secrete insatisfaction : les gens de la vilíe oü eile avait vécu cinquante ans, les seuls au fond qu'elle aurait voulu rendre témoins de la réussite de sa fille et de son gendre, ne constateraient jamais celle-ci de leurs propres yeux. Le studio sera sa derniěre habitation ä eile. Une piece un peu sombre, avec un coin-cuisine ouvrant sur un jardinet, un renfon-cement pour le lit et la table de chevet, une salle de bains, un interphone pour commu- niquer avec la gardienne de la residence. (ľétait un espace qui raccourcissait touš les gestes, oü d'ailleurs il iťy avait rien ä faire, qu'etre assise, regarder la television, attendre de commencer le diner. A chaque fois que j'allais la voir, eile répétait en regardant au-tour ďelle : « je serais bien difficile si je me plaignais. » Elle me paraissait encore trop jeune pour étre la. On déjeunait ľune en face de ľautre. Au debut, nous avions eu tant de choses ä nous dire, la santé, les résultats scolaires des gar-£ons, les nouveaux magasins, les vacances, nous nous coupions la parole, et trěs vite, le silence. Ä son habitude, eile essayait de reprendre la conversation, « comment di-rais-je... ». Une fois, j'ai pensé, « ce studio est le seul lieu que ma mere ait habite depuis ma naissance sans que j'y aie vécu aussi avec eile ». Au moment de mon depart, eile sortait un papier administratif qu'il fallait lui expliquer, eile cherchait partout un conseil de beauté ou de nettoyage qiťelle avait mis de côté pour moi. 83 Plutôt que ďaller la voir, je préférais qu'elle vienne chez nous : ií me semblait plus facile de ľinsérer quinze jours dans notre vie que de partager trois heures de la sienne, oú il ne se passait plus rien. Sitôí invitée, eile ac-courait. Nous avions quitté le lotissement et nous étions installés dans le vieux village accolé ä la ville nouvelle. Get endroit lui plai-sait. Elle apparaissait sur le quai de la gare, souvent en tailleur rouge, avec sa valise qu'elle refusait de me laisser porter. A peine arrivée, eile sarclait les plates-bandes de fleurs. Ľété, dans la Niěvre, oú eile séjournait avec nous pendant un mois, eile partait seule dans les senders, revenait avec des kilos de múres, les jambes griffées. Jamais eile ne disait «je suis trop vieille pour », aller ä la péche avec les gargons, ä la foire du Tróne, se coucher tard, etc. Un soir de décembre 79, vers six heures et demie, eile a été fauchée sur la Nationale 15 par une CX qui a brulé le feu rouge du passage pour piétons oú eile .s'était engagée. (De 84 ľarticle du journal local, il ressortait que ľautomobiliste n'avait pas eu de chance, « la visibilité n'était pas excellente du fait des chutes de pluie récentes » et « ľéblouissement provoqué par les voitures venant en sens inverse pent s'ajouter aux autres causes qui ont fait que ľautomobiliste n "a pas vu la septua-génaire ».) Elle avait la jambe brisée et un traumatisme cränien. Elle est restée incons-ciente pendant une semaine. Le Chirurgien de la clinique estimait que sa constitution robuste reprendrait le dessus. Elle se débat-tait, essayait ďarracher le goutte-ä-goutte et de soulever sa jambe plätrée. Elle criait ä sa sceur blonde, morte vingt ans plus tôt, de faire attention, une voiture fongait sur eile. Je regardais ses épaules nues, son corps que je voyais pour la premiere fois abandonné, dans la douleur. II rcľa semblé étre devant la jeune femme qui avait accouche difficile-ment de moi, pendant une nuit de la guerre. Avec stupeur, je réalisais qu'elle pouvait mourir. 