»gJ^V t&d.^ti -,1 bV-,hvbV;<\ pjtW 1 Celta. 3 Ovtí-Oc - comme Histoire le frangais : un créole qui a réussi par Bernard Cerquiglini «Le frangais vient du latin » : cette assertion parait ďune evidence presque triviale ; eile figure au nombre des arguments legitimes en faveur de ľ étude de la langue ancienne ; eile exprime ľ affiliation de notre langue ä un passé culturel prestigieux. Que le frangais provienne du latin, cependant, n'est pas établi depuis longtemps. En outre, on peut soutenir qu'en un certain sens, c'est faux. « Une source Men bourbeuse » Děs le Moyen Áge, ľidée d'un lien génétique entre les langues latine et franchise est perceptible. Ľ usage constant des deux langues chez les intellectuels en est la cause. Le clerc medieval, qui parle la langue vulgaire dans la vie courante mais qui travaille en latin, ne peut pas ne pas apercevoir les similitudes des deux idiomes, ainsi que poser en filiation le va-et-vient qu'il opere. Mais il s'agit d'un sentiment d'appartenance, qui ne donne pas lieu ä investigation. C'est ä la Renaissance que la question est explicitement posée. Cela est du aux premieres recherches comparatistes en matiěre de langage ; cela tient également ä la situation ď une langue qui abandonne alors le statut 110 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS «vulgaire» pour devenir langue poétique (qu'avec Du Bellay on defend et illustre), langue juridique (edit de Vil-lers-Cotteréts), langue enfin que ľon étudie et que ľon enseigne (premieres grammaires). On comprend que ľ« antiquité du fran9ais» soit ľobjet de nombreuses investigations. Celles-ci, toutefois, suivent la pente du pré-jugé - favorable il est vrai: lcs origines que l'on suppose ä la langue francaise sont les quartiers de noblesse qu'on lui accorde. Plus que le latin, trois ancétres fort éminents sont proposes : ľhébreu (langue premiere et divine), le grec (dont la superioritě est éclatante aux yeux des humanistes), le celtique (naissance du mythe gaulois). Le latin est certes également suggéré; mais il s'agit du latin classique. Du bel et bon latin écrit de Virgile et de Cicéron que, mise ä part la presque interruption due aux invasions barbares, on n'avait pas cessé d'enseigner, et dont la Renaissance res-taurait les etudes. On percevait néanmoins que la langue de Tacite différait notablement de celie de Ronsard ; les oppo-sants ä ľorigine latine avaient beau jeu de faire valoir les spécificités de cette derniěre (déclinaison, syntaxe, lexique spécifique, etc.) : le celtique, par exemple, semblait moins éloigné du francais. La these celtique avait done la faveur des savants, monogénétique ou polygénétique (celtique mélé ä du latin, voire ä du germanique). Mais la question scientifique de ľorigine de la langue francaise n'était pas formulée. Cette construction proviní d'une tout autre perspective, des plus difficiles ä concevoir pour les éminents latinistes qu'étaient les érudits. Elle consista ä supposer que le francais, comme ďailleurs les langues romanes en general, ne provenait pas du latin classique, c'est-ä-dire du latin écrit, socialement et scolairement norme, mais du latin effective-ment parlé, voire ďun latin « rustique » ou populaire. Ce qui revenait ä dire qu'il avait existé deux latins, le second présentant avec arrogance les fautes et barbarismes (irres-pect des déclinaisons, ordre des mots fixe, vocabulaire concret) que les regents de colleges d'Ancien Regime HISTOIRE j j poursuivaient avec la derniěre energie. Ce qui revenait ä supposer d'autre part - pensée plus scandaleuse encore, au moment ou le francais acquérait enfin statut, noblesse, voire universalitě - qu'il était issu du second latin, infé-rieur, rustique et vulgaire. These douloureuse ä admettre, mais qui résout le probléme des differences entre francais et latin, et pose corrcctcmcnt la question des origines. Pour que cette these füt acceptée, il fallut le choc de la polémique. La furie celtomane des premieres années du xvmcsiôcle faillit empörter les esprits scientifiques, et rat-tacher définitivement le francais au gaulois. Dans un memoire adressé en 1742 ä l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Lévesque de La Ravaliěre