Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) _____________________LE POSTMODERNE_____________________ Jean-Frangois LYOTARD MISSIVE SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE ä Mathias Kahn Baltimore, le 15 novembre 1984 II ne convient pas d'accorder au genre narratif un privilege absolu sur les autres genres de discours dans ľanalyse des phénoměnes humains, ou langagiers en particulier (idéologiques), et moins encore dans ľapproche philosophique. Certaines de mes reflexions antérieures ont pu succomber ä cette « apparence transcendantale » (« Presentations », Instructions patennes, Im condition postmoderne méme). II est en revanche convenable d'aborder l'une des grandes questions que nous livre le monde historique en cette fin du XXe siěcle (ou en ce debut du XXF) par ľexamen des « histoires ». Car si ce monde est declare historique, c'est qu'on entend le traiter narrativement. La question ä laquelle je pense est la suivante : pouvons-nous aujourd'hui continuer ä organiser la foule des événements qui nous viennent du monde, humain et non humain, en les placant sous ľldée dune histoire universelle de ľhumanité? Je n'entends pas ici traiter cette question en philosophe. Néanmoins sa formulation appelle plusieurs éclaircissements. 1. Je dis ďabord : pouvons-nous continuer'ä organiser, etc. Ce mot implique que tel était le cas précé-demment. Je me réfěre ici en effet ä une tradition, celle de la modernitě. Cette derniěre n'est pas une époque, mais plutôt un mode (c'est ľorigine latine du mot) dans la pensée, dans renonciation, dans la sensibilité. Erich Auerbach le voyait poindre dans ľécriture des Confessions ď Augustin : la destruction de ľarchitecture syntaxique du discours classique et ľadoption dune disposition parataxique de phrases brěves enchaínées par la plus élémentaire des conjunctions, le et. II retrouve ce mode, et Bakhtine avec lui, chez Rabelais, puis chez Montaigne. Pour ma part, et sans chercher ici ä legitimer cette vue, j'en vois un signe dans le genre narratif ä la premiere personne choisi par Descartes pour exposer sa méthode. Le Discours est une confession encore. Mais ce qui est confessé n'est pas la dépossession du moi par Dieu, c'est l'effort du moi pour maitriser toutes les données, y compris soi-méme. Sur la contingence laissée par le Centre les sequences exprimées par les phrases, Descartes essaie de greffer la finalité ďune série ordonnée vers la maítrise et la possession de la « nature ». (Qu'il y parvienne est une autre affaire.) Ce mode moderne de l'organisation du temps se déploie au XVIIF siěcle dans \Aufklärung. La pensée et Taction des XIXe et XXe siěcles sont regies par une Idée (j'entends Idee au sens kantien). Cette Idée est celle de ľémancipation. Elle s'argumente certes tout différemment selon ce qu'on appelle les philosophies de ľhistoire, les grands récits sous lesquels on tente d'ordonner la foule des événements : récit chrétien de la redemption de la faute adamique par ľamour, récit aufklärer de ľémancipation de ľignorance et de la servitude par la connaissance et ľégalitarisme, récit spéculatif de la realisation de ľldée universelle par la dialectique du concret, récit marxisté de ľémancipation de l'exploitation et de ľaliénation par la socialisation du travail, récit capitaliste de ľémancipation de la pauvreté par le développement techno-industriel. H y a entre ces récits matiére ä litige et méme ä différend. Mais tous situent les données qu'apportent les événements dans le cours d'une histoire dont le terme, méme s'il reste hors d'atteinte, se nomme liberté universelle, acquittement de ľhumanité tout entiére. 2. Deuxiéme éclaircissement. Quand on dit: « Pouvons-nous continuer ä organiser, etc.? » on admet du moins, méme si la réponse (suggérée ou non) est negative (« nous ne le pouvons pas »), on admet du moins que persisté un nous, capable de penser ou de ressentir cette continuité ou cette discontinuité. En quoi consiste ce nous, c'est aussi ce que demande cette question. II s'agit, comme l'indique le pronom de la premiere personne au pluriel, d'une communaute de sujets, soit vous et moi, soit eux et moi, selon que le locuteur s'adresse aux autres membres de la communauté (vous moi) ou ä un tiers (vous deux + moi) devant lequel ces autres membres, qu'il représente, sont désignés ä la troisiěme personne (eux). La question demande si ce nous est ou non indépendant de ľldée d'une histoire de ľhumanité. 