Dominique VI ART Ľécrivain au miroir (2003) ĽÉCRIVAIN AU MIROIR Dominique VIART Professeur de littérature francaise ä ľuniversité de Lille III Forme de ľécriture de soi, ľautoportrait est ľune des voies d'acces ä la cowplexité du «je». Mais tout texte littéraire n'est-ilpas, au fond, un portrait de son auteur ? A la difference de ľautoportrait pictural, qui répond ä la question « comment suis-je ? » (ou plutôt « comment est-ce que je me vois ? »), ľautoportrait littéraire, qui semble se donner pour horizon le fameux adage de Socrate « connais-toi toi-méme », s'interroge sur le «qui suis-je?». Ou plutôt, il suppose résolue la question, dont il pretend exposer la réponse. Cest dire — et doublement — qu'il passe par la reflexion. Un homme, ou une femme, s e regarde, se réfléchit; le texte est ä la fois son miroir et ľespace de son introspection : ainsi se présentent les Essais de Montaigne, qui furent, au seuil de la littérature francaise, la premiére entreprise d'autoportrait. L'auteur souhaite en effet y exposer « aucuns traits de [s]es conditions et humeurs » afin que parents et amis « nourrissent plus entiěre et plus vive la connaissance qu'ils ont eue de [lui] ». Loin d'une stricte contemplation narcissique, il s'agit bien, on le voit, d'un veritable effort d'analyse introspective. Autoportrait et autobiographic Ľautoportrait appartient done aux formes nombreuses de ľécriture de soi. A ce titre, il est proche de ľautobiographie, mais s'en distingue par plusieurs traits. Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune définit celle-ci comme un « récit rétrospectif en prose qu'une personne reelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur ľhistoire de sa personnalité ». Or, ľautoportrait déroge ä cette definition en ce qu'il n'est pas un récit et que sa perspective n'est pas retrospective. En effet, ľécrivain propose un portrait de lui ä un instant donne, et le concoit le plus souvent comme intemporel. Cest la nature profonde du sujet — son étre ou son essence — que le texte teňte de saisir et ďexprimer. Aussi, plus qu'au récit, narration de ses « aventures » ou de ses experiences, il fait appel ä la description et au discours. La description est ce qui rapproche le plus ľautoportrait littéraire de son equivalent pictural. Lorsque Montaigne écrit: «J'ai au demeurant la taille forte et ramassée ; le visage non pas gras mais plein ; la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude, Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis, la santé forte et allégre, jusque bien avant en mon äge, rarement troublée par les maladies », il est possible de se représenter ľhomme qu'il fut. Force est de reconnaítre cependant que ce n'est qu'une silhouette : il est bien rare que les autoportraits littéraires s'étendent longuement sur les caractéristiques physiques. On en vient trés vite aux aspects psychiques, au caractěre. L'ajustement — ou l'articulation — de la description physique et de la description psychique joue évidemment de la relation entre les deux: concordance (comme chez Montaigne : «Mes conditions corporelles sont en somme trés bien accordantes ä celieš de ľäme ») ou opposition. Dans le premier cas, on retrouve les «theories » actuelles de la psychomorphologie ou de son ancétre du xixe siěcle, la physiognomonie, chére ä Balzac. Dans le cas contraire, ľautoportrait est plus contraste, et trouve souvent sa justification dans la volonte de manifester une vérité psychique insoupconnée derriěre les traits physiques qui la dérobent. Les voies multiples de ľidentification II convient d'ailleurs de remarquer que ľécrivain se saisit ä travers des categories qui sont celieš de son temps (celieš de la médecine des « humeurs » — jovial, mélancolique, sanguin — chez Montaigne), comme si tout homme se demandait, avant de nuancer éventuellement, ä quel «type humain» il appartient. Cest ľune des tensions caractéristiques de ľautoportrait que de prétendre afficher ä la fois 1 Dominique VI ART Ľécrivain au miroir (2003) une singularitě et une appartenance générique : « je suis comme vous, je suis different de vous » semble dire celui qui se portraiture. Autre tension du méme ordre, bien reparable chez Montaigne : celle qui lie nature et culture. Au moment oú il évoque les parties les plus naturelles de son corps — comme les poils —, ľécrivain cite le poete latin Martial! II se saisit ainsi lui-méme ä travers une culture, et non dans une illusoire immédiateté. H en va de méme lorsque Michel Leiris recourt aux mythes pour se presenter dans L'Age d'homme. C'est dire que ľon ne se connaít que par le truchement d'un savoir qui permet d'aller plus loin en soi, de se rendre plus attentif et plus perspicace dans ľobservation de soi-méme. Car la finalité principále de ľautoportrait est bien ďexprimer une vérité de soi-méme. Ä ce titre, il est proche aussi de ľautobiographie rousseauiste, qui tourne au plaidoyer pro domo. Or, s'il importe ďexprimer cette vérité, c'est