SAINT-GLINGLIN Pierre Nabonide, fils du maire de la Ville Natale, est envoyé par ses parents `a la Ville Étrangere, pour en apprendre la langue. Mais plutôt que d'étudier, Pierre préfere passer son temps dans le jardin zoologique. Il est fasciné par les poissons et encore plus par les homards, dont il aimerait bien savoir `a quoi ils pensent. Je m'imagine qu'un homme et un guépard restent seuls au monde. Tous deux marchent `a la surface de la terre, fiers et libres compagnons. Il en serait probablement ainsi. Supposons maintenant un homme et un homard, seuls survivants de quelque catastrophe. Les flammes brouillent l'horizon. L'homme épuisé se dépouille de ses chaussures déchiquetées, de ses chaussettes effilochées. Il trempe ses pieds sanglants dans la mer pour y chercher quelque douceur. Le homard vient alors et lui brise le gros orteil. L'homme qui a perdu l'habitude de hurler se penche `a la surface de l'eau et dit `a l'homard : « Nous sommes les deux seuls etres vivants sur cette terre dévastée, homard ! Nous sommes les seuls vivants de l'univers, nous sommes seuls `a lutter contre l'universel désastre, veux-tu faire alliance, homard ? » Mais l'animal dédaigneux lui tourne la carapace et se dirige vers d'autres océans. Car sait-on `a quoi songe un homard ? Et que peut-on penser de son incompréhensible hainesistence. L'image du homard inflexible et imperturbable transperce le ciel des humains de ses pinces inintelligibles. Par-dessus les toits brumeux de ma fenetre ouverte, je crois voir se dresser soudain ses deux pattes menaçantes, ouvrant et refermant leurs tenailles gigantesques pour sectionner les constellations. Saint-Glinglin, chap. I, Paris, Gallimard, 1948.