1 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) Dans la tradition de la modernitě, le mouvement de ľémancipation consiste en ce que le tiers, ďabord extérieur au nous de ľavant-garde émancipatrice, finira par prendre part ä la communauté des locuteurs actuels (premiere personne) ou potentiels (deuxieme personne). II n'y aura plus que vous et moi. La place de la premiere personne est en effet marquee dans cette tradition comme celle de la maitrise de la parole et du sens : que le peuple prenne la parole politique, le travailleur la parole sociale, le pauvre la parole économique, que le singulier se saisisse de ľuniversel et que le dernier devienne aussi le premier. Je simplifie, on m'excusera. II s'ensuit qu'ainsi tendu entre la situation minoritaire actuelle oú les tiers sont beaucoup et vous et moi peu et ľunanimité ä venir ďoú toute troisiěme personne sera par definition bannie, le nous de la question que je pose reproduit exactement la tension que ľhumanité doit éprouver selon sa vocation ä ľémancipation, entre la particularité, le hasard, ľopacité de son present, et ľuniversalité, ľautodétermination, la transparence du futur quelle se promet. Si cette identite est exacte, le nous qui pose la question : « Continuerons-nous ä penser et agir sous le couvert de ľldée dune histoire de ľhumanité? » ce nous pose par la méme la question de sa propre identite telle quelle a été fixée par la tradition moderne. Et si l'on doit répondre non ä la question (non, l'histoire humaine comme histoire universelle de ľémancipation n'est plus credible), alors il faudra aussi reviser le statut du nous qui pose la question. II semble qu'il sera condamné (mais ce n'est une condamnation qu'aux yeux de la modernitě) ä rester particulier, vous et moi (peut-étre), ä laisser au-dehors de lui beaucoup de tiers. Mais comme il n'a pas (encore) oublié que ces derniers ont été des premieres personnes potentielles et méme promises, il devra faire le deuil de ľunanimité et trouver un autre mode de penser et d'agir, ou se plonger dans la mélancolie inguérissable de cet « objet » perdu (ou de ce sujet impossible) : ľhumanité libre. Dans les deux cas, nous sommes affectés par une sorte de chagrin. Le travail du deuil, enseigne Freud, consiste ä se remettre de la perte ďun objet aimé en ramenant ľinvestissement de ľobjet perdu sur le sujet, d'eux sur nous. Encore y a-t-il plusieurs maniěres d'y parvenir. Le narcissisme secondaire est l'une d'elles. Beaucoup d'observateurs disent qu'il est aujourd'hui le mode hégémonique de la pensée et de ľ action dans les sociétés les plus développées. Je crains qu'il soit seulement la repetition aveugle (compulsionnelle) ďun deuil antérieur, celui de Dieu, qui a justement donne lieu au mode moderne et ä son projet de conquéte. Aujourd'hui cette conquéte ne ferait que perpétuer celie des modernes, ä la difference pres quelle renoncerait ä faire ľunanimité. On n'exercerait plus la terreur au nom de la liberie, mais de « notre » satisfaction, de la satisfaction d'un nous définitivement borné ä sa particularité. Suis-je encore trop moderne si je juge cette perspective intolerable ? Elle s'appelle tyrannie : la loi que « nous » édictons ne vous est pas adressée, ä vous, concitoyens ou méme sujets, eile leur est appliquée, aux tiers, ä ceux du dehors, sans aucun souci de la legitimer ä leurs yeux. Je rappelle que le nazisme a été cette maniere de faire son deuil de ľémancipation et, pour la premiére fois en Europe depuis 1789, d'exercer une terreur dont la raison n'était pas en principe accessible ä tous ni le benefice partageable entre tous. Une autre maniere de faire le deuil de ľémancipation universelle promise par la modernitě, serait de « travailler », au sens freudien, non seulement la perte de cet objet, mais la perte du sujet ä qui cet horizon était promis. H ne s'agirait pas seulement que nous reconnaissions notre finitude, mais que nous élaborions le statut du nous, la question du sujet. Je veux dire : échapper et ä la reconduite sans revision du sujet moderne et ä sa repetition parodique ou cynique (la tyrannie). Cette elaboration ne peut conduire, je crois, qu'ä abandonner d'abord la structure linguistique communicationnelle (je/tu/il) que, consciemment ou non, les modernes ont accreditee comme modele ontologique et politique. 