soutenait que la langue parlée en Gaule était profondément celtique et ne devait au latin que des influences superficielles. L'Académie, en émoi, entendit les défenseurs du latin; mais ceux-ci, tel Dom Rivet, restaient prisonniers ďun point de depart situé au sein du latin classique. On doit ä un autre académicien, Pierre-Nicolas Bonamy, d'avoir su trancher le débat. Dans son memoire (Sur ľ introduction de la langue latine dans les Gaules sous la domination des Romains, 1750), Bonamy entreprit de se former enfin « une idée nette et precise de ce que ľon entend par ces mots, la langue latine ». Pour lui, ce n'était pas le «latin des livres », mais «la langue latine parlée et employee dans les discours familiers, un latin des rues que les Gaulois avaient appris "en l'entendant prononcer aux Romains soldats, marchands, artisans, esclaves" ». C'est du latin oral et familier, « un latin vulgaire des provinces » qu'est issu le francais. Les savants qui défendent cette idee « ne voient pas qu'ils donnent ä notre langue une source trěs bourbeuse et trěs ignoble », répondra La Ravaliěre avec morgue. Mais il s'agissait d'un combat d'arriere-garde; ľorigine était établie. 112 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS La créolisation du latín vulgaire Cest avec une langue anciennement sortie du ruisseau que Chretien de Troyes, Racine et Proust (également Cervantes et Dante) écrivirent leurs chefs-d'oeuvre. On devrait admirer une telle promotion, et n'étre point trop chagrin des racines plébéiennes. On sent toutefois chez les histo-riens de la langue comme un regret, pour deux raisons. Ce latin parle, tout d'abord, est bien « vulgaire », étymologi-quement (de vulgus, la multitude) et moralement. C'est une langue grassiere, dont on détaille les rugosités : adoption ďoutils grammaticaux (articles, prepositions), inventions lexicales privilégiant le concret, etc. Autre défaut: si ce latin populaire a pu se développer sans melange en Itálie, en Castille, il n'en a pas été de méme en Gaule ; le francais résulte d'influences diverses, il est un veritable cocktail linguistique. Le francais provient de ľimmigration. Certes, une immigration massive (armée, administration romaines et tout ce qui les accompagne) ainsi que victorieuse ; mais la langue qui servit de souche (le latin parle) fut importée, et subit en Gaule deux apports principaux qui la spécifiěrent. Tout d'abord, le gaulois que parlaient « nos ancétres »/et qu'ils continuěrent ä parier tout en apprenant le latin populaire, le colorant de traits celtiques. Des habitudes de prononciation, sans doute (tendance ä palataliser les consonnes), de vocabulaire certainement: toponymes {Paris, Reims, Lyon, etc.) et noms communs (alouette, bee, bouc, chemin, mouton, etc.). Vers la fin du ivesiěcle, quand le gaulois s'éteignit en Gaule, pour des raisons qui tiennent plus au prestige de la culture romaine (routes, administration, écoles, puis le christianisme), qu'ä une quelconque coercition, le contact avait été tel que ľon peut ä bon droit nommer gallo-roman le type de latin évolué que ľon entendait en Gaule. Et qui était déjä different, sans doute, de ce que ľ on parlait au-delä des Alpes ou des Pyrenees. HISTOIRE 113 Ä partir du ve siěcle, ce gallo-roman subit une influence autrement plus forte, qui acheva de specifier cette langue, et d'en faire du (proto-)francais. On a certainement minore cette influence. Les recherches scientifiques sur l'histoire de la langue francaise prirent leur essor ä la fin du xtx*siěcle, dans le cadre de l'histoire positiviste et de la grammaire comparée ; dans une ambiance, également, de rivalite intellectuelle avec la Prusse victorieuse. Aprěs Sedan, et avant 1918, pouvait-on reconnaitre que le francais était une langue románe fortement germanisée ? Tel est le cas, cependant, telle est la spécificité historique de la langue francaise, due ä un paradoxe colonial. L'histoire nous a malheureusement appris que les enva-hisseurs et les colonisateurs ont coutume de disqualifier la langue des conquis, voire de la faire disparaitre par le prestige (celtique en Gaule) ou par les armes (langues amérin-diennes). Rendus maitres de la Gaule du