XII. La guerre de Cent Ans et le temps des épreuves (1328-1483) Véritable « temps des épreuves » pour la France comme pour l'Occident, les 14' et 15^e siecles sont `a la fois marqués par la guerre, celle de Cent Ans et celle qui oppose Louis XI `a Charles le Téméraire, par la régression démographique (la Grande Peste en est l'agent le plus actif) et la dépression économique. Dans ces périls, l'Église rencontre de graves crises internes, mais l'État, le moyen de son affirmation. XII. La guerre de Cent Ans et le temps des épreuves.. 1 XII.a. La France en 1328. 2 XII.a.i. Le royaume en 1328. 2 XII.a.ii. La crise politique. 3 XII.b. Les guerres. Guerre de Cent Ans et conflit bourguignon.. 4 XII.b.i. La guerre de Cent Ans au 14^e siecle. 4 XII.b.ii. Armagnacs et Bourguignons. 4 XII.b.iii. La guerre de Cent Ans au 15^e siecle. 5 XII.b.iv. Louis XI et Charles le Téméraire. 5 XII.c. Une société en crise. 6 XII.c.i. La peste. 6 XII.c.ii. La dépression économique. 7 XII.c.iii. La crise de l'Église. 7 XII.c.iv. Les troubles sociaux. 8 XII.d. Naissance de l'État moderne. 8 XII.d.i. Le pouvoir royal. 8 XII.d.ii. L'armée et l'impôt. 9 XII.d.iii. Les états. 10 Lorsque, pour la premiere fois depuis 987, le pouvoir royal passe aux mains d'une branche cadette, les Valois, le moment est venu de dresser un bilan : bilan éclatant, mais remis en cause par les malheurs du temps. Guerre, peste, famine : les trois cavaliers de l'Apocalypse furent, aux yeux des hommes de ce temps, responsables d'un drame que les historiens d'aujourd'hui présentent plutôt en termes de dépression et de crises. En effet, apres plusieurs siecles d'expansion intérieure et extérieure, l'Occident connaît, aux 14^e et 15^e siecles, des difficultés de tous ordres et voit grandir, `a l'est, la menace des Turcs Ottomans qui, en s'emparant de Constantinople en 1453, font disparaître un des éléments du monde médiéval : Byzance. Mais dans ces bouleversements allait naître l'État moderne. XII.a. La France en 1328 XII.a.i. Le royaume en 1328. Héritier de la Francie occidentale du traité de Verdun, le royaume de France a toujours pour frontiere orientale une ligne théorique qui correspond, tantôt en deç`a tantôt au-del`a, aux « quatre rivieres ». La grande expansion territoriale du royaume de France n'a pas encore commencé. Tel quel, il couvre environ 424 000 kilometres carrés. Dans ces limites, l'autorité du roi s'exerce d'abord sur le domaine royal, dont l'extension a été la grande œuvre des Capétiens : parti d'éléments morcelés situés en Ile-de-France et en Orléanais, il couvre 313 000 kilometres carrés en 1328, soit les trois quarts du royaume. Ailleurs, sur les apanages et les grands fiefs, l'autorité du roi ne s'exerce que de façon indirecte. Détachés du domaine, les premiers restent administrés suivant les memes méthodes. Les seconds viennent en droite ligne des principautés constituées au temps de l'anarchie féodale. Si le duché de Bourgogne reste tres proche du domaine, des tendances centrifuges voire sécessionnistes tres marquées apparaissent en Flandre, en Bretagne et, bien sur, en Guyenne, toujours aux mains des rois d'Angleterre. Pour la premiere fois dans l'histoire de France apparaît en 1328 un document fiscal qui permet une mesure de la population du royaume : l'« état des feux » recense, paroisse par paroisse, le nombre des feux[1] de la plus grande partie du domaine royal, soit 3 364 000 feux dans 23 700 paroisses. En effectuant les restitutions nécessaires, on obtient pour l'ensemble du royaume une fourchette comprise entre 13 et 17 millions d'habitants et, pour la France actuelle, de 15 `a 20 millions, avec une densité de 30 `a 40 habitants au kilometre carré. La France de 1328 n'est pas seulement un pays riche qui a profité, plus que tout autre, du grand essor de l'Occident depuis l'an mil. C'est aussi le pays le plus peuplé de la Chrétienté. Le réveil ne sera que plus brutal. Déj`a de multiples signes permettent de déceler non seulement la fin de la croissance, mais meme un retournement de la conjoncture : baisse des revenus de la terre, déclin des foires[2] de Champagne, premiere grande famine des temps modernes en 1315-1317 ; et il est fort possible que l'« état des feux » soit une tentative