Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) _____________________LE POSTMODERNE_____________________ Jean-Frangois LYOTARD RÉPONSE Á LA QUESTION : QU'EST-CE QUE LE POSTMODERNE? ä Thomas E. CarrollMilan, le 15 mai 1982 Une demande Nous sommes dans un moment de relächement, je parle de la couleur du temps. De partout on nous presse d'en finir avec ľ experimentation, dans les arts et ailleurs. J'ai lu un historien de l'art qui prône les réalismes et milite pour ľavénement ďune nouvelle subjectivité. J'ai lu un critique ďart qui diffuse et qui vend le « Transavantgardisme » sur les marches de la peinture. J'ai lu que, sous le nom de postmodernisme, des architectes se débarrassent du projet du Bauhaus, jetant le bébé qu'est encore ľexpérimentation avec l'eau du bain fonctionnaliste. J'ai lu qu'un nouveau philosophe découvre ce qu'il appelle drolement le judéo-christianisme et veut avec cela mettre fin ä ľimpiété que nous aurions fait régner. J'ai lu dans un hebdomadaire francais qu'on n'est pas content de Milk plateaux parce qu'on voudrait bien, surtout en lisant un livre de philosophic, étre gratifié d'un peu de sens. J'ai lu sous la plume d'un historien de poids que les écrivains et les penseurs des avant-gardes des années soixante et soixante-dix ont fait régner la terreur dans l'usage du langage, et qu'il faut restaurer les conditions d'un debat fructueux en imposant aux intellectuels une facon commune de parier, celie des historiens. J'ai lu un jeune philosophe beige du langage qui se plaint que la pensée continental, face au défi que lui lancent les machines ä parier, croit-il, ait abandonné ä celles-ci le soin de la realite, quelle ait substitué au paradigme référentiel celui de ľadlinguisticité (on parle sur des paroles, on écrit sur des écrits, intertextualité), et qui pense qu'il faut restaurer ä present un solide ancrage du langage dans le referent. J'ai lu un théätrologue de talent pour lequel le postmodernisme avec ses jeux et ses fantaisies ne pese pas lourd auprés du pouvoir, surtout quand ľopinion inquiéte encourage celui-ci ä une politique de vigilance totalitaire en face des menaces de guerre nucléaire. J'ai lu un penseur de reputation qui prend la defense de la modernitě contre ceux qu'il appelle les néoconservateurs. Sous la banniěre du postmodernisme, ceux-ci veulent, croit-il, se débarrasser du projet moderne reste inachevé, celui des Lumiěres. Méme les derniers partisans de 1 'Aufklärung, comme Popper ou Adorno, n'ont pu, ä l'en croire, en défendre le projet que dans des spheres particuliěres de la vie, celie de la politique pour l'auteur de The Open Society, celle de l'art pour celui de Aesthetische Theorie. Jürgen Habermas (tu l'avais reconnu) pense que si la modernitě a échoué, c'est en laissant la totalite de la vie se briser en specialties indépendantes abandonnées ä la competence étroite des experts, cependant que l'individu concret vit le « sens désublimé » et « la forme déstructurée » non pas comme une liberation, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d'un siěcle. Suivant une indication d'Albrecht Wellmer, le philosophe estime que le reměde ä cette parcellisation de la culture et ä sa separation de la vie ne peut venir que du « changement de statut de ľexpérience esthétique lorsqu'elle ne s'exprime plus au premier chef dans des jugements de gout», mais qu'« eile est utilisée pour explorer une situation historique de la vie », c'est-a-dire quand « on la met en relation avec des problěmes de ľexistence ». Car cette experience « entre alors dans un jeu de langage qui n'est plus celui de la critique esthétique », eile intervient « dans les demarches cogni-tives et dans les attentes normatives », eile « change la facon dont ces différents moments renvoient les uns aux autres ». Ce que demande Habermas aux arts et ä ľexpérience qu'ils procurent, c'est en somme de j éter un pont au-dessus de ľabíme qui sépare le discours de la connaissance, celui de ľéthique et celui de la politique, et de frayer ainsi un passage ä une unite de ľexpérience. Ma question est de savoir ä quelle sorte ďunité songe Habermas. La fin visée par le projet moderne est-elle la constitution d'une unite socioculturelle au sein de laquelle touš les elements de la vie quotidienne et de la pensée viendraient trouver place comme en un tout organique? Ou bien le passage qu'il faut percer entre les jeux de langage