85 Elle s'est rétabhe, marchait aussi bien qu'avant. Elle voulait gagner son proces contre le conducteur de la CX, se soumettait á toutes les expertises médicales avec une sorte ď'impudeur décidée. On lui parlait de la chance qu'elle avait eue de s'en sortir aussi bien, Elle en était fiěre, comme si la voiture lancée contre eile avait été un obstacle dont eile était, selon son habitude, venue ä bout. Elle a change. Elle mettait la table de plus en plus tot, onze heures le matin, six heures et demie le soir. Elle lisait seulement France-Dimanche et les romans-photos que lui pas-sait une jeune femme, ancienne cliente (les cachant dans son buffet lorsque je venais la voir). Elle allumait la télé děs le matin - il n'y avait pas alors remissions, juste de la musique et la mire sur ľécran -, la laissait marcher toute la journée en la regardant ä peine et le soir s'endormait devant. Elle s'énervait facilement, disait sans cesse, « Qa me dégoute », ä propos ďinconvénients fu- 86 tiles, une blouse difficile ä repasser, le pain qui avait augmente de dix centimes. Une tendance aussi ä s'aífoler, pour une circulaire de la caisse de retraite, un prospectus lui annongant qu'elle avait gagné ceci ou cela, « mais je n'ai rien demandé! ». Quand eile évoquait Annecy, les promenades avec les en-fants dans les vieux quartiers, les cygnes sur le lac, eile était préte ä pleurer. II manquait des mots dans ses lettres, plus rares et courtes. Dans le studio, il y avait une odeur. íl lui est arrive des aventures. Elle atten-dait sur le quai de la gare un train déjä parti. Au moment ďacheter ses commissions, eile trouvait touš les magasins fermés. Ses clés disparaissaient sans arret. La Redoute lui ex-pédiait des articles qu'elle n'avait pas commandés. Elle est devenue agressive vis-a-vis de la famille d'Yvetot, les accusant tous de curiosité ä propos de son argent, ne vou-lant plus les frequenter. Un jour, ou je lui téléphonais : « Pen ai marre de me faire chier dans ce bordel » Elle semblait se raidir contre des menaces indicibles. 87 juillet 83 a été brülant, méme en Normandie. Elle ne buvait pas et n'avait pas faim, assurant que les medicaments la nour-rissaient. Elle s "est évanouie au soleil et on ľa conduite au service medical de ľhospice. Quelques jours aprěs, alimentée et hydratée, eile allait bieri et demandait ä rentrer chez eile, « autrement, je vais sauter par la fe-nétre » disait-ellé. D'apres le médecin, íl était impossible qu'elle reste seule désormais. II conseillait de la placer dans une maison de retraite. JPai repousse cette solution. Debut septembre, je suis allée la chercher en voiture ä ľhospice, pour la prendre défi-nitivement ä la maisoft. J'étais séparée de mon mari et vivais avec mes deux fils. Tout le temps du trajet, je pensais, « maintenant, je vais moccuper d'elle » (comme autrefois, « quand je serai grande, je ferai des voyages avec eile, nous irons au Louvre », etc.). II fai-sait trěs beau. Elle était sereine ä ľavant de la voiture, son sac sur les genoux. Nous par-lions comme d'habitude des enfants, de leurs etudes, de mon travail. Elle racontait gaie-ment des histoires sur ses compagnes de 88 chambre, juste une étrange remarque ä propos de ľune ďelles : « Une sale garce, je lui aurais retourné deux claques. » Cest la der-niěre image heureuse tme ľai de ma mere. Son histoire s'arréte, celie oü eile avait sa place dans le monde. Elle perdait la tete. Cela s'appelle la maladie d'Alzheimer, nom donne par les médecins ä une forme de démence sénile. Depuis quelques jours, j'écris de plus en plus difficilement, peut-étre parce que je voudrais ne jamais arriver ä ce moment. Pourtant, je sais que je ne peux pas vivre sans unir par ľécriture la femme demente qu'elle est devenue, ä celie forte et lumineuse qu'elle avait été. Elle ne se retrouvait pas entre les diffé-rentes pieces de la maison et eile me demandait souvent avec colere comment aller dans sa chambre. Elle égarait ses affaires (cette phrase qu'elle disait alors : « Je n'ar-rive pas ä mettre la main dessus »), démontée 89 de les découvrir dans des endroits oü eile refusait de croire qíťelle les avait elle-méme posées. Elle réclamait de la couture, du re-passage, des legumes ä éplucher, mais chaque täche ľénervait aussitôt. Elle s'est mise ä vivre dans une impatience perpétuelle, de voir la télé, déjeuner, sortir dans le jardin, et un désir suivait ľautre sans lui apporter de satisfaction. Iľapres-midi, eile s'installait comme avant ä la table de la salle de séjour, avec son carnet d'adresses et son bloc de correspondance. Au bout ďune heure, eile déchirait les lettres qďelle avait cornmencées sans pouvoir les continuer. Sur ľune