Nord, les Francs qui avaient, comme disait Ferdinand Lot, la force pour seule culture furent séduits par la civilisation gallo-romane et 1'adoptěrent (ce que symbolise le baptéme de Clovis, en 496). L'aristocratie franque devint pendant des siěcles la classe dominante, donnant au pays ses guerriers, ses administrateurs, ses évéques, ses princes puis ses rois. Mais cette aristocratie apprit le gallo-roman, et fut bilingue jusqu'au xe siěcle (Hugues Capet, en 987, est le premier roi unilingue ; en ce sens, il est bien le premier roi francais). Faut-il affirmer pour autant, comme on le fait ď ordinaire, qu'elle abandonna, en cinq siěcles, sa langue au profit de celie des conquis ? On explique par cette longue durée la profonde empreinte germanique sur cette derniere. Le fait sociologique colonial nous conduit ä une hypothěse plus complexe mais plus éclairante (car cinq siěcles de contact entre deux langues ne conduisent pas forcément ä une telle influence). Déplacant le paradoxe, on posera que la langue de la classe dominante fut bien, comme on doit s'y attendre, l'idiome legitime et valorise ; en l'occurrence, ce fut la maniere franque de parier le gallo-roman. En 114 le frangais dans touš ses états ďautres termes, ľaristocratie franque, non seulement finit par ne parier que « son » gaľio*roman, mais eile en diffusa la norme, Le frangais est du francé, un latin populaire mélé de gaulois et trěs fortement germanisé par les Francs. Cette empreinte est telle que ľ on peut parier de créoli-sation, c'est-ä-dire de formation d'une langue maternelle par fusion ď elements issus de plusieurs idiomes. Le proto-frangais du xósiěcle, qui va devenir ľancien frangais de la littčrature du Moyen Age, résulte de la créolisation du latin parle, au contact du gaulois ďabord, de la langue germa-nique franque ensuite, et surtout. La germanisation de la langue románe fut considerable, et peut étre décrite sous deux aspects. D'un point de vue externe, eile délimita le frangais. Ľinfluence franque n'ay ant pas dépassé la Loire, le román parlé au sud fut moins atteint; il resta plus pres du latin et des autres langues romanes. II devint un parier autonome, que ľ on désigna ďaprěs la fagon dont on y affirmait: langue d'oc. Au nord, on parla la langue á'oil (ancétre de oui), c'est-a-dire le frangais. Selon une approche interne, on peut mon-trer tout ce qui, dans cette nouvelle langue románe, tient ä ľinfluence franque. L'apport lexical est bien connu : des centaines de mots ont infuse le vieux fonds roman. Nous insisterons sur la pronunciation: c'est eile qui fait bien entendre la difference du frangais ďavec les autres langues romanes (langue d'oc, italien, castillan, etc.). Prononcé ä la germanique, le gallo-roman regut un accent tonique trěs appuyé qui eut un double effet contraire sur les voyelles atones et sur les toniques. Les premieres devinrent encore plus faibles, et finirent par tomber. C'est le cas des finales. Au latin tela correspondent l'italien et le castillan tela, ľoccitan telo oü s'entendent une voyelle finale, au rebours du frangais, prononcé /twal/; dans ľécriture (toile), un e final graphique montre qu'une voyelle sourde fut pro-noncée quelque temps, que l'on entend encore aujourd'hui dans le Midi, grace au substrát occitan. Toutes les voyelles atones, en fait, furent touchées : devant et apres ľ accent HISTOIRE 115 tonique, en finale, etc. Si l'on prend ľexemple du mot dormitorium, on voit ľ effet de ces disparitions. latin frangais initiale dor dor prétonique mi — tonique tor toir posttoniquc i _ finale urn - Le mot frangais qui en résulte, dortoir, oü ne subsistent que les syllabes accentuées (initiale et tonique) semble bien éloigné de son etymon dormitorium. Le frangais fut ' victime d'une veritable erosion phonétique. Si l'on feuillette les textes rédigés aux xir et xnrsiěcles, avant les interventions savantes dans la langue, on constate combien cet ancien frangais est gréle. Les syllabes toniques, de leur côté, non seulement se maintinrent mais, davantage accentuées, leurs voyelles tcndirent ä se transformer. En termes techniques : le frangais est la seule langue románe dont toutes les voyelles toniques (en position libre) se soient diphtonguées. Ainsi, ľ e long latin, reste tel quel partout, est passé en frangais ä -wa- (écrit -oi): le pronom personnel latin me s'est globalement conserve sous cette forme dans les Jangues romanes ; le frangais dit moi. En résulte une coloration particuliere du frangais, langue románe septentrionale ; en découle un plus grand éloigne-ment de ľorigine latine. On peut s'amuser ä écrire une phrase en italien moderne qui soit aussi une phrase de latin ; c'est impensable en frangais. 