heterogenes, ceux de la connaissance, de ľéthique, de la 1 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) politique, est-il d'un autre ordre qu'eux? Et si oui, comment serait-il capable de réaliser leur synthěse effective? La premiere hypothěse, qui est d'inspiration hégélienne, ne remet pas en cause la notion dune experience dialectiquement totalisante; la seconde est plus proche de ľesprit de la Critique dujugement, mais eile doit comme celle-ci subir le severe réexamen que la postmodernité impose ä la pensée des Lumiěres, ä ľidée ďune fin unitaire de ľhistoire, et ä celie ďun sujet. C'est cette critique que non seulement Wittgenstein et Adorno ont commencée, mais quelques penseurs, francais ou non, qui n'ont pas ľhonneur d'etre lus par le professeur Habermas, ce "qui leur vaut du moins ďéchapper ä la mauvaise note pour néo-conservatisme. Le realisme Les demandes que je ťai citées en commencant ne sont pas toutes équivalentes. Elles peuvent méme se contrarier. Les unes sont faites au nom du postmodernisme, les autres pour le combattre. Ce n'est pas nécessairement la méme chose de demander qu'on fournisse du referent (et de la réalité objective), ou du sens (et de la transcendance credible), ou du destinataire (et un public), ou du destinateur (et de ľexpressivité subjective), ou du consensus communicationnel (et un code general des échanges, par exemple le genre du discours historique). Mais il y a dans les invitations multiformes ä suspendre ľexpérimentation artistique un méme rappel ä ľordre, un désir ďunité, ďidentité, de sécurité, de popularite (au sens de la Oeffentlichkeit, de « trouver un public »). H faut faire rentrer les artistes et les écrivains dans le giron de la communauté, ou du moins, si ľon juge celle-ci malade, leur donner la responsabilité de la guérir. II existe un signe irrecusable de cette commune disposition : c'est que pour touš ces auteurs, rien n'est plus presse que de liquider ľhéritage des avant-gardes. Telle est en particulier l'impatience du soi-disant « trans-avantgardisme ». Les réponses données par un critique italien ä des critiques francais ne laissent aucun doute ä ce sujet. En procédant au melange des avant-gardes, l'artiste et le critique s'estiment plus assures de les supprimer qu'en les attaquant de front. Car ils peuvent faire passer ľéclectisme le plus cynique pour un dépassement du caractěre somme toute partiel des recherches précédentes. A vouloir leur tourner ouvertement le dos, ils s'exposeraient au ridicule du néo-académisme. Or les Salons et les Academies ont pu, ä ľépoque ou la bourgeoisie s'installait dans ľhistoire, remplir un office de purgation et décerner des prix de bonne conduite plastique et littéraire sous le couvert du realisme. Mais le capitalisme a par lui-méme un tel pouvoir de déréaliser les objets coutumiers, les rôles de la vie sociale et les institutions, que les representations dites « réalistes » ne peuvent plus évoquer la réalité que sur le mode de la nostalgie ou de la derision, comme une occasion de souffrance plutôt que de satisfaction. Le classicisme paraít interdit dans un monde ou la réalité est si déstabilisée quelle ne donne pas matiére ä experience, mais ä sondage et ä experimentation. Ce theme est familier aux lecteurs de Walter Benjamin. Encore faut-il en Saisir exactement la portée. La photographie n'a pas été un défi jeté de ľextérieur ä la peinture, pas plus que le cinéma industriel ä la littérature narrative. La premiére parachevait certains aspects du programme de mise en ordre du visible élaboré par le Quattrocento, et le second permettait de parfaire le bouclage des diachronies en totalités organiques qui avait été ľidéal des grands romans de formation depuis le XVIIF siěcle. Que le mécanique et l'industriel viennent se substituer ä la main et au metier, cela n'était pas en soi une catastrophe, sauf si ľon croit que ľart est en son essence ľexpression d'une individualite geniale servie par une competence artisanale d'élite. Le défi résida principalement en ceci que les procédés photo et cinéma peuvent accomplir mieux, plus vite, et avec une diffusion cent mille fois plus importante que le realisme pictural et narratif ne peut le faire, la täche que ľacadémisme assignait ä ce dernier, de preserver les consciences du doute. Photographie et cinéma industriels doivent ľemporter sur la peinture et sur le román quand il s'agit de