d^elles, en novembre, « Chére Paulette je ne suis pas sortie de ma nuit ». Puis eile a oublié ľordre et le fonction-nement des choses. Ne plus savoir comment disposer les verres et les assiettes sur une table, éteindre la lumiěre ďune chambre (eile montait sur une chaise et essayait de dévisser ľampoule). Elle s'habillait de jupes usagées et de bas reprises dont eile n'acceptait pas de se dé- 90 faire ; « Tu es done bien riche, toi. que tu jettes tout. » Elle n'avait plus ďautres sentiments que la colěre et le soupgon. Dans routes les paroles, eile sentait une menace contre eile. Des néeessités impérieuses la tor-turaient continuellement, acheter de la laque pour tenir ses eheveux, savoir quel jour re-viendrait le docteur, combien eile avait ďar-gent sur son livret de caisse ďépargne. Mais, quelquefois, des accěs ďenjouement factiee, des nres légers hors de propos, pour montrer qďelle ďétait pas malade. Elle a cessé de comprendre ce qíťelle li-sait. Elle tournait ďune piece ä ľautre, cher-chant sans arret. Elle vidait son armoire, étalait sur le lit ses robes, ses petits souvenirs, les replagait sur ďautres rayons, re-commengait le lendemain, comme si eile n'arrivait pas ä trouver la disposition ideale. Un samedi aprěs-midi, en Janvier, eile a en-tassé la moitié de ses větements dans des sacs en plastique dont eile a cousu les bords avec du ill, pour les fermer. Quand eile ne rangeait pas, eile restait assise sur une chaise dans la salle de séjour, les bras croisés, en 91 regardant devant eile. Rien ne pouvait plus Sa rendre heureuse. Elle a perdu les noms. Elle m'appelait « madame » sur un ton de politesse mon-daine. Les visages de ses petits-fils ne lui disaient plus rien. A table, eile leur deman-dait s'ils étaient bien payés ici, eile s'ima-ginait dans une ferme dont ils étaient, comme eile, les employes. Mais eile « se voyait », sa honte de souiller dWine sa lingerie, la ca-chant sous son oreiller, sa petite voix un matin, dans son lit, « ga m "a échappé ». Elle essayait de se raccrocher au monde, eile vou-lait coudre ä toute force, assemblant des foulards, des mouchoirs, ľun par-dessus ľautre, avec des points qui déviaient. Elle s^attachait ä certains objets, sa trousse de toilette qu'elle emportait avec eile, aífolée, au bord des larmes, quand eile ne la retrouvait pas. Durant cette perióde, j'ai eu deux accro-chages de voiture dans lesquels j^étais en tort. J^avais des difficultés pour avaler, mal ä ľes-tomac. Pour un rien, je criais et j'avais envie de pleurer. Quelquefois, au contraire, je riais violemment avec mes ills, nous feignions de 92 considérer les oublis de ma mere comme des gags volontaires de sa part. Je parlais ďelle ä des gens qui ne la connaissaient pas. Ils me regardaient silencieusement, j'avais ľim-pression ďétre folle aussi. Un iour, ľai roulé au hasard sur des routes de Campagne pendant des heures, je ne suis rentrée qu'ä la nuit. j'ai entamé une liaison avec un homme qui me dégoutait. Je ne voulais pas qu'elle redevienne une petite fille, eile n'en avait pas le « droit ». Elle a commence de parier avec des inter-locuteurs qu'elle seule voyait. La premiere fois que cela est arrive, je corrigeais des copies. Je me suis bouché les oreilles. J'ai pensé, « c'est fini ». Apres, j'ai écrit sur un morceau de papier, « maman parle toute seule ». (Je suis en train ďecrire ces mémes mots, mais ce ne sont plus comme alors des mots juste pour moi, pour supporter cela, ce sont des mots pour le faire comprendre.) Le matin, eile ne désirait plus se lever. Elle ne mangeait que des laitages et des su- 93 creries, vomissant tout le reste. Fin février. le médecin a decide de la faire transporter ä ľhôpital de Pontoise, oü on ľa admise en gastro-entérologie. Son état s'est amélioré en quelques jours, Elle tentait de s'échapper du service, les infirmiěres ľattachaíent ä son fauteuil. Pour la premiere fois, j'ai lavé son dentier, nettoyé ses ongles, passé de la creme sur son visage. Deux semaines aprěs, on ľa transferee au service de geriatrie. Cest un petit immeuble moderně de trois étages, derriěre ľhôpital, au