pour fixer une matiere imposable en diminution. XII.a.ii. La crise politique. Mais la crise la plus voyante n'est ni démographique ni économique. Elle est politique et s'ouvre apres la mort de Philippe le Bel. En moins de quatorze ans, les déces successifs de ses trois fils ont fait passer la couronne `a leur cousin germain, chef de la branche cadette des Valois, au détriment des filles des rois défunts et du petit-fils de Philippe le Bel par sa mere, Édouard III d'Angleterre. Cette crise, qui aboutit au regne de Philippe VI, mérite commentaire. Deux ordres de faits ont concouru `a écarter les femmes de la succession : d'abord l'idée que la dignité de roi de France, comme celle de pape ou d'empereur, était trop haute pour échoir `a une femme (et ainsi va apparaître la loi salique[3]) ; ensuite, en écartant Edouard III, les barons de France ont refusé un prince qui « n'était pas né du royaume » : premiere ébauche d'un sentiment national. Écarter Édouard, c'était aussi alourdir le contentieux franco-anglais. Nous avons déj`a vu les principales étapes de la rivalité séculaire qui opposait les rois de France et d'Angleterre. Le compromis tenté par Saint Louis au traité de Paris (1259) laissait la Guyenne au roi d'Angleterre, mais l'obligeait `a revenir dans la vassalité du roi de France. Cette situation difficile, qui faisait d'un roi le vassal d'un autre roi, devient impossible quand, vers 1300, la renaissance du droit remet `a l'honneur les notions d'État et de souveraineté. La nouvelle rivalité au sujet de la couronne de France s'inscrit donc dans un contexte de tres ancienne hostilité. D'autres facteurs l'ont alimentée, en particulier la menace perpétuelle que l'Angleterre, grosse productrice de laine, faisait peser sur l'industrie textile des villes flamandes. Mais, au-del`a des querelles féodale, dynastique ou économique, il s'agit d'un conflit fondamental entre les deux grandes monarchies féodales pour la suprématie en Europe : nous l'appelons la guerre de Cent Ans. XII.b. Les guerres. Guerre de Cent Ans et conflit bourguignon XII.b.i. La guerre de Cent Ans au 14^e siecle. Dans un premier temps, le jeune Édouard III paraît s'incliner devant le fait accompli et prete en 1329 hommage `a Philippe VI pour la Guyenne(voir document XII.a.). Puis il renie son hommage, lance son défi `a Philippe VI en 1338 et prend le titre de roi de France. Édouard avait de nombreux atouts : la grande tete de pont de la Guyenne et une autre en Ponthieu. Le soutien des Flamands et de nombreux barons, normands et bretons surtout. Il avait aussi l'initiative des opérations. Des 1340, il détruit la flotte française dans le port flamand de l'Écluse. Il peut désormais débarquer `a la tete de troupes peu nombreuses, mais tres motivées par l'appât des richesses françaises et armées du redoutable arc gallois. Devant les « chevauchées » anglaises - razzias `a cheval qui dévastent les campagnes et pillent les villes -, Philippe VI leve `a grands frais de vastes cohues féodales de chevaliers indisciplinés, soucieux de prouesses individuelles, mais paralysés par leurs lourdes armures. Vaincu par Édouard III `a Crécy en 1346, il lui abandonne Calais l'année suivante. Son fils Jean le Bon, battu et fait prisonnier `a Poitiers en 1356, signe en 1360 le traité de Brétigny-Calais qui, avec Calais et une rançon de 3 millions d'écus d'or, cede `a Édouard III tout le sud-ouest de la France, des Pyrénées jusqu'aux abords de la Loire. Roi en 1364, Charles V a compris la leçon : il recrute de petites troupes permanentes et soldées qui, sous la conduite de Du Guesclin, récuperent le pays par la guérilla. Vers 1375, les Anglais ne tiennent plus que Calais, le Ponthieu et la Guyenne. Malgré l'absence de traité de paix, on peut dire que la premiere phase de la guerre de Cent Ans est terminée. XII.b.ii. Armagnacs et Bourguignons. Elle a marqué la noblesse française, humiliée par la défaite et touchée dans son loyalisme par la nécessite de choisir entre des fils de la lignée de Saint Louis. C'est l'époque des fidélités douteuses. De 1341 `a 1365, en Bretagne, une guerre de succession oppose le candidat du roi de France `a celui du roi d'Angleterre. Au milieu du siecle, un autre descendant de Philippe le Bel, Charles