3. Mon troisiěme éclaircissement portera sur les mots pouvons-nous? dans la question : « Pouvons-nous aujourd'hui continuer ä organiser les événements selon ľldée d'une histoire universelle de ľhumanité? » Comme Aristote et les linguistes le savent la modalite du pouvoir appliquée ä une notion (ici cette notion est : poursuite de l'histoire universelle) comporte ä la fois son affirmation et sa negation. Que cette poursuite soit possible n'implique ni quelle aura lieu ni quelle n'aura pas lieu, mais que certainement aura lieu le fait quelle aura ou n'aura pas lieu. Incertitude sur le contenu, le dictum (ľaffirmation ou la negation de la notion), mais nécessité du fait, du modus, ultérieur. On reconnaít la these aristotélicienne des futurs contingents. (Encore faut-il les dater.) Mais l'expression nouspouvons ne connote pas seulement la possibilité, eile indique aussi la capacité. 2 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) Est-ce en notre pouvoir, de notre force et de notre competence, de perpétuer le projet moderně ? Cette question indique que ce projet exigerait force et competence pour étre soutenu, et que peut-étre elles nous font défaut. Cette lecture devrait inspirer une enquéte, une enquéte sur la défaillance du sujet moderně. Si en effet celle-ci doit étre argumentée, il faut qu'on puisse ľattester par des faits ou du moins par des signes. Ľinterprétation de ceux-ci peut bien donner Heu ä controverse, du moins doivent-ils étre soumis aux procedures cognitives ďétablissement des faits ou spéculatives de validation des signes. (Je me réfěre ici sans plus d'explication ä la problématique kantienne des hypotyposes, qui joue un role majeur dans la philosophic historico-politique de Kant.) Sans vouloir decider sur-le-champ s'il s'agit de faits ou de signes, les données qu'on peut recueillir quant ä cette défaillance du sujet moderne paraissent difficiles ä récuser. Chacun des grands récits ďémancipation, ä quelque genre qu'il ait accordé ľhégémonie, a pour ainsi dire été invalidé dans son principe au cours des cinquante derniěres années. - Tout ce qui est reel est rationnel, tout ce qui est rationnel est reel ; « Auschwitz » refute la doctrine speculative. Au moins ce crime, qui est reel, n'est pas rationnel. - Tout ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien: « Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 » (j'en passe) réfutent la doctrine materialisté historique : les travailleurs se dressent contre le Parti. - Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour lui, et inversement : « Mai 1968 » refute la doctrine du liberalisme parlementaire. Le social quotidien fait échec ä l'institution representative. - Tout ce qui est libre jeu de ľoffre et de la demande est propice ä ľenrichissement general, et inversement; les «crises de 1911, 1929» réfutent la doctrine du liberalisme économique, et la « crise de 1974-1979 » refute ľaménagement postkeynésien de cette doctrine. Avec ces noms ďévénements, ľenquéteur rapporte autant de signes ďune défaillance de la modernitě. Les grands récits sont devenus peu crédibles. On est alors tenté ďaccréditer le grand récit du déclin des grands récits. Mais comme on sait, le grand récit de la decadence est déjä en place au commencement de la pensée occidentale, chez Hésiode et Platon. II accompagne celui de ľ emancipation comme son ombre. Ainsi rien ne serait change, si ce n'est qu'il faut un supplement de force et de competence pour affronter les täches actuelles. Beaucoup pensent que c'est le moment de la religion, le moment de reconstruire une narration credible ou se racontera la blessure de cette fin de siěcle et ou eile se cicatrisera. On fait valoir que le mythe est le genre originaire, que la pensée de ľorigine s'y donne dans son paradoxe originaire, et qu'il faut relever les ruines dans lesquelles la pensée rationnelle, démythologisante et positiviste, ľa mis. Telle n'est pas du tout la direction qui me paraít juste. En tout cas il faut noter que ce terme de pouvoir'a subi dans cette brěve description une nouvelle modification que signále l'usage que je viens de faire du mot juste. A la question : Pouvons-nous perpétuer les grands récits ? la réponse est devenue : nous devons faire ceci ou cela. Pouvoir a aussi le sens d'avoir le droit, et par ce sens le mot introduit la pensée dans l'univers des déontiques, le glissement du droit au devoir est aussi aisé que l'est celui du permis ä l'obligatoire. Ce qui est en cause ici, c'est la contingence de ľenchaínement sur la situation que j'ai décrite comme défaillance de la modernitě. Plusieurs