G comme gérer la langue par Jean-Michel Éloy Ne serait-ce qu'implicitement, ne serait-ce que par le laisser-faire apparent, les Etats, les Pouvoirs, interviennent necessairement dans les questions linguistiques. Parce que le langage est coextensif ä ľhumain et au politique, il est aussi impossible de ne pas y toucher que d'achever un équilibre définitivement stable. Le concept ďaménagement linguistique designe ľ intervention volontaire et explicite des pouvoirs en place sur les réalités linguistiques. On distingue, dans cette action, ce qui concerne le status -la place d'une langue dans la société, et son statut legal et politique -, et ce qui concerne son corpus, c'est-a-dire sa substance meme, vocabulaire, graphie, etc. Cest ä ce type d'actions, de politiques linguistiques, que peut référer l'idée de « gestion » linguistique. A vrai dire, quand il s'agit du status, il faudrait plutôt dire « gérer LES langues » : on ne se pose des questions, et ľon n'examine les choix linguistiques lies au pouvoir, que devant la multiplicité des langues dans un merne cadre politique. Le francais, aujourd'hui, est confronté deux fois ä ce probléme, ľune ä ľéchelle européenne, ľ autre ä ľéchelle 96 LE FRANGAIS DANS TOUŠ SES ETATS nationale. Ce dont on discute, ä propos du fonctionnement linguistique de la Communauté européenne ou ä propos de la Charte européenne des langues regionales et minori-taires, est précisément le status des langues en presence: quelle place leur ménagera-t-on, quelles mesures prendra-t-on pour que ce patrimoine ne disparaisse pas, quel statut legal leur donnera-t-on ? Ces débats ne touchent guěre en France au statut du frangais, si ce n'est dans son exclusivisme, tandis qu'en Belgique, en Suisse ou au Canada, le frangais, langue native ďune partie de la population, est en contact avec ďautres langues de merne statut, avec lesquelles le main-tien de la paix linguistique est ľobjet d'une attention cons-tante. Quant aux autres pays francophones, la place du frangais et son statut legal y sont trěs variables selon les cas. Gérer LA langue (au singulier), c'est done aménager le corpus de la langue, e'est-a-dire intervenir sur la langue elle-méme. Pour le frangais, ce souci ne touche que les pays ou il est natif, et patmi eux la France garde une pré-séance traditionnelle. Les Beiges de la Communauté fran-gaise, les Suisses romands ou les Canadiens-frangais ont toujours un ceil tourné vers la France quand il s'agit de la langue commune. C'est done ce cas que nous évoquerons surtout ici. Beaucoup doutent que ľÉtat -ŕut-il la République -puisse agir sur la langue, au-delä des questions du status (adoption de la langue nationale, statut officiel). Pourtant ľÉtat est a la fois législateur, locuteur et organisateur. Mais surtout, il est ideologue. Quelques débats d'actualité, et un bref parcours historique, l'illustreront. Les quatre rôles de l'État Le législateur ne se méle guěre du corpus de la langue, Aucun texte législatif, traditionnellement, ne définit la GÉRER LA LANGUE 97 notion de « frangais correct» en quelque situation que ce soit Du moins, c'était le cas jusqu'aux decisions termino-Iogiques de ces dernieres années, comme on le verra plus loin. Autrement dit, on a le droit de s'exprimer d'une f agon třes fautive, la loi ne s'en méle pas - contrairement au jugement social, évidemment. L'orthographe elle-méme, malgré ce que croient beaucoup, n'a pas de definition juri-dique, et aucune loi ne ľ a jamais rendue obligatoire. U intervention ne se fait pas non plus indirectement, en dormant autorite par exemple ä l'Académie frangaise: celle-ci n'a aucun pouvoir juridique, seulement son prestige et son « autorite morale ». Curieusement, une seule institution dispose d'un pouvoir réglementaire de veiller au « bon usage » du frangais : le Conseil supérieur de ľaudio-visuel (CSA) qui, aux termes de la loi du 30-09-1986, contrôle le langage des chaines de television et de