le Mauvais, roi de Navarre, brigue la couronne de France et s'allie aux Anglais. Mais le pire était `a venir. Quand, en 1380, Charles VI, mineur, succede `a son pere, des clans se forment autour de ses oncles. Quand, une fois majeur, le roi devient fou, deux camps se disputent le pouvoir : celui de son cousin, le duc de Bourgogne Jean sans Peur, et celui de son frere, le duc d'Orléans. Apres que le premier eut fait assassiner son rival en 1407, c'est la guerre civile entre les « Bourguignons », qui tiennent surtout l'est et le nord du royaume, et les « Orléans-Armagnacs », qui tiennent le sud et l'ouest. Pour conquérir ces enjeux que sont le roi, la reine Isabeau de Baviere et Paris, chacun est pret `a s'allier aux Anglais. XII.b.iii. La guerre de Cent Ans au 15^e siecle. En Angleterre, Henri V, devenu roi en 1413 et issu de la nouvelle dynastie de Lancastre, veut rallier sa propre noblesse et lui offre l'aventure française. Les succes sont foudroyants. Il écrase la noblesse française `a Azincourt en 1415, conquiert la Normandie et s'approche de Paris. La guerre civile paralyse la France, surtout apres le meurtre de Jean sans Peur par les Armagnacs en 1414. C'est avec l'appui du nouveau duc de Bourgogne, Philippe le Bon, qu'Henri V impose en 1420 le traité de Troyes (voir document XII.b.) : Charles VI déshérite son fils, le dauphin, au profit d'Henri V, qui devient son gendre. Quand meurent les deux rois en 1422, Henri V ne laissant qu'un fils d'un an, la France est au plus bas... La France ou plutôt les Frances : l'anglaise, de la Normandie `a la région parisienne ; la bourguignonne, de la Bourgogne `a la Flandre ; celle des Armagnacs et du dauphin, organisée autour de Bourges et de Poitiers, et qu'on appelle avec ironie le royaume de Bourges. Pour en venir `a bout en franchissant la Loire, les Anglais assiegent Orléans. Alors se produit le miracle : le retournement de la situation grâce `a l'intervention de Jeanne d'Arc, qui, galvanisant les énergies, délivre Orléans et fait sacrer Charles VII `a Reims en 1429, mais échoue dans la région parisienne ; prise par les Bourguignons, elle est livrée aux Anglais, jugée et brulée `a Rouen en 1431. Charles VII et le duc de Bourgogne se réconcilient en 1435 et les positions anglaises s'érodent : Paris est repris en 1436, la Normandie reconquise en 1450 et la Guyenne en 1453 apres la victoire de Castillon, derniere bataille de la guerre de Cent Ans. Il ne reste alors aux Anglais que Calais et si, comme au temps de Charles V, aucun traité de paix ne vient la conclure (simplement une treve a Picquigny, en 1475), la guerre de Cent Ans n'en est pas moins terminée. XII.b.iv. Louis XI et Charles le Téméraire. A ce conflit séculaire en succede un autre : la lutte contre l'État bourguignon, prélude au long combat contre la Maison d'Autriche. Depuis 1363, `a la faveur des guerres anglaises, la Maison de Bourgogne, branche cadette des Valois, a constitué un État. Au temps de Charles le Téméraire (1467-1477), il s'étend de Mâcon `a Amsterdam, d'Amiens `a Mulhouse. Héritier de la vieille Lotharingie, il représente une puissance politique qui a su jouer de la rivalité franco-anglaise et d'une utile position géographique de part et d'autre de la frontiere avec l'Empire ; une puissance économique qui bénéficie `a la fois de l'artisanat des villes de Flandre, du vignoble bourguignon et du contrôle des voies d'eau, de la Saône `a l'embouchure du Rhin ; un pôle de civilisation artistique qui, `a Dijon, Beaune, Bourges, Gand ou Bruxelles, soutient la comparaison avec l'Italie. Vers 1470, Louis XI fait pietre figure `a côté de Charles le Téméraire. Mais, fort de son armée, de ses finances reconstituées et de son génie diplomatique, il sut rassembler tous ceux Alsaciens, Lorrains, Suisses... -qu'effrayaient les ambitions du Grand Duc d'Occident. Deux fois battu par les Suisses, Charles meurt misérablement en 1477 devant Nancy, dont il avait reve de faire sa, capitale. Louis XI en profite pour prendre la Bourgogne, reprendre la Picardie et l'Artois et chercher `a imposer sa protection `a la fille unique de Charles, sa filleule Marie de Bourgogne. Plutôt que d'accepter cette protection, Marie de Bourgogne préféra épouser le fils de