maniěres ďenchaíner sont possibles, et il faut decider. Ne déciderait-on rien qu'on déciderait encore. Se tairait-on qu'on parlerait. Toute la politique tient dans la facon dont on enchaíne sur une phrase actuelle par une autre phrase. Ce n'est pas une affaire de volume du discours, ni d'importance du locuteur ou du destinataire. Dans les autres phrases, qui actuellement sont possibles, l'une sera actualisée, et la question actuelle est: laquelle? Pour répondre ä cette question, la description de la défaillance ne nous donne pas de fil conducteur. C'est pourquoi sous le mot postmodernité les perspectives les plus contrariées peuvent se trouver réunies. Je ne fais qu'indiquer par ces quelques remarques la direction antimythologisante dans laquelle je crois nous devrions « travailler » la perte du nous moderne. * * II est temps ä present d'en venir au sujet indiqué par mon titre. Je me demande si la défaillance de la modernitě sous la forme de ce que Adorno appelait la chute de la métaphysique (qui pour lui se concentrait dans ľéchec de la dialectique affirmative de la pensée hégélienne affrontée ä la these kantienne de ľobligation ou ä ľévénement de ľanéantissement insensé nommé Auschwitz), je me 3 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) demande si cette defaillance ne doit pas étre rattachée ä une resistance de ce que j'appellerai la multiplicité des mondes de noms, ä la diversité insurmontable des cultures. En abordant de cette facon la question pour finir, je vais retrouver et restituer plusieurs des aspects déjä notes, touchant ľuniversalité des grands récits, le statut du nous, la raison de la defaillance de la modernitě et fmalement la question contemporaine de la legitimation. Enfant, immigré, on entre dans une culture par l'apprentissage de noms propres. II faut apprendre les noms par lesquels sont désignés les proches, les héros au sens large, les lieux, les dates et, pour suivre Kripke, j'ajouterai : les unites de mesure, d'espace, de temps, de valeur ďéchange. Ces noms sont des « désignateurs rigides », ils ne signifient rien ou du moins peuvent étre charges de significations diverses et discutables, on peut leur rattacher des phrases de regime tout ä fait heterogenes (descriptives, interrogatives, ostensives, évaluatives, prescriptives, etc.) et les inclure dans des genres discursifs incommensurables (cognitifs, persuasifs, épidictiques, tragiques, comiques, dithyrambiques, etc.) Les noms ne s'apprennent pas seuls, mais logés dans de petites histoires. L'avantage du récit, j'y reviens, c'est qu'il peut comporter en lui-méme une multiplicité de families heterogenes de discours, ä condition de se « gonfier » pour ainsi dire. II les ordonne en une série ďévénements que désignent des noms propres de la culture. La forte coherence de cette organisation est redoublée par le mode de transmission du récit, visible en particulier dans les sociétés que j'appellerai « sauvages » par commodité. André Marcel d'Ans écrit: « Chez les Cashinahuas, toute interpretation d'un miyoi (mythe, conte, legende ou récit traditionnel) s'ouvre sur une formule fixe : « Voici l'histoire de..., telle que je ľai toujours entendue. Je vais vous la raconter ä mon tour, écoutez-la ! » Et cette recitation se cloture invariablement par une autre formule qui dit : " Ici s'acheve l'histoire de... Celui qui vous ľa racontée c'est... (nom cashi-nahua), chez les Blancs... (nom espagnol ou portugais) ". » L'ethnologue nous rapporte, ä nous Blancs, comment le conteur cashinahua rapporte l'histoire d'un héros cashinahua ä des auditeurs cashinahuas. L'ethnologue peut le faire parce qu'il est lui-méme un auditeur (male) cashinahua. II est cet auditeur parce qu'il porte un nom cashinahua. Un rituel fixe au moyen de denominations strictes la portée des récits et leur recurrence. Toutes les phrases contenues dans ceux-ci sont pour ainsi dire épinglées sur des instances nommées ou nommables dans le monde des noms cashinahuas. Chaque univers présenté par chacune de ces phrases, quel que soit son regime, se rapporte ä ce monde de noms. Le ou les héros et les lieux présentés, le destinataire et enfin le destinateur sont méticuleusement nommés. Pour entendre les récits, il faut avoir été nommé. (Tous les mäles et les fillettes avant la puberte peuvent écouter.) Pour les raconter, aussi (les hommes seuls le peuvent). Et pour étre raconté (referent), aussi (tout Cashinahua sans exception le peut). En placant les noms dans des histoires, la narration met les désignateurs rigides de ľidentité commune ä ľabri des événements du « maintenant», et du peril de son enchaínement. Étre nommé, c'est étre raconté. Sous deux aspects : chaque récit, méme anecdotique ďapparence, réactualise des noms et des relations nominales. En le répétant, la communauté s'assure de la permanence et de la legitimite de son monde de noms ä travers la recurrence de ce monde dans ses histoires. Et d'autre part certains récits racontent explicitement des histoires de nomination. Si l'on pose positivement la question de l'origine de la tradition ou de ľautorité chez les Cashinahuas, on se trouve devant le paradoxe habituel dans ces questions. Une phrase n'est autorisée, pense-t-on, que si son destinateur jouit ďune autorite. Qu'arrive-t-il quand ľautorité du destinateur résulte du sens de la phrase? La phrase, en légitimant le destinateur que présenté son univers, se legitime elle-méme auprěs du destinataire. Le narrateur cashinahua puise ľautorité de raconter ses histoires dans son nom. Mais son nom est autorisé par ses histoires, en particulier celles qui racontent la genese des noms. Ce circulus vitiosus est commun. Voilä le fonctionnement discursif de ce qu'on pourrait appeler «a very large scale integrated culture », L'identification y rěgne en maítresse. Close sur elle-méme, eile élimine les déchets des récits, les événements inintégrables, par le moyen de sacrifices ou ďabsorption de drogues (c'est le cas des Cashinahuas) ou de guerre sur les confins. Mutatis mutandis, l'auto-identification d'une culture passe par ce dispositif. Son démembrement, dans la situation de dépendance servile, coloniale ou imperialisté, signifie la destruction de ľidentité culturelle. Au contraire le dispositif constitue la force principále des guerillas dans les combats pour 4 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) ľindépendance, car le récit et sa transmission fournissent d'un coup ä la resistance sa legitimite (son droit) et sa logistique (le mode de transmission des messages, le repérage des lieux et des moments, ľusage des données naturelles dans la tradition culturelle, etc.) La legitimite, on ľa dit, est assurée par la puissance du dispositif narratif: il couvre la multiplicité des families de phrases et des genres de discours possibles, il enveloppe touš les noms; il est toujours actualisable et il l'est depuis toujours; diachronique et parachronique il assure la maítrise du temps, done de la vie et de la mort. Le récit est ľautorité elle-méme. II autorise un nous infrangible, au-dehors du quel il n'y a que des ils. Une telle organisation est du tout au tout opposée ä celle des grands récits de legitimation qui caractérisent la modernitě occidentale. Ces derniers sont cosmopolitiques, comme dirait Kant. Ils concernent précisément le « dépassement» de ľidentité culturelle particuliěre vers une identite civique universelle. Or on ne voit pas comment un tel dépassement peut avoir lieu. Rien dans la communauté sauvage ne la conduit ä se dialectiser vers une société de citoyens. Dire quelle est « humaine » et prefigure déja une universalitě e'est admettre le probléme résolu : ľhumaniste presuppose ľhistoire universelle et inscrit en eile la communauté particuliěre comme un moment dans le devenir universel des communautes humaines. C'est aussi, grosso modo, l'axiome du grand récit spéculatif appliqué ä ľhistoire humaine. Mais la question est s'il y a une histoire humaine. La version épistémologique est la plus prudente, mais aussi la plus décevante : ľanthropologue décrit selon les regies du genre cognitif les narrations sauvages et leurs regies, sans prétendre établir aucune continuité entre celles-ci et celieš de son propre mode de discours. Dans la version lévi-straussienne, il pourra introduire une identite de fonetionnement, dite structurale, entre le mythe et son explication mais au prix d'abandonner toute tentative de trouver un passage intelligible menant des unes aux autres. Identite, mais pas histoire. On connaít toutes ces difficultés, qui sont triviales. Je ne te les rappelle que parce qu'elles permettent peut-étre de mieux mesurer la portée de la défaillance actuelle. Tout se passe, comme si l'immense effort, marqué du nom de la Declaration des droits, pour dépouiller les peuples de leur legitimite narrative, située disons en amont du cours du temps, et leur faire adopter pour seule legitimite ľldée de citoyenneté libre, placée au contraire en aval de ce cours - comme si cet effort, poursuivi par des voies diverses pendant deux siěcles, avait échouée. On pourrait trouver un signe avant-coureur de cet échec dans la designation merne de ľauteur de cette Declaration de portée universelle : c'est « nous, peuple francais ». L'exemple du mouvement ouvrier est plus particuliěrement probant quant ä cet échec. Son internationalisme de principe signifiait exaetement que la lutte de classe ne recevait pas sa legitimite de la tradition populaire ou ouvriěre locale, mais ďune Idée ä réaliser, celle de travailleur émancipé de la condition prolétarienne. Or on sait que, děs la guerre franco-allemande de 1870-1871, internationale a buté sur la question de l'Alsace-Lorraine, qu'en 1914 les socialistes allemands et francais ont vote respectivement les budgets nationaux de guerre, etc. Le stalinisme en tant que « socialisme dans un seul pays » et la suppression du Komintern ont ouvertement entériné la superioritě du nom propre national sur le nom universel de Soviets. La multiplication des luttes ďindépendance depuis la seconde guerre mondiale et la reconnaissance de nouveaux noms nationaux semblent indiquer le renforcement des légitimités locales et la dissipation d'un horizon universel ďémancipation. Les jeunes gouvernements « indépendants » passent dans la mouvance ou du marché capitaliste mondial ou de l'appareil politique ä modele stalinien, et les « gauches » qui visent cet horizon sont éliminées sans pitie. Comme le dit le slogan de ľextréme droite francaise d'aujourd'hui, les Francais d'abord (sous-entendu : les liberies aprěs). Tu diras que ces repliements sur la legitimite locale sont des reactions de resistance aux effets dévastateurs de ľimpérialisme et de sa crise sur les cultures particuliěres. Cela est vrai, et cela confirme le diagnostic, et l'aggrave méme. Car la reconstitution du marché mondial aprěs la seconde guerre mondiale et ľintense bataille économico-financiěre que se livrent aujourďhui les entreprises et les banques multinationales, soutenues par les Etats nationaux, pour dominer ce marché, n'apportent avec elles aucune perspective de cosmopolitisme. Les partenaires de ce jeu se targueraient-ils encore ďatteindre les buts que se fixaient le liberalisme économique ou le keynésisme de ľäge moderně, on aurait peine ä leur accorder credit, tant il est clair que leur jeu ne réduit nullement, mais aggrave 5 Jean-Francois LYOTARD Le postmoderne (1985) ľinégalité des biens dans le monde, et ne fait nullement tomber les frontiěres, mais se sert de celles-ci ä des fins de speculation commerciale et monétaire. Le marché mondial ne fait pas une histoire universelle au sens de la modernitě. Les differences culturelles sont en outre encouragées ä titre de marchandises touristiques et culturelles, ä tous les niveaux de la gamme. Quel est, enfin, le nous qui essaie de penser cette situation de défaillance, si ce n'est plus le noyau, la minorite, ľavant-garde qui anticipe aujourd'hui ce que devrait étre ľhumanité libre de demain? Nous qui tentons de penser cela, sommes-nous condamnés! n'étre que des héros négatifs? H est clair au moins qu'une figure de ľintellectuel (Voltaire, Zola, Sartre) se brouille avec cette défaillance. Elle était soutenue par la legitimite reconnue ďune Idée de ľémancipation, et eile a accompagné bon an mal an ľhistoire de la modernitě. Mais la violence de la critique, opposée ä ľécole dans les années soixante suivie par la degradation inexorable des institutions d'enseignement dans tous les pays modernes, montre assez que le savoir et sa transmission ont cessé ďexercer ľautorité qui faisait écouter les intellectuels quand ils passaient de la chaire ä la tribune. Dans un univers ou le succěs est de gagner du temps, penser n'a qu'un défaut, mais incorrigible : d'en faire perdre. Voilä, simplifiée, la question que je me pose, c'est-a-dire que je crois qui se pose. Je n'entends pas y répondre ici, mais en discuter. Certains elements ďélaboration qui ne sont pas notes dans ce memoire pourraient étre explicités lors de notre discussion. Aprěs l'äge des intellectuels et celui des partis, il serait interessant que de part et ď autre de l'Atlantique, sans présomption, commence ä se tracer une ligne de resistance ä, la défaillance moderne. Jean-Francois LYOTARD, LE POSTMODERNE EXPLIQUE AUXENFANTS Correspondance 1982-1985, Paris, Editions Galilee, 1985. 6