_JEAN-RQUAUB- LES CHAMPS D'HONNEUR \i LES EDITIONS DE MINUIT -1 -í C'était la loi des series en somrae, martingale triste dont nous découvrions soudain le secret — un secret éventé depuis la nuit des temps mais ä chaque fois recouvert et qui, brutalement révélé, martelé, nous laissait stupides, abrutis de chagrin. Cest grand-pěre qui a clos la série, maniere ďenfoncez-vous-ca-bien-dans-la-téte tout ä fait inutile. Cet acharnement — comme si la lecon n'avait pas été retenue. Ce coup de trop risquaít méme de passer inapercu, et pour .grand:perecefut de justesse. Un soir, sans semonce ni rien, Ie cceur lui a manqué. Son äge un peu bien sür, mais ä soixante-seize ans on ne voyait pas qu'il avait de prise sur lui. Ou les derniers événements ľavaient-ils plus marqué qu'il n'avait paru. Un vieil homme secret, distant, presque absent. Et ce détachement allié ä un raffinement extréme dans sa mise et ses maniěres avait quelque chose de chinois. Son allure aussi: des petits yeux fend us, des souilÜs lelevés lumme-ľangíe-des toits de pagode, et un teint jaunätre qu'il devait moins ä une quelconque ascendance asiatique (ou alors trěs lointaine, par le jeu des invasions — une resurgence génétique) qu ä ľabus des cigarettes, une marque rarissime qu on ne vit 9 jamais fumer que par lui — des paquets vert amande au graphisme vieifiot qu'il prétendit une fois ä notre demande faire venir de Russie, mais une autre fois, avec le méme sérieux, de Pampelune derriěre la lune. On arréta sans doute la production ä sa mort. De fait, il fumait bien son champ de tabac ä lui seul, allumant chaque cigarette avec le mégot de la precedente, ce qui, quand il conduisait, embarquait la 2 CV dans un rodeo improvise. Le mégot serré entre le pouce et ľindex de la main droite, la cigarette nouvelle au coin des lěvres, il fixait attentivement la pointe rougie sans plus se soucier de la route, procédant par touches légěres, tirant des petites bouffées méthodi-ques jusqu'ä ce que s'éleve au point de contact un mince filet de fumée. Alors, la téte rejetée en arríěre pour ne pas étre aveuglé, bientôt environné ďun nuage dense qu'il balayait ďun revers de la main, il soulevait du coude la vitre inférieure battante de la portiere, jetait Ie mégot d'un geste vif et, toujours sans un regard pour la route, donnait un coup de volant arbitraire qui secouaít les passagers en tous sens. Conscience émoussée par la vieillesse ou, aprěs une longue existence traversée d'épreuves, un certain sentiment d'ímmunité. Sur la fin il n'y avait plus grand monde pour oser ľaccompagner. Les cousins adolescents avaient inventé (cela árrivä" děux ou trois fois — on se voyait peu) de se ceindre le front d'un foulard ou ď une cravate empruntée ä leurs peres et de s'installer ä ses côtés en poussant le « Banzaľ » des kamikazes. Le mieux était de répondre ä leurs gestes ď adieu par des mouchoirs 10 agités et de pseudo-versements de larmes. AirvTavchäcun ~ saväitqile lä lěňtěuFduvéhicule ne leur~fäišäit pas courir grand risque, mais les interminables enjambements de lignes jaunes, les errances sur la voie de gauche, les bordures mordues sur lesquelles les roues patinaient entrainant la 2 CV dans un penible mouvement de ressort, les croisements périlleux : on en descendait verdätre comme d'un train fantóme. Pour les manoeuvres délicates, inutile de proposer ses services en jouant les semaphores. Déjä le role ne s'impose pas vraiment. On peut merne y voir comme un dépit de n'étre pas soi-méme aux commandes — ces gestes un peu ridicules qui tournent dans ľespace un volant imaginaire. Mais, avec grand-pěre, on avait tout de la mouche du coche. On avait beau le mettre en garde, le prévenir en rapprochant les mains ľune vers ľautre que ľobstacle ä ľarriere n était plus qu'ä quelques centimetres mäínťe-nant, il vous regardait avec lassitude ä travers la fumée de sa cigarette et attendait calmement que ses pare-chocs le lui signalent. A ce jeu, ía carrosserie était abimée de partout, les ailes compressées, les portieres faussées. La voiture y avait gagné le súrnom de Bobosse. Si grand-pěre ľapprit jamais, il faišak montre de suffisamment ďindiffé-renee-peuiMie^pas-s^en-émouvoir, et il est—vraisemblable que ses pensées nous avaient catalogues une fois pour toutes : petits morveux, ou ce genre. Peut-étre s'en moquait-il vraiment. Quand il pleuvait ä verse, ce qui ne constitue pas une 11 anomálie au bord de l'Atlantique, la 2 CV baílottée par la-— bourrasque, ahanant contre le vent," prenant^l'^eaLrrte toutes parts, tenait du caboteur délabré embarqué contre---- ľavis météo sur une mer trop grosse. La pluie s'affalaít sur la capote dont on éprouvait avec inquietude la précarité, tonnerre roulant, menacant, qui résonnait dans le petit habitacle comme un appel des grands fonds. Par un puis plusieurs trous microscopiques de la toile se formaient ä ľintérieur des lentilles d'eau qui bientôt grossissaient, s'étiraient, tremblotaient, se scindaient et tombaient ä la verticale sur une téte, un bras, un genou, ou, si la place était libre, au creux d'un siege, jusqu'ä former par une addition de rigoles une petite mare conséquente qu'il ne fallait pas oublier ďéponger avant de s'asseoir. Ce systéme de clepsydre se changeait trěs vite en supplice, car ä ľexaspérante régularité du goutte-ä-goutte s'ajoutaient les arrivées d'eau laterales, impromptues et ä contretemps. La pluie giclait par les joints ä demi arrachés des portieres — cet air de ne pas y toucher du crachin qui, sur la distance, trempe aussi surement qu'une averse. Au debut, on s'essayait ä tenir sur le modele de grand-pěre imperturbable dans la tourmente, comme s'il s'agissait de fran-chir le mur du mystěre, de verifier avec lui que « tout ca » (son expression parfois, evasive--et4asse)-n^ětait au fond----- qu'une suite de préjugés, et la pluie une idée, juste un avatar, un miroitement de ľillusion universelle. C'était peut-étre le cas au plus haut degré de ľesprit, quand le corps s'extraít de la matiěre pour s'élever dans les airs 12 — ou dans des voitures confoŕtäbles; šuenčieušeTefetarľ-čhěš, qui dönnent lä sensauon de vöyager au cceur d'un nuage — mais ce pétilleměnt"leger qüi se chargeait äu passage de la rouille des portieres et tracait des micro-tavelures sur les sieges imposait au fil des kilometres sa maniere tétue, et, aprěs quelques minutes d'un yoga humide, convaincu par les mceurs brutales du réel, on se résignait ä sortir un mouchoir de sa poche et ä s'essuyer le visage. C est en subissant la loi de tels petits faits obtus que ľenfance bascule, morceau par morceau, dans la lente decomposition du vivant. Curieusement, les trajectoires des gouttelettes qui fil-traient ä ľoblique, passé le premier agacement, créaient un climat de bonne humeur : ľattente décue du miracle oü la pluie glisserait sur nous comme sur les plumes d'un canard nous poussait ä un rěglement de comptes moqueur. Rapides, tendues, ou au contraire se posant en bout de course avec mollesse, les gouttelettes frappaient au petit bonheur le coin de ľceil, la tempe, la pommette, ou visaient droit au creux de ľoreille, si imp revisibles, aux paramětres si compliqués, qu'il était inutile de chercher ä s'en prémunir, ä moins de s'enfouir la tete dans un sac. Le jeu, bataille návale rudimentaire, consistait simplement ä aimcmcer-> quand ľ une J'elfes7~plus~forte que les autres, nous valait un sursaut, le sentiment d'etre la cible d'un tireur inconnu. La seule regie était d'etre honnéte, de ne pas s'écrouler sur le siege, mimant des souffrances atroces, pour une goutte anodine. D'oü des 13 contestations souvent, mais en termes mesurés. On véilläit ä ne pas hausser ie ton : la 2 CV de grand-pěre étaít un endroit solennel — non son armure comme le laissäit penser ľétat pitoyable de la carrosserie, mais sa cellule. Une fois, une unique fois, il fut des nôtres, quand une goutte vint se suspendre comme un lumignon au bout de son nez et que, sortant de son mutisme, d'une voix couverte, voilée, de celieš qui servent peu, il íanca : « Nez coulé. » Nous cessämes sur-le-champ de nous chamailler, presque deranges tout d'abord par cette immixtíon ďun grand dans notre cour, et puis, ľeffet de surprise retombé, ce fut comme une bonne nouvelle, le retour d'un vieil enfant prodigue : grand-pěre n'était pas loin, ä portée de nos jeux quand on ľimagínait ä ľautre bout de son äge dans un bric-ä-brac de souvenirs anciens — alors, soulagés, peut-étre aussi pour manifester de quel poids pesait son absence, nous partons d'un rire joyeux, délivré, qui s'abrite derriěre la comprehension ä retardement du jeu de mots : ce nez qui coule clôt idéalement notre bataille quand, faute d'y trouver une fin, nous nous astreignions ä ressasser toujours la méme pauvre regie. Notre jeu d'eau improvise se révéla définitivement impossible ä reprendre, comme si d'un seul coup ľexclamation en demi-teinte de grand-pěre ľavák épuisé. "En "revanche, eile nous servit longtemps de constat désabusé ä ľoccasion de diverses catastrophes domestiques : du lait qui déborde de la casserole, de la lampe de poche qui flanche, ä la chaíne qui saute du pédalier et ä la montre arrétée. Elle s'élargit 14 'S .s . _£. .-J. merné au cerclé des peršonňes Tespbňšäbles : íe «~ňez~ coulé » de papa pour une panne d essence ä deux kilometres du bourg, quand iľaväit eštimě pbuvoir arriver ä bon port en zigzaguant sur la route dáns ľespoir d'utiliser jusqu'a la derniere goutte le fond du reservoir. S'il avait vécu, comme il voyageait beaucoup, ľexpression avait peut-étre une chance de passer dans le Iangage courant. II eüt fallu beaucoup d'ingéníosité pour, dans cent ans, lui restituer son origine. 15 La pluie est une compagne en Loire-Inférieure, la moitié fiděle ďune vie. La region y gagne d'avoir un style particulier car, pour le reste, eile est plutôt passe-partout. Les nuages charges des vapeurs de ľOcéan s'engouffrent ä hauteur de Saint-Nazaire dans ľestuaire de la Loire, remontent le fleuve et, dans une noria incessante, déver-sent sur le pays nantais leur trop-plein ďhumidité. Dans ľensemble, des quantités qui n'ont rien de considerable si ľon se réfěre ä la mousson, mais savamment distillées sur toute ľannée, si bien que pour les gens de passage qui ne profitem pas toujours ď une éclaircie la reputation du pays est vite établie : nuages et pluies. Difficile de les détrom-per, méme si ľon proteste de la douceur légendaire du climat — ä preuve les mimosas en píeine terre et cä et la, dans des jardins de notaire, quelques palmiers deplumes — car les mesures sont la : heures ďensoleillement, píuviosíté, bilan annuel: Le-temps-esHmmide, c'esl un fait, maís ľhabitude est telle qu'on finit par n'y plus préter attention. On jure de bonne foi sous une bruine tenace que ce n'est pas la pluie. Les porteurs de lunettes essuient machínalement leurs verres vingt fois par jour, s'accoutu- 16 rnenť ä progresser derŕiereune" consteüatibn~de~goütteIet-tes qui dlFFractent le paysageTTe morčěllent, gígantesque anamorphose au milieu dé laquelľe on peine ä retŕouver ses repěres : on se déplace de memoire. Mais que le soir tombe, qu il pleuve doucement sur la ville, que les néons des enseignes clignotent, dessinent dans la nuit marine leur calligraphic lumineuse, ces petites étoiles dansantes qui scintillent devant les yeux, ces étincelles bleues, rouges, vertes, jaunes qui éclaboussent vos verres, c'est une féerie versaillaise. En comparaison, lunettes ôtées, comme ľoriginal est plat. Grace ä quoi les optíciens font des affaires. Non que les myopies soient ici plus répandues qu'ailleurs, mais net-toyer ses verres avec un pan de chemise sorti en catimini du pantalon, avec un coin de nappe au restaurant ou ľ angle intact ďun mouchoír rpulé en boule au creux de la main, le risque se multiplie que les lunettes se démantibu-lent, tombent et se brisent. C'est un des nombreux incon-vénients qu'engendre la pluie, avec un fond de tristesse et des maux de téte lancinants á force de cligner des yeux. Ce remue-ménage ä la racine des cheveux a peut-étre une autre raison, mais ä qui la faute si ľon doit courir s'abriter dans les cafés qui jalonnent le parcours ? II ne reste plus mľä attendre devant un verre, puis deux, trois, que le ciel s éclaircisse. Accoudés au bar, silencieux, absorbés par leur reflet dans les vitres, les buveurs timides suívent du regard les passants courbés qui, main au col, forcent ľallure sous ľaverse. Us n'arborent aucun sourire supé- 17 rieur quand un parapluie se retourne. Simplement ils se féiicitent d'avoir fait preuve de plus de sagesse en se__ mettant au sec. Sur un ralentissement de ľondée, un ciel plus clair au-dessus des toits, Us concluent ä ľembellie, avalent d'un trait leur petit blane, boutonnent la veste, rentrent la téte dans les épaules, pares ä franchir le seuil, mais non, ľ averse reprend — alors un signe du pouce au-dessus du verre ä pied vide, sans un mot inutile : la méme chose, quoi. La pluie s'annonce ä des signes trěs sůrs : le vent d'ouest, net et frais, les mouettes qui refluent trěs loin ä ľintérieur des terres et se posent comme des balles de coton sur les champs labourés, les hirondelles, 1'été, qui rasent les toits des maisons, tournoient, attentives et muettes, dans les jardins, les feuillages qui s'agitent et bruissent au vent, les petites feuilles rondes des trembles __. affolées, les hommes qui íěvent le nez vers un ciel pom-melé, les femmes qui ramassent le linge ä brassée (incom-parables draps séchés au vent de la mer — cet air homéo-pathique d'iode et de sel entre les fibres), abandonnant sur le fil les épingles multicolores comme des oiseaux de vollere, les enfants qui jouent dans le sable et que les mamans rappellent, les chats ä leur toilette qui passent la patte derriěre ľofeule, eťTrois" petits coups d'ongle sur le verre bombé du barometre : 1'aiguille qui s'effondre. Les premieres gouttes sont imperceptibles. On regarde la-haut, on doute qu'on ait recu quoi que ce soit de ce ciel gris perle, lumineux, oů jouent ä distance les miroitements 18 de ľOcéan. Les pluiés fines se cohťen"těTít~souvent-ďac-~ compagňěr Ta~lňarée moňtaňtěi-leš~pětités marées au coefficient de 50, 60, daňs lěur "tŕaih-train bi-quoťidÍěnf On se fixe toujours sur les grandioses marées d'équinoxe qui apeuraient tant les marins phéniciens — la mer éva-nouie sous la coque des navires, comme déversée dans la grande cascade du bout de la terre, et qui revient en vagues rageuses regagner le terrain perdu — mais celles-la sont des exceptions qui ne se produisent que deux fois ľan. Pour ľessentiel, ce va-et-vient sur une portion de vase et de rochers nappés d'algues n'attire plus depuis long-temps ľattention. Le ciel et la mer indifférenciés s'arran-gent ďun cama'ieu cendré, de longues veines anthracite soulignent les vagues et les nuages, ľhorizon n'est plus cette Hgne de partage entre les elements, mais une sorte de fondu enchaíné. Le_pays entier est ä la pluie : eile peut sourdre des arbres et de ľherbe, du bitume gris ä ľunisson du ciel ou de la tristesse des gens. Tristesse endémique, économe de ses effets, qui déborde parfois dans un exces de vin : verres accumulés qui tentent maladroitement de forcer le passage du Nord-Ouest conduisant ä la joie. La pluie est ľélément philosophal du grand ceuvre accompli sous nos yeux. La pluie est fatale. Děs les premiers symptômcs, on Leud~la-mairr7B^abordrOQ""e-sent rien. On la retourne côté paume oů la peau est plus sensible, mais pour recueillir quoi : une tete d'épingle, une poussiere de verre dans laquelle miroite ľétendue des nuages, le ciel en raccourci au bout d'un doigt comme ä travers ľceilleton 19 minuscule des vieux porte-plume le Mont-Saint-Michel oü" la basiiique de Lourdes. Cette ébaučh~ě"dě~~gputteiěttě en main, on soupěse les risques d'une aggravation. Parfoiš les choses en restent la. II ne pleuvra pas. La marée monte seule, accompagnée d'un vent caressant et soyeux qui met plus ďordre que de pagaille dans les cheveux et n'apporte pas grande nouvelle de l'Océan. Ou en négatif : Sargasses apathiques, Bermudes calmes. Le Gulf Stream baigne la cote bretonne, ce fleuve-pirate d'eau tiěde, dans 1'Atlanti-que, en provenance des Cara'ibes, ä qui ľon doit Ies mimosas, Ies lauriers-roses et les geraniums — méme si ľon triche un peu en rentrant les pots ä la saison froide. Sans le Gulf Stream, chaque hiver, ľestuaire serait pris comme celui du Saint-Laurent dans les glaces, Nantes est ä hauteur de Montreal. Or la neige dans la region est seulement une figure de style, mince pellicule une fois tous les dix ans et ä peine au sol qu'elle fond deja. Si ľon excepte bien súr le fameux hiver 1929 oü Pierre s'embar-qua pour Commercy, et puis l'hiver 56 qui fit tant de victimes parmi Ies sans-abri mais permit aux enfants de ľestuaire de poser fiěrement ä côté de bonshommes de neige de leur creation avec, comme ils ľavaient lu sans pouvoir jusque-lä le verifier, des boulets de charbon pour -les yeux et une carotte-pour4e-nez — ihapean, pipe el foulard complétant la panoplie. II y eut bien aussí la sécheresse de ľété 76 oú la Bretagne se retrouva sans une goutte ďeau, les prés jaunis, le mais de la grosseur des lupins, les vaches efflanquées comme des lévriers : des 20 ~~ ävaries du temps attribuées, faute de mierny a^~myste-~ " neuses tacheš~šoläíres, ľéruption~čľun vôlcän de ľhémí-sphere Sud ou le balancěměnt de lä Terre sur son axe. Oh s'en souvient précisément parce que ce n'est pas la norme. La norme, cest la pluie. Qu'il pleuve ä marée montante, ce n'est pas ä propre-ment parier une pluie. Cest une poudre ďeau, une petite musique meditative, un hommage ä ľennui. II y a de la bonté dans cette grace avec laquelle eile effleure le visage, déplie les rides du front, le repose des pensées soucieuses. Elle tombe discrete, on ne ľentend pas, ne la voit pas, les vitres ne relěvent pas son empreinte, la terre ľabsorbe sans dommage. Ľennui est au contraire un poison de ľäme, celui des crachins intermínables et des ciels bas — bas ä tutoyer les clochers, les chateaux d'eau et les pylônes, ä s'emméler dans la cime des grands arbres. Ií ne faut pas se moquer des anciens Celtes qui redoutaíent sa chute : les cieux métaphysiques s'inventent sous de hauts ciels d'azur. C'est une chape d'ardoise qui se couche lourdement sur la region, ménageant un mince réduit entre nuages et terre, obscur, saturé d'eau. Ce n'est pas une pluie mais une occupation minutieuse de ľespace, un lent rideau —dense^-obstinc, qu'un souffle suffit á faire-pénétrer sous les abris oü la poussiere au sol a garde sa couleur claire, ce crachin serré des mois noirs, novembre et décembre, qui imprěgne le paysage entier et lamině au fond des coeurs le dernier carré d'espérance, cette impression que 21 le monde s'acheve doucement, s'enlise — mais, au lieu de ľexplosion de feu finale annoncée par les religions du desert, on assiste ä une vaste