stabiliser le referent, de ľordonner ä un point de vue qui le dote d'un sens reconnaissable, de répéter la syntaxe et le lexique qui permettent au destinataire de déchiffrer rapidement les images et les sequences et done de parvenir sans mal ä la conscience de sa propre identite en méme temps qu'ä celie de ľassentiment qu'il recoit ainsi des autres, puisque ces structures d'images et de sequences forment un code de communication entre tous. Ainsi se multiplient les effets de réalité ou si ľon préfére les fan- 2 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) tasmes du realisme. S'ils ne veulent pas devenir ä leur tour des supporters, mineurs au demeurant, de ce qui existe, le peintre et le romancier doivent se refuser ä ces emplois thérapeutiques. II leur faut interroger les regies de ľart de peindre ou de raconter telies qu'ils les ont apprises et recues des prédécesseurs. Elles leur apparaissent bientôt comme des moyens de tromper, de séduire et de rassurer, qui leur interdisent d'etre « vrais ». Sous le nom commun de peinture ou de littérature, un clivage sans precedent a lieu. Ceux qui se refusent au réexamen des regies de ľart font des carriěres dans le conformisme de masse en mettant en communication, au moyen des « bonnes regies », le désir endémique de realite avec des objets et des situations capables de le satisfaire. La pornographie est ľusage de la photo et du film ä cette fin. Elle devient un modele general pour les arts de ľimage et de la narration qui n'ont pas relevé le défi mass-médiatique. Quant aux artistes et aux écrivains qui acceptent de mettre en doute les regies des arts plastiques et narratifs et de faire eventuellement partager leur soupcon en diffusant leurs oeuvres, ils se trouvent voués ä n'étre pas crédibles par les amateurs soucieux de realite et ďidentité, ils se trouvent sans audience garantie. De cette facon on peut imputer la dialectique des avant-gardes au défi que les réalismes industries et mass-médiatiques lancent aux arts de peindre et de raconter. Le ready made duchampien ne fait que signifier activement et parodiquement ce processus constant de dessaisissement du metier de peintre, et méme d'artiste. Comme Thierry" de Duve le note avec penetration, la question esthétique moderně n'est pas : qu'est-ce qui est beau, mais : qu'est-ce qui est de ľart (et de la littérature) ? Le realisme dont la seule definition est qu'il entend éviter la question de la realite impliquée dans celie de ľart se trouve toujours quelque part entre ľacadémisme et le kitsch. Quand le pouvoir s'appelle parti, le realisme avec son complement néo-classique triomphe de ľavant-garde expérimentale en la diffamant et en ľinterdisant. Encore faut-il que les « bonnes » images, les « bons » récits, les bonnes formes que le parti sollicite, sélectionne et diffuse trouvent un public qui les désire comme la medication appropriée ä la depression et ä ľangoisse qu'il éprouve. La demande de realite, c'est-ä-dire ďunité, de simplicitě, de communicabilité, etc., n'a pas eu la méme intensitě ni la méme continuité dans le public allemand de ľentre-deux-guerres et dans le public russe d'aprés la revolution : il y a ľa de quoi faire la difference entre les réalismes nazi et stalinien. Reste que quand eile est portée par l'instance politique, l'attaque contre ľexpérimentation artistique est proprement réactionnaire : le jugement esthétique n'aurait qua se prononcer sur la conformité de telle ou telle oeuvre avec des regies établies du beau. Au lieu que l'oeuvre ait ä s'inquiéter de ce qui fait d'elle un objet d'art, et si eile pourra rencontrer des amateurs, ľacadémisme politique connaít et impose des critěres a priori du « beau » qui sélectionnent d'un coup et une fois pour toutes des oeuvres et un public. L'usage des categories dans le jugement esthétique serait ainsi de méme nature que dans le jugement de connaissance. Pour parier comme Kant, l'un et l'autre seraient des jugements determinants : l'expression est « bien formée » dans l'entendement d'abord, puis on ne retient dans ľexpérience que les « cas » qui peuvent étre subsumes sous cette expression. Quand le pouvoir s'appelle le capital, et non le parti, la solution « transavantgardiste » ou « postmoderne » au sens de Jencks s'avére mieux adaptée que la solution antimoderne. Ľéclectisme est le degré zero de la culture generale contemporaine : on écoute du reggae, on