116 LE FRANCIS DANS TOUŠ SES ÉTATS Le prestige dans la langue II y a dans la langue francaise comme un manque, un paradis perdu qui explique peut-étre que le purisme, cette forme supérieure de la nostalgie, y soit si present et si fort. Une origine obscure, qui s'est éclaircie dans la deception (le latin des rues comme ancétre), une créolisation longue et inavouable (la germanisation) ont concu la langue franchise dans une relation frustrée avec la langue de prestige, le latin classique des écoles et des savants. Ce manque, on entreprend de le combler, des la fin du Moyen Age, inau-gurant une entreprise ďédification qui sera un des fils rouges de l'histoire du francais. Cela concerne tout ďabord ľécriture. La langue francaise doit beaucoup aux écrivains et aux hommes de ľécrit. Trěs tôt, děs le rxe siěcle, ils ont fait accéder ľ idiome des échanges quotidiens ä la permanence memorable du manuscrit. Ce faisant, ils lui ont donne une premiere forme stable, un semblant d'orthographe, ľordon-nance alerte que ľ on voit aux romans du xnesiěcle; L'examen des textes rédigés ä la fin du Moyen Age, et par-ticuliěrement ä partir du xve siěcle, fait apparaitre une evidente complication de la graphie (voir chapitre O). Des premiers contempteurs de cette orthographe (Louis Mei-gret, 1542) aux réformateurs contemporains, en passant par Ferdinand Brunot (« ľ absurde graphie du xve siěcle »), tous convaincus que la lettre doit suivre étroitement le son, on s'est moqué de cette langue écrite qui se complexifie obscurément, des consonnes ä longue hampe (p, b, f, etc.) jetées ä la traverse de mots qui endossent avec maladresse un habit latin : ennuyeulx, peult, congnoistre, scavoir, compte, chevaulx, soubdain, escrire, nuict, etc. Une orthographe en vérité gothique, embarrassée de lettres super-flues et de references étymologiques, comme les tours de Notre-Dame sont hérissées de gargouilles ; une orthographe qui sent le grimoire, les officines ténébreuses et le chat founc. Car e'cst au mondc grouillant de la basoche fflSTOIRE 117 qu'est attribuée cette complication, petit personnel aug-mentant ses gains en tirant ä la ligne, demi-savants étalant leur science illusoire. Ľ accord est si general contre ces gri-mauds du grimoire, qui ont «transformé la belle orthographe du xir siěcle, si nette et si sobre, en une cacogra-phie pedante, hypertrophique et grassiere» (Charles Beaulieux), qu'il convient d'y regarder de plus pres. La these officielle est un récit, eile raconte la conquete progressive de la maitrise des écritures par un groupe social (les basochiens), et la défaite d'une ancienne profession (les copistes). Or les manuscrits ne montrent nulle lutte fratricide, nul essor d'une graphie d'officine en quete de legitimite ; ľensemble de la production écrite présente la méme tendance, lourde et cohérente, qui ne doit rien au demi-savoir pompeux ni aux astuces des gagne-petit. Ces derniěres ont-elles quelque realitě ? Afin de « remplir les pages et ď augmenter son salaire », le tabellion disposait de moyens autrement plus efficaces que ľ aj out de consonnes, et ne s'en privait pas : élargissement des marges, coordination de synonymes, rappel infini des procedures antérieures. La these de la cupidité graphique ne résiste pas, en outre, ä un fait que ľ on se garde bien de signaler : l'abondance des abréviations dans les textes juri-diques et administratifs. La basoche aurait-elle perdu d'une main ce qu'elle gagnait de l'autre ? Ses gribouillis auraient été, alors, une politique de Gribouille... Cette orthographe « hirsute » de la fin du Moyen Age, dont nous avons en grande partie hérité, est le fait de tous ceux qui se servaient alors