l'empereur, Maximilien d'Autriche : le probleme de la Maison d'Autriche était posé. XII.c. Une société en crise XII.c.i. La peste. Pendant pres de cent cinquante ans, la France a connu les ravages de la guerre : ceux des chevauchées anglaises et des guerres civiles, mais aussi ceux des hommes d'armes qui, sans emploi pendant les treves, s'organisent en « grandes compagnies » et en bandes de « routiers » pour vivre du pillage et de la rançon. Mais ce cavalier de l'Apocalypse - la guerre - n'était pas seul », un autre - la peste - l'accompagnait (voir document XII.c.). De nombreux indices montrent que la population avait cessé de s'accroître au début du 14^e siecle et qu'elle avait meme commencé `a baisser. Ce déclin va etre précipité de façon dramatique par la peste noire, fléau oublié depuis pres de sept siecles. Véhiculé depuis l'Asie centrale par les caravanes des routes de la soie et les galeres italiennes en Méditerranée, il atteint Marseille `a la fin de 1347. En deux ans, l'épidémie fait le tour du royaume : « La tierce partie du monde mourut » (Froissart). Pire, le bacille pesteux, implanté, va provoquer tous les dix ou vingt ans des résurgences qui empecheront pendant un siecle tout redressement démographique. Les calculs faits pour quelques provinces montrent que, d'un indice 100 de la population vers 1315, on passe `a des indices situés entre 30 et 50 vers 1450. Le recul est considérable. XII.c.ii. La dépression économique. Le troisieme cavalier de l'Apocalypse - la famine - se présente de façon particuliere aux 14^e et 15^e siecles. Il y a eu en 1315-1317 une véritable famine liée `a des conditions climatiques catastrophiques. Mais il s'agit surtout d'une difficile adaptation de l'économie rurale, avec alternance de surproduction et de sous-production, `a la baisse démographique. Dans l'ensemble, tous ceux qui vivaient du travail ou des revenus de la terre ont pâti de cette longue dépression qui, accompagnée d'une baisse continue de la valeur de la monnaie, ébranle les fondements memes de la seigneurie rurale. Les grands propriétaires, donc la noblesse et l'Église, qui voient diminuer les revenus de la terre et ceux qu'ils percevaient sur des hommes de moins en moins nombreux, sont les premiers touchés. Mais les paysans, s'ils disposent de plus de terre et voient les charges seigneuriales diminuer, souffrent de la baisse des prix agricoles et de l'augmentation de la fiscalité royale. Tous, enfin, sont victimes de la guerre : destruction des bâtiments, vignes, plantations, massacre du cheptel. Partout reviennent les friches (voir document XII.d.). Partout, pour sortir de la crise, il faudra des capitaux et de l'imagination : nouveaux contrats agraires, nouvelles cultures. XII.c.iii. La crise de l'Église. Ce vaste ébranlement a porté atteinte `a toutes les valeurs établies. Nobles et chevaliers ont failli `a leur tâche et l'on s'interroge sur leurs privileges. L'Église, atteinte dans ses revenus et dans son recrutement, s'enlise dans les conflits internes : séjour de la papauté `a Avignon (1309-1377) et Grand Schisme (1378-1417) qui voit s'affronter deux papes rivaux, l'un `a Rome et l'autre `a Avignon. Le concile de Constance (1414-1418) ramene l'unité, mais l'autorité pontificale en sort tres affaiblie. L'Église de France, accablée de maux, prete `a accepter la tutelle du roi, n'est pas en mesure de répondre aux angoisses des populations éprouvées. Celles-ci sont hantées par la mort et l'on voit se développer une liturgie de la mort et un art funebre, se multiplier chapelles et monuments funéraires. La piété oscille alors entre deux tendances : une forme individuelle, qui mene au mysticisme, et de grandes cérémonies communautaires - prédications, processions, passions jouées sur le parvis des églises- qui expriment l'aspiration `a la pénitence et au salut collectifs. L'art flamboyant et les poemes de François Villon sont le reflet de cette époque tourmentée. XII.c.iv. Les troubles sociaux. De telles tensions menent `a la violence. Dans les campagnes, apres la défaite de Poitiers, les paysans de la riche Ile-de-France se soulevent contre l'incurie des nobles, les exactions des gens de guerre et la fiscalité du roi : la « jacquerie » n'a duré que douze