regarde du western, on mange du McDonald ä midi et de la cuisine locale le soir, on se parfume parisien ä Tokyo, on s'habille rétro ä Hong Kong, la connaissance est matiére ä jeux televises. II est facile de trouver un public pour les oeuvres éclectiques. En se faisant kitsch, ľart flatte le désordre qui rěgne dans le « gout» de l'amateur. Ľ artiste, le galeriste, le critique et le public se complaisent ensemble dans le n'importe quoi, et l'heure est au relächement. Mais ce realisme du n'importe quoi est celui de l'argent : en l'absence de critěres esthétiques, il reste possible et utile de mesurer la valeur des oeuvres au profit qu'elles procurent. Ce realisme s'accommode de toutes les tendances, comme le capital de touš les « besoins », ä condition que les tendances et les besoins aient du pouvoir d'achat. Quant au gout, on n'a pas besoin d'etre délicat quand on spécule ou se distrait. La recherche artistique et littéraire est menacée deux fois, par la « politique culturelle » une fois, par le marché de ľart et du livre une autre fois. Ce qui lui est conseillé tantôt par un canal, tantôt par l'autre, c'est de fournir des oeuvres qui soient d'abord ) relatives ä des sujets qui existent aux yeux du public auquel elles sont destinées, et qui ensuite soient ainsi faites (« bien 3 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) formées ») que ce public reconnaisse ce dont il s'agit, comprenne ce qui en est signifié, puisse en toute connaissance de cause leur donner ou leur refuser son assentiment, et méme si possible, puisse tirer de celieš qu'il accepte quelque réconfort. Le postmoderne Qu'est-ce done alors que le postmoderne? Quelle place occupe-t-il ou n'occupe-t-il pas dans le travail vertigineux des questions lancées aux regies de ľimage et du récit? II fait assurément partie du moderně. Tout ce qui est recu, serait-ce d'hier (modo, modo, écrivait Pétrone), doit étre soupconné. A quel espace s'en prend Cezanne? Celui des impressionnistes. A quel objet Picasso et Braque? Celui de Cézanne. Avec quel presuppose Duchamp rompt-il en 1912? Celui qu'il faut faire un tableau, serait-il cubiste. Et Buren interroge cet autre presuppose qu'il estime sorti intact de l'oeuvre de Duchamp : le lieu de la presentation de l'oeuvre. Etonnante acceleration, les « generations » se précipitent. Une oeuvre ne peut devenir moderne que si eile est d'abord postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n'est pas le modernisme ä sa fin, mais ä ľ etat naissant, et cet etat est constant. Je voudrais pourtant ne pas m'en tenir ä cette acception un peu mécaniste du mot. S'il est vrai que la modernitě se déroule dans le retrait du reel et selon le rapport sublime du presentable avec le concevable, on peut au sein de ce rapport distinguer deux modes, pour parier en musicien. L'accent peut étre mis sur ľimpuissance de la faculté de presentation, sur la nostalgie de la presence qu'éprouve le sujet humain, sur l'obscure et vaine volonte qui ľanime malgré tout. L'accent peut étre plutôt place sur la puissance de la faculté de concevoir, sur son « inhumanité » pour ainsi dire (e'est la qualité qu'Apollinaire exige des artistes modernes), puisque ce n'est pas ľaffaire de l'entendement que la sensibilité ou l'imagination humaines s'accordent ou non ä ce qu'il concoit, et sur l'accroissement d'etre et la jubilation qui résultent de l'invention de nouvelles regies du jeu, pictural, ou artisti que, ou tout autre. Tu comprendras ce que je veux dire par la distribution caricaturale de quelques noms sur ľéchiquier de l'histoire avant-gardiste : du côté mélancolie, les expressionnistes allemands et du côté novatio, Braque et Picasso; du premier côté, Malévitch et du second, Lissitsky; de l'un, Chirico et de l'autre, Duchamp. La nuance qui distingue ces deux modes peut étre infime, ils coexistent souvent dans la méme oeuvre, presque indiscernables, et pourtant ils attestent ďun différend dans lequel se joue depuis longtemps et se jouera le sort de la pensée, entre le regret et l'essai. L'oeuvre de Proust et celie de Joyce font l'une et l'autre allusion ä quelque chose qui ne se laisse pas rendre present. L'allusion, sur laquelle Paolo Fabbri attira récemment mon attention, est peut-étre un tour d'expression indispensable aux oeuvres qui relévent de ľesthétique du sublime. Chez Proust, ce qui s'élude pour payer le prix de cette allusion, e'est ľidentité