radio, puisque leurs carriers des charges comportent une obligation de defense et illustration de la langue frangaise. Mais on sait que le CSA a bien d'autres soucis. Beaucoup de Frangais ignorent ä quel point ils sont juri-diquement libres de leur langue: la Loi n'intervient pas dans la langue normée, la Norme n'est une loi que par métaphore. Le second role de l'État tient ä son influence exem-plaire : c'est l'État-locuteur. Les productions des administrations des fonctionnaires et des élus ont une importance qu'on ne saurait ignorer. Certes, l'État locuteur n'est pas, et de loin, un milieu homogene ni spécifique, un isolat social. Mais il est indéniable que beaucoup de citoyens attendent des discours de l'État, oraux et surtout écrits, qu'ils soient au moins corrects. Et de fait, il n'est pas exa-géré d'affirmer qu'il rěgne, dans la fonction publique, le sentiment d'une obligation particuliěre de s'exprimer cor-rectement, par déontologie professionnelle, sensible en outre dans le recrutement et la promotion des fonction- 98 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS naires, et rappelée périodiquement par des circulaires et notes de service. Et pourtant, quelles sévérités n'a-t-on pas -depuis des siécles - pour la langue de ľ administration et de la justice ! S'il fallait parier d'un folklore linguistique, en voilä bien un thěme central - mais il est vrai que c'est aussi une occasion de sourire. En realite, rien n'indique qu'il y ait degradation, malgré la croissance quantitative des textes produits. Mais les plaintes continuent... En troisiéme lieu, il faut considérer les actions concretes, effectuées directement par ľÉtat, ou financées, autorisées, encouragées par lui, actions dont une petite part seulement est directement normatíve. ĽÉtat est alors organisateur et acteur. Ľessentiel ici est évidemment ľenseignement Renée Balibar a montré qu'un lien trés fort existe sous la Répu-blique entre politique de la langue et politique scolaire. Ľenseignement comporte fondamentalement un contenu de langue, selon des termes presque constants depuis deux siecles malgré les changements pédagogiques. Et de fait, la langue, pourrait-on dire, comporte un contenu scolaire: «II ne fut plus question pour aucun citoyen frangais de s'approprier la langue nationale commune ailleurs que sur les bancs de ľécole », écrit Renée Balibar sous le titre Le frangais « national » (1976). Pourtant ľÉtat n'intervient pas sur la definition des contenus de ľenseignement de la langue. Certes le ministére publie des programmes - des canevas de contenus -, mais il laisse les éditeurs proposer librement des manuels, avec un contenu précis. Ľétablissement depuis le XDCsiécle ďun consensus pennet de ne pas définir ď autorite les contenus grammaticaux et normatifs. Aucun texte ne dit ce qui est correct, car cela reléve de la responsabilité de ľenseignant, sous le contrôle des inspecteurs pédagogiques. Ľ autorite intervient, en revanche, pour protéger les éleves, ä ľoccasion des examens et concours : en 1901 (arrété de G. Leygues du 26-2-1901), en 1977 (arrété de GÉRER LA LANGUE 99 R. Háby du 8-2-1977), on a établi des listes ďerreurs ä ne pas sanctionner. Ainsi depuis pres de vingt-cinq ans, il est interdit ďabaisser une note ďexamen pour cause ďomis-sion de circonflexe, par exemple. Mais comme ce texte ministériel est peu connu, c'est la aussi le contexte social qui regle la question. D'autorité aussi, ľenseignement de la langue passe par ľentremise de la littčraturc, dont la place est définie par des programmes et instructions. Ľ Inspection dit admi-rablement: «le professeur [...] donne aux textes litté-raires, sans exclure les autres textes, toute la place qui leur est due ». Et méme si, périodiquement, réapparait le besoin de mieux enseigner la langue, il reste toujours une reference ä la langue littéraire. Quand, par exemple, il y a quelques années, on s'est tourné vers les textes