jours (29 mai-10 juin 1358), mais a donné son nom `a toutes les révoltes paysannes des Temps modernes. Terrible, la réaction nobiliaire engendra un mécontentement latent, mais durable. Dans les villes devenues des «villes closes ». les révoltes sont mieux connues. Coupé du plat pays, le monde urbain se déchire : entre anciens habitants et nouveaux venus chassés des campagnes, entre maîtres des métiers, qui veulent bloquer l'embauche et les salaires, et compagnons, entre officiers du roi et contribuables. Ces révoltes spontanées, fréquentes surtout au 14^e siecle, ont souvent servi de tremplin `a l'expression des aspirations politiques de la bourgeoisie. C'est le cas des révolutions parisiennes : celle du prévôt des marchands Etienne Marcel, en 1358, celle des Maillotins en 1382 et celle du boucher Caboche en 1413. Elles furent `a l'origine d'un long divorce entre le roi et sa capitale. XII.d. Naissance de l'État moderne XII.d.i. Le pouvoir royal. Le vrai bénéficiaire de cette vaste mutation est le roi. Les problemes de succession ont poussé `a la réflexion sur la nature de son pouvoir et `a exalter, au-del`a de la naissance, les vertus du sacre et les droits de la couronne. En meme temps, surtout sous Charles V, puis sous Charles VII apres 1435 et sous Louis XI, se mettent en place les organes de l'État moderne. Certes, les organes du pouvoir central issus de l'ancienne Cour du roi restent les memes : Parlement pour la justice et Chambre des comptes pour les finances du domaine, `a laquelle va s'ajouter, pour contrôler les nouveaux impôts, la Cour des aides. Mais l'autorité de ces institutions parisiennes traditionnelles diminue. Le roi délaisse Paris pour la vallée de la Loire - Louis XI se fixe `a Plessis-lez-Tours - et `a ses côtés grandit le rôle du Conseil. De nouveaux parlements (Toulouse, Grenoble, Bordeaux. Dijon...), de nouvelles chambres des comptes (Grenoble, Dijon, Angers...) empietent sur le ressort de Paris. En meme temps, les agents provinciaux démultiplient la présence royale. L'extension du domaine a fait passer `a soixante-quinze le nombre des baillis et sénéchaux ; mais leur rôle s'amenuise avec la création d'autres circonscriptions plus vastes et plus spécialisées : militaires avec des gouverneurs ou lieutenants généraux, ou fiscales appelées « élections ». Partout le roi envoie des commissaires réformateurs qui enquetent et souvent décident. La création du service de la poste par Louis XI est `a replacer dans cette perspective : que les ordres du roi parviennent mieux et plus vite dans tout le royaume. XII.d.ii. L'armée et l'impôt. Dans ce royaume sans cesse agrandi (Dauphiné au 14^e siecle, Provence et Roussillon sous Louis XI) et qui couvre maintenant 500 000 kilometres carrés, se sont constitués deux nouveaux instruments de pouvoir : l'armée et l'impôt permanents. Ils ne vont pas l'un sans l'autre. Des Philippe III et Philippe le Bel, pour augmenter les revenus « ordinaires » venus du domaine, on avait commencé `a lever des impôts « extraordinaires », pour lesquels il fallait le consentement des intéresses : nous avons l`a une des origines de ces assemblées qui vont devenir les états généraux. Mais cet impôt n'était consenti que pour une durée limitée. Les premiers désastres de la guerre de Cent Ans, le paiement de la rançon du roi Jean le Bon et surtout la volonté de Charles V de créer des compagnies d'hommes d'armes permanentes ont conduit les états `a accorder la levée d'impôts pour plusieurs années ; le délai passé, le roi en continua la perception. Mais la tentative fut pourtant éphémere et le vrai créateur de l'armée et de l'impôt modernes est Charles VII. Il interdit les armées privées en 1439, crée les compagnies d'ordonnance (cavalerie) en 1445 et les francs-archers (infanterie) en 1448. En meme temps achevent de se mettre en place les impôts d'Ancien Régime : taille[4], impôt direct qui pese sur les roturiers ; aides, impôts indirects sur les transactions ; gabelle du sel. Louis XI perfectionne ces deux instruments et dispose `a la fin de son regne d'un revenu annuel de 2 500 000 livres (dix fois plus que Saint Louis) et d'une armée de 80 000 hommes, dont 40 000 combattants effectifs : la plus forte d'Europe. Ce sont les bases