de la conscience en proie au trop de temps. Mais chez Joyce e'est ľidentité de ľécriture en proie au trop de livre ou de littérature. Proust allěgue ľimprés en table au moyen d'une langue intacte dans sa syntaxe et son lexique et ďune écriture qui par beaucoup de ses Operateurs appartient encore au genre de la narration romanesque. L'institution littéraire, telle que Proust en hérite de Balzac ou de Flaubert, est certes subvertie, en ceci que le héros n'est pas un personnage, mais la conscience intérieure du temps : et que la diachronie de la diérěse, mise ä mal par Flaubert, se trouve remise en cause du fait de la voix narrative choisie. Cependant ľunité du livre, ľodyssée de cette conscience, méme si eile est repoussée de chapitre en chapitre, n'est pas inquiétée : ľidentité de ľécriture avec elle-méme ä travers le dédale de ľinterminable narration suffit ä connoter cette unité, qu'on a pu comparer ä celie de la Vhénoménologie de ľesprit. Joyce fait deviner ľimprésentable dans son écriture méme, dans le signifiant. La gamme des Operateurs narratifs et méme stylistiques connus est mise en jeu sans souci de maintenir ľunité de tout, de nouveaux Operateurs sont expérimentés. La grammaire et le vocabulaire de la langue littéraire ne sont plus acceptés comme des données, ils apparaissent plutôt comme des académismes, des rituels issus d'une piété (comme disait Nietzsche) qui empéche que ľimprésentable soit allégué. Voici done le différend : ľesthétique moderne est une esthétique du sublime, mais nostalgique; eile permet que ľimprésentable soit allégué seulement comme un contenu absent, mais la forme continue ä offrir au lecteur ou au regardeur, grace ä sa consistance reconnaissable, matiére ä consolation et ä plaisir. Or ces sentiments ne forment pas le veritable sentiment sublime, qui est une combinaison 4 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) intrinsěque de plaisir et de peine : le plaisir que la raison excěde toute presentation, la douleur que l'imagination ou la sensibilité ne soient pas ä la mesure du concept. Le postmoderne serait ce qui dans le moderne allěgue ľimprésentable dans la presentation elle-méme ; ce qui se refuse ä la consolation des bonnes formes, au consensus d'un gout qui permettrait ďéprouver en commun la nostalgie de ľimpossible; ce qui s'enquiert de presentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu'il y a de ľimprésentable. Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d'un philosophe : le texte qu'il écrit, l'oeuvre qu'il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des regies deja établies, et ils ne peuvent pas étre jugés au moyen ďun jugement determinant, par ľapplication ä ce texte, ä cette oeuvre de categories connues. Ces regies et ces categories sont ce que l'oeuvre ou le texte recherche. L'artiste et ľécrivain travaillent done sans regies, et pour établir les regies de ce qui aura étéfait. De lä que l'oeuvre et le texte aient les propriétés de ľévé-nement, de lä aussi qu'ils arrivent trop tard pour leur auteur, ou, ce qui revient au méme, que leur mise en oeuvre commence toujours trop tôt. Postmoderne serait ä comprendre selon le paradoxe du futur (poši) antérieur (modo). II me semble que ľessai (Montaigne) est postmoderne, et le fragment (l'Athaeneum) moderne. II faut enfin qu'il soit clair qu'il ne nous appartient pas de fournir de la realite, mais d'inventer des allusions au concevable qui ne peut étre présenté. Et il n'y a pas ä attendre de cette täche la moindre reconciliation entre des « jeux de langage », dont Kant, sous le nom de facultas, savait qu'un abíme les sépare et que seule l'illusion transcendante (celle de Hegel) peut espérer les totaliser dans une unite reelle. Mais il savait aussi que cette illusion se paie au prix de la terreur. Le XIXe et le XXe siěcle nous ont donné tout notre saoul de terreur. Nous avons assez payé la nostalgie du tout et de l'un, de la reconciliation du concept et du sensible, de ľexpérience transparente et communicable. Sous la demande generale de relächement et d'apaisement, nous entendons marmonner le désir de recommencer la terreur, d'accomplir le fantasme ďétreindre la realite. La réponse est : guerre au tout, témoignons de ľimprésentable, activons les différends, sauvons l'honneur du nom. Jean-Francois LYOTARD, LE POSTMODERNE EXPLIQUE AUXENFANTS Correspondance 1982-1985, Paris, Editions Galilee, 1985. 5