entreprise de dilution. Pas ici de ces larges flaques des pluies d'orage qui se résorbent au premier soleil, ni de ces crues brutales qui contraignent ä des evacuations en catastrophe, victimes secourues par des barques au premier étage de leurs maisons (les champs des bords de Loire sont souvent inondés, mais il est admis que le fleuve a droit ä sa geometrie variable). Le décor semble intact, la Campagne est seulement plus verte, d'un vert de havresac, plus grise la ville, ďun gris plombe. L'esprit des marais a tout enveloppé. Les prairies, les pelouses sous leur verdoyance dissimulent des éponges. Les souliers qui s'y aventurent s'affublent ďénormes semelies de boue. II est risqué de rôder aux parages des fossés. des étangs — gare ä la glissade -—. de frôler un buisson — c'est la douche —, de s'appuyer contre un arbre — ľécorce est gluante. On joue ä ľhercule en brisant de grosses branches abattues et pourries. Les lourds cabans de drap marine ne sěchent pas de la veille. Le pain est mou, les murs se gorgent ďhumidité, des continents se forment sur les tapisseries et on se demande par oü cette eau millimétrique a bien pu s'infiltrer. Les radiateurs s'échauffent en vain, ěllěšě-fäüfile par le chas ďune aiguille comme sous un arc triomphal. Le corps craque par touš ses membres, les os tisonnent d'anciennes douleurs. Longs jours maussades sans méme la promesse d'une éclaircie. Les lampes demeurent allumées du matin au soir. 22 Chi-écaríe_dix^oisJes^deaux_p_aur_vjérifier_que la pluíe tombe toujours, ínlassable, méticuleuse, sans paraltre jamais faiblir. Les plus fragiles s'y laissent prendre : c'est ä la sortie des mois noirs qu'on se jetait dans le puits. Le crachin n'a pas cette richesse rythmique de ľaverse qui rebondit clinquante sur le zinc des fenétres, rigole dans les gouttiěres et, ľhumeur toujours sautillante, tapote sur les toits avec un talent d'accordeur au point de distinguer, pour une oreille familiěre, les matériaux de couverture : ardoise, la plus fréquente au nord de Loire, tuile d'une remise, bois et tôles des hangars, verre d'une lucarne. Apres le passage du grain de traine qui clôt la tempéte, une voute de mercure tremblote au-dessus de la ville. Sous cet éclaírage vif-argent, les contours se déta-chent avec une precision de graveur : les accroche-cceurs de pierre des flěches- de -Saint-Nicolas, ladécoutie des feuilles des arbres, les rémiges des oiseaux de haut vol, la ligne brisée des toits, les antennes-perchoirs. Ľacuité du regard repěre une enseigne ä cent metres — et aussi I'importun qu'on peut éviter. Les trottoirs reluisent bleu comme le ventre des sardines vendues au coin des rues, ä la saison. Les autobus passent en sifflant, assourdis, chassant sous leurs pneus de délicats panaches blancs. Les vítrínes íavées de pres resplendissent, le dome des arbres s'auréole d'une infinite de clous ďargent, ľair a la fraí-cheur ďune pastille ä la menthe. La ville repose comme un souvenir sous la lumineuse clarté d'une cloche de cristal. Les pluies de tempéte ont la volonte de faire place 23 nette. Si le froid s'installe, elles attendent la lune suivänte ,________________-K_ -B. et ä coups de bourrasques balaiéňt töute la saleté de ľhiver. Parfois, dans ľenthousiasme, un arbre a change de place, un autre est décapité, une voiture retournée, des 4 cheminées prennent leur envoi, des girouettes jouent les filles de ľair, — mais on se doute bien qu'il dort étre difficile de doser des forces aussi considerables : les maladresses sont inevitables et ľon ne saurait parier de cyclone, méme si de temps en temps un anemometre se bloque sous la violence d'une rafale, ou cede une digue sous la fureur des vagues. Les pluies de noroTt sont glaciales et fouettent le sang. Poussées par le terrible vent qui déferle de ľ Atiantique, elles giflent ä ľoblique. Cest de la limaille qui cingle le visage, des flěches d'eau qui vous percent et vous assom-ment. Les joues, le nez, les mains sont vermilion. Les goůts ont évolué depuis la päleur romantique jusqu'au häle des Tropiques, mais jamais un teint couperosé n'est un critěre de seduction — měme chez les Indiens d'Amérique, qui exigent un beau rouge cuívré. A défaut de mettre en valeur, du moins procurent-elles, ces pluies d'hiver, la detente d'un vigoureux exercice, ce bien-étre qui suit ľ effort, tandis que, rentré chez soi, séché et emmitouflé, on écoute au-dehors la tempéte qui hurle eL cogne. Bonheur anodin mais qui compte déjá ses exclus : les sans-logis, les indigents. La pauvreté ne tire parti de rien. Diogěne, de qui découle cette fiction des cíochards-philosophies, c'est encore une histoire de cieux elements. On 24 peut-sommer-^Alex^ndre-,-si-grand-^oit-il, de ne pas faire éeran au soldi, mais lesnuages.? Le Cynique n'aurait pas -fait le malin Iongtemps dans son tonneau : trempé, glacé, sans le plus petit rayon pour réchauffer ses víeux os, il aurait sans doute dans ses harangues reclame plutôt ľin-vention de ľArmée du Salut. Les pluies d'hiver pour ceux-lä sont un calvaire. Elles n'ont méme pas ľ aspect facétieux des ondées de printemps, quand vous avez prudemment seruté le ciel avant de sortir, qu'il apparait serein, parsemé de nuages blancs défilant ä grande vitesse, presses de traverser le pays comme s'ils avaient pour mission de stopper une invasion de pluies barbares sur les frontiěres de ľEst. De confíance, vous laissez le parapluie au vestiaire, ou ce qui en tient lieu : une corbeille ä papier, un bidon de lessive. L'envie de printemps est si criante t-» **. ****(- iůLť* tr\iMp p*-**» l-v**^P --■*"in~ f>n £ & t*o.i-völlöi ŕ^ť~vi-vtieŕi \/>c tüi-inrH* ClL/ICö 1V-Í> iilOlÖ L>V^IIÍL/i.^O 4^1 ULI ös- tCuCiiC tWllLit. l^ü LtilUVŮ d'hiver (cette idée que sur sa seule livrée ľhirondelle fera le printemps). De fait, les premieres douceurs sont dans Fair, des Serpentins tiědes et parfumés sillonnent ľam-biance encore hivernale des jours qui rallongent — on le note ä quelques repěres precis : une sortie de bureau, la fermeture des magasins, un horaire de train, les lampadai-res trop tôt allumés. Vous étes si absorbé par cette bonne nouvelle, si ravi de l'approche perceptible des beaux jours, que vous ne remarquez pas qu'au-dessus de vous, en trois minutes, le ciel se couvre, et brutalement, sans crier gare, il pleut. II pleut avec une vivacité comique, un deluge presque enfantin au son rapide et joyeux. Et pour ce qui 25 parait un galop d'essai, comme-un_feu_ďarti£ice_laricéuen plein jour, la largeur ďune rue suffit : ä troís pas de Iä,_le_ pavé est sec. Vous courez vous abriter sous un porche ou Pauvent d'une boutique, vous vous serrez ä plusieurs dans ľembrasure d'une porte. Et, preuve que nul n'en veut ä cette pluie, les cheveux dégoulinants, on se regarde en souriant. Ce n'est pas la pluie, mais une partie de cache-cache, un jeu du chat et de la souris. D'ailleurs, le temps de reprendre son souffle et le ciel a retrouvé son humeur bleutée. Une éclaircie, vous avez déjä pardonné. 26 Grand-měre jugeait ces pluies ineptes. Pour eile, il devait pleuvoir une fois pour toutes et qu'on n'en parle plus. On lui confiait la responsabilité du regime des pluies, eile bloquait huit jours dans ľannée pour y faire tomber la quantité ďeau étalée sur douze mois et partageait le reste entre saison chaude (pas trop) et froide (pas trop non plus). Au lieu que la, disak-elle, cette douche écos-saise ä la mode de Bretagne, on n'en sortait jamais. Elle peSLäit äpres \ič mauvais "temps-comme apres- tout "Ce qui allait mal. Elle si ferme sur les principes jurait vingt fois par jour des « nom de nom » — nom de qui, on ne savait pas — qui résonnaient lourds de menace et de sous-entendu. Au-delä d'une simple invective, ils paraissaient remettre en cause l'ordre méme du monde et, si eile ne nommait pas le coupable; c'est qu'il n était sans doute pas JiienJoicL________________________________ Son manage avec grand-pěre avait été sinon impose du moins arrange par leurs parents — union triomphante de commercants prospěres qui lancaient sur leur descendance une OPA radieuse. L'affaire devait tourner court, empor-tée par la tourmente du siěcle, mais, dans ľeuphorie de 27 leur magasin de vétements, Au bonheur-des-damesy^ien-n'interdisait ďy croíre, et les promts, pour ne pas contra-rier ľavenir, avaient fait en sorte de s'aimer. Non que ľamour soit si important : aprěs trente ou quarante ans, tout le monde se retrouve au méme point. Mais cette impression désagréable de n'avoir pas été maiťre de son destin : on ne se convainc pas facilement quautrement n'eüt ríen change, on ne retient que ľéventualité ďun meilleur gaspilíé et enfui. On ne retient que ľintolérable. Son mariage avait été une date ä ce point capitale dans la vie de grand-měre qu il marquait une sorte d'année zero, la borne d'ou se determine ľavant et ľ aprěs, comme la naissance du Christ ou la fondation de Rome. Quand on s'interrogeait sur son age (en general, pour s'émerveíl-ler de sa longévité et de son exceptionnelle vigueur), il y avait toujours quelqu'un pour presenter la solution comme simple : il suffisait de se rappeler qu'elle s'était mariée ä vingt-cinq ans en 1912 — comme si, mieux que sa naissance, cette date marquait une ligne de partage d'ou découlaient toutes les formes du temps. II fallait bien que, ce repěre, eile ľeut elle-méme determine. Qui d'autre qu'elle ? Certainement pas Ie témoin privilégié de cette affaire, d'un an plus jeune. notre silencieux grand-pere. Mais les calculs se révélaient si compliqués quand les millésimes ne fínissaient pas par 2 que ľáge de grand-měre était devenu « vingt-cinq ans en 12 », un äge fossilise contre lequel les années ne pouvaient rien. II s'agissait seulement d'estimer grosso modo, selon ľétat de santé 28 vst^n-luí-voyaitj-le—temps-passé—depuis-cette date, un -temps inégal qui stagnait pendant des- anríées quand eile nous apparaissait inchangée et soudain s'accélérak sous un signe patent de la vieillesse : une oreille paresseuse, une demarche trainante, des oublis, les mémes histoires dix fois racontées. Mais, ä part les vraiment derniers jours ou eile s'ingéniait ä parier bas, une main devant la bouche, pour ne pas se faire entendre de l'infirmiere en chef qui selon eile se cachait derriěre le radiateur mural et ľempé-chait de sortir danser le soir, e'est bíen une grand-měre-arriěre-grand-měre de vingt-cinq ans en 12 qui s'est éteinte presque centenaire sur une derniěre plaisanterie, pirouette elegante qui fit rire ses filles ä travers leurs f larmes. I Pour leurs noces d'or, tout le monde avait calculé juste : |_— ie compte était facile. Havait été question d'ane reunion I de toute la famiile, d'un banquet entrecoupé de numéros I oü chaeun irait de sa prestation et d'une petite représenta- I tion théätrale en prevision duquel papa et Lucie, la jeune I sceur de maman, préparěrent une scene de La jalousie du | barbouiílé, dans une vieille edition brunie des classiques i___ Larousse. On aurait donné un bal avec buffet, ou grand- I pere aurait repris son violon et reforme pour la circons- I tance, avec ses vieux amis du conservatoire de Nantes ■| d'oü il était sorti premier prix, un quatuor flute et cordes, mais, soit que le flutiste eüt rendu son dernier souffle, ou plus sürement que le sens janséniste de la famílie ľeut empörte sur tant de velléités, ľété s'aeheva sans méme 29 qu on ait conclu un arrangement -suria -date.-Ees-va cances des uns et des autres refusaient de coi'ncider. Apres,_ca_ devint vite trop tard : ľautomne, les pluies, la famílie díspersée, et ľannée suivante, avec une once ď or en plus, on retombait dans les années impossibles ä calculer. On se donna rendez-vous pour les noces futures. De quoi au juste, on ne savait trop : de platine ou de diamant, ce qui constitua un sujet de discussion (noces de coton, de porcelaine) qui dérapa sur les noces de Chiffon, puis sur celieš de Figaro. Lucie en profita pour entonner de sa voix de soprano ľair de Cherubín : « Voi ehe sápete che cosa ě amor », et tout le monde l'applaudit. Pour les vieux mariés, ce fut sans doute un soulage-ment, une corvée ďévitée. Ľidée du quatuor n'avait guěre enthousiasmé grand-pěre, qui ä la musique préférait de plus en plus íe silence. Le violon restait maintenant dans sa boite et, s'il pianotait encore de loin en loin, c'était par une espěce de phénoměne ďaimantation, parce que passant pres ďun piano il est difficile de n'en pas soulever le couvercle. Mais ses interventions étaient furtives : quelques lignes fuguées, une aria, le thěme esquissé d'une sonáte. H s'arrétait au milieu ďun arpěge, demeurait sur ce sentiment ďinachevé, réveusement, les mains ä plat sur les genoux, puis replacaít avec soin ľécharpe de sole verte sur le clavier. Dans les derniers temps, il se contentait d'une seule note, comme pour prendre la mesure du silence, puis merne plus de note, juste une caresse muette sur les touches d'ivoire. 30 ......Grand--měrer-de_son rôté, s'était fáchée. tout rouge -.quand les cousins avaient_évo_qué_pour le jour de la ceremonie de décorer la 2 CV de voiles et de rubans et de peinturlurer ä ľarriere, sur íe coffre bombe, « Vive les mariés » : qu'on ne compte pas la voir participer ä une telle mascarade. D'une facon generale, la 2 CV était entre grand-pěre et eile un sujet permanent de discorde. Non qu'elle lui reprochät sa mise modeste. Leurs finances Ieur interdisaient depuis longtemps les voitures plus reluisan-tes correspondant au temps de Ieur splendeur. Grand-měre acceptait en femme énergique ces mauvais coups du sort et, du moment que les principes étaíent saufs, n'atta-chait pas ďimportance ä la perte des signes extérieurs qui posent le notable. Elle avait des mots cínglants pour ceux qui s'y laissaient prendre : ainsi ce pauvre garcon qui vantait la vitesse de son cabriolet de spor-t- et- qu eile rabroua d'un « Quel dommage qu'on n'ait pas le temps de le voir». Elle avait abandonné avec dignitě leur grande maison tarabiscotée mélangeant le tuffeau, la brique et le bois, composée de rajouts successifs, de demi-paliers, de chambres donnant sur des pans de toit, pour un deux-piěces exigu et sombre dans un rez-de-chaussée d'une maisonnette de Riancé. Elle qui maudissait^ sur vingt generations le fabricant d'un stylo dontla plume restait seche ne montra aueun signe d'abattement quand il lui fallut se séparer de la presque totalite de son mobilier. Dans la chambre, le piano était collé au pied du lit et constamment encombré. Ce n'était peut-étre pas étranger 31 ä la désaffection de grand-pere, quí.devait-p.oiirJ'-atteindre-débíayer d'abord une montagne de vétements. Ajoutez Le_ guéridon, une table de chevet, et toute circulation devenait impossible quand les portes de ľarmoire étaíent ouvertes. Ramener treize pieces en deux nécessitait une selection cruelle, se séparer non seulement de ľentassement d'une vie mais du legs des generations antérieures : plus qu'une forme d'ascese, un déblaiement de la memoire. Cest malgré tout en souvenir de ce passé que grand-mere avait tenú ä conserver deux ou trois babioles, s'entétant notamment sur une travailleuse volumineuse, de rangement mediocre, alors que pour la méme surface et un profit supérieur ils pouvaient garder la jolie bibliothěque de bois roux aux vitres ovalisées. Mais cette travailleuse, c'était sa mere, sa grand-mere, eile et toutes les i^mmes laborieuses de la famille — une stele. Elle distribua i.: reste-avec un détachement que ne montra peut-étre pas en la circonstance son époux. D nous gratifia ä plusieurs reprises de cette mimique boudeuse qu'on differencial subti-lement de son mutisme habituel par sa facon ostensible de ne rien dire. Non qu'il füt, lui non plus, exagérément attache aux biens de ce monde. Ses séjours dans les cellules monacales de La Melleraye, la fréquentation des trappistes, en étäienťía preuve. Et s'il restart trěs exigeant en matiěre vestimentaire, c'était ä cause de son metier de tailleur : le sens de la coupe, le coup d'ceil qui décěle une malfacon, apprécie le pli ďun pantalon, les étoffes souples et legeres, la qualité d'une doublure, de méme que 32 L^^r^ncois^^ssŕse^^eu^s^peo^je Pöverelloy de ffivöliie~ 1___avait demandé en ills de drapier a^tr"ě~mBumé dans un linceul de drap gris. Ce qui cönträriäit sürtout grand-pěře, c'était d'assister ä la distribution. Pourtant c'était ä qui, pármi leurs ffles bénéficiaires, montrerait le meilleur esprit. S'il y eut des blessures, des jalousies, des deceptions, elles furent proprement étouffées. Au contraire, on tenait ä proposer son lot aux autres avant de ľaccepter. Et si ľune exprimait avec d'infinies precautions son désir pour tel ou tel bibelot, les autres s'empressaient d'assurer qu'il ne les intéressait pas. D'ou pour ľavenir une accumulation de petits ressentiments qui suintaient ä ľoccasion d'une visitě quand on apercevait chez ľautre un objet qu'on avait convoke : « Tiens, la lampe de maman rend bien sur ta commode. » 33 La 2 CV est une boite cränienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visiere orbitaire des pare-soleil, mächoire prognathe du moteur, legere convexité parietale du toit, rien n'y manque, pas méme la protuberance cérébelleuse du coffre arriěre. Ce domaine de pensées, grand-pěre en étaít ľarpenteur immobile et solitaire. Grand-měre s'en sentait exclue, au -= point de préférer marcher plutôt qu'il la conduise, du moins pour Ies courtes distances. Or la marche n'étaít pas___: son fort, compliquée par íes séquelles d'un accouchement difficile, une déchirure, qui lui donnait cette demarche balancée. Grand-pěre prenant le volant d'une autre voi-ture, eile s'instaJlait sans rechígner ä ses côtés. Car ä toutes eile trouvait du charme, sauf ä la 2 CV. Pour eile, cette voiture n'étaít pas adaptée au climat océaníque. A quoi " rimait ce toit de toile qu'on détache pour découvrir le ciel si le beau temps n'est^as^u-reridez^vöTis^&ans parier dě " ce vent qui assomme, tourbillonne et exténue son monde. Chaque tentative pour décapoter, les rares beaux jours, se heurtaít d'ailleurs ä des ferrures rouillées, rongées par ľair salin, indécoin^ables, et une toile raidie, craquante, qui 34 __■___________________________ rffiisait de s'enrouler. D'autant qu'on n'étäif'jalnäiš'sUŕ __- qu'ií ne faudraít pas, díx íoíomětréš~pluš~Ioin, réplacer le toit en catastrophe. Grand-měre nen démordait paš, cě faux air de cabriolet n'avail rien ä faire au nord du 45e parallele. Pour traverser des deserts, escalader le Hoggar, comme les jeunes gens s'y risquaient, parfait. Mais la Loire-Inférieure, la, c'était une autre histoire. L'inadaptation ä la pluie constituait le grief principal. Quand ľeau s'infiltrait, la troisiěme source de fuites aprěs le toit et les portieres provenait du systéme rudimentaire ďaération, une simple grille ä maille serrée, large de trois doigts, sous le pare-brise, recouverte d'un volet modulable I qui n'assurait que