milieu des arbres. Les vieillards, des femmes en majorite, sont ainsi répartis : au premier, ceux qu'on accepte passagěrement, au deuxiěme et au troisiěme ceux qui ont le droit de rester la jusqiľä la mort. Le troisiěme est plutôt reserve aux invalides et aux diminués mentaux. Les chambres, doubles ou individuelles, sont claires, propres, avec du papier ä fleurs, des gravures, une pendule murale, des fauteuils de ska'i, un cabinet de toilette avec vécé. Pour une place definitive, ľattente est parfois trěs longue, quand, par exemple, il n*y a pas eu beaucoup de décěs pendant ľhiver. Ma mere est allée au premier étage. Elle parlait avec volubilité, racontait des scenes quelle croyait avoir vues la veille, un hold-up, la noyade d\m enfant. Elle me disait quelle rentrait ä ľinstant de faire ses courses, les magasins regorgeaient de monde. Les peurs et les haines revenaient, eile s'indignait de travailler comme un negre pour des patrons qui ne la payaient pas, des hommes lui couraient apres. Elle irľaccueillait avec co~ lěre, «j'ai été démunie ces jours-ci, méme pas de quoi irľacheter un morceau de fro-mage ». Elle gardait dans ses poches des bouts de pain du dejeuner. Méme ainsi, eile ne se résignait ä rien. La religion s'est effacée en eile, aucune envie ďaller ä la messe, ďavoir son chapelet. Elle voulait guérir (« on finira bien par trouver ce que j'ai »), eile voulait partir («je serais mieux avec toi »). Elle marchait ďun couloir ä ľautre jusqu^ä ľépuisement. Elle réclamait du vin. Un soir ďavril, eile dormait déjä, ä six heures et demie, allongée par-dessus les draps, 95 en combinaison; les jambes relevées, mon-trant son sexe. II faisait trěs chaud dans la chambre. Je me suis mise ä pleurer parce que c'était ma mere, la merne femme que celie de mon enfance. Sa poitrine était cou-verte de petites veines bleues. Son séjour autorisé de huit semaines dans le service a pris fin. Elle a été admise dans une maison de retraite privée, pour une perióde provisoire, parce qu'on n'y prenait pas de personnes « désorientées ». Fin mai, eile est revenue dans le service de geriatrie de ľhôpital, ä Pontoise. Au troisiěme étage, une place s^était libérée. Pour la derniěre fois, malgré ľégarement, c'est encore eile, quand eile descend de voi-ture, franchit la porte ďentrée, droite, avec ses lunettes, son tailleur gris chine, des chaussures habillées, des bas. Dans sa valise, il y a ses chemisiers, son linge ä eile, ses souvenirs, des photos. 96 Elle est entrée définitivement dans cet es-pace sans saisons, la méme chaleur douce, odorante, toute ľannée, ni temps, juste la repetition bien réglée des functions, manger, se coucher, etc. Dans les intervalles, marcher dans les couloirs, attendre le repas assis ä la table une heure avant, en pliant et dépliant sans arret sa serviette, voir défiler sur ľécran de television les series américaines et les pubs étincelantes. Des fétes, sans doute : la distribution de gäteaux touš les jeudis par des dames bénévoles, une coupe de champagne au jour de ľan, le muguet du premier mai. De ľamour, encore, les femmes se tiennent par la main, se touchent les cheveux, se battent. Et cette philosophic reguliere des soi-gnantes : « Allez, madame D..., prenez un bonbon, $a fait passer le temps. » En quelques semaines, le désir de se tenir ľa abandonnée. Elle s'est affaissée, avangant ä demi courbée, la téte penchée. Elle a perdu ses lunettes, son regard était opaque, son visage nu, légěrement bouffi, ä cause des tran-quillisants. Elle a commence d'avoir quelque chose de sauvage dans son apparence. 