journalis-tiques, les Instructions officielles (5 fév. 1987) les admet-taient « ä condition qu'ils soient substantiels, bien composes et bien rédigés », bref, quasiment littéraires. Des efforts sont pourtant f aits pour distinguer ľenseignement de la langue de la culture littéraire - ne serait-ce que pour mieux aborder la littérature... Bref, il est clair que le rapport, dans ľenseignement, entre langue et littérature, est une vraie question de politique linguistique, de « gestion de la langue ». En tant qu'organisateur encore, ľÉtat donne en exemple certaines pratiques de langue. En témoignent le statut pres-tigieux de 1'Académie francaise, ou les honneurs rendus aux écrivains, sans compter les innombrables occasions officielles ou les implicites concernant le bien parier et le bien écrire s'imposent catégoriquement. Enfin, des institutions ont été mises en place pour, entre autres missions, promouvoir le «respect de la langue francaise ». Ce sont le Conseil supérieur de la langue francaise, place auprěs du Premier ministře, et la Delegation generale ä la langue francaise, créée en 1989 auprěs du Premier ministře puis ramenée en 1994 au sein du ministére de la Culture. 100 LB FRAN£AIS DANS TOUŠ SES ETATS Mais le contraste est grand entre l'importance symbo-lique de ces institutions, placées auprěs des plus hautes instances, et leurs moyens d'action effectifs (personnel, budget, pouvoir...). Cest que ľ Etat, ici, est un organisa-teur tres particulier : ces institutions, qui manifestent l'importance nationale de la langue, ont pour premiere mission d'exister, d'etre visibles, méme si leur puissance effective ne prend pas tant d'ampleur. Au-delä de leur action reelle mais modeste de coordination et d'expertise, elles ressortissent ä une quatriěme facon pour ľ Etat de « gérer la langue ». Ce quatriěme role, nous l'avons de fait déjä évoqué, en relevant qu'au fond, aucune intervention de ľÉtat ne touche directement les fonctionnements linguistiques de la société, la langue de la population. Et pourtant les decisions interviennent, ä leur maniere, dans la realite. C'est cette maniere qu'il f aut bien situer. Le mot clé est celui de legitimite. Si la forme directe de la legislation est peu utilisée, c'est qu'ici ľ État est princi-palement ideologue, dans ce sens qu'il agit sur des idées qui agissent sur la langue. Ľ action et le discours politiques viennent couvrir et legitimer le fonctionnement social. Certes, concrětement, c'est une normativité sociale, qui agit sur la langue. La langue est pourtant bien affaire politique, parce que des discours innombrables, plus encore que des actes, manifestent que ľ État s'y intéresse. Pour-quoi n'imagine-t-on pas - sauf par jeu - un president ou un ministře qui parlerait en public un francais hors norme ? Pourquoi est-on scandalise de trouver des erreurs de langue ou ďorthographe dans des textes officiels ? Parce qu'il existe une regle implicite: la langue legitime et la legitimite politique doivent étre en correspondance, cha-cune, ďailleurs, bénéficiant de ľ autre. GÉRER LA LANGUE 101 Quelques débats récents Quelques débats récents illustrent bien les problěmes de consensus et de legitimite qu'ont rencontres les respon-sables francais quand ils ont cherché ä intervenir sur la langue. En octobre 1989, le Premier ministře demandait au Conseil supérieur de la langue francaise ďélaborer des propositions modérées pour améliorer la coherence de la norme orthographique (sujet évoqué plus précisément dans ce volume par J.