de l'État moderne. XII.d.iii. Les états. Ce sont les gages de l'indépendance du roi, qui ne s'en laisse imposer par personne. La noblesse affaiblie a pu se révolter (Praguerie en 1440 contre Charles VII, guerre du Bien public en 1465 contre Louis XI) ; elle a du se soumettre, entrer au service du roi en acceptant des offices civils[5] ou surtout militaires et solliciter des pensions qui compensent la baisse de ses revenus. L'Église entre dans l'ere du gallicanisme[6], principe d'une Église nationale dont le roi est le chef naturel. Charles VII a su l'imposer `a la fois au pape et au clergé de France par la pragmatique sanction[7] de Bourges (1438). Quant `a la bourgeoisie, celle des « bonnes villes » qui ont fourni au roi pendant les guerres une aide financiere et militaire appréciée, elle envoie maintenant, comme le clergé et la noblesse, ses représentants aux états généraux, dont le rôle est de donner au roi l'avis de la nation et surtout de transmettre `a la nation la volonté du roi. Les bourgeois entrent dans l'administration royale, achetent des terres nobles, profitent du développement économique et commercial qui accompagne le redressement français et la stabilisation monétaire `a partir de Charles VII. La puissance du financier Jacques Cœur sous Charles VII, le rayonnement des foires de Lyon symbolisent cette nouvelle situation économique. Clergé, noblesse, bourgeoisie : les trois états, `a l'exclusion des paysans, apparaissent pleinement constitués aux grands états généraux qui se tiennent `a Tours en 1484, un an apres la mort de Louis XI. La France entre dans l'ere moderne. ------------------------------- [1] Feu. Groupe de personnes vivant dans un meme foyer et servant, au Moyen Age, d'unité de base pour la fiscalité directe. Les listes de feux sont les principaux documents de la démographie médiévale, le probleme étant de savoir `a combien d'habitants pouvait correspondre, en moyenne, un feu. Les estimations les plus courantes oscillent entre 3,5 et 5 habitants par feu. [2] Foire. Le mot vient du latin feria, fete, parce que `a l'origine les marchands se regroupaient `a l'occasion des fetes religieuses. Les foires sont des rassemblements périodiques, réguliers et protégés par l'autorité publique, de marchands venus de régions éloignées. Il existe des foires régionales et d'autres plus importantes qui sont un élément fondamental du grand commerce international : foires de Champagne au 13^e siecle, foires de Lyon ou de Geneve `a la fin du Moyen Age. [3] Loi salique. Loi des Francs Saliens rédigée `a l'époque de Clovis, vers 486-496, et plusieurs fois révisée jusqu'`a celle de Charlemagne. Cette loi contient une clause qui exclut les femmes de la succession de la terre. C'est cette clause qui a été invoquée au 14^e siecle par les légistes du roi de France pour justifier a posteriori l'éviction des femmes de la succession royale. [4] Taille. Le mot vient du latin tôliere, enlever, prendre. Il désigne d'abord une exaction seigneuriale levée par les seigneurs `a partir de la fin du 11^e siecle, de façon `a la fois exceptionnelle et arbitraire, en vertu de leur droit de ban. Dans un deuxieme temps, grâce au mouvement d'affranchissement, la taille devient fixe et annuelle : c'est la taille abonnée. A partir de la fin du Moyen Age, la taille devient l'impôt royal par excellence : impôt direct levé sur les roturiers. [5] Office. Se dit, au Moyen Age et sous l'Ancien Régime, de toute fonction (officium) au service du roi ou d'un seigneur. [6] Gallicanisme. Doctrine défendant les libertés de l'Église catholique en France contre les prétentions de la papauté, qualifiées, par opposition, d'ultramontanisme. [7] Pragmatique sanction. Édit réglant un ensemble d'affaires (le mot « pragmatique » vient du grec pragma, action, affaire) concernant un pays ou une question particuliere. Ce nom a été donné au reglement édicté par Charles VII `a l'issue de l'Assemblée du clergé tenue `a Bourges en 1438. Cet acte vise `a introduire en France les décrets du concile de Baie et `a limiter les interventions de la papauté dans les affaires de l'Église de France. Par son existence meme, la pragmatique sanction de Bourges admet le droit du roi `a légiférer sur l'Église de France.