97 Elle a égaré peu ä peu toutes ses affaires personnelles, un cardigan qui lui avait beau-coup plu, sa seconde paire de lunettes, sa trousse de toilette. Cela lui était egal, eile n'essayait plus de retrouver quoi que ce soit. Elle ne se sou-venait pas de ce qui lui appartenait, eile n'avait plus rien ä eile. Unjour, en regardant le petit ramoneür Savoyard qu'elle avait transporte partout depuis Annecy, « j^ai eu le merne autrefois ». Com me la plupart des autres femmes, pour plus de commodité, on ľhabillait d'un sarrau ouvert dans le dos de haut en bas, avec une blouse ä fleurs par-dessus. Elle n'avait plus honte de rien, porter une couche pour Purine, manger voracement avec ses doigts. Les étres autour ďelle se sont indiíféren-ciés de plus en plus. Les paroles lui parve-naient dépourvues de leur sens, mais eile répondait, au hasard. Elle avait toujours en-vie de communiquer. La fonction du langage demeurait intacte en eile, phrases cohérentes, mots correctement prononcés, simplement séparés des choses, soumis au seul imagi- naire. Elle inventait la vie qu'elle ne vivait plus : eile allait ä Paris, eile s'était acheté un poisson rouge, on ľavait conduite sur la tombe de son mari. Mais quelquefois, eile SAVAIT : <( je crains que mon état ne soit irreversible. » Ou eile se souvenait : « J'ai tout fait pour que ma fille soit heureuse et eile ne ľa pas été davantage ä cause de ga. » Elle a passé ľété (on la coiífait comme les autres d'un chapeau de paille pour descendre dans le pare, s'asseoir sur les bancs), ľhiver. Au premier de ľan, on lui a remis un che-misier et une jupe ä eile, donne ä boire du champagne. Elle marchait plus lentement, en s'aidant ďune main ä la barre qui longe les murs des couloirs. II lui arrivait de tomber. Elle a perdu le bas de son dentier, plus tard le haut. Ses lěvres se sont rétrécies, le menton prenait toute la place. Au moment de la re-voir, mon angoisse ä chaque fois de la retrouver encore moins « humaine ». Loin ďelle, je me la représentais avec ses expres- 99 sions, son allure dVvant, jamais comme eile était devenue. Ľété suivant, eile s "est félé le col du fémur. On ne ľa pas opérée. Lui poser une prothěse de hanche, comme le reste - lui refaire des lunettes, des dents —, n'était plus la peine. Elle ne se levait plus de son fauteuil roulant auquel on ľattachait par une bande de dráp serrée autour de la taille. On ľinstallait dans la salle ä manger avec les autres femmes, face ä la television. Les gens qui ľavaient connue nťécri-vaient, « eile n'a pas mérité ga », ils jugeaient qu'il vaudrait mieux qu'elle soit vite « dé-barrassée ». La société entiěre sera peut-étre un jour du merne avis. lis ne venaient pas la voir, pour eux eile était déjä morte. Mais eile avait envie de vivre. Elle essayait sans arret de se dresser en s'arc-boutant sur sa jambe valide et d'arracher la bande qui la retenait. Elle tendait la main vers tout ce qui était ä sa portée. Elle avait toujours faim, son energie s'était concentrée dans sa bouche. Elle aimait qu^on ľembrasse et eile avangait 100 les lěvres pour en faire autant. Elle était une petite rille qui ne grandirait pas. Je lui apportais du chocolat, des patisseries, que je lui donnais par petits morceaux. Au debut, je n'aehetais jamais le bon gäteau, trop crémeux ou trop ferme, eile n'arrivait pas ä le manger (douleur indicible de la voir se débattre, les doigts, la langue, pour en venir ä bout). Je lui Savais les mains, lui rasais le visage, la parfumais. Un jour, j'ai commence ä lui brosser les cheveux, puis je me suis arrétée. Elle a dit « J^aime bien quand tu me coiíFes. » Par la suite, je les lui brossais toujours. Je restais assise en face d'elle, dans sa chambre. Souvent, eile saisissait le tissu de ma jupe, le palpait comme si eile en exa-minait la qualité. Elle déchirait le papier des gäteaux avec force, les mächoires serrées. Elle parlait d "argent, de clients, riait en renversant la tete. (ľétaient des gestes qu'elle avait toujours eus, des paroles qui venaient de toute sa vie. Je ne voulais pas qu'elle meure. J'avais besoin de la nourrir, la toucher, ľentendre. 