-M. Klinkenberg), en vue des traitements informatiques, de ľharmonisation des dictionnaires, et de ľenseignement. De grandes restrictions entouraient cette commande, et les propositions finalement publiées ne tou-chaient qu'environ un accent par page et une lettre toutes les dix-sept pages dans un livre ordinaire (soit 0,3 % des mots). La violence verbale qui accueillit ces propositions (alors que la demande n'avait suscité aucune reaction) ne peut pas se comprendre ä travers les arguments échangés. Car la plupart des détracteurs de ces Rectifications ne parlaient ni du fonctionnement ni de ľhistoire de la langue, mais appe-laient ä la defense de la patrie, ä ľäme du peuple, etc., au mépris des réalités linguistiques, de la participation de l'Académie, des principaux dictionnaires, des instances linguistiques beige et québécoise, et de toute rationalité. Or, on pourrait ramener ä l'idée seule ď intervention ce qui causait cette folle colére. Qui, et de quel droit, pouvait légitimement intervenir, decider ou proposer quoi que ce soit qui concerne la langue ? Nul étre humain, sans doute. Au point que l'Académie reelle, concrětement engagée, s'est vu opposer, pour refuser toute evolution, le mythe ď une Academie complětement fixiste. Et si, ultérieure-ment, les Rectifications sont entrees dans les faits dans une proportion non négligeable, c'est ä la faveur du silence, voire de ľ ignorance, c'est-ä-dire sans debat public. 102 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS La moralité de cet episode ? Regle n° 1: on ne touche pas ä la langue, du moins pas en public. Ľ episode suivant n'est contradictoire qu'en apparence. En 1994, le ministře Toubon a propose une nouvelle mou-ture de la loi de 1975 «sur ľemploi de la langue francaise ». Le projet de loi liait les questions de status et de corpus: choix de langue -ľemploi du francais -et choix de vocabulaire, la terminologie officielle étant imposée dans de vastes secteurs de la vie publique. Ce projet suscita beaucoup de plaisanteries sur les angli-cismes, mais au total assez peu de hargne. Car le ministře brandissait ľétendard national, contre ľ imperialisme de la langue anglaise -dans la méme perióde, ďailleurs, il faisait de ľ «exception culturelle» un theme ď action internationale, et de la « sécurité » un thěme de politique intérieure. Or le tněme de la defense nationale avait une telle force qu'on ne pouvait pas facile-ment ľ attaquer de front, bien qu'il entrainät, par amal-game, un interventionnisme trés fort sur la langue elle-měme. Cest ďailleurs sur cet aspect que le projet fut censure par le Conseil constitutionnel, au nom de la liberté ď expression garantie par la Constitution. II ressort de ce deuxiěme exemple une Regie n° 2 : c'est seulement au nom ď une cause sacrée, nationale par exemple, qu'on peut envisager de toucher ä la langue. Un troisiěme episode illustre encore autrement la question, c'est celui de la féminisation des titres et noms de metiers. Une circulaire du Premier ministře du 11 mars 1986 recommandait que les femmes ne soient plus designees dans leurs fonctions par des noms masculins - usage bizarre, au fond, ne serait-ce que parce qu'il aměne des monstruosités grammaticales telies que «le proviseur est enceint(e)». Elle proposait « une déléguée, une agente, une animatrice, une ingénieur», etc. Mais, sans étre annulée, eile avait été ignorée dés ľarrivée du gouverne-ment suivant, malgré petitions et declarations féministes diverses. GÉRER LA LANGUE 103 En 1997, plusieurs femmes, devenues ministres, expri-měrent leur souhait d'etre nominees «Madame la Ministře » - la presse et ľusage courant avaient ďailleurs déjä bien adoptč « la ministře » -, ce qui devint quasi ins-tantanément ľusage dominant et officiel. Les autres titres n'ont suivi que partiellement. Ľ Academie royale de Belgique ayant pris position en faveur de la féminisation, l'Académie francaise voulut la contrecarrer, et revendiqua ľ autorite legitime en la matiére. Ce fut un échec, car de facon patente cela n'empecha pas que ľusage officiel, gouvernemental, soit senti comme legitime -ďautant plus qu'il rejoignait ľusage general et, probablement, une intuition linguistique largement partagée. Peut-étre l'Académie francaise entéri-nera-t-elle ľ evolution, ďici quelque temps, en vertu de sa mission de « greffiére de ľusage ». Mais, en ľ occurrence, il