que celle-ci n'est pas evidente. Le discours prend alors le pas sur la description, pour affiner ľexposé des méandres psychiques de ľécrivain. On retrouve une difference de méme nature que celle soulignée par Marcel Proust entre le moi social et le moi créateur. A ceci pres qu'il s'agit plutôt ici de ľécart entre la perception intime de soi et le personnage extérieur que chacun ne manque pas de jouer : «le « moi» du sujet n'est pas identique ä la presence qui vous parle » rappelle Jacques Lacan. Le souci de se démasquer soi-méme reactive un topos romantique qui oppose la vérité profonde de ľétre, insoupconnée, ä son apparence sociale. Les deux auto-portraits que, dans Les Caprices de Marianne d'Alfred de Musset (acte I, scéne 1), donnent respectivement d'eux-mémes Coelio et Octave, sont ä cet égard trěs éclairants : si le premier s'accorde pleinement avec la figure mélancolique qui est la sienne, l'autre dissimule son tourment sous les déguisements de l'ivresse et du carnaval et préfěre se peindre en « danseur de corde », ivre de vie, cynique et insoucieux. Se décrire. s'écrire : le style, c'est l'homme Sans doute est-ce cette dimension «romantique» qui fait de la poésie le lieu privilégiá de ľautoportrait, ä côté de ľessai au sens de Montaigne. Le « sujet lyrique», en effet, cherche toujours ä s'épancher. II s'interroge et s'expose, hors de tout récit. Expression de soi par soi, la poésie lyrique est paradoxalement une forme ďautoportrait assez peu envisagée comme telle, alors méme qu'elle devrait ľétre ä un double titre : ďune part en raison du propos qui s'y tient, ďautre part ä travers ľexpression méme, qui « trahit» (au sens positif du terme) une certaine intimite du sujet. Prolonger cette reflexion conduit inéluctablement ä parier du « style » de chaque écrivain, car il ne paraít pas impossible de soutenir que ľécrivain se peint aussi (surtout ?) dans la forme méme de son écriture. Sartre rappelait volontiers que tout « style est gros ďune métaphysique ». On pourrait avec lui arguer que toute écriture manifeste une personnalité : que ľon pense ä Verlaine et sa mélancolie saturnienne, mais aussi ä Celine, caustique et empörte, ä Julien Gracq, esthete cultivé, ou encore ä ľinquiétude de Claude Simon, en arret devant la sensation, ľimage ä décrire, soucieux de precision au point de multiplier les ajustements et les corrections. Un exemple dit peut-étre encore mieux ä quel point la forme de ľexpression tient parfois du portrait « en creux » : c'est celui du monologue intérieur. Lorsque James Joyce, ä la fin d'Ulysse, cede la parole ä Molly Bloom, le ton du personnage, sa verve, la décrivent plus et mieux que les propos fragmentaires et aux limites de la coherence qu'elle tient. On pourrait dire la méme chose du Bavard de Louis-René des Foréts et, plus généralement, de tous ces textes qui imitent la parole libre de ľanalysé sur le divan du psychanalyste. Pierre-Jean Jouve fut un précurseur de ces entreprises : son román Vagadu est ľauto-portrait d'un personnage fictif, Catherine Crachat, élaboré selon le mode des associations libres oú se mélent et se confondent réves, souvenirs, angoisses et images fantasmatiques. Un tel rapprochement souligne que ľautoportrait n'a de sens que s'il est un exercice de sincérité. Montaigne, le premier, en a reconnu ľexigence : «Je veux qu'on m'y voie en ma facon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moy que je peins. Mes défauts s'y liront au vif et ma forme naifve, autant que la reverence publique me l'a permis.» Dans L'Age d'homme, Michel Leiris pousse cette exigence jusqu'ä l'impudeur, et la littérature contemporaine a désormais renoncé ä toute reserve, au prix parfois de certaines provocations, inaugurées notamment par Hervé Guibert. C'est que 2 Dominique VI ART Ľécrivain au miroir (2003) l'autoportrait suppose une certaine « prise de risque » (ce que Leiris appelle la « corne de taureau ») dans ľexhibition de travers ou de vices que le commun des mortels prefere dissimuler. Cest ä ce prix que cet exercice littéraire acquiert une veritable valeur aux yeux de ľécrivain. Révéler ľautre en soi Qui déliběre de se dire fait ľexpérience de ľambivalence méme de la syntaxe : qu'inscrire aprěs le verbe étre conjugué ä la premiere personne ? Ecrire «je suis », c'est commencer ä se dire autre que soi, ä dire ľautre que ľon porte en soi. On connaít l'incipit en forme de dérobade de Nadja : « Qui suis-je ? Si par exception je m'en rapportais ä un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas ä savoir qui je "hante" ? ». André Breton met ici en evidence un axiome de l'autoportrait, qui est de construire une image de soi. Octave, le personnage de Musset, choisit le détour de ľallégorie : « Figure-toi un danseur de corde [...] c'est ma fiděle image que tu vois ». «Je suis un soir ďété » chante Jacques Brel dans un autre registre. A certains égards, la littérature retrouve ici une pratique picturale : les peintres