de ľécriture ; eile résulte ďun mouvement de fond, qu'il faut expliquer en lui-meme. Les copistes semblent percevoir que la graphie possěde un ordre propre, opaque ä la parole, qu'elle obéit ä une mission et joiiit ďun statut. Se déprendre d'une simple transcription de ľ oral peut avoir des raisons non illegitimes. Techniques, tout d'abord. La cursive gothique est souple et plus rapide que la Caroline ; eile constitue un progres, mais tasse les mots sur la ligne en un trace quasi continu ; eile requiert děs lors 118 LE FRANQAIS DANS TOUŠ SES ETATS une intervention plastique, qui donne au mot une forme reconnaissable, une image visuelle: allongement des boucles et des j ambages, apparition de consonnes diacri-tiques élancées, hastes et queues offrant ä la linearitě gra-phique leur verticalité distinctive. Raisons grammaticales, ensuitc. Les copistes percoivent que la graphie n'est pas une simple gaze legere recouvrant et dévoilant la parole vive ; eile est une forme de la langue. Une forme savante, qui s'adressc a l'ocil autant qu'ä l'oreille, et que distingue son regime cognitif. Elle véhicule, ainsi, des informations grammaticales : appartenance morphologique et lexicale, ébauche de description grammairienne, empirique et plastique. La graphie rend distinctes les formes qu'elle trace, en les replacant au sein des microsystěmes dont ils relěvent: je bats prend la consonne t de derivation, briefve garde 1'/ du masculin, etc. La langue se replie sur elle-méme, pour saturer ľespace écrit, dans ľ ordre et la coherence. Raisons morales, enfin: les copistes de la fin du Moyen Age ont compris que la graphie est la forme permanente de la langue, Offerte ä la contemplation ; eile requiert du volume, de ľélégance, voire de l'apparat. L'habit latin est un brevet de noblesse. La graphie étymologisante arbore une allégeance, eile expose une filiation obscurcie par le temps ; hyperbole nostalgique du trace, eile noue sur le parchemin ce que la parole a défait. Figure monumentale de la langue, cette orthographe « gothique », si décriée et dont nous avons garde bien des aspects, assume, dans ľ exces sans doute, mais non sans grandeur, son role et sa charge. On ne peut oublier qu'elle accompagne la progression du francais dans les provinces, constituant une forme stable et conventionnelle, fixée par la reference latine que ľ ceil savant reconnait davantage que l'oreille patoisante. Ľopacité ä la parole vive, prise dans ľinfini morcellement des parlures, ľ inscription lettrée dans ľespace humanisté sont des lors un progres. Ce mouvement ď edification de la langue, commence děs la fin du Moyen Age, ne concerne pas seulement la HISTOIRE 119 graphie; il est trěs manifeste dans le domaine lexical. Ä partir du xv0 siěcle, et particuliěrement durant la Renaissance, la langue francaise prend de l'ampleur ; le lexique se renouvěle et s'étoffe. Cette creation lexicale, qui ne ces-sera pas, adopte plusieurs voies : derivation suffixale {pied —> piélaillc, asiie —> asnic —> asnerie), premiers cmprunts ä des langucs Vivantes (alchimie, maielas). L'emprunt au latin classique, par transposition et copie, afin de former des tcrnies techniques ou abstraits (Nicole Orcsmc, děs le xrvc siěcle), nous importe également car il forme un registre lexical autonome, fort different du vocabulaire ancien et populaire. Car le caique ainsi consume, image de ľ etymon latin, est presque toujours dissemblable du terme francais traditionnel issu de ce merne etymon et resultant des lois phonétiques et de leur erosion. L'adjectif délicat est formé au xvc siěcle par copie de delicatus, que les lois de la phonétique historique francaise avaient par ailleurs transformé depuis longtemps en deugié. Apparaissent ainsi les prémices d'une scission qui va affecter durablement le vocabulaire francais, opposant le fonds ancien (issu de ľévolution phonétique) et le fonds moderne (calqué), les formations « populaire » et « savante ». La distance du frangais au latin, due ä ľérosion phonétique, est telle que l'on tend ä la complete disjunction : « populaire » « savant» entier livrer freie grimoire integre libérer fragile grammaire Seuls les érudits savent le cousinage étroit