semble bien qu'elle ait maladroitement ignore une autre regle, qui serait celle-ci: Regle n° 3 : la legitimite ne se proclame pas, ne se dis-cute pas sur la place publique, sous peine d'etre sérieuse* ment égratignée. Ľ episode permet surtout ď avancer une quatriěme regle, qui rappellera ce que nous appelions le role de « locuteur legitime » de ľ Etat: Regle n° 4 : les choix de langage du pouvoir legitime, quand ils rejoignent ľusage « populaire », suffisent ä legitimer cet usage. Ces considerations nous aménent ä revenir sur une innovation majeure de cette fin du xxc siécle: la creation en France, depuis 1970, ď une terminologie officielle, obliga-toire dans certains contextes ä valeur legale, comme les documents officiel s ou commerciaux et les contrats de travail (loi du 31-12-1975 et décrets divers, puis loi du 4-8-1994). Les quatre mille «termes » publies en trente ans par arretés ministériels sont évidemment peu de choses par rapport aux terminologies techniques, qui en comptent des 104 LE FRANQAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS centainesde milliers. En outre, ils sont loin ď avoir été touš adoptés par ľusage. Ä quoi ont done servi ces arrétés ministériels de terminologie ? Leur utilitě est principalement idéologique: il s'agit ďaffirmer, de proclamer, qu'il est legitime ďutiliser des mots de facture francaise plutôt que des mots empruntés. La encore, c'est la legitimation qui constitue le sens de Faction, et non une gestion qu'il faudrait comprendre dans un sens realisté ou comptable. Méme le cas du mot ordina-teur, souvent cite comme ľexemple méme de la réussite terminologique, doit étre compris ainsi, puisque le terme a ete créé et utilise par IBM-France, avant d'etre officielle-ment consaeré : gérer la langue, en l'occurrence, a propre-ment consisté ä legitimer un terme, qui s'est ensuite impose. Retrospective Tout cela n'est pas entiěrement nouveau. Car comment le xviFsiěcle a-t-il vu un infime groupe social, parfaite-ment dominant, réussir ä imposer une norme langagiěre ? En 1635, Richelieu n'a pas créé ľ Academie francaise de toutes pieces : choisissant parmi les nombreuses acadé--mies fondées ä Paris dans les années 1620-1630 ä ľ imitation de ľ Itálie, il n'a fait que donner un privilege de legitimite ä celie du protestant Conrart, ľune des plus puristes, II prenait ainsi le contrôle du mouvement, afin qu'il pro-íitat directement au souverain. Désonnais, legitimite et prestige de la langue et du pouvoir étaient lies. La langue est alors con?ue non dans son étendue sociale - on ne se soucie pas du « peuple » - mais ä son extréme pointe élitiste, que ľon affirme essentielle et süffisante, conforméinent au modele aristoeratique de la société. La langue « académique », quasiment fictive ä force d'etre raffinée, va représenter la Langue, servir de modele et de reference. Tout ce que le monarque absolu représente de GÉRER LA LANGUE 105 legitimite sacrée, de privilege de naissance, rejaillit sur la langue. Et toute ľattraction qu'exerce le roi sur ľaristo-cratie et sur les bourgeois ambitieux polarise leur langue, la plie ä sa loi et la modifie. Cet artifice social va ainsi pro-duire des effets bien reels sur la langue, par la mediation de la Cour, des ambitions de toutes sortes et des raffinements de la littérature - eile aussi institution sociale au plus haut point selective. La « gestion de la langue » par le pouvoir monarchique a done tenú ä la legitimation résolue ď une partie de la langue et des pratiques. Le contraste est grand entre cette situation nouvelle et les sept siécles precedents, ceux du « Moyen Áge ». C est pourtant dans cette perióde que s'est développée la langue « francoise » écrite, administrative et littéraire, qu'elle a conquis toutes ses functions sociales : mais le pouvoir royal n'intervenait pas explicitement. C est sans conŕlit, comme joyeusement, sous le prestige austere et incontesté du latín, que s'est épanouie