donnent fréquemment ďeux-mémes un «autoportrait en...» ou «autoportrait ä...» qui les transforme en personnages de leurs propres tableaux. De méme, de nombreux titres de livres sont des variations sur un méme motif: Portrait de l'artiste en jeune homme (James Joyce), Portrait de l'artiste en jeune chien (Dylan Thomas), Portrait de l'artiste en jeune singe (Michel Butor), Portrait de l'artiste en jeune Tisserin (Adrien Pasquali), etc. Jeux de masques et de déguisements done, mais qui ont vocation ä démasquer quelques traits significatifs de la personnalité. On en revient ainsi ä ľidée que ľindividu ne constitue son identite que par le truchement de mediations. « II y a de ľautre en moi » continuent d'affirmer les écrivains ä la suite de la formule radicale de Rimbaud «Je est un autre». Aussi faut-il étendre la conception de l'autoportrait ä ces pratiques détournées que sont aujourd'hui certaines biographies « imaginaires ». Que l'on songe par exemple ä Francis Ponge dont le Pour un Malherbe offre en creux le caractěre et les choix du poete contemporain, ä Pierre Michon qui se projette dans ce Rimbaud le fils dont il reconstitue la figure, au Trěs Bas de Christian Bobin (identifié ä saint Francois d'Assise). Mais, plus largement, un autoportrait oblique ne se dessine-t-il pas finalement dans la plupart des oeuvres littéraires ? Goethe se profile derriěre Werther, Chateaubriand dans René, Musset dans Ta Confession d'un enfant du siěcle et on connaít la célěbre formule de Flaubert: « Madame Bovary, c'est moi » ! La tentation du retour au récit Description, discours, poesie... il est rare néanmoins que l'autoportrait se prive tout ä fait de la narration. En effet, tel aspect du « caractěre » d'un individu donné ne paraítra jamais plus evident que s'il est illustre par quelque anecdote qui le révéle ou en témoigne. Tout autoportrait est ainsi en puissance de récit, ce qui n'est le cas en peinture que si le portrait est multiplié, comme lorsqu'une exposition des autoportraits de Rembrandt rend sensible le vieillissement du peintre (ou comme l'artiste scandinave Heléne Schjerfbeck qui ne peignit, sa vie durant, que des autoportraits). Te sujet est en effet le produit de son histoire (« Essen ist was gewesen ist» — étre, c'est avoir été —, nous apprend la phénoménologie allemande). Ce que je suis, je le suis devenu en traversant un certain nombre ďexpériences qui m'ont fait ainsi. D'oú la nécessité de se raconter, méme dans l'autoportrait. Une certaine littérature contemporaine, sous l'influence de la psychanalyse et de l'ethnographie sociale, va méme plus loin en prétendant que ľindividu est ä ce point marqué par son ascendance que celle-ci le determine tout ä fait. Pierre Bergounioux explique dans Ta Toussaint que tout individu devrait porter en sautoir les pierres tombales de ses parents, afin que ľon sache ä qui l'on a affaire. Et, de livre en livre, cet auteur construit son autoportrait par reference ä ses origines familiales, sociales, historiques et géographiques. C'est aussi le propos de la récente «psychogénéalogie», laquelle soutient, comme Francois Vigouroux dans Grand-Pěre décédé-Stop-Viens en uniforme, que chacun est conditionné par des « secrets de famille ». Děs lors, faire son autoportrait, c'est forcément renouer avec une histoire familiale, construire une genealogie, fut-ce pour tenter de s'en affranchir. Mais au récit toujours se tresse l'analyse, le commentaire : l'autoportrait ne se résorbe jamais dans une pure linearitě. 3 Dominique VI ART Ľécrivain au miroir (2003) Plus qu'un genre, une forme mouvante Force est ainsi de constater que ľautoportrait en littérature ne se borne pas ä des frontiěres génériques et formelles strictes. II invente au contraire toutes sortes de détours, se développe selon des pratiques hybrides, emprunte ä plusieurs genres. En ce sens, il ne peut étre aussi nettement défini (ni déŕinissable) qu'en peinture, et n'offre jamais une image fixe et unique : le mouvement méme de ľecriture le constitue progressivement, précisant et corrigeant sous les yeux du lecteur une figure en mouvement, comme ce portrait de Berenice peint par Zámora (Picabia) dans Aurélien d'Aragon, qui superpose plusieurs images de la méme jeune femme et en donne finalement un dessin tremble. A vrai dire, et contrairement ä ce que notre introduction pouvait laisser penser, il est bien rare que la representation de soi que suppose ľautoportrait soit constituee pleinement en amont de ľecriture : eile se construit plutôt au fil du texte. Si bien que ľautoportrait littéraire est plus une recherche de soi-méme qu'un instantané bien determine. Nous devons lui reconnaítre cette fonction maieutique que Montaigne, déja, met en oeuvre dans les Essais, si bien nommés : tout autoportrait demeure un « essai de soi » qui met en oeuvre un kaleidoscope de « reflexions ». © SCÉRÉN - CNDP Créé en avril 2003 Tous droits reserves. Limitation ä ľusage non commercial, přivé ou scolaire. 4