partiellement ľétanchéité — et d'autant I moins que les joints de caoutchouc étaient brůlés. Déjä par I temps sec, ľair qui sifflait ä travers le grillage suffisait ä t--- agacer grand-mere. Comment garder son calme face ä ce crachotement incessant ? Elle accueillait Ies premieres gouttelettes avec des soupirs entendus (entendez : la preuve du bien-fondé de ses theories) et s'agitait sur son siege comme si eile cherchait ä les esquiver sans vouloir ennuyer personne avec ses malheurs. Puis, devant ľimpas- | sibilité de grand-pěre, eile entreprenait de colmater les j brěches ä ľaide de vieux chiffons qui trainaient dans la f "t" - ------ — - ------ -- - — — — — - - Dans les jours qui suivirent la mise en terre, Julien, le fossoyeur, rapporta ä la maison trois objets de valeur qu'il avait exhumes du caveau familial : les deux alliances des parents de papa et le dentier en or de sa mere. II déposa son tresor sur la table de la cuisine, timidement, avec ľhumilité des réprouvés. C'était un ancien ouvrier agri-cole, le grade le plus bas dans la hierarchie des campagnes, un loueur de ses bras qu'on couchait dans ľétable et qu'on salariait d'un couvert. Accéder au poste de fossoyeur municipal fut pour lui plus qu'une promotion inespérée, une sorte d'adoubement. II avait été recruté sur une métaphore. Accompagnant son patron ä sa derniere de- 85 meure, il aurait répondu au maire quUe-sollicitait-;-«Xes= morts, c'est comme la semence, on met en terre et aprěs,. tout depend du ciel. » Peut-étre en effet est-ce parce qu'ils enterrěrent d'abord íeurs morts que les premiers hommes, confiants en la resurrection, inventěrent des millénaires plus tard ce geste plein d'espérance ďenfouir des graines dans le sol. Quoi qu'ií en soit, ľanecdote, rapportée, valut ä Julien de la consideration. On lui trouva de la profon-deur, celie qui sied ä la fréquentation des morts. Dans les commentaires, il se disait qu'au contact de la nature la solitude atteint fréquemment ä cette dimension cosmique — et cela paraissait plus évident que ďune pomme qui tombe concevoir les lois de la gravitation universelle. La place de fossoyeur municipal étant vacante, le maire et son conseil, impressionnés par ce parangon de Ia sagesse r\r\t-\i il o í t-ť» I atťľiKnAľ^nt oi-\ŕ^nt^iri^tTnfiťií- 11 t iniipnolior í->ht----- losophe sans emploi. Les premiers temps, il crut qu'on attendait encore de lui quelques sentences. II ne manquait jamais de placer : « Les pierres sont les os de la terre », mais, ne retrouvant pas la veíne de ses débuts, il se cantonna bientôt pruľ demment dans son fief. Du fait de sa familiarité avec les._ morts, il s'accordait le privilege de ne pas baisser la voix quand il dirigeait les operations, écrasant le murmure des visiteurs et marquant aínsi sa puissance locale. II circulait comme un chat entre les tombes dans son ensemble bleu rapiécé, terreux, le béret rabattu en accent circonflexe sur les yeux, progressant á Iongues enjambées dans ses bottes 86 de'xaontchouc-vertT-^Pui temps-chaud—son- litre de vin baígnait au frais dans un-seau d'eau pres du seul robinet de ľ enceinte, auquel Íl suspendaít sa veste. H relevait un vase renversé par le vent, arrachait un brin ďherbe, ratissait la couverture de sable d'une sepulture, redressait dans ľaxe un crucifix, arrangeait un bouquet de fleurs avec la délicatesse de ses mains cornées, repliées d'avoir définitivement épousé le manche de sa béche. Petit capo-ral de cette armée des ombres, il aurait volontiers tiré ľoreille de ses morts, n'était le risque qu'elle lui restät entre les doigts. Son jour de gloire était la Toussaint. H organisait ä son compte la vente des chrysanthěmes en pot, qu'il disposait sur un étal compose de trois planches sur deux tréteaux devant la grille d'entrée du cimetíěre. Aídé de son fils Yvon, qui netait d'aiiieürs pas íě sien, il jouáít "volontiers les hommes d'affaires. Děs qu'il avait trois clients, il passait de ľun ä ľautre dans le style du valet de comédie, toujours courbé, relevant sans cesse du pouce son béret sur le haut du crane en homme débordé qui ne s'accorde pas le temps de souffler. C'était aussi une maniere de s'aérer ľesprit, de lui offrir un délai de reflexion dans la coQclusion^une-tjaflsactiQn, car iLa-vait-un-peu de mal avec les chiffres. Pour faciliter ľopération, il arrondissait touš ses prix au zero, si bien que selon les années il était plus avantageux d'acheter des troís-tétes ou des quatre-tétes. Il tirák de la poche arriere de son pantalon, dont ľentrejambe lui tombait aux genoux, un épais portefeuille 87 — en cuir dans Iequel il glissait ses-biilet-s--avee-^ťassuranee d'un maquígnon. Yvon se contentait d'un fac-similé en carton, une boíte ä sucre Chantenay vide, pliée et repliée de maniere ä former deux pochettes, ľune pour les bÜlets, ľautre pour les pieces. Mathilde, chez qui il jardinait quelques heures par semaine, lui avait offert un ancien portefeuille de son fils Rémi, bien čiré, remis ä neuf, mais, la fois suivante, au moment d'empocher son salaire, il ressortait son astucieux pliage, qu'il présentait comme un modele d'invention et la preuve d'un cerveau habile. De fait, il était plus proche de l'homo habilis que du sapiens sapiens : on ne savait s'il était le fils de son oncle ou de son grand-pěre, mais cet heritage pharaonique avait incon-testablement laissé des traces. Son pere adoptif ľenvoyait livrer les pots de chrysanthěmes qui n'étaient pas destines au cimetiěre de Random. Yvon chargcait un cageot qu'ih arrimait tant bien que mal sur son porte-bagages, enfour-chait sa bicyclette, retournait sa casquette, visiere sur la nuque, et dévalait le bourg ä toute allure en críant : « Vas-y Bobet. » Tout le monde se moquait de lui. Enfant, il était déjä le souffre-douleur de ses camarades ďécole, dont le grand jeu consistait, ä la sortie, á le coincer au pied de la vieille tour d'Enfer, vestige braniam ďune enceinte medievale, et ä lui lancer des pierres. En classe, sous la surveillance du maitre, il bénéficiait d'une relative amnístie, méme s'il était réguliěrement propose en contre-exemple. Et les recreations ne se passaient pas trop mal non plus, sauf s'il 88 pleuvait : chacun s'ingéniäit äloršá donner "des ~cöüps~de~ pied čkns^ľeau boueuse des llaques pouř ľén asperger. Son vrai calvaire débutaÍt"au~momeňí de la ruée sauväge de cinq heures. II prenait position ä la base de la tour et attendait que la lapidation commence, s'abritant derriěre son cartable qu'il relevait comme un bouclíer ä hauteur de son visage. Les pierres pleuvaient, s'abattaient avec un bruit mat sur sa pauvre defense. Entre deux esquives, il trouvait quand méme le courage de faire front, d'insulter ses assaillants. Son juron favori était, en patois, une sorte d'onomatopée qui lui tenait lieu de súrnom quand les choses tournaient mal pour lui. Parfois une pierre ľattei-gnait ä la jambe et on le voyait se mettre ä danser comme un Indien. D'autres fois, il s'écroulait en poussant des hurlements qui, au lieu d'attendrir ses agresseurs, provo-quaient ľhilarité generale. II ne se trouvait personne pour détourner la foudre de ce paratonnerre ideal. Sur un aussi bon sujet, le malheur ne se priva pas de déployer ses inépuisables ressources. A quínze ans, il voyait déjä grimper des Iézards au mur et tout le bestiaire fantastique du delirium tremens, sans oublier les rats bien reels qui couraient sous son lít. A la mort de Julien, on ne trouva pas un drap propre dans la maison au sol de terre -battue. Yvon pill sa succession. II se iengorgea-un peu. Les femmes qui le croisaient le jugeaient vicieux parce qu'il avait porte sur elles un regard qu'elles qualifiaient de sournois et qui était surtout plein de convoitise. Pauvre Yvon que toutes fuyaient. On ľa retrouvé mort dans un 89 — fossé, cirrhosé au dernier degré, couché pres de son velo— — le compagnon fíděle de sa vie"—, renversé par u~ně== voiture sans doute, pour achever le travail commence ata " sortie de ľécole. Les gendarmes classěrent vite ľaffaire et il ne se trouva personne pour protester. Chacun s'accor-dait ä penser que cette fin était la meilleure chose qui put lui arríver. Yvon, mort ä vingt-neuf ans, plus seul qu'un chien — vie lapidaire. II accompagnait son pere quand Julien apporta le dentier en or ď Aline et les deux alliances. Debout dans ľentrée de la cuisine aprěs avoir depose leur butin sur la table et s'étre reculés ďun pas, ils attendaient un petit quelque chose en plus du remerciement. Maman glissa une piece ä chacun. Une plus conséquente pour le pere et de__ quoi s'acheter des friandises — c'est eile qui précisa — pour Yvon. Comme ils paraissaient ne pas vouloir bouger tous les deux, eile s'avisa qu'elle oubliait ľessentiel. Elle ~~ s'excusa mais eile avait la tete ailleurs, et ses yeux exténués de chagrin hésitěrent un moment, freies miroirs d'eau en équilibre. Julien, embarrassé, balbutia ce qui devait étre des condoléances, une formule rodée ä travers laquelle il s'essayait ä une distinction au-dessus de ses moyens, puis— esquissa le moment de s'en aller. Maman insista. IL-" —prendrait bien un verre-de-vin^-H-hésit-a pour la forme, ne vouíait pas déranger davantage, mais aprěs tout ne disait pas non. Et pour son garcon ? Oh, la merne chose, il avait ľhabítude, ce n'était pas un verre de vin qui lui faisait peur. Et ä sa facon d'acquiescer, sa měche grasse collée sur 90 le frönt, on voyait que de fair Yvön nJavait^)äs~peürT Maman, "ěffrayée, lui proposa maÍgřě"~fouť ie sirop de meňthe que buvaient leseňfänťš. Ešt-če qu'il n'aimérait pas mieux ? Yvon rougissait, gardait la téte baissée sans répondre. Non, non, pas de complication, comme son pere — dit le pere. Au vraí, ce ne fut pas compliqué : sirop de menthe pour tout le monde. Maman s'avisait trop tard qu'elle n'avait pas de vin ä demeure, une famílie de buveurs ďeau : le vin, on ľachetait aux grandes occasions, pour les invites. Quand maman versa ľeau sur la menthe, Julien ľarréta comme si on allait noyer son pastiš. La chose pour lui était inédite. Seul le chagrin de cette jeune veuve ľavait retenu de s'esquiver. II goüta, fit claquer sa langue et déclara que ce n'était pas mauvais. Une conversion trěs provisoire — lui aussi s'en alia victime de son foie. Verre en suspension et main sur la hanche, Yvon prenait la pose de son pere, campé largement sur ses bottes de caoutchouc dont le fumet envahissait peu ä peu la piece. Pour meubler le silence, maman félicita le fos-soyeur de son honnéteté. D'autres ä sa place n'auraient peut-étre pas eu les mémes scrupules. —C'élaíl une-marriere de voir. Une-autre-eut-été ďimagi-ner le pere Julien s'appliquant, pour masquer son forfait, ä fondre clandestinement son or dans son logement de misěre, et négociant son petit lingot auprěs du bijoutier du coin — qui était Rémi, et dont la boutique jouxtait notre 91 maison. II était évidemment plus simple pour le jardiniěr "" philosophe de se payer d'un pöürböiFe e^ďljň" verre de vin. Ladíte trouvaille, aprěs son depart, fut déposée sur le buffet parmi les objets et les papiers en attente d'un rangement ou d'un tri. Une montagne hétéroclite qui s'écroulait chaque fois qu on tentaít d'en prélever un morceau. Une coupe ä fruits, somptuosité tachiste, réso-lument modeme, en céramique ébréchée, était maintenant coulee dans la masse. Les quelques noix dans son creux, les seuls fruits qu'elle accueillít jamais, déposées lä comme accessoires décoratifs le jour de son intronisation au centre du buffet, furent exhumées des années plus tard, un été, quand John, de passage, confia qu'il avait l'habitude de terminer ses repas par une poignée de fruits sees. Quel-qu'un se rappela les noix, sans doute entrapercues lors d'un precedent éboulement. Un travail de terrassier pour les atteindre, mais de fait elles reposaient encore au fond de la coupe, blanches, propres, javelisées, comme une victoire sur le temps. II fallut vite déchanter : ľintérieur était tout poussiéreux, et les quelques amandes sauvées si seches, si rabougries, qu'on se faisait ľeffet de pilleurs de tombes ingurgitant íe repas funéraire placé pres.du corps —en prevision du grand-voyage;---------------------------------- Si ľon avait besoin d'une vis, d'un écrou, d'un tube de colle, d'une lame de rasoir, d'un ressort de montre, d'une bille, d'une épingle, d'un crayon, d'un trombone, d'une piece percée (en guise de rondelle) ou de ce minuscule 92 tournevis d'horloger avec leqoel lious resserriořiš- les" branchěš"de nos lunettes, il suffisait de plöriger dans cette niche écologique entre le bahut et le placard supérieur et" de localiser le ravier en verre qui avait servi de baignoire aux petits mandarins blancs ä bee grenat, retrouvés morts les uns ä la suite des autres au fond de la cage, sans qu'on sut trop pourquoi. Cest dans ce beurrier-piscine qu'on déposait ces pieces, dans ľidée qu'un jour on en aurait peut-étre l'usage. Cest lä qu'atterrit le dentier. Sa carríěre de prothěse était ä coup súr terminée maís, de méme que la mode était de metamorphoser un clairon en lampe de chevet et un joug en lustre, on pouvait toujours espérer un recyclage futur. Au debut, on était effrayé d'imaginer une telle mons-truosité dans la bouche d'un étre humain. £a tenait plutôt d'un instrument de torture, on ľaurait bien vu en forceps de la parole. Entiěrement en or : dents, palais, gencives — lourd, grossier, encombrant, rudimentaire. Extrait d'un champ de fouilles, on l'attribuait aux orfěvres scythes ou aux chirurgiens de la XVIIP dynastie. Mais ce qui eüt suscíté ľémerveillement dans la bouche de la reine Hat-chepsout ne laissait pas de nous ínquiéter pour le confort de notre grand-měre chrysoštome. —La grande Aline n'était sans doute pas-da-genre ä se plaindre. Elle avait connu une suite de drames dans sa vie, le méme drame recommence, touš ses enfants mort-nés jusqu'au tardif et miraculeux Joseph, notre pere, qui avait dú conserver le sentiment de la fragilité de ľexistence 93 puisque, en dépit de sa haute stature, il n'avait~~pas dépassé quarante ans. ^ Aline avait garde de ses épreuves un fond de tristěšsě-qui frappait ceux qui ľapprochaient, tristesse qu'accen-tuait encore la douceur de sa voix. Ah, sa voix — touš les témoignages concordent —, ä peine tombait-elle de sa bouche d'or qu'on en oubliait les formes massives, le corps abusivement charpenté que la malheureuse déplacait entre Ies rayons du magasin avec la volonte de légěreté de ceux, pármi les plus delicats, qui redoutent par leur volume d'abuser de ľespace. Le dentier était ä sa mesure. Débordant du beurríer-piscine, il parlait pour eile. Les vis, les boulons, les gommes y étaient maintenant ä ľétroit. Au moindre ... chamboulement sur le buffet, on les retrouvait étalés sur le linoleum gris de la cuisine, oisillons déplumés éjectés sans ménagement par ce coucou parasite. II faílait intervene. On dégagea ľangle avant du plateau et le Iourd dentier fut placé la en soutenement, qui prévenait de sa masse les affaissements ä la base. On n'y préta bientôt plus attention. Seul le regard inquiet ď un visiteur nous renseignait parfois sur son— incongruité. Et puis, il se découvrit naturellemenť uíiě -fonction de-presse-papier—Une4ettre, une facturc urgente, étaient placées en attente, bien en vue, sous la puissante mächoire dorée. On prenait nos repas ä côté sans en étre le moíns du monde dérangés ni impressionnés. 94 I i í i Ce sauve-qui-peut, cet ä vau-ľeau. Jamais de son vivant notre pere néguentropique n'aurait laissé les portails se démanteler. Sa vigilance ne permettait pas ä une breche de s'entrouvrir, ä une peinture de s'écailler, ä un toit de fuir, ä un tuyau de goutter. On lui donnait Venise, il sauvait la Sérénissime des eaux, cimentant les facades, habillant les boiseries de Formica, asséchant les canaux, inventant des gondoles sur rails, mais Venise sauvée. II avait pour le jardin un projet Grand Siecle avec rochers, cascades, niches fleuries. La petite taňte s'inquiétait déjä de la place qu'il réservait ä ses statues. De cette folie témoignent un crayonné sur une feuille et quelques pierres de granite rapportées de Bretagne intérieure, qui, entassées au sortir du coffre de la voiture contre le mur du fond, disparurent J---- bientôt sous les herbes. f Ces labeürs herculéens dissimülaient la pointe fine de ——son travail de rcstauration, la reparation des-poupées, celieš de ses filles bien sůr, mais aussi — sa reputation grandissant — de toutes les petites filles du pays qui lui apportaient pleínes ďespoir un bébé de celluloid borgne ou manchot. II remettaít en place les organes détachés. 95 Pour ceux qui manquaient, il collectionnait dans sorr " atelier, au milieu des boites de cloüs,lies~piěčěš~reěupérées" sur des baigneurs trop fatigues — des yeux, des tétes, des" bras, des jambes, comme une exposition d'ex-voto. Les poupées repartaient parfois avec un regard vairon, une jambe plus courte, ou plus rose, ou plus dodue, mais les petites filles ne semblaicnt pas voir la difference. Construit par le pere de notre pere, le garage au bout du jardin était fermé sur la rue par un portail métallique qui avait représenté une audace pour son époque. L'ar-gument Eiffel et la gloire des Wendel avaient sans doute l pesé dans le choix de Pierre. Cette crainte de rater le train de la modernitě — il s'etait laissé convaincre que le fer serait plus resistant, que cette armure protégeait mieux sa ; maisonnée des attaques du temps. Faute d'entretien — il aurait du etre gratté et repeint touš les trois ans —, la rouÜle en est facilement venue ä bout. De petits atolls ocrés ont d'abord emerge autour des rivets, avant de s'étendre peu ä peu jusqu'ä former des lies puis des continents qui gangrénaient comme une mer de corail le planisphere vert du portail. Sur la fin, seules quelques trainees de peinture résiduelle rappelaient son passé pompéien. On percait des ceilletons ä travers la tôle -— d'une simple pression-dtt-doigt. Les feuilles de metal, oxydées, rongées, s'écaillaient comme une écorce de platane. Juste avant son remplacement, le portail était devenu si dangereux qu'on avait ordre de ne plus s'en approcher. Outre la menace tétanique pour une paille de 96 fer sous la peau, on risquait de périrécrasé-sous-les lourds "pairneaníroxiTraiispeicé par une lame dessoudée. Les colis volumineux transitaient- par íc jardin voisin de Rémi, ce qui faísait ľaffaire des hirondeíles nichant sous les poutres du garage, lesquelles, n'étant plus jamais dérangées, tour-noyaient ä petits cris dans ce dock abandonné. Ce portail avait toujours été ďun maniement difficile. II se repliait comme un paravent et il valait mieux pour le fermer étre deux ou, ä défaut, comme celui qui venait de nous quitter, étre grand. La manoeuvre consistait, tout en maintenant les panneaux tirés ä soi, ä enclencher les tiges qui les rivaient au sol et au plafond. Mais le bras fatiguait ä retenir ces masses métalliques hautes de deux metres cinquante, le sang refluait de la main levée, et fréquem-ment, comme on visait les mortaises pratiquées dans ľénorme poutre Iinteau, une parcelle de rouille tombait qui se logeait dans ľ ceil" Aiors on lächait töüt póur se frotter la paupiěre, animé d'un sentiment de rage impuis-sante et désespérant d'y parvenir jamais. Cette chose, naturelle du temps que papa s'en chargeait avec la redou-table force des pěres, nous enseignait aprěs sa mort que le chemin serait désormais semé d'embuches contre lesquelles il nous faudrait ľame comme un brise-glace, dure -e^-tranehante^—que—nous^vaviofls—pas^Jie— sachant que pleurnicher en robinsons tristes débarqués sur un archipel de téněbres. Le portail de bois qui fermait le garage côté jardin aura sombre, lui, dans un lent pourrissement d'étrave sur une 97 côte verte ďalgues : ľeffet conjugué des pluies de ľAtlan-— —tique et des tírs de ballon qui s'écrasaierírdotirdemenrsBr— lui en faisant vibrer les vieilles planches. II y eut ďabord — une série de craquements, puis les premieres fissures apparurent, jusqu'au jour ou, dans une gerbe ďéclisses, la balle perfora le portail pour aller battre puissamment, ä travers le garage, contre la tôle. A mesure que les années passaient, les planches pendaíent un peu plus aux ferru-res, se détachaient et finissaient par tomber dans ľherbe, ou elles gisaient comme un jeté négligé de mikado. Quelques années aprěs la guerre, un garcon de vingt ans avait échoué sans le sou dans le pays. II paraissait si désorienté que papa lui proposa son garage pour abriter ses activités de peintre, des pinceaux pour les exercer et des travaux pour en vivre. Au moment de ses fiancailles, le jeune homme avait peint en lettres dorées le prénom de sa femme sur le battant intérieur du portail, dont il se servait comme d'une palette géante pour ľessai de ses couleurs. Plus tard, á la suite d'une dispute peut-étre, il avait reconvert ľinscription d'un pudique rectangle noir, si bien qu'on avait fini par ľoublier. A present que la pluie lavait et relavait sans cesse ces vieilles planches, on la ...... voyait réapparaítre comme une petite Troie d'amour — —exhumée.........