tranquillement une langue littéraire ďabord riche de ses colorations regionales, puis de plus en plus dérégionalisée parce que polarisée par le pouvoir royal. Certes, quand Francois Ier ä Villers-Cotteréts en 1539 exige que la justice soit rendue en «langue maternelle francoise », e'est pour que les sujets comprennent leur proces : cette mesure de status est done un choix de justice élémentaire, et de bonne administration, voire de bon sens. Mais e'est aussi qu'ä cette époque la langue francoise est jugée digne, et a prouvé qu'elle ľétait, de remplir aussi bien que le latin toutes ses functions - scientifique, juri-dique, administrative, etc. L'ordonnance de 1539 n'est que le point d'orgue d'une evolution déjä presque achevée. Autrement dit, la transformation majeure, des parlers vulgaires en une langue ä part entiěre, s'est déroulée sur plusieurs siěcles, en douceur, sans méme, ä de rares exceptions, qu'un métalangage ou un discours idéologique per- 106 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS mette aux contemporains de penser le processus en cours, ni a fortiori de croire le « gérer ». Ultime repěre a quo de l'histoire du frangais, les serments de Strasbourg de 842, constituent une matiěre émi-ncmment politique, commc ľont montré, entre autres, F. Brunot, R. Balibar et B. Cerquiglini : mais il ne s'agit en aucune facon de « gérer la langue ». Nithard (voir Ic chapitrc « P commc Paris », dans ce volume) était ccrtainement loin de considérer les langues des serments de Strasbourg en elles-mémes, comrae nous pouvons le faire aujourďhui. Sa demarche était politique, mais rien que politique. Les langues des serments ne sont lä, ä Strasbourg méme, puis dans le texte latin de Nithard, que comme signes des territoires. Elles montrent la terre - germanique ou románe -, et c'est la réalité contrastée des territoires, ainsi exhibée, qui legitime en quelque sorte naturellement le partage de ľ Empire. Les serments ne signifient pas une adoption « ofíi-cielle » du vulgaire román par la Francia occidentalis. Ľ innovation était géopolitique, voire ethnopolitique : les langues románe et tudesque, désormais, partageaient incontestablement les territoires. Mais lä, les langues légitimaient les pouvoirs, et non ľ inverse. Gérer le symbole L'idée de « gérer la langue », en ce qui concerne la langue francaise, renvoie ä trois themes : prestige, modernitě, democratic Le pacte ď alliance entre langue et pou-voir conclu explicitement au xviPsiécle (mais implicite-ment plus tôt) n'est toujours pas rompu, parce qu'il repose sur le jeu des legitimations réciproques. Le Pouvoir a done le devoir et le droit de « gérer la langue », action d'autant mieux regue qu'elle converge avec des principes de legitimite tels que le salut national. Mais cette « gestion » ne GÉRER LA LANGUE 107 prend que tres partiellcmcnt des formes gestionnaircs ou normatives classiques, réglementaires ou comptables. Créer et méme diffuser une norme n'exigent pas forcément l'intervention de ľ Etat: mais celui-ci doit intervenir pour montrer qu'il sc soucie de la langue. Car la langue dont nous parlons, cc n'cst ni la realite des pratiques de langage, que rěglent les forces sociologiques, ni le systéme linguistique de Saussurc. La langue qui inté-resse le politique est en elle-meme un signe, e'est-a-dire une entité symbolique. II faut admirer la clairvoyance avec laquelle la Constitution frangaise, depuis 1992, associe dans un méme article ces trois emblěmes nationaux que sont le drapeau, ľhymne, la langue. De méme, on sait bien que ce qui lie les Canadiens, les Beiges, les Suisses, les Frangais et les autres francophones, le fait d'avoir « une langue en partage », n'est pas seulement un instrument de communication, mais une reference commune, un symbole partagé. Évitons méme le pléonasme, puisqu'un symbole, dans son origine grecque, n'est que signe de partage. « Gérer la langue », c'est gérer ce symbole. i