101 Plusieurs Ibis, le désir brutal de ľemme-ner, de ne plus rrťoeeuper que ďelle, et savoir aussitôt que je n'en étais pas capable. (Culpa-bilité de ľ avoir placée íä, merne si, comme Qisaient ies gen s, «je ne pouvais pas läire autrement ».) Elle a passé un autre hiver. Le dimanche apres Päques, je suis venue la voir avec du forsythia. II faisait gris et froid. Elle était dans la salle ä manger avec les autres femmes. La television marchait Elle m'a souri quand je me suis approchée d'elle. J'ai roulé son fauteuil jusqu^ä sa chambre. J'ai arrange les branches de forsythia dans un vase. Je me suis assise ä côté d'elle et je lui ai donne ä manger du chocolat. On lui avait mis des chaussettes de laine brune montant au-dessus du genou, une blouse trop courte qui laissait découvertes ses cuisses amaigries. Je lui ai nettoyé les mains, la bouche, eile avait la peau tiěde. A un moment, eile a essayé de saisir les branches de forsythia. Plus tard, je ľai ramenée ä la salle ä manger, c^était 102 Immission de Jacques Martin, « Ľecole des fans ». Je ľai embrassée et j'ai pris ľascen-seur. Elle est morte le lendemain. Dans la semaine qui a suivi, je revoyais ce dimanche, oü eile était vivante, les chaussettes brunes, le forsythia, ses gestes, son sou-rire quand je lui avais dit au revoir, puis le lundi, oü eile était morte, couchée dans son lit. Je n'arrivais pas ä joindre les deux jours. Maintenant, tout est lie. Cest la fin février, il pleut souvent et le temps est trěs doux. Ce soir, aprěs mes courses, je suis retournée ä la maison de re-traite. Du parking, ľimmeuble m'a paru plus clair, presque accueillant. La fenétre de ľan-cienne chambre de ma mere était allumée. Pour la premiere fois, avec étonnement : « II y a quelqu'un ďautre ä sa place. » J"ai pensé aussi qu'un jour, dans les années 2000, je 103 serais ľune de ces femmes qui attendent le diner en pliant et dépliant leur serviette, ici on autre part. Pendant les dix mois oü j^ai écrit, je révais ďelle presque toutes les nuits. Une fois, j'étais couchée au milieu d'une riviere, entre deux eaux. De mon ventre, de mon sexe ä nouveau lisse comme celui ďune petite fille partaient des plantes en filaments, qui ílottaient, molles. Ce ďétait pas seulement mon sexe, c'était aussi celui de ma mere. Par moments, il me semble que je suis dans le temps oü eile vivait encore ä la mai-son, avant son depart pour ľhôpital. Fugi-tivement, tout en ayant clairement conscience de sa mort, je rďattends ä la voir descendre ľescalier, s'installer avec sa boíte ä couture dans la salle de séjour. Cette sensation, dans laquelle la presence illusoire de ma mere est plus forte que son absence reelle, est sans doute la premiere forme de ľoubli. 104 J ai relu les premieres pages de ce livre. Stupeur de mVpercevoir que je ne me sou-venais déjä plus de certains details, ľemployé de la morgue en train de téléphoner pendant que nous attendions, ľinscription au goudron sur le mur du supermarché. II y a quelques semaines, ľune de mes tantes nľa dit que ma mere et mon pere, au debut oü ils se fréquentaient, avaient rendezvous dans les cabinets, ä ľusine. Maintenant que ma mere est morte, je voudrais n'ap-prendre rien de plus sur eile que ce que j'ai su pendant qďeíle vivait. Son image tend ä redevenir celie que je nťimagine avoir eue ďelle dans ma petite enfance, une ombre large et blanche au-dessus de moi. Elle est morte huit jours avant Simone de Beauvoir. Elle aimait donner ä tous, plus que rece- voir. Est-ce qu'écrire n "est pas une fagon de donner. Ceci n'est pas une Hcgrr-^h^, ni un rom^n naturellement, peut-etre quelque chose entre la littérature, la sociologie et ľhistoire. II fallait que ma mere, née dans un milieu domine, dont eile a vouiu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans ie monde dominant des mots et des idées oü, selon son désir, je suis passée. Je n'entendrai plus sa voix. (Test eile, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa maniere de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis ä ľenfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. dimanche 20 avril 86 — 26 février 87 DU M É M E AUTEUR Aux Editions Gallimard L E S A R M O IKES VI D E S, Kolio n° 1600. CE QlľlLS DISENT 0U R i EN , Kolio n° 2010. LA KKMME GELÉE, Folio n° 1ÍS1ÍJ. LA PLAC K , Folio n° 1722 <>l Kolio Klus n° 25. U N E FEM ME, Kolio r»° 2121. ľ A S SIO N S I M 1» L E, Kolio n° 2545. JOURNAL DU DEHORS, Folio n° 2693. LA HONTE, Kolion0 3154. «JE NE SUfS PAS SORT L E DE MA NUlT», Folio n°3155. L' É VÉN E "M E N T, Kolio n° 3556. LA VIE EXTÉKÍEURE, Kolio n° 3557. S E PERDKE.