------——--------------------------------------— La petite tante n'aurait pas toléré ce laisser-aller, cette deterioration du patrimoine. Elle eüt mis ä endiguer les ravages du temps la merne energie qu'ä éponger les litres ďeau qui avaient transformé un jour sa maisonnette en 98 -piscine aprěs la rupture d'un joint de son évrer. Eileävält rotte vailhnnment route une nuit cóffime la chěvre de -monsieur Séguin, seule avecses serpillŕéres, les pieds daňs ľeau, ä éeoper, essorer, vider des seaux et des seaux, ne voulant selon son habitude déranger personne, ne demandant de ľaíde qu'au mieux place dans son fíchier ä la rubrique « Dégäts des eaux ». Le lendemain, épuisée, eile nous prévenait quelle aurait sans doute besoin de Joseph děs qu'il reviendrait, car eile craignait que son emplätre de chiffons ne résistät pas bien longtemps. Joseph, amené ä juger de ľampleur du désastre, exprimait son admiration devant tant ďopiniätreté et de débrouillardise, ce qui mettait sa tante aux anges. Maís ďautres fois, et c'était la source de longues séances de bouderie, il se moquait de son obstination ä tout conserver — tel objet qu'il avait jeté et qu'il retrouvait dans le grenier de la maisonnette, ou iorsqu'eiie s'était mis en tétede recolleries miHe morceaux de la statuette en stuc de sainte Anne, tombée mystérieu-sement de son socle (vceu non exaucé, colěre du ciel ?), un puzzle en trois dimensions qui ľoceupa des soirées entiě-res pour un résultat mediocre : une pauvre Anne couturée, mal remise de son operation et de ses greffes, bavant la colle par toutes ses plaies et qui faisait pale figure ä côté de son gendre en charpentier d'albatrc. Ma-is-on n'aban-donne quand méme pas comme une poignée de gravats une réplique de la mere dě la mere de Dieu, celle que l'enfant Jésus appelait grand-měre. La petite tante se serait dépensée sans compter pour 99 s'opposer ä cette clochardisation du jardin. A-coups-de-- tube de colle, de sparadraps de fortune-et-d'appels- att -ttek-Elle eüt considéré de son devoir de poursuivre ľceuvre du: neveu disparu. Elle eüt fait cela en memoire de lui. Elle fut au contraire la premiere ä lächer prise. Elle passa Ie Nouvel An — comme une borne ultime qu'on se promet de dépasser, aprěs quoi on s'accordera un peu de repos. Ce cap franchi, le 2 au matin, on la portait manquante. 100 íl était pres de midi et eile n'avait toujours pas donne signe de vie. Ce n'était pas dans ses habitudes. Si eile tenait ä son indépendance, eile craignait trop la solitude pour demeurer cloítrée toute une matinee dans sa maisonnette sans qu'une course ľappelät au-dehors. Pour quitter le jardin, eile bénéficiait d'une double sortie. Passant par notre maison ou celie de Rémi, eile n'avait que la rue ä traverser pour gagner ľéglise oü, depuis sa mise en retraite, eile avait entrepris de tout réorganiser dans un esprit clunisien.lvíäiš eile tenait a noüs montrer qu'elle avait aussi ďautres activités. A chaque apparition dans le couloir eile annoncait la raison de son passage. Elle tendait son maígre cou ŕripé par la porte de la cuisine et, en femme pressée, lancait sans s'arréter, de sa petite voix sautillante •■: «Je vais acheter du beurre », ou « Monsieur le cure me fait demander », ou « Si on a feesoin de moi, je suis chez la ŕille UnteJ->»-.-Souvent il n'y a encore personne dans la cuisine. On ľentend du premier lancer dans le vide son ordre de mission aux bols du petit dejeuner qui nous attendent sur la table. Qu'ä cela ne tienne. Elle replace son cou sur ses épaules et en 101 avant Seigneur, car c'est ä Toí qu appartiennent le rěgner la puissance et la gloire. Et ainsi jusqu'au soir ou, avant de se coucher, il lui reste ä accomplir ce qui pourrait s'apparenter ä un chemin de croix immobile. Agenouillée sur son prie-Dieu en bois tourné noir, bras écartés, paumes tournées vers le ciel dans ľattitude des stigmatises aux mains percées par des rayons laser, eile récite en boucle, ä voix murmurées, d'intermi-nables chapelets. Le coussin du prie-Dieu porte les stig-mates de ses longues séances. II n'a plus de couleur et la trame en est si usee qu'on sent la bourre comme de la picote sous les genoux. L'accoudoir est en meilleur etat, dont le velours vert est juste un peu fané ä ľendroit oü eile pose son livre de priěres. Car eile ne s'y appuie pas. Elle ne prie pas le visage dans les mains comme ä ľéglise oü, bras écartés, Ü lui faut trois chaises sous peine de gifler son prochain. Dans ľintimité, ce serait une marque de laisser-aller, d'abandon, bien peu digne de celui qui a tant souffert pour eile et pour la multitude en remission des péchés — les péchés de la multitude en priorite, car, pour ceux de la tante, il n'y avait certes pas de quoi se suspen-dre ä une croix. Elle incline la tete de côté comme eile en a ľhabitude quand eile mange d-une maniěre-eéfémenieuse ou prend la pose, si bien que, sur toutes les photos d'elle, désaxant ce cou trop long, trop freie pour tenir sa téte droite, il semble qu'elle cherche ä regarder derriěre le photogra-phe, comme si celui-lä s'interposait entre eile et quelque 102 chose d'essentiel, comme "si dans "la nuiť dě ~sa "chambre-cKäpeile elíe~cherchaít ä contourneFčě matelas de téně-bres pour tenter de capteř un "reflet de la lumiěre divine. Bien que plus rien ne l'y oblige, sinon la premiere des trois messes basses qu'elle s'impose, eile continue de se lever de bonne heure. Cinquante années de labeur rendent inapte ä trainer au lit. Le pli est pris. Ses journées n'en sont que plus longues ä occuper. Elle passe son temps ä ses navettes incessantes qui lui donnent ľimpression d'une activité débordante, méme si chacun comprend que les motifs invoqués au cours de ses passages tiennent surtout lieu de dérivatifs ä cette découverte tardive de ľennui. Pour ne pas paraitre trop encombrante, peut-étre aussi pour ménager ce qu'elle imagine étre des susceptibilités et qui ne sont qu'une forme ďagacement, eile ne repassera jamais par la merne maison au retour de sa course. Et c'est devant Rémi penché sur son établi, sa loupe d'horloger fichée dans ľceil, qu'eíle agitera comme une piece ä conviction sa plaquette de beurre : «J'ai acheté mon beurre » (et Rémi comprend qu'il est censé savoir qu'elle est sortie en quéte de beurre), ou « Monsieur Ie curé était absent » (et, comme eile ne veut pas qu'on s'imagine qu'il ait pu lui faire faux bond, eile s'empresse de raconter rornmentrla-bonneAiiaslasie ľallendak avec des excuses de monsieur le eure, lequel venait d'etre appelé en urgence auprěs de madame Chose pour ce qui pourrait bien étre, hélas, ses derniers sacrements. Et lä Rémi, auquel rien n'échappe de la vie du bourg qu'Ü observe ä travers les 103 voilages de Tergal blane de la vitríne, aje tort de reléver" la tete, ďôter la loupe de son cefl et "de" š'inquiéter ": « Madame qui ? » Ce qu'il ne fallaít surtout pas, car la petite taňte, ayant ferré son sujet, ne le lächera pas de sitôt: madame Chose du village de, sur la route de, épouse de, fille de — maís ľexplication part de si loin (ďau moins trois generations en arriěre avec naissances, manages, situations, cause des décěs), la genealogie empmnte des ramifications si compliquées que Rémi, excédé^ devra patienter une demi-heure avant d'apprendre qu'il s'agit en fait de ľarriere-grand-mere, laquelle flirte avec les cent ans, et c'est en maudissant madame Chose, la petite taňte et tout ce qui se lígue pour lui faire perdre son temps qu'il reprendra son ouvrage), ou encore, de son ton cassant, un de ses jugements abrupts et sans appel : « La fille Untel n'a pas inventé la poudre » — ce qui na rien, aprěs tout, de déshonorant. Toutes ces allées et venues semaient ä la Iongue la confusion dans son esprit. Elle annoncait le beurre et revenait de chez monsieur le cure, réagissait en personne débordée, se frappait le front comme une heroine de tragedie : « Ah oui, j'oubliais, mon beurre », et repartait la téte dans les épaules, sa silhouette étriquée arpentant le "böürg ä pětits paš pfessešTšouris trotce-menue que ehauuii salue ďun mot aimable. Nous ľentendímes merne une fois annoncer trěs distinetement quelle se rendait au Magnificat et la vimes se précipiter aux toilettes dans la cour. Grace á quoi et en souvenir, pendant des années, nous 104 _nojiS_soiJageim_e_s_au d'un par ces sursauts_d_e rjiété_qui_se_ terminalem ä ľétage dans la cataracte ďune chasse ďeau. Mais il était ckir quelle se disposaít ä perdre bientôt la téte. Le coup du 26 décembre ne fit qu'accélérer le processus et s'emballer les symptômes. Les cinq jours qui séparěrent la mort de papa du Nouvel An, eile les passa dans une sorte de transe entre-coupée de phases ďun total abattement. On la surprenait prostrée sur une chaise, la téte penchée en avant comme son Jesus, presque bossue, mains croisées sur le giron de son informelle jupe noire, la pointe des pieds effleurant ä peine le sol, ľair absent, comme si la realisation brutale de ľévénement provoquait une disjonction dans le champ de ses pensées. Son esprit avait beau s'interroger, il se cabrait devant cette mort> refusaít ďinté^rer Linden-sable. Ce collapse la retranchait des vivants. Et puis, sur une impulsion, eile repartait dans ses actívités secretes avec une energie décuplée. Elle disait quelle s'occupait de tout, qu'en ce qui concernait les obséques eile s'arrangeaít avec monsieur le cure pour le choix des textes, de la musíque, des fleurs, et avec Julien pour le címetiěre. Nous pouvions pleurer tranquilles, eile se chargeait du reste. Elle passait, repassait comme un automate, et puis, ä ľepuisement du ressort, se laissait tomber de nouveau sur une chaise, hébétée, ľourlet de ses yeux rougi par le chagrin et les nuits de veille oü eile apostrophait le Seigneur, lui propo-sant le plus vieux marché du monde, un échange entre eile 105 __et son neveu. II lui semblait qu'il yavait-eaerreur_surJa- personne, que le coup avait dévié de la cible, que c'était eile la visée, qu'il fallait done revenir la chercher, corriger ce malentendu, qu'il n'y a pas de honte ä reconnaitre qu'on s'est trompe. Cest du moins ce qu'elle ne cessait de nous répéter, mais le grand corps dans la chambre du premier, que veilla maman sans discontinuer soixante heures ďaffilée, conservait sa rigiditě de cadavre, et méme sur la fin dégageait une odeur suspecte qu'on attribua d'abord ä un changement de temps. Quand ils tournent ä ľouest, les vents se chargent au passage des dejections gazeuses des industries chimiques du bord de Loire "en amont de Saint-Nazaire : relents de torcheres, d'ammo-niac, de soufre, de S02, qui veinent Ie ciel de l'estuaire de vert et d'ambre, et qu'on interprete ä coup sur comme une _ nrompQCP rip tilntp Mdi« in fpnptrp rip \c\ r\rtci««Ícm nuť» Jiruifi comnrímp<; que notre affaire était plus grave encore que nous ne ľimaginions. Rémi s'excusa de nous déranger, demanda rapidement de nos nouvelles, glissa sur la réponse, et en vint ä la raison de sa visitě : avait-on vu la tante, ce matin ? Tíens, c'est vrai, eile n'était pas passée. Est-ce qu'on ne trouvait pas cette absence inquiétante ? Oui, sans doute, mais ľinquiétude, on ne savait plus trop ou la situer. Et puis la tante, dans son perpétuel jeu de cäčhe-cache, avait toujours mis beaucoup de coquetterie ä réapparaítre au moment merne oú ľ on s'alarmait de sa disparitíon. Ce-pendant, Rémi voulait en avoir le cceur net, et, comme nous ne réagissions pas, il proposa de pousser une recon- 109 naissance jusqu'ä la maisonnette á moifié camonflée par je buis du jardin. Ľexpédition se mit en marche dans ľallée entre les massifs de rosiers dont les branches mortes s'entrelacaient sur la tonnelle, Rémi en tete, de son pas chaloupé, suivi de Mathilde et maman vétues de noir, et bientôt rejoint par Pyrrhus, son épagneul fou, qui avait sauté la barriěre, pourtant haute d'un bon metre, entre les jardins. Rémi présumait sans doute qu'il pouvait y avoir du danger, puisqu'il demanda aux enfants de rester en arriěre. Arrive devant la maisonnette, il tenta de jeter un ceil par la fenétre, mais les rideaux étaient tirés, d'ou il déduisit que la petite taňte était ä ľintérieur. Du coup, il nous conseilla de retourner ä la maison, puis, comme nous ne bougions pas, maman ne nous ayant rien dit, de demeurer ä distance. La porte refusa de s'ouvrir, II restait _ abriser une vitre ä hauteur de la poignée de la crémone. Mathilde se penchait déjä, ramassait une pierre qu'elle tendait ä son fils, mais Rémi, méticuleux ä son habitude, en horloger adepte de la belie ouvrage, eut un mouvement de recul, et ľenvoya chercher un diamant dans le tiroir supérieur gauche de ľétabli. Les corvées, c'étaít Mathilde. Rémi se débarrassa de la pierre en la lancant au loin. Pyrrhus, qui comprenait rarement ce qu'on attendaít de lui, démarra ventre ä teŕre et la ramena dans sa gueule. Ce ne devait pas étre le moment de jouer, car íl se prit une tape sur le museau. Quand Mathilde, soixante-dix ans, revint essoufflée par sa course, Rémi remarqua qu'il lui en avait fallu du 110 xemps^sur-quol-elle-objecta que le_diamant n'était pas dans le tiroir supérieur gauche,, sur quoi Rémi voulut savoir qui ne ľavait pas remis ä la place et chercha un coupable parmí les trois suspects : sa mere, lui et son chien. De ľautre côté de la vitre, draps remontés sous le menton, la petite tante contemplait le ciel derriěre ses paupíěres closes. « Voilä, je suis préte, Seigneur, quand vous voudrez. Qu'une legion d'anges m'emporte vers Vous, Trěs-Haut. Mais qu'entends-je ? Sont-ce déjä vos envoyés, ce crissement sur la vitre, suivi ďun cliquetis sec et cassant ? Depuis quand pénětrent-ils par effraction, ces pilleurs ďames blasphémateurs ? » Rémi, qui venait de se couper en passant la main pour tourner la poignée de la crémone, jura doucement. Quand il eut ouvert la fenétre — ce qui nous remplit ďadmíratíon —, il « accit «nr lf t-pKnM.- rm/nta sut «rvn _rl Art-irre t^t-ít ca Jambe malade ä deux mains, la bascula par-dessus le chambranle et de ľautre côté s'empetra dans les rideaux. Tandis qu'il les écartait, que le jour profitait de ľouverture pour se poser sur le lit, il eut comme une hallucination : Mathilde, ľoreille collée sur la poitrine miniature de la tante, scrutait ä la mode indienne un dernier souffle de vie.___________________ « Par ou es-tu passée ? » — « Tais-toi », dit Mathilde — « Elle est morte ? » questionna Rémi. — « Par la porte », répondít sa mere — ce qui, cette réponse différée, impli-quait que le cceur de la tante battait encore. Exposée plein ouest (le soleil couchant éclairaít le maigre repas de la 111 díneuse solitaire), son bois gonflé par les pluies d'hiver, la porte avait juste eu besoin d'une bourrade pour s'ouvrir. II fallait voir d'habitude comme la tante Marie s'y arc-boutait. On craignait d'entendre craquer ses os. Mais grace ä une longue pratique eile dirigeait son effort au bon endroit et ne se montrait pas peu fiere de son talent. D'ailleurs eile ne fermait jamais sa porte, ou alors les nuits d'orage, quand le ciel éclate en morceaux au-dessus de l'Atlantique. Ni la priěre ni intercession aupres de la Vierge des Mers ne dissipaient dans ce cas sa frayeur : eile donnait un tour de clé pour se rassurer. Les yeux clos, sans ses lunettes ä monture de metal doré, ses cheveux blancs écrasés par un filet de nuit, eile paraissait ce jour-lä une autre, presque étrangěre, comme si au cours des heures nocturnes on avait procédé ä une substitution — notre petite tante qui ne pouvait monrir (comment ľaurait-eíle pu, avec cet age sans äge et de si hautes protections ?) ayant été remplacée, aprěs sa dormi-tion, par une vulgaire mortelle aux traits voísins. Ce n'était pas celle que nous connaissions : la vive, ľaffairée, aux yeux de malice et au verbe incontinent. Qu'avatt-elle de commun, notre Marie, avec ce monde immobile et silen-cieux, avec cette paleur ivoirine, eile que sa vitesse de deplacement dans le ventďouěšt condamnait ä un treillis de couperose sur ses joues fraiches ? Pyrrhus, entré comme son maltre par la fenétre, sauta sur le lit. La petite tante rebondit sur les ressorts, si bien qu'on crut un moment quelle se réveillait, surprise par 112 tout ce monde autour d'elle, mais eile retomba. la tete en travers de ľoreíller. Le füet de nuit lui glissa sur les yeux, que Mathilde réajusta avec beaucoup de délicatesse. « Veux-tu », burla Rémi ä voix basse, la main levée. Le grand chien roux s'affala bruyamment sur la descente de lit. II ne comprenait toujours pas. II voulait, comme ä son habitude, gratifier la tante d'une de ses manifestations exubérantes de tendresse qui la laíssaient stupéfaite et les lunettes de guingois. On emmena la vieille institutrice en urgence au centre hospitalier le plus proche. Rémi accusa le poéle ä charbon. H prétendait avoir senti une odeur bizarre en penetrant dans la maisonnette, mais de la facon dont cuisinait la tante il y avait toujours en suspension des senteurs inédi-tes et étranges. A peine arrive, le docteur Maubrilland fut incite lui aussi ä renifler-= Tamais aunaravant on ne se serait " *■ *f il permis de l'aiguiller sur une piste aussi prosaique, mais, aprěs la mort de papa, la sureté Iégendaire de son diagnostic en avait pris un coup. Cette assurance, cet air définitif quand tombait son verdict —, il faudrait que devant nous il adoptät dorénavant un ton plus humble : nous pouvions encore lire sur ľagenda paternel ses rendez-vous post mortem pour des séances de massage que le docteur lui avait conseillées en reměde ä ses intolérabľes douleurs au dos. II n'était plus question de s'en remettre aveuglément ä son jugement. C'est pourquoi nous étions la tous les sept, le nez en ľair, ä tenter de déceler une emanation funeste qui nous aurait donne un semblant ďétourdisse- 113 ment, ä soulever ä tour de role le couvercle du poéle pnnr_ un complement d'information. Mais rien de-bien- probant (d'ailleurs, le gaz carbonique est inodore). Et une telle sortie ä la Zola — un auteur ä 1'Index — ne cadrait pas du tout avec notre petite tante. Quand eile rouvrit les yeux, ľhôpítal conclut ä sa guérison et nous la renvoya. 114 Lorsque nous aurons ressuscité d'entre les morts, nous serons avec nos corps tout neufs comme des collégiens empruntés. Nous le tenons de la tante, de cette pose inhabituelle alors qu'elle nous attendait dans la chambre du premier donnant sur la rue oú maman ľavait installée ä son retour ďhôpital, une main en appuí sur le bois de Ht comme un Talleyrand revenu de tout, semblant moins se cramponner que chercher une attitude, une nouvelle eourbe dans ľespace gú- inscrire- son dos -v.outéT ses membres gréles, son port de tete, comme génée de nous jouer ce mauvais tour, s'excusant presque de cette fausse sortie, nous dévisageant avec ľeffarante distance de ceux qui ont dépassé les bornes de ce monde sensible. I/impression ressentie ä sa découverte inanimée se confirme : ce n est pas notre taňte, comme si une part ďelle, cette part qui 1 identifiait á nos yeux, s'était estompée, gommée dans son passage ä la frange des téněbres — et nous, devant cette tante approximative, devant cette silhouette débarrassée de ses marques, comme, oui, sans connais-sance. Que dit Jean sur la réapparhion de Jésus ce matin 115 ___halluciné oü achoppe Ie salut de__la_multitade_?_Que_ Marie-Madeleine, le jour ä peine levé, accourt au tombeau et le trouve vide — Marie-Madeleine, ľamoureuse effrénée qui couvrait ďun coüteux parfum de Galilee les píeds du marcheur sublime en les oignant de ses cheveux. Elle demande ä celui quelle prend pour le gardien du jardin oú ľon a déposé le corps du supplicié, car eile désire ľemporter, ľassurer par-delä la mort de la pérennité de son amour. Marie-Madeleine ne se lamente pas qu'on ľait trompée au sujet de la resurrection, eile ne joue pas ľoffensée, ne se calfeutre pas dans ľespérance ďune amnistie, honteuse qu'on ait ainsi abusé de sa crédulité, eile se moque du qu'en-dira-t-on qui paralyse les apôtres. Cette revelation de ľamour lui suffit, ľoccupera jusqu'ä la fin de ses jours. Et Lui qui comprend, usant pour la oremiěre foís sans doute d un tendre diminutif ; « Máriám », dit-il simplement, et eile, se retournant : « Mon rabbi », ce qui en hébreu signifie mon maítre, ce qui pourrait signifier mon homme, mon tout, ma sollicitude, car Íl est le seul ä la mesure de ce flux d'amour, Ie seul ä ľétancher quand avant Lui tous les hommes entassés dans son lit n'y suffisaient pas. Et maintenant, confiez ce ___scenario ä un metteur en scéne et voyez ce qu'il en ferait {inou Dieu, pardonnez-íeur, car ils ne savent pas ce qu'ils font) : il les précipiterait ahuris ľun vers ľautre, leur demanderait de s'étreindre fougueusement dans la joie des retrouvailles, et ni Jesus, ni Marie-Madeleine, ni le metteur en scene n'auraient compris le fin mot de la resurrection. 116 -«-JNg me toucbe pas »-,^dit le Maitre. «JEmbrassez votre tante », nous disait maman. _ _ ___ ..... On n'osait pas — pas envíe de mettre les doigts dans ses branches blessées par la fumée du poéle, pas envíe de croire ä cette revenante. Et puis, la tante n'avait jamais su embrasser : eile collait sa joue sěche contre la joue qu'on lui tendait — un contrat rapide comme un effleurement électrostatique —, faisait ciaquer ses lěvres dans le vide et cela valait pour une demonstration de tendresse. Jamais eile ne vous prenait dans ses bras ni ne cälinait, jamais eile ne vous serrait contre eile, et pas méme son Jesus quelle enlacait bras écartés, pas méme les bébés qu'elle tenait en suspension comme une buche sur des chenéts. II existe d'elle une photo prise dans la cour oü eile hisse Nine, deux mois, ä bout de bras ä hauteur de son visage comme un noinniipnr rir* rnommrninatcnn ťfonnpp Mine, toiirnep. \7Prc le photographe — papa, sans doute — et eile se dissimu-lant derriěre ľenfant avec une pudeur toute biblique. Cette pauvre sensualíté ne favorisait pas les transports. A tour de role nous nous sommes avancés vers eile. Elle a läché le bois de lit pour poser ses deux mains sur nos épaules. Cette maniere ďétreinte — eile ne pouvait pas faire mieux —, c'étaít de ľinédit pour eile. On sentait qu'elle tenait ä marquer ľévénement, ce retour improbable, ďun geste redondant. De tout temps minuscule, son séjour ä ľhôpital ľavait rétrécie encore, comme si eile avait déjä amorcé son retrait intérieur. De telies embrassades posent un probléme aux por- 117 „teurs de lunettes. H faut qii'ils veillent á hien rnnfoiirnpr le visage, ä passer suffisamment au large pour ne pas:__i accrocher les montures. Son souci ďéviter I'incident — et ses commentaires habituels —, son faible gout pour le contact de la chair, incitaient chaque fois notre taňte ä entreprendre une manoeuvre de débordement plus ample que nécessaire qui nous amenait ä embrasser le bouton fiché dans son oreille. Cette parure n'était pas de sa part une coquetterie : íl était ä cette époque d'usage de percer les oreilles des petites filles auxquelles, pas plus qu'aux excisées, on ne demandait leur avis. Ces pointes ďor implantées quelques semaines aprěs la naissance, au prix pařfois de saígnements intensifs, étaient emportées dans la torabe. Une sorte de rituel tribal qui apparentaít notre taňte bonne chrétienne aux princesses barbares. Cette spnsíitinn frnídp dn mŕta! snr 1p« Ipvi-pc í« Sp<«i"*pjir dít.___ Thomas, ils ont oublié un clou dans votre plaie »), c'est ainsi que nous primes congé d'elle. Ensuite, eile a perdu la tete. Au debut, on ne s'est pas inquiété. Quand eile demandait oü était Joseph, on ad-mettait, tenant compte de ľäge et du séisme qui nous avait surpris ä ľépicentre, que ce type ďoubli était bíen legi- . _ tíme. Merne avec un cadavre sous le nez, la mort n arrive pas ä rentrer. Je me souviens, alors que je regardaís la télévison un dimanche soir chez Rémi, de m'étre levé précipitamment pour prévenir papa ďun résultat de match qui ľaurait intéressé. J'avais déjä la main sur la poignée de la porte quand tout m'est revenu. On expli- 118 -quait-donc-ä la petite-tante-que papa était-en tournée, que ses affaires ľemmenaient de plus en plus loin maintenant, maís qu'il seraít bientôt de retour. Elle faisait semblant de se ranger ä nos arguments, puis, aprěs un temps de maceration, revenait ä la charge. Elle voyait bien que quelque chose ne collait pas. II avait été convenu qu eile s'installerait chez Rémi sitôt qu'il aurait achevé ľaménagement d'une chambre. Pas question qu'elle regagne sa petite maison et son poele damné, et maman n'avait pas la force de la garder. On avait été chercher chez eile ses ob jets familiers pour qu'elle se sente moins dépaysée : son crucifix, les cadres de Lourdes et de Lisieux, le fichier qu'elle achevait de remettre ä jour, plus quelques bibelots et une collection de médailles pieuses ä glisser dans les armoires et sous son oreiller. Elle a d'abord soutenu-^ue le crucifix—n-était ^as le sien, que le sien on ľavait vole et qu'elle s'en plaindrait ä Joseph děs son retour. Rémi essayait de lui démontrer le contraire, mais, devant la raison butée de ľapostate, levait les bras et, découragé, annoncait qu'il démissionnait. Mathilde le renvoyait ä son établi et prenait calmement le relais. Le crucifix avait été vole en effet, mais gare au coupabíe, car Joseph ä son retour saurait mettre la main dessus. La petite tante disait qu'elle 1 avait bien dit, qu'elle n'était pas folie — en attendant, eile ne voulait pas de celui-lä, et Mathilde, quí -ífectait de comprendre que sa belle-sceur ne put dormir en compagnie d'un étranger ä demi-dévétu, glíssait la croix dans le tiroir de la commode. 119 Pyrrhus était heureux d'avoír retrouvé sa vieille compa^ gne. II passait ses journées dans la chambre, allonge sur le_ lit. De temps ä autre, il descendait rendre une petite visitě ä Rémi au magasin, recevait une caresse amicale sur le cräne, une autre plus aléatoire de Mathilde, et, tout étant bien en ordre, remontait ä ľétage rejoindre son poste. II se montrait si imprégné de son role, si évidemment responsable, qu'il suffisait de dire « Pyrrhus est avec eile » pour qu'on cesse de se tourmenter. Elle demandait toujours apres Joseph. On répondait la merne chuse : en tournée, un contretemps, ne va pas tarder. Par lassitude, on aurait presque läché le morceau. C'est peu ä peu qu'on s'est apercu de ľampleur du malentendu. A des glissements dans ses propos, des dérapages hors du domaine ďabsurde qu'on lui concédait. Joseph blessé. par exemple. II avait hesoin He son aider-elle désirait le rejoíndre, exigeait qu'on la conduise ä Tours — et puis cette histoire de Belgique aussi. Tours, on voulait bien — la Loire malgré tout : Orleans, Beaugency, comme une longue traine au pays de I'estuaire —, mais que venait faire ici la Belgique ? De fait, Papa avait tenté une incursion du côté de Bruxelles ä ľépoque oü íl proposait ses tableaux ä caractěres pédagogiques dans les écoíes ľibres (avec si peu de sucčeš qu'on dispose encore ďun stock énorme dans ľentrepôt du jardin, tout l'Ancien Testament en trente planches couleur) mais il y avait des années qu'il se consacrait exclusivement ä la vaisselle et ä la Bretagne. On reconnaissait cette mánie de la tante 120 d'inscrire ses récits dansde vasfěs rélrošpečtÍve^,xóTnme si pouí^eíltríe plus sür moyen de retrouveFpapa vivant était de repartir en arriěrě, ďinversěř de ce point zero le cours de sa vie, de remonter le temps comme on remonte ce qui était démonté. On admettait qu'elle mélait tout, maintenant, avec art si ľon veut, mais que son esprit campait dans une quatriěme dimension de ľespace-temps oü il n'était pas question de la suivre. Elle insistait pourtant. Joseph blessé. Elle semblait habítée de visions, recevoir par canal médiumnique un appel de papa acci-denté, peut-étre, abandonné sans secours sur le bord de la route, agonisant dans la carcasse broyée de sa voiture. On se rassurait ä ľidée que, lä oü il était, il ne pouvait plus rien lui arriver. C'est Mathilde qui a démélé ľécheveau des pensées embrouillées de sa vieille complice. Elle a tiré_un a un les fils et recomposé le canevas de sa memoire, lout y était. La petite tante n'avait perdu la téte que pour mieux la retrouver. La confusion ne venait pas ďelle, mais de nous, de notre lecture de ses visions. Le nceud de ľaffaire, c'était que, tout ä notre chagrin, nous faisions comme si papa était le 5eul Joseph ä étre mort depuis les débuts officiels de ľ univers, c'est-ä-dire jusqu'oü pořtáiěnt nos souvenirs. Pour la tanie, iLétaŕt-le-second : Joseph blessé en Belgique, transporte ä Tours oü il meurt, Joseph le frěre äímé, ä vingt et un ans, le 26 mai 1916. Děs lors, on ľa laissé vadrouiller du côté de sa memoire archaique. Une fois le principe établi, on pouvait presque 121 renouer le dialogue. C'était singulier d'entendre Rémi lui děmander des nouvelles du front;- pour lequel eile se montrait pessimiste. D'autres fois, eile le regardait avec ľaír de penser : ce pauvre garcon a ľesprit complětement derange. C'était une errance au fil de ses souvenirs. On avait du mal ä la suivre, car eile ne revivait pas son passé en continu. On la pensaít préoccupée par ľécho funěbre de Verdun et eile était avec nous, pleurant la mort de papa. On se réjouissait de ce mieux — de ce chagrin que nous partagions avec eile — et eile repartait pleurer ses disparus : Joseph et Emile, morts touš deux au front, ä un an ďintervalle, et puis une sceur Eulalie — Mathilde nous servait de guide — emportée une année aprěs Emile par la grippe espagnole, sans oublier Pierre enfin, le miraculé de Quatorze, le dernier frěre ä ľaccompagner, qui, lui, succomba de n'avoir pu supporter la disparition de sa "řemme, Aline. Au sujet d'Emile, elíe fut ia premiére ä évoquer le voyage de Pierre ä Commercy, avec des imprecations : « Üne inhumation ä la sauvette, comme un comédien. » La, Mathilde se montrait beaucoup plus discrete et semblait ne pas saisir. Elle admettait que, sur ce point précis, la taňte put divaguer complětement. Mais nous commencions, nous, au contraire, ä la prendre pour -une sorte de pythie-de-la-bouehe de laquelle ne pouvaient tomber que des vérités. Elle était notre marc de café infaillible dans la lecture du passé. Simplement, les répo^ ses ä nos questions arrivaient dans le désordre, et achop-paient finalement sur le mystěre Commercy, comme si 122 dans ce puzzle nous nous-trouvíons-en- présenee-d'une ~ piece en trop: -Elle a ainsi oscillé queíque- temps-ďavant en arriěre, balayant le siěcle du faisceau de sa memoire, et puis eile a décroché. Une sortie clownesque, penible pour qui avait connu sa Constance janséniste. II est possible aprěs tout que ľesprit enfiévré de Pascal ľait entrainé lui aussi sur la fin ä quelques pitreries qui faisaient sourire la famille Périer, mais la niece charitable a eu bien raison de ne pas les divulguer. On n'aurait retenu que cet épisode-lä, histoire de river son clou au vieil enfant genial, aux espaces infinis et au silence éternel. Et done devant les facéties de la taňte on balancait entre peine et fou rire. De petites choses anodines comme d'essayer pour la premiere fois de sa vie un rouge ä lěvres prélevé dans le rayon parfumerie de Mathilde, ou prétendre que le cure Bideau lui faisait des avančes, óu encore réčiamer une"cigarette et, au lieu de la fumer (ce dont eile eüt été bien incapable), la glisser derriěre ľoreille comme le marchand des quatre-saisons son crayon. Elle réclamait fréquemment aussi qu'on la reconduise chez sa mere. On avait beau lui expliquer, déployant des trésors de diplomatic, que celle-ci n'étaitpeut-étre pas en état de la recevoir, eile ne voulait rien—entendre, et, puisque personne n avait la gentillesse de ľaccompagner, eile irait seule. Elle enfilait son manteau, se chapeautait ä la va-vite et il était impossible de la retenir. Elle errait au milieu du bourg, vieille dame perdue qui ne répondait 123 -----merne plus aux bonjours des passants, les dévisageant—- -----comme des étrangers, se dérobant quantfíls íuŕadfessateťtt— la parole. Alors Rémi sortait sa voitúre, la rattrapait et—-ensemble ils roulaient en silence, au pas, comme s'iís cherchaient une adresse, deux, troís foís le tour de la place, selon ľesprit de resistance de la petite tante. De retour devant la maison, Rémi disait qu'ils étaient arrives. Elle paraissait calmée. D'autres fois, tout semblait lui revenir, eile soupirait : « Ah oui », et s'effondrait — ľécra-sant rappel de la vie qui s'acheve. Elle se figeait un moment dans ses pensées, et bien vite sa lubie la repre-nait: qu'on la ramene chez sa mere, personne ne soupcon-nait comme celle-ci était terrible quand on se présentait en retard ä table. Pour sa derniěre, eile dínait en compagnie de Rémi et Mathilde, Pyrrhus ä ses pieds. Les repas prenaient maintenant des allures ďun happening permanent oü la tante, jamais ä court, improvisait, réalisant des tours de passe-passe avec sa cuiller, posant la gamelle du chĺen dans son assiette, répétant que sa mere ne serait pas contente ou boudant devant un morceau de fromage qu'elle disait empoisonné. Ce soir-lä, eile empoigna sa serviette de table, la plongea abondamment dans la sou- — -----piěre-et s'en alia ľétaler-sur-le-téléviseur allumé. Passé le— moment de stupeur qui suivait chaque nouvelle invention, Rémi, qui craignait pour son poste neuf un court-circuit ratal, se précipita sur le compteur au-dessus de ľévier et disjoncta. On entendit alors dans le noir un bruit de chute 124 amortíe, un aboiement- du ehien. -Mathilde -ehercha— ä tätoiis uiie"bougíe7-řalruiiia, et, daus uu etair^obseur trem-blotant, la päle íueur de laflamme éclaira-ce tableau fin de siěcle : la petite tante écroulée dans le fauteuil ďosier, hagarde, coiffée du linge qui dégoulinait sur son visage et ses lunettes, mater dolorosa aux petits legumes passes que le grand épagneul roux, les deux pattes sur eile, s'em-ployait affectueusement ä lécher. Direction Pont-de-Pitié. Chez — comme nous disions avant ce final baroque — les dingues. 125 Quand les événements commencěrent ä mal tourner pour la petite tante, redoutant une nouvelle épreuve pour leur fille (il y avait moins de deux mois que papa nous avait quittés), grand-pěre et grand-měre proposěrent de venir s'ínstaller ä la maíson, afin de nous apporter, dans notre détresse, aide et soutien. Maman n'avait pas osé refuser. Les vieux parents chargěrent quatre enormes valises dans la 2 CV et entreprirent une folle expedition entre Riancé et Random : quatre-vingts kilometres de - routes secondaires ä travers une Campagne uniforme et plate aux champs rectilignes, aux haies soignées, aux arbres alignés, aux bourgs sans caractěre, aux églises sans style, aux maisons sans facons, aux gens sans histoire. De Riancé ä Random, la Loire-Inférieure se cache dans les pensées secretes de ses épouses irréprochables. Cétait une aubaine, cette vie, méme amoindrie, qui __débarquait. Děs ľaĽriv.ée-deS-Jiou-veanx pensionnaires, nous nous précipitämes pour les aider ä décharger Ieurs affaires. Zizou empoigna, sur le siěge arriěre, une valise volumineuse que, n'ayant ni la taille ni la force, eile traina sur deux metres — ce qui contraria grand-pěre, au point 126 dcľamener ä desserrer les dents pour lui dire-de-faire ~ auenťÍonr~Cek "šnffit~"a""doacher chéfimrivěment notre enthousiasme. ------- ----- Au Pont-de-Pitié, notre Marie eile, n'avait pas tardé ä sombrer dans un coma définitif, un long tunnel blane pour la purger de ses ultimes facéties. Car, cette fois, la cause était entendue, il n'y aurait pas de second miracle. Et e'est pourquoi nous nous entassions ä cinq dans la 2 CV pour lui rendre une derniěre visitě. Cétait un temps de fin d'hiver : averses et vent, ciel embrouillé, nuages effilochés ton sur ton dans la grisaille, et un froid humide que le pitoyable véhicule laissait entrer par ses innombrables fissures. Nous avions essayé en vain de tenir ä quatre sur la banquette arriěre. Mais maman avait beau étre menue, ce qui était envisageable dans la DS nous apparentait ä des sardines en boite dans la voiture "de grand-pěre. Grand-měrě aväit vite trouvé íä s~oíuťion : eile n'irait pas au Pont-de-Pitié, voilä tout, et d'ailleurs ce n'était pas comme si la tante avait encore eu toute sa connaissance. Quelle vint ou non, pour notre Marie, il n'y avait pas de difference. En revanche, maman insistait pour qu'on embrasse une derniěre fois celle qui allait nous quitter. Nous devenions les spécialistes du dernier baiser. —« Embra-s-sez-votre-pěře-^>, avait-elle demandó-devant le cadavre habillé, eravaté, allonge mains croisées au milieu du lit, position qui dénongait bien le caractěre extraordinaire de la situation (d'habitude, papa dormait ä gauche). La premiere fois, il avait garde un peu de chaleur. La peau 127 fraichement rasée de ses joues sentait ľeau de toilette, une-certaine elasticite demeurait. Ľépreiíve—n'avaít pas étč plus rude que ďembrasser un bébé endormi : on se penche avec precaution, on applique un baíser rapide, ä peine le temps ďéprouver du bout des lěvres la temperature du corps, et hop, on retoume, mission accomplie, se blottir autour du fauteuil que maman n'a pas quitté. (La seconde fois, juste avant la mise en biěre, alors qu'une odeur sure montait de son ventre, on s'était carrément dérobé.) La vieille Bobosse ainsi chargée se tramait sur k route humide. Une rafale de vent un peu violente suffisait ä ľarréter dans son maigre élan. On se consolait ä ľidée que le retour se ferait au portant. Mais on se sentait humiliés par ces voitures puissantes (ä partir de trois chevaux) qui nous dépassaient comme quantité négligeable, aspérité du bas-côté qu'on épinglait d'un regard moqueur ou ďune indifference étudiée. Les plus courtois nous faisaient signe de nous pousser, et les plus charitables, en se trémoussant sur leur siege, affectaient de peiner ä nous doubler. Touš ces bons Samarítains de la vitesse qui nous aspergeaient au passage se félicitaient en eux-mémes ďappartenir ä ľere des satellites quand ils dépassaient la caverne rou------lante de ces nomades préhistor-iques,--------------------------- Serrés tous les trois ä ľarriere, malmenés, chahutés, nous aurions volontiers laissé croire qu'on nous avait kidnappés et que ce vieíllard impassible au volant n'était pas notre grand-pěre. Assise ä ses côtés, maman commu- 128 niait dans son mutisme. Elle rebondissait sur les ressorts de la banquette comme une marionnette sombre, un rictus amer dessiné au coin des lěvres, ne manifestant ni repro-che ni contrariété, rien ďautre que la dure nécessité de durer, sans promesse hätive, pour tout contrat ajouter une seconde ä la precedente — et, cet effort ínouí, c'était tout ce qu'on pouvait exiger ďelle. Les soubresauts de la 2 CV ôtaient un peu de dignité ä son deuil. Un virage severe ľobligeait ä réajuster au jugé son petit chapeau noir posé bas sur le front. II n'y avait dans son geste qu'un reflexe appliqué de survie. On devinait pourtant qu'elle regrettait dans ces moments-lä la DS carmín qui attendait dans le garage un acheteur, maíntenant que, faute de pilote, eile nous était devenue inutile. Cette suspension feutrée qui avalait les bosses, ce moteur ronronnant ä grande vitesse, ces accelerations felines, ce panorama vit_ré_ä_360_degrés, ce confort moelleux des sieges qui procurait un répit au dos de papa, nous en avions peu profite, trois mois ä peine. Mais ä son bord nous étions des seigneurs. Dépas-sant la 2 CV comme une fleur des fosses, papa aurait eu un mot drôle sur le Ian entable véhicule et ses occupants, de méme que dans le brouillaŕd du Tóurmalet il avait déridé ľ atmosphere en signalant « la casquette blanche de jockey » ďun petit vieux íntrépide dévalant la pente aveugle au volant d'une voiture de collection. Malheureux et déchus, notre chagrin était complet. Le Pont-de-Pitié est constitué d'un ancien couvent et de rajouts tardifs quand cet hospice se transforma en 129 —centre de désintoxication pour les..assoiff&_de_!a_régÍOT:_ Le porche principal au fronton romain autorise ľentrée d'un carrosse, maís dans la cour assombrie par les hauts bailments aux facades gorgées de pluie, aux fenétres doublées de barreaux, un sentiment de desolation serre la gorge du visiteur. Les peupliers ďltaiie élěvent leur futaie au-dessus des toits. La cloche de la chapelle lance ses notes meditatives déformées par le vent. Les religieuses traversem la cour ä pas presses en slalomant entre les flaques d'eau. Elles retiennent ä deux mains leur robe noire qu'un tourbillon soulěve et, quand le voile blanc de leur coiffe s'envole et se plaque devant leurs yeux, faute de bras pour ľécarter, elles se retournent, font quelques pas en arriěre, avant de s'engöuffrer ä reculons dans les couloirs bordés de larges fenétres par oú tombe un ciel de traine. Peinture silicosée, odeur de vieillards incontinents que tentent de submerger des hectolitres de désinfectant, relents nau-séeux de cantine (cette méme soupe du soir au parfum ďéternité qu'on sert au college), silhouettes affairées des petites sceurs glissant sur le linoleum, malades en pyjama errant á la recherche d'ils ne savent trop quoi, et c'est ce qui les tue, regards éperdus qui délivrent mille tourments, un précipité d'angoisse qu'aucune chimie n'expurgera jamais, mains recröqüevittees s'agnppant ľune lľautre" comme deux maillons d'une chaine interrompue, demarche hésitante, craintive, propos halľucinés, gestes brusques de dements, et dans le cloltre le clan des durs : les clones de Napoleon et de Louis XIV, toutes les Anastasia et les 130 "princesses apocryphes d'un gotha imaginaire, dynasties řabuieuses du royaume des simples. Une parentěle d'im-posteurs que notre souveraine vierge Marie n'eut pas ä supporter trop Iongtemps. A 1'etroit dans la minuscule cellule de moniale aux murs et au mobilier blancs, mais le plus loin possible du lít installé face ä la fenétre oü le vent malmenait les peupliers, on n'osait s'approcher de peur de bousculer les perfusions, de s'emméler dans les tuyaux en se penchant au-dessus de cette petite forme livide aux maigres bras diaphanes, si fins, si transparents sur le drap, qu'on comprenait que notre tante avait choisi, plutôt que de mourir, de s'effacer doucement. Son visage sans lunettes se fondait dans la päleur de ľoreiller, ses formes rescapées creusaient un sas minimum sous les draps, petite ride de vie reliée au monde par des tubes de cristaLqu'un .souffle transcendant effacerait bientôt. Maman détonnait dans ses habits de deuil. Nous nous tenions au bord d'un trou de ľunivers par oú se déversait le monde des apparences. On s'empéchait presque de respirer, on se diluait dans cette source sur le point de tarir. Les religieuses, ďordinaire si énergiquěš aVec les malades, entraient sur la pointe des pieds pour ne pas Uoublei le sommeil de la bíenheureuse. "Profííäriť de ľintervention de ľune ďelles, maman, qui montrait des signes ďimpatience, donna ľordre du depart. Nous quit-tämes la blanche agonisante sans un baiser d'adieu. 131 De retour ä la maison, grand-pěre monta se réfugier dans le grenier. Depuis son installation chez nous, dans le cadre de sa mission d'aide humanitaire, il s'était attribué deux fonctions en dehors desquelles il ne fallait rien lui demander : les courses, qui lui prenaient la matinee (« Monsieur Burgaud » devint rapidement célěbre auprěs des commercants qui le félicitaient de son dévouement) et le rangement du grenier, initiative personnels ä laquelle il consacrait ses aprěs-mídi. Entendons : les courses pour étre dehors, et le grenier pour avoir la paix. 11 se chargea aussi d'une mission qui gäta son séjour et en précipita la fin : remplacer ľautorité parentale et parfaire ľéducation de Zizou, qui devint rapidement sa téte de Ture. Qu'eile ne pose pas ses coudes sur la table, ne mastique pas la bouche ouverte, ne heurte pas la cuiller dans son assiette, ne coupe pas la parole, attende qu'on la lui donne, et "Cöerera: Murée dans- son-chagrin^-mamai-i ne sc rendait compte de rien. Cest Nine, du haut de ses quatorze ans, qui, devant le martyre de sa petite sceur, prit les choses en main, convoqua grand-pěre et grand-měre le jour de la mort de la petite tante et leur signifia leur congé pour 132 ~~ apres ľenterfement. Si riiamaň-s'äpeŕcut "jamais-de" lá presence" dešéš'Vieux "parents auprés cťělle, eile se de-mande sans doute encorě la raison de lěur depart. Les courses, c'était aussi pour grand-pěre un moyen de se fournir en cachette en friandises, lesquelles lui étaient déconseillées depuis qu'on lui avait trouvé un exces de glucose dans le sang, pas au point de le contraindre ä une injection journaliěre d'insuline — ce qui nous fit toujours douter de son prétendu diabete — mais assez pour qu'il se résigne — et grand-měre y veillait — ä remplacer les huit sueres de son café par des sucrettes ä la saccharine qui ne * lui procuraient pas du tout le méme plaisir. Toute sa vie il s'était ainsi console ä la maniere des tristes. Autrefois, il achetait ses bonbons au detail, par cent grammes, et n'aurait laissé á personne le soin de les choisir ä sa place. Il avait une adresse ä Nantes — ou l'appelaient ses fournis-seurs —, rue de Verdun, pres de la cathédrale, une épicerie vieillotte, sombre, une sorte ďanomalie coloniale datant des splendeurs troubles de la ville, bondée comme un entrepot des lies et oú dominaient les odeurs de café en vrac, de thé et d'épices. Les bocaux de verre s'alignaient sur trois étagěres dans Tentrée. H était difficile ď arréter son choix pármi ľ extraordinaire varieté de berlingots, ~^x?nbxms-^u-miel7Tnenthols7xaramels, gommes pectorales vertes, cailloux au chocolat, pistaches, violettes, pätes ä guimauve, réglisses, pastilles Vichy et autres. Grand-pěre rěvait de se servir lui-méme en plongeant au cceur de ces merveilles la petite pelle de cuivre en forme de gouttiěre 133 isöcele, mais les maitres des lieux au teint farineux, confits cläns leurs blouses grises, ne lui en laišsaient paslěTloislr. C'était leur täche ä eux et, de fait, ils avaient ľceil. Ds dosaient au jugé ä quelques grammes pres le poids exact et il leur suffisait de rajouter un bonbon ou deux pour obtenir ľéquilibre parfait des plateaux de leur immense balance Roberval. Cette precision était la gloire de leur metier. II eüt été injuste de les priver de ľexercice d'un talent qu'ils avaient payé ďun siěcle ďépicerie. Grand-pěre ressortait avec ses petits sacs blancs soi-gneusement scotches qu'il reversait, sitôt arrive ä Riancé, dans sa reserve, une boite cylíndrique aux motifs rococo dissimulée dans le haut du buffet, hors de portée de ses petits-enfants. Sa cachette n'était un mystěre pour personne, mais eile faisait partie du rituel. II attendait qu'on ait quitté la cuisine pour se servir : une pleine poignée pour la journée, qui caramélisait ses poches et mettait grand-měre en rogne. On entendait le bruit de la chaise tirée sur le carrelage. Plutôt que de modifier son range-ment, il tenait ä cette gymnastique de vieil enfant, maniere comme une autre d'arreter le temps. Gomme il ne pouvait fumer dans son atelier de tailleur encombré de tissus, qu'il avait les mains occupées ä ľouvrage, qu'au cours- des"essayages4lrcoincait des épin-gles entre ses lěvres, en compensation il sucait des bonbons. On pouvait entendre ce leger bruissement de salive, cette contraction de la gorge, tandis que son visage d'ivoire se concentrait sur l'aiguille. II perdait alors cet air 134 __un peu arrogant qu'il avait la cigarette au bee et ľon voyait poindre dans ses petits yeux fendus comme une forme de resignation. Mais ici, aprěs la siestě, il gagnait le grenier. De temps en temps on interpreta« un bruit sourd comme un meuble qu'on traine, tel autre comme un petit éboulement, tel autre encore comme un bris de verre, et on s'inquiétait — mais le plus souvent on avait beau tendre ľoreille, il semblait s'étre endormi. Grand-měre se montrait sou-cieuse : mais qu'est-ce qu'il fabriquait la-haut ? EUe redou-tait qu'il eüt déniché dans notre inextricable fouillis une autre fle du Levant. On mourait ďenvie de montér voir, mais le grenier nous était interdit. Non formellement, aucune instruction dans ce sens, mais grand-pěre en son domaine n'était pas un homme qu'on dérangeait. Son _ mutisme, cette facon de v_ous_regarder sans_voir. ľoeil mi-clos derriěre la fumée de sa cigarette, tissaiťautour de lui un périmětre de sécurité qui ne se franchissait qu'avec son assentiment. II redescendait une heure avant le diner, un fil de toile ďaraignée dans les cheveux, de la poussiere sur son veston, se brossait avec soin, refaisait entre deux ongles le pli de son pantalon (grand-měre lui avait suggéré en vain d'enfiler une tenue plus appropriée) et exigeait que nous nous lavions les mains en méme temps que lui. Un soir, ä table, grand-měre se risqua ä lui poser quelques questions sur ses activités lä-haut. U ne répondit pas directement mais demanda ä son tour ä maman si eile était au courant de cette histoire de Commercy. Maman 135 Jevala tete, étonnée qu'on puísse encore s'adresser aux morts-vivants. Grand-pěre n'insista pas. Un dimanche, pourtant, il entreprit Mathilde par-dessus la haie de lau-riers entre les jardins. Elle fit de la main un geste qui effacait dans l'espace quelque chose dont eile ne voulait plus entendre pader. Sur quoi la petite tante mourut. On s'avisa qu'on était le 19 mars, la Saint-Joseph, comme si au cours de son périple inconscíent eile avait épluché chaque jour le calen-drier pour débarquer ce jour-lä précisément qui unissait pour eile le neveu récemment disparu et le souvenir lointain de son frěre. II soufflait le jour de ľenterrement un vent du diable. Les surplis se soulevaient en merne temps que les jupes des femmes. Les enfants de chceur agrippaient ä plu- _sieurs la hampe de la haute banniěre ä larmes d'argent qui se tordait sous la bourrasque, s'enroulait, gonflait, tentait de s'arracher ä son tuteur. En tete de la procession, le porteur de la croix foncait dans la tempéte comme un hallebardier, crucifix de bronze en avant. Le cure Bideau, ne pouvant plus retenir son étole au bras, ľäväit nouée comme une écharpe autour du cou. Elle flottait derríěre lui dans ľéclat de ses paillettes ďor. Le "věňttournait les pages de šorľmíssel plus vite qu'il ne les lisait. De crainte de déchirer le fin papier Bible, il avait refermé son livre et improvisait ses priěres. Les cantiques qu il entonnait ä tue-téte étaient empörtes par une gifle de grand frais sur la route de Paris avant qu'on ait eu le 136 —temps-de-4e-s-^eprendíe-en--eheeuf74=e-elergeot responsa--ble du seau ďeau bénite avait déjä répandu la moitié du précieux liquide sur sa soutanelle. A ľarrivée, au moment de ľasperges me, on se partageait ce qu'il en restait, on trempait le goupillon pour la forme. Les hurlements du vent couvraient le piétinement du cortege, on avancait téte baissée, le souffle coupé, se fiant pour le chemin ä celui qui vous précédait, préoccupé avant tout de ne pas s'envoler. Grand-měre et maman avaient ôté leurs voiíet-tes, grand-pěre tenait fermement son chapeau ä la main, d'autres couraient aprěs un béret ou un foulard. Le corbillard tanguait, tiré par le cheval de monsieur Brioche, ses draperies noires claquaient, s'agitaient comme une nuée de corbeaux autour du corps. Dans le grand virage menant au cimetiěre, il manqua merné de verser -----íŕ^ŕi Tilt Cŕ"\l-> /lamiat %Tt-W1*Sf-rf*--------- rt*-*-*»^<ť^---ŕ* ,í>nfe *_>*-ia. -rt-ľ>«.U-.-.l *-.«. *-.** v«.^ im iuil u^inli.1. vv/ýa^t, — apí^O) \- Lai une aniu Uiitni_C qui mena les défunts). Biloche fils estima qu'on ne pouvait plus avancer sans mettre en peril la sécurité du mort. II choisit trois hommes solides dans le cortege et ensemble ils empoígněrent le cercueil, le tirěrent hors du baldaquin et, aprěs s'étre consultés du regard, le hissě-rent vigoureusementsur ľépaule avec uneiacilité qui les surprit. Ľimpulsion donnée au depart était trop appuyée pour ce poids plume et le coffre manqua de sauter comme ä la fete des pompiers un volontaire sur le drap tendu. C'est done ä dos ďhommes, bien calée contre la joue de ses porteurs, en roulant peut-étre dans sa boite trop grande, que notre vierge Marie franchit le seuil de sa 137 derniěre demeure, comme une reine, Jáme_j:ougiss_ante que de si beaux hommes consacrent ainsi sur Ie pavois-sa féminité timide. Au retour du cimetiěre, grand-pěre regagna une derniěre fois le grenier, le temps ďy retirer une boíte ä chaussures qu'en descendant il tendait ä maman avec quelques mots d'explication. Maman écouta ďune oreille lasse et, ne sachant oü ranger la boíte, la déposa dans un coin du bureau oü eile disparut bientôt sous les papiers. Le vieux couple chargea ses valises dans la 2 CV — rapide seance ďadieu sur le trottoir devant le magasin (moustache piquante de grand-pěre, plus douce de grand-mere), emotion dissimulant mal de part et ďautre un bon débarras, le sentiment ďun fiasco. La voiture avait ä peine disparu dans le virage qu on se précipitait au second juger ŕlac t-vŕ-fci i-irŕillŕio /llcňfíeítlrtnc fill It pil De fait, on ne reconnaissait plus le grenier. Si I'on considěre que ľordre n'est qu'une variation algorithmique subjective du désordre, alors on peut díře du grenier ordonné selon grand-pěre que c'était la méme chose qu'avant mais dans le désordre, c'est-ä-dire quau chaos il avait substitué un autre chaos, avec cette difference pour nous que celui-la ne nous était pas familier. Sur les étagěres oü avaient été deposes au fil du temps de précieux déchets de civilisation, au point de constituer une sorte de relevé stratigraphique des generations successives et de Ieur élémentaire idée de survie, grand-pěre, en modifiant le spectre de cette accumulation, avait brouillé le temps, battu 138 ----le-s-carte-s-de-4iQtre-^in€event familiaL^Dans cette nouvelle — donne, touš nos repěres avaient dísparu. Avec les mémes elements il avait compose un autre tableau, une autre histoire. Ľ faudrait s'habituer désormais ä cette redistribution de la memoire, au petit bonhomme de céramíque bleu dans la cage ä serin, au chapelet ä grains noirs pendu au cou de ľourson manchot pour lequel il avait manqué ä papa le talent de cousette qui lui eüt rendu le bras, aux chandeliers en bronze jouant les serre-disques pour une pile de 78 tours (un dénommé Bach y raconte des histoires de comique-troupier), aux revues en vrac dans le berceau d'osier développant sur cent années le méme art immuable de la blanquette, au miroir brisé sur le plancher gris de poussiere reflétant par morceaux les chevrons du toit, ä cette chaus-sure orpheline posée sur un paquet de factures soigneuse-mcnt iicctces et temoignant"pcnjr mule" ans tj"ürcucs~önt oien été payees, ä touš ces objets en soi réapparus sans legende : cette pipette en fer blane, cet obus conique en Iaiton, cette espěce de chapeau chinois percé de petits trous comme une batée, cet outil serpentiforme, ce coffre en bois judicieuse-ment compartimenté. Car le bouleversement.ramenait ä la surface non seulement des préalablement enfouís, des oubliés, mais aussi. apparemment. des inédits. C'est aínsi que grand-pěre avait exhumé une série de portraits photographiques qu'il avait alignés face au fau-teuil Voltaire ä ľaccoudoir brisé oü 2 s'installait (en témoignait au pied un cendrier rempli de mégots), les classant non dans un souci généalogique mais en regrou- 139 pänTdeš families de f es semblance, para££mkés=môFph©kí^ giques, comme s'il avait cherché dans cette théořie de la reincarnation ä retrouver la trace du passage de la vie, ä saisir par ce fil rouge des similitudes une recette d'immor-talité. Confronté ä ces bribes de nous-mémes éparpillées dans ces visages anciens pour la plupart inconnus, on ne pouvait nier étre une partie perdurante de ceux-lä. On reconnaissait dans les yeux de cette lointaine aieule (un presque daguerreotype) les yeux intacts de Zizou et c'était troublant, cette transmission du regard ä travers la mort. Restait la boíte ä chaussures. Cette passation solennelle, ces quelques mots secretement murmurés, c'était clair : grand-pěre avait regroupé dans ce carton ľessentiel de ses trouvailles. On agita la boíte, eile ne tinta pas. Ne conte-nant pas d'or, eile nous apporterait pour Ie moins la prěuve de quelque ascendance giorieuse. II y avait la des photos, des cartes postales, des lettres, une broche, un médaillon et deux cahiers. L/écriture du plus ab!mé des deux, appliquée au debut, se défaisait ä mesure qu'on tournait les pages, jusqu'ä devenir presque ilíisible sur la fin, quelques notes jetées qui se diluaient dans le blanc des demiěres feuílles vierges. Sur les photos on—recennaissait les~parents--de~papa • Pierre-dans sa voiture ou en tenue militaire, Aline, massive dans un fauteuil, un petit chien blanc et noir sur ses genoux, ou jeune fille souriante. Touš les documents finaiement se rapportaient ä eux, ä ľexception d'une image pieuse qu'on aurait mieux vue dans le missel de la petite tante. 140 -Maísr-á-y-4-egarde-r-de-^lus-prěs, la priěfe-au verso avait de forts accents patriotiques. íly était question de la Grande Guerre, ou Dieu avait choisi sans equivoque son camp — la fille aínée de I'Eglise. Avec un tel soutien, Tissue du conflit ne faisait aucun doute. Joseph s'en serait certaine-ment réjoui, le frěre aimé de Marie, mais une note manuscrite confirmait qu'il était bien mort ä Tours, des suites de ses blessures, le 26 mai 1916. On déposa ľimage funěbre sur le buffet, qu'on remplaca dans la boite, sur une idée de Nine, par le dentier ďor et les deux alliances. Qu'y a-t-il á ľintérieur d'une noix ? Ľimagination s'emballe : la caverne ď Ali Baba ? Le bois de la vraie Croix ? La voix de Rudolf Valentino ? On la casse et ľavale. On apprend qu'elle contient oligo-elements et vitamínes, glucides et lipides, mais que la caverne d'Ali u3.ua £St uäns lä tCtE de L>íiene±äZäc!c, iC dOí5"(_ic lä Viäic Croix dans ľarbre de la Connaissance et la voix de Rudolf Valentino dans le regard du sourd. 141 Ill Les conciliaires byzantins qui débattaient du sexe des anges n'étaient pas loin, aux yeux de la petite taňte, de passer pour des pornocrates. L'embarras de papa lui-meme devant la maternité ou nous avions garé la voiture, pendant que maman rendait une visitě ä Iaquelle les enfants n'étaient pas admis, quand il dut répondre ä la question de savoir comment dífférencier dans ces petits tas de chair rose les filles des garcons ? II hésita un mnmAfrr. t-*}r\ŕyt-otT.ŕ *-%&•& r\ fit ct± c_ I ť* -h\ŕvtvt np. cŕ\.n_xrŕila_ni-_. r*& rim traduisait chez Iui un certain agacement. Phallus, penis ? Trop savant. Verge? Gnangnan. Quéquette? Infantile (un enfant n'est plus un enfant). Soudain, ľillumination — et, se retournant avec un petit sourire malicieux et géné : « Le robinet. » Merveilleux papa pudique. II n'yeut pas d'autres informations sur la question, et done beaucoup de travail plus tard au moment de la découverte de la double fonction du robinet. Pourtant cela suffit. La fíěche a vibré un moment mais s'est plantée au centre exact de la cible. Cette aura de silence autour du ventre arrondi des měres, e'est aussi une maniere de souligner ľextravagance de la nébuleuse qui nous rend si 145 .prudents dans son approche, presque__détadhésI^=_au point que la vie semble ä peine tenir ä nous, et nous ä peine ä la vie. Méme si les sous-entendus affieurent parfois. Témoin, dans la boíte ä chaussures le cahier de chansons d'Aline jeune fille (ce cahier appartient ä, signé) oů, pármi ľinté-grale de Theodore Botrel, le barde breton de Paimpol et sa Paimpolaise, J'ai deux grands bceufs, et Tes bien trop petit mon ami (qui á seize ans faisait redouter d'etre haut tout comme), on tombe soudain sur un objet de désir qui s'allonge et s'étire et n'est autre, vous ľaviez devine, mesdames, qu'une jarretiěre, et ce quiproquo entretenu jusqu'au dernier vers arrachait sans doute en fin de banquet une sorte de soulagement collectif bien vite recouvert par Je sais une église au fond d'un hameau dont le. fin. clocher se mire dans l'eau. Comment notre vieille Marie s y prit-elle pour annoncer, ä ľoccasion des premieres regies de Nine peut-étre, puisque c'est eile qui le raconte, que les siennes occupě-rent dans sa vie une parenthěse de huit années : de dix-huit (ce qui ne marquait pas une grande précocité) ä vingt-six ans — fourvoiement de la nature dans ce corps chétif, comme pour offrir moins de prise aux elans amou-reux, se vouant desörmais ä limitation des saints et I'enseignement des enfants : deux milliers de petites filles étalées sur cinquante ans, trois generations, autant de républiques, deux guerres mondiales, et eile priait encore avec ses élěves pour la paix en Algérie. 146 -------Son-talent-d-institutrice, c'es^sa^dette-au-Seigneur, son _ apoštolát, qu'aucun figuier ne demeure plus sans fruit. C'est ainsi qu'elle apprit ä lire, écrire et compter ä une presque autiste, jeune femme ä la quarantaine prostrée qui nous effraie un peu quand nous allons chez ses parents passer commande ď« un poulet pour cinq personnes ». Assise dans un coin sombre de la cuisine, entre mur et buffet, un gilet rouge posé sur ses maigres épaules comme une tunique flamboyante qui la consume, eile balance doucement la těte d'avant en arriěre au rythme de ses pensées monocordes et du gémíssement de ľosier. On dirait que son corps entier fait fonction d'horloge, qu'elle vit pour mesurer son temps de vie. Parfois eile resserre autour de la gorge le col de son gilet et frissonne comme sous le coup d'un grand froid intérieur. Son visage tou-- jours penché se dissirnule derrierc la masse-des cheveux qui accompagne en cadence son mouvement perpétuel. Ses pieds sont posés ľun sur ľautre, chaussés de pantou-fles trop grandes, ses bas mal ajustés. Elle fuit les regards et répond d'un grognement ä nos bonjours. Si la presence de sa maman n'est pas nécessaire ä notre visíte, eile enregistre la commande sur un cahier qu'elle extrait d'un tiroir du buffet, ďune écriture hésitante, laborieuse, qui a quelque chose de miraculeux, de ces demarches déhan-chées ďanciens paraplégiques pour qui chaque pas est un arrachement au désastre, et, si eile ne tire pas la langue, il faut la voir ainsi : courbée sur sa page d'ecriture, studieuse, permanente apprentie, extirpant les mots 147 —eomme des nouveau-nés douloureux—ensevelis—dass-ľépaisseur méme de la feuille, presque couchée sur son bras gauche, qui forme avec ľécran de ses cheveux un rempart ä nos regards, puis, sa täche accomplie, sans qu'on lise sur sa face de perpétuelle absente quelque sentiment de géne ou de victoire, eile referme le cahier, le replace avec le crayon dans le tiroir et s'en retourne téte basse ä son fauteuil, signe pour nous de nous en aller, de ľabandonner ä ses abimes, ténébreuse plongée qui donne ä ľallée de cědres conduisant ä la grand-route des allures de voie celeste. Et c'est vrai que ďautres fois eile rend convenablement la monnaie. Ses parents en étaient si fiers, si reconnaissants ä la petití taňte, qu'ils ne manquaient jamais de glisser dans le sac quelques ceufs provenant de leur élevage. -.D/iní- tif-A ŕv**i^aä ŕ^.rtí* í>*-\f* ť^nr^j^ůť* ■"""? Af^f ii^aa na Ir* |^líi#-% veillance divine, la taňte voulut exercer ensuite ses talents sur la petite Annie, mais eile dut cette fois capituler. La petite Annie, sans äge, ä la grosse téte souriante et aux yeux bridés de sa Mongolie mentale, qui déambulait librement dans le bourg en blouse ďécoliěre, ses chausset-tes blanches remontées jusqu'au genou, sa coiffure sage maintenue par une barrette, fiěre des jolis rubans grace auxquels eile se décernait un prix ďélégance, répétant inlassablement ä chaque passant qui s'enquérait de sa santé, comme un juif exile loin de Jerusalem : « La petite Annie ä Paris demain. » Et son vceu finalement exaucé, Paris oü eile finit par regrouper la diaspora de ses chromo- 148 -semes-peur-y-iiieurify-au-dessus de la patisserie de sa sceur ainée, ä Passy. Annoncait-elle-eneore aux géns des beaux quartiers qui n'ont peut-étre pas notre indulgence qu'elle irait ä Paris demain, tel ce nouveau venu qui cherche Rome en Rome et rien de Rome en Rome n'apercoit ? Paris était en effet leseul mot quelleidentifiät, grace ä un subterfuge de la tante qui ä la place du A dessinait une tour Eiffel, si bien que devant le monument grandeur nature la petite Annie fut sans doute la seule pármi les millions de visiteurs ä líre le nom de la ville promise dans ľenchevétrement des poutrelles. Pauvre tante, on devine sur quel ton de petite fille ä ľenjouement force eile dut s'immiscer dans la conversation, sans qu'on 1'eut conviée, simplement fächée qu'on ne s'occupät pas d'elle, avec son habitude d'avoir toujours sur tout son mot ä uire.- fCeia irniair papa; qui ne comprenait pas quelle eüt aussi un avis sur tel joueur de football : rabrouée, eile se faisait malgré tout répéter son nom en prevision d'une prochaine discussion ou eile en parlerait comme d'une vieille connaissance.) Mais ce jour-lä le terrain n'est pas pour eile. Elle le redoute méme comme une peste de ľäme, oú sont abordés ce mode d'assemblage des corps et cette conception des bébés qu'une juste bonté de ľépoque ne la forca jamais ä enseigner. Du moins se jette-t-elle courageusement ä ľeau plutôt que de rester seule sur son íle, en apportant ce qu'elle sait de la question, sa modeste experience, cette humble pierre dans ľédifice de la connaissance — et, s'il 149 _n!y_avait Nine, personne ne lui préteraÍLattentioii^-AlQrs^ devant le peu de succěs de son intervention, la vieille taňte repete comme une piece importante á verser au délicat dossier de la sexualite que, quant ä eile, ä vingt-six ans le probléme s'était trouvé définitivement résolu, ce qui, cette aménorrhée fatale, loin de la chagriner, était ä ľentendre la meilleure chose qui lui rút arrivée — comme un bon débarras ä ľencombrant rappel chaque mois de sa fémi-nité, une sorte de grace divine lui permettant, le corps et ľesprit purifies, de bätir sur les mines de sa vie de femme son limpide destin de bienheureuse institutrice, pour la gloire du Trěs-Haut. On la chinait bien un peu, s'étonnant qu'elle ne se fut jamais mariée.-Elle prétendait qu'il n'avait tenu qua eile, que ses prétendants n'avaíent pas manqué, sur lesquels __elle gardait malgré notre insistance jalousement le secret. Mais, au vu de sa petite chair grise, on les imaginait si tristes, si peu avenants, qu'on comprenait qu'elle ait choisi de rester cette vieille fille mere ímmaculée de quarante enfants ľan. Une seule fois on la surprit en flagrant délit de coquet-terie, au mariage de papa et maman. Sur une photo du cortege, eile donne le bras á grand-pěre, pimpante dans une longue robe noire fourreau, un chapeau capeline incline sur ľoreille, gants noirs, pochette noire, son petit visage chiffonné pointant glorieusement le menton, mais déjä toute blanche. Ce sublime chant du cygne en ľhon-neur de son neveu ne saurait effacer trente années de 150 ---------renoncementj—d-oubli—de—soi^-ElIe—a—déjä—cette allure _____generale de petite vieille qu'elle avait du adopter ľannée de ses vingt-six ans. Comment ľimaginer courant les magasins, arrétant son choix sur une robe, et, gainée de noir face ä son reflet dans un miroir, promenant ses mains sur ses pauvres formes ? Plus sürement eile doit sa tenue ä grand-pěre, qui habilla de fait une grande partie de la noce. Mais eile a Fair ravi, ne cherchant pas ä se cacher du photographe, la téte penchée sur ľépaule comme nous ľavons toujours vue et gentiment moquee, car c'était vraiment eile, sa marque, si bien que plus tard, devant Ies femmes de Modigliani, nous avons été quelque peu désappointés que d'autres pour cette inclinaison tirent une gloire qui lui revenait ä eile. Ce sursaut ď elegance, cette bouffée d'audace, une fois dans une vie ce n'est pas --------abuser. D'autant qu'elle se doute bien que-les-regards flatteurs, les marques ďintérét, s'adressent, plutôt qua eile, ä la téte du cortege. EUe sait bien qu'elle ne possěde pas la distinction toute parisienne de grand-pěre, qui, ä son bras, porte la jaquette avec ce maintien aristocratique qu'enseígne la proximité des maitres. On la sent préte, au premier faux pas, ä retrouver ses jupes informes, son ______cabas noir écaillé et sa maisonnette dans le iardin, et, la parenthese de ce beau jour refermée, ä reprendre le compte ä rebours de son dernier flux menstruel, ľannée de ses vingt-six ans. Et si pour une fois nous comptons avec eile au lieu ďaffecter ľennui devant ses histoires, nous avons la surprise, puisqu'elle est née en 1890, 151 ďaboutir ä ľannée 1916, et, affinant nos calculs. á ce mojs de mai oú son frěre Joseph expirait. ................ Cest cela done quelle nous disait, lancant ä la canto-nade ses comptes cabalistiques. Cette longue et secrete retenue de chagrin, ce sang ravalé comme on ravale ses larmes, et par cette mort sa vie ä jamais déréglée. 152 L'apparition des gaz de combat remonte ä un an déjä, au nord d'Ypres, sur le front de Steenstraat, et e'est pourquoi on baptise la trouvaille ypérite. Elle ne rendaít pas son inventeur si fíer qu'on y attache son nom comme ä Pasteur la pasteurisation et ä Lecoq le gallium — de gallus, coq, et non cette sorte d'appellation gau-loise dont s'offusquaient les chimistes allemands qui en représailles, cinquante ans aprěs, dénommaient germanium la découverte ä Ieur tour, d'un corps simple métal-lique. Cette propension ä annexer les noms de lieu, cet über alles, on aurait du se méfier. Dans le secret du laboratoire, testant sur de petits animaux martyrs ses cocktails de chlore, le cruel employe du gaz — et, ä ľhorizon de ses recherches, les futurs camps de la mort — n'ignorait pas qu'il enfreignait les conventions de La Haye par lesquelles les pays habitués ä en décou-I3re étaient convenus, afin d'en réduire les cöuts, de Iivrer la guerre suivante ä la reguliere, selon la mystique chevaleresque et la science du duel, version planétaire du Combat des Trente oú ľon s'entretuerait sur le pre de trois départements, sans débord du périmětre de lice ni 153 dommage pour la multitude des vilains que n'ont jamais concerné ces joutes prínciěres. Mais c'étaít en temps de paix, quand les bien-portants s'imaginent en malades raisonnables. Demandez ä Joseph, les poumons brúlés, de ne pas hurler sa souffrance. II y avait des mois que les trente étaíent des millions, décimés, épuísés, colonie de morts-vivants terrés dans les boues de la Somme et de la Marne, lancés abrutis de sommeil dans des contre-attaques meurtriěres pour le gain ďune colline perdue le lendemain et le massacre de divisions entiěres, pions déplacés sur les cartes ďétat-major par ďinsensés Nivelle, pian Schlieffen contre pian XVII, téte-ä-téte de cervidés enchevétrés figés dans leurs ramures. Les regies de la guerre, si précieuses ä Fontenoy aux ordres du dernier des condottiěres, provoquaient dans cette que-relle ďarpenteurs des bilans d'abattoir et une esthétique de bauge. La facture s'alourdissait. Le merke du petit chimiste fut de proposer une bonne affaire : un kilogramme d'explosifs coüte 2,40 marks, contre 18 pfennings et de plus grands ravages son poids de chlore. Face aux milliards des maítres de forges, en fermant les yeux, la victoire ä trois sous. C'est ainsi que Joseph vit se lever une aube olivätre sur la-plame d'Ypres. Dieu, ~cer mätiiFla7~étak avec eux. Le vent complice poussait la brume verte en direction des lignes francaises, pesamment plaquée au sol, grand corps mou épousant les moindres aspérités du terrain, s'engouf-frant dans les cratěres, avalant les bosses et les frises de 154 bařbelés, marée verticale commě ceüe ěn frier "Rouge qui ěngloutit Íeš"čhäl"š~de-ľarmee du pharaon. 7 """ L'öfficier ordonna d'öuvrir te feu.~H présumait que derriěre ce leurre se dissimulait une attaque d'envergure. (ľétak sans doute la premiere fois qu'on cherchak ä tuer le vent. La fusillade libera les esprits sans freiner la progression de ľimmense nappe bouillonnante, méthodi-que, inexorable. Et, maintenant quelle était proche ä les toucher, levant devant leurs yeux effarés un bras dérisoire pour s'en protéger, les hommes se demandaient quelle nouvelle cruauté on avait encore inventée pour leur malheur. Les premiers filets de gaz se déversěrent dans la tranchée. Voilä. La Terre n était plus cette uniforme et magnifi-que boule bleue que ľon admire du fond de ľunivers. Au-dessus d'Ypres s'étalak une horrible tache verdätre. Oh, bien súr, ľaube de méthane des premiers matins du monde n'était pas hospitaliěre, ce bleu qu'on nous envie, lumiere solaire ä nos yeux diffractée, pas plus que nos vies n'est éternel. II virera selon les saisons de la nature et ľinclémence des hommes au pourpre ou au safran, mais cette coloration pistache le long de l'Yser relevak, eile, ďune intention maléfique. Maintenant, le brouillard rhloré^arripe-dans^e^acis-des boyauxT-s'infiltre-dans les abris (de simples planches ä cheval sur la tranchée), se niche dans les trous de fortune, s'insinue entre les cloisons rudimentaires des casemates, plonge au fond des cham-bres souterraines jusque-lä préservées des obus, souille le 155 ravitaillement et les reserves d'eau, occupe saris répiť ~~ľešpace, si bien que la recherche fŕénetique ďurié bourYéě" d'air pur est désespérément vaine, confine ä la folie dans des souffranees atroces. Le premier reflexe est d'enfouir le nez dans la vareuse, mais la provision ďoxygěne y est si réduite qu'elle s'épuise en trois inspirations. II £aut ressortir la téte et, aprěs de Iongues secondes d'apnee, inhaler ľhorrible mixture. Nous navons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait ä remonter les chemins de I'horreur : ľintolérabíe brůlure aux yeux, au nez, ä la gorge, de suffocantes douleurs dans la poitrine, une toux violente qui déchire la plěvre et les branches, aměne une bave de sang aux lěvres, le corps plié en deux secoué d'äcres vomissements, écrou-lés recroquevillés que la mort ramassera bientôt, piétinés par les plus vaillants qui tentent, mains au rebord de la ťränchée, de se hisser au-dehors, de s'extraire de ce grouillement de vers humains, mais les pieds s'emmélent dans les fíls téléphoniques agrafes le long de la paroi, et ľéboulement qui s'ensuit provoque la réapparition par morceaux des cadavres de ľautomne sommairement en-terrés dans le parapet, et ä peine en surface e'est la penible course ä travers la brume verte et ľinfect marígot, une -jambe-soudain aspirée-dans-une-chápe de glaise molie, et ľeffort pour ľen retirer sollicite violemment les poumons, les chutes dans les flaques nauséabondes, pieds et mains gainés ďune boue glaciaire, le corps toujours secoué de ráles brúlants, et, quand enfin la nappe est dépassée — ô 156 "fŕäíche transparence de ľäir —, les vŕeílles rěcettěš""de~lä guerre par ülTbombärdement intensif fauchěňt les resca-pés. Seuís les trěs chanceux atteignent les lignes arriere. Joseph est de ceux-lä — ou cueilli pas si loin qu'un anonyme grand de cceur ramene ä couvert — mais son état inspire ľinquiétude : lesions profondes, amputation probable ďun poumon. On le dírige sur Tours, ce qui n'est pas bon signe. II voit qu'il se rapproche de sa maison, que pour lui la guerre est finie. II trouve méme la force ďacquiescer quand son mal fait des envieux. Les valides qui ne savent pas donneraient volontiers un poumon sur la promesse de ces femmes qui vont le dorloter. Dans ľimmédiat, on envoie un regiment de Marocains récupérer les positions perdues. Le gaz n'est pas encore dissipé, mais ces gens du désert ont ľhabítude du vent de sable qui pique aussi les yeux et les branches. Le voyage est long jusquen Touraine. Le convoi se traine pour ne pas trop malmener sa charge de souffrance. Les ambulances improvisées, les suspensions rudimentai-res, les routes approximatives, les nids-de-poule arrachent des plaintes aux blesses. Joseph s'impatiente. Maintenant que nous savons oů cela finít -pour lui, il vaudrait mieux empiler les kilometres jusqu'ä ľinfini, qu'ils retardent au -piu^offi-son-afriveeT-Mais il souff re tcÜcmcnt. Ghartres, Chäteaudun, Vendôme — voilä, nous y serons bientôt. Sous la fiévre, ä des bribes de mots, des convulsions de terreur sur les visages, on reconnaít le ressassement hallu-ciné de ces visions ďenfer, les corps ä demi ensevelis, 157 déchiquetés, écartelés sur les barbelés, bleus étóurňěaux" šušpéndus dans la pantiěre ä qui semblělrěfusée ľuítirrié consolation de s'étendre, ďattendre la joue contre la terre humide la délivrante mort, animés de hoquets grotesques ä ľimpact des balles perdues, soulevés comme des pantins de paille par le souffle ďune explosion, décrivant dans le ciel haché d'éclairs un réve ďlcare désarticulé avant ďétreindre une derniere fois la lise féconde, bouche ouverte en arret sur ľeffroi, regard étonné pour tout ce mal qu'on se donne, tandis que le casque renversé se remplit d'une eau claire sauvée du bourbier, vasque delicate pour le jour des colombes. Mais les oiseaux ont déserté ce ciel tonnant ensanglanté de paraboles de feu. H n'y a que les pauvres pigeons parfois, läcbés dans la tourmente bardés de messages secrets, sur qui se concentre le tir des soldats soulagés de participer soudain ä ce qui n'est plus qu'une simple chasse ä la palombe. De la tranchée adverse on entend leurs cris de joie, une clameur enfantine, quand le messager interrompu dans son vol chute pesamment, et on les maudit comme jamais ä ce moment, parce qu'il apparaít tout ä coup que c'était la solution au malheur que portait ľoiseau abattu. Paysage de lamentation, terre nue ensemencée de ces corps-laboureurs, souches noires Hrérissées—en souvenir d'un bosquet frais, peuple de boue, argile informe de ľoeuvre rendue ä la matiěre avec ses vanités, fange nau-séeuse mélée de ľodeur äcre de poudre brůlée et de charnier qui rend sa propre maceration (des semaines sans 158 Vj________s e dévétir) presque supportable, avec le vent~quanH le T vacarme s'éteínt qui transmet en silence . Ies räles des agonisants, Ies grave comme des messages prophétiques dans la chair des vivants prostrés muets ä ľécoute de ces vies amputees, les dissout dans un souffle ultime, avec la j nuit qui n'est pas cette halte au cceur, cette paix d'indici- * ble volupté, mais le lieu de ľattente, de la mort en suspens ŕ et des faces noircies, des sentinelles retrouvées au petit í matin égorgées et du sommeil coupable, avec le jour qui • s'annonce ä ľartillerie lourde, prelude ä ľassaut, dont on redoute qu'il se couche avant I'heure, avec la pluie interminable qui lave et relave la tache originelle, transforme la ; terre en cloaque, inonde ies trous d'obus oü le soldát lourdement harnaché se noie, la pluie qui ruisselle dans les j tranchées, effondre les barriéres de sable, s'infiltre par le L_______col et les souliers,. alourditle drap_du costume, Iiquéfie les í os, pénetre jusqu'au centre de la terre, comme si le monde n'était plus qu'une éponge, un marécage infernal pour les ämes en souffrance, la pluie enfin sur le convoi qui martéle doucement la capote de ľambulance, apaísante soudain, presque familiére, enluminée sous les phares en de jp myriades de petites lucioles, perles de lune qui rebondis- " sent en cadence sur la chaussée, traversem les villes 4 sombres et, afapprocherde Tours, comme le~jöür se iěve, I se glissent dans le lit du fleuve au pied des parterres royaux de la vieille France. 159 Joseph ne mourra pas. Sa sceur Marie a fait le voyage de Random ä Tours avec une provision de médailles pieuses qua peine arrivée eile glisse sous les oreillers de son frěre et de ses compagnons ďinfortune. Elle a attendu pour cela que les infirmiěres en tablier blanc qui évoluent comme des ballerines russes entre les lits aient le dos tourné. Certaines qui ne croient quen la science et ses vertus cartésiennes colěrent contre ces gris-gris, un wagon de morphine ferait mieux ľaffaire. Car la bíenfaisante morphine est rare. Sollicitées de toutes parts, elles la dosent avec soin, la partagent selon d'empiriques coefficients : ľintensité des plaintes, la proximité de la mort. Quand eile vient ä manquer, elles aimeraient se boucher les oreilles, crier plus fort que toutes ces douleurs accumu-lées. Cette guerre va trop loin. Tous sont ď accord, ce sera la derniere. "Pour Joseph et des millions, certainement. Au chevet de šoň frěre, Marie s'est míse sans Larder au travail. Elle a sorti son chapelet, choisi dans son ciel le préposé aux souffrances — c'est le Christ Soi-méme, méme si les saints martyrs, dépecés, lapidés, ébouillantés, n'ont pas démérité - et rosaire aprěs rosaire eile lui 160 "demande de prendre en šupplémeňt"súr seš ructes~épäulés de charpěnťiěř ce sTŕfíement qui sourd dě la poitrine de son frěre. En échange — eile cherčhece quelle poúřrait bien donner, puisqu'elle n'a qu'elle —, eh bien, eile donne ce désir qui la nuit envahit ses entrailles, eile donne son sang de femme. Sang pour sang, le marché est honněte. D'ailleurs Joseph reprend des couleurs, se dresse bientôt sur son lit, reclame ä manger. Le printemps est sur la Touraine, la Loire se gonfle des eaux de la fonte, dans un verre les derniers brins de muguet. II évoque ľéventualité d'un retour prochain, feint ľentrain, taquine une fille de saue, promet sitôt guéri de ľépouser. Elle rit (c'est au moins sa vingtiěme demande), Marie un peu moins — son petit air pince. Puis il se sent de nouveau fatigue, tousse un peu, desire se reposer. II s'allonge, étend les bras le long de son corps, abaisse les paupiěres. Aprěs cette brěve remission, les rales reprennent, la fiěvre, les visions de ce theatre d'horreur. Quand le soir tombe, le jeune homme au teint blafard entre en agonie. Cette fois, le médecin-major ne laisse plus d'espoir. La jeune promise passe réguliěrement dans la pénombre, et doucement, pour ne pas géner ceux qui dorment, pose un linge frais sur son front, remonte les draps sur sa poitrine, et, quand un accěs brutal de_toux le"fartr^e~ilresser dans son lit^elle le prend comme un enfant dans ses bras et lui verse entre les levres une cuillerée de sirop. Au petit jour, alors qu'une blanche lueur inonde ľimmense salle commune et qu'on entend dans le silence de ľaube le clapotis du fleuve, ses yeux ont 161 une effrayante fixité. Arrivée la premiere, Marie eh ěšT saisíe. On lui dit que ce n'est pas encore la~ffi"mais"quit lui faut s'y preparer. Elle viendra en milieu ďaprěs-midi sur un regard plus doux. Maintenant Joseph annoncé mort — son nom sur une image pieuse et patríotique qui se vend 0 fr 05, pour les ceuvres, ä la cure de Commercy (sous-préfecture de la Meuse, specialitě de madeleines), sertie d'un mince bandeau noir, monument de tristesse ä ľen-téte d'un titre de román héro'íque : «Les Champs d'Honneur », et au sous-titre ďune edition de gare : « Oú coula ä flots le Sang de France en 1914-1916 ». (La bataille dure encore. On annonce une brochure ä paraitre aprěs la guerre sur tout ce qui s'est déroulé ici). Üne grande croix noire, porteuse en son centre du monogramme du Christ, s'auréole des noms des regions tragiques : l'Artois, la Serbie, les Dardanelles, la Marne et la Meuse, la Lorraine et ľAlsace, ľArgonne, ľYser, comme une couronne d'effroi qui dé-nombre sur la tráme de rameaux ďolivier le sous-ensem-ble des communes martyres, ä ľaune du charnier, si bien que Vimy s'écrit aussi gros que Lens, Dixmude qu'Os-tende, Les Eparges que Nancy. Que cette image rappelle ä tous la gratitude que nous devons avoir envers Dieu pour la bataille prodigieuse de la Maine el, depuis, la solidite de notre front. Et si la bataille, comme il est écrit, tint ä ce point du prodige, c'est-ä-dire de la croix de Clovis dans le ciel de Tolbiac, de sainte Genevieve délivrant Paris, Jeanne ď Arc Orleans et Léon Ier obtenant du 162 Vandale Genséric la vie säüve pouriěs habitants" de Rome, c'est peutTetre que Dieu ětait aussi avěčňous, Pere navré de voir ses fils user ainsi "de lěur liberté, gardant pour chacun la méme pitié, le méme amour désolé. Pieux souvenir des héros, notamment de — inscríre ä la suite le nom, petit ruisseau qui conflue vers ía grande rivieře rouge, la cloaca maxima, la louve menstruelle —, ce dont se charge de son écriture irréprochable sa sceur Marie, alors jeune institutrice, qui perd deux frěres dans ľhistoire (ľofficielle, pour une fois que celle-lä interfere avec la nôtre, la laíssée pour compte) et ajoute dans la marge, car il n'y a de place que pour le nom et il ŕaut qu'il soit court (c'est un formulaíre pour roturiers, pour la piétaille, celie qui s'allonge sur les monuments aux morts sculptés sur le mode de la deposition, écrasant les colonnes de noms d'une certaine idée républicaine du salut) : « Agé de 21 ans, blessé en Beígique, décédé ä Tours, le 26 mai 1916 ». Et ce court commentaire sauve Joseph de la longue nuít amnésique. Entre ces deux bornes, dans cet intervalle en pointillé, la tante installe ä ľencre violette passée par le temps le mystěre ä élucider d'une vie qui s'acheve. Vingt et un ans. On sah, puisquellě nous ľapprit, qu'ä quatorze La ^Péreuse-eemrnandait deja une frcgater-si-bien-que sept ans plus tard il avait sans doute la memoire d'un vieux fendeur d'océan, mais Joseph qui quitte son village pour mourir et ne vit qu'un paysage dévasté, et du voyage que ía promiseuité des wagons ä bestiaux et la bäche d'une 163 ambulance au-dessus de ses yeux malades, Joseph sans-le-~pláisir ďune femme peut-étrě, Joseph cataprulre~arrmäieir de ľenfer des hommes. Joseph bien jeune pour cet acte majeur, «Joseph mourir» le 26 mai 1916, ainsi qu'elle ľécrit. __L 164 Un an plus tard, c'était au tour d'Emile. Cette année ďécart aura séparé les deux frěres sur ľinterminable liste du monument aux morts : Joseph dans la colonne des victimes de 1916, Emile dans celie de 17, comme exilés ľun de ľ autre, au point que leur parenté, pour le curieux qui note ľhomonymie, semble s'affaiblir en un simple cousinage — alors que leurs deux noms accolés les au-raient réunis dans la mort, vision de deux frěres tombés côte ä côte, balayés par ja merne explosion, définitive-ment jumelés par le souvenir. Cette seconde mort, sur laquelle eile n'avait plus que ses larmes ä verser, Marie en partage la douleur avec Mathilde, la jeune veuve, mere du petit Rémi que son pere découvre lors de la courte permission accordée pour la naissance de ľenfant. Entrant en tenue de soldát dans la chambre, ä la tombée de la nuit, íl s'approche sans bíiiit dú berceau, se penche avee-^réeautioH-^eur ne pas vcrscr sur-cette petite chose endormie les tumultes de la guerre — abasourdi de joie soudain par ses minuscules poings serrés sur des songes blancs, ses cheveux ďange, le trait finement ourlé de ses yeux cíos, le réseau transparent de ses veines, ľinexpri- 165 mable fraícheur de son souffle qui trace sur la main— meurtrie d'Emile comme une iňvifaIioTrau_š1iěnčěT^uuter_ vant le voile de mousseline, Mathilde présente son ceuvre -ä son grand homme. Car eile le voh grand dans sa tríste tenue de combat qui sent la sueur, la poussiere, l'infor-tune des armes. Elle lit dans ses traits durcis, dans les plis inédits de son visage autour de sa boucbe et sur son front, ľäpreté de sa vie lä-bas, ce courage permanent qu'il puise dans ses entrailles. Elle n'ose lui parier des privations de l'arriere, ä lui qui est přivé de tout, des rüdes täches ďhomme ä accomplir, des decisions ä prendre seule, de sa lassitude, de ce Noěl insipide sans lui, de la petite creche malgré tout sur la commode avec son papier d'emballage qui imite la montagne et fait de ce coin de Palestine une espěce de site magdalénien. Elle se sent pleíne de reconnaissance et de pitié. Posant une main sur sa nuque, eile avoue ce manque cruel de ten-dresse qu il partage avec eile, tandis que, levant la téte du berceau, il s'enivre du doux parfum de la femrne pou-drée. Elle a tellement attendu quelle n'est plus certaine de reconnaítre en cet homme celui dont eile guettait désespérément le retour. Elle se demande maintenant ä le contempler pres d'elle si eile n'a pas vu trop grand pour -söTTtricot, quand eile essayaity-enHFefermant ses bras sur— eile dans une étreinte fictive, ďévaluer de memoire le torse de son mari, avec cet emplacement pour poser sa tete ä eile, ce creux tout expres contre ľépaule quelle cherche de son front ä present pendant qu'il retire une ä 166 ; une les épingles de ses cheveux avec J'habileté ďun [ ehercheur de poux, les déposant sur la table de cheyetoú [ eile saura les retrouver demain matin pour sa toilette, f aprěs qu'il lui aura passé ľenfant qui se reveille et pleure s jusqu'ä ce que, couché sur sa mere, il se mette ä téter I goulument, des larmes de lait coulant de sa bouche. Une | fois rassasié, son pere ľélevera trěs haut ä bout de bras ( dans le pále rayon du jour, au risque ď une envolée \ blanche qui tachera ľ uniforme de drap bleu étalé sur la ! chaise. Mais Emile n'en a cure. II éprouve désormais un í formidable sentiment ďinvuínérabilíté pour les combats e ä venir, sur comme un danseur de ľesprit de passer ä i travers la mitraille, bardé du souvenir de cet enfant \ victorieux, né un 2 décembre, jour commémoratifd'Aus- [ terlitz et du Sacre, un signe ďon ne savait trop quoi mais I_______que Rémí ne manquait jamais, .de. rappeler ä .chaque I anniversaire, se saupoudrant au passage d'un peu de I poussiere d'empire, si bien qua force ľultime baiser j d'Emile ä son fils avant de repartir au front et d'y mourir í s'est confondu avec les adieux de Fontainebleau dans I une chambre tapissée d'abeilles. p"" Emile n'était pas la pour ses funérailles. Des années, f Mathilde se recueillit devant une tombe vide. Son mari 't~~ était mon pourtant, on avait bien ldentifie son corps, mais í sur la fin la bataille était si terrible que la tréve des í brancardiers n'était méme plus respectée. La preparation ! du terrain ä ľartillerie lourde avant une attaque ďenver- í gure s'étalait sur huit jours parfois, huit jours pendant 167 lesquels tombait dans le périmětre á réduire de quoí rayěř un pays de la carte. Les malheureux, terrés. ä ne pas bouger une oreílle, assourdis par le vacarme, ne pouvaienť tendre un bras pour se saisir d'une gourde, jeünant des jours avant que ne passe la cantine (ces héros sans armes qui progressaient dans les boyaux porteurs d'une gigan-tesque marmite ä ne pas renverser, les musettes pleines de pain), dormant éveil és dans un repli du sol, assures que le monde jusquä la fin ne serait plus que ce foyer de ľhorreur. Les cadavres abandonnés s'enlisaient peu ä peu dans la glaise, glissaient au fond d'un entonnoir, bientôt ensevelis sous une muraille de terre. On trébuchait pendant un assaut sur un bras ä demi déterré, un pied, et, tombant le nez sur le nez d'un cadavre, on jurait entre ses dents — les siennes et celieš du mort. C'était une fächeuse invite, ces crocs-en-jambe sournois des trépassés. Mais on en profitait pour arracher autour du cou les plaques d'identité, sauver ces masses anonymes ďun futur sans memoire, les rarnener ä ľétat civil, comme si le drame du soldát inconnu était moins d'avoir perdu la vie que son nom. C'est sans doute ainsi qu'on avait annoncé á sa femme qu'Emile était mort, son corps enfoui dans le jsecteur des Hauts-de-Meuse. Et si Emile avait égaré sa plaque et quun autre réuTrámassěe.' Silľavait échangée avec un camarade pour un arrangement secret ou pour brouiller ľesprit d'un caporal obtus ? Mort vraiment, Emile ? Des prisonniers revenus de trěs loin, des années parfois 168 -apjesJa-fin-de-ia-guerre, maintenaiem-ľespoir en sursis. Selon certains témoignages, de plus-ou moins amnésiques avaient refaít leur vie sur le front de ľEst. De simples journalíers avaient trouvé dans le regard bleu d'une Polonaise les quelques arpents de terre qu'ils ne possé-daient pas ici. Pour les sans-dot, la patrie était moins reconnaissante que ces femmes seules en quéte de bras vaillants. On racontait des histoires de soldats affamés, errant au milieu de landes désolées, et recueiUis par des marieuses ä l'affüt. Un copieux sandwich et un peu de chaleur suffisaient parfois ä retenir ces tragédiens malgré eux. Mais qu'aurait eu besoin Emile d'aller chercher ailleurs ce qu'il avait ici ? L'espoir insensé d'un retour s'amenuisanť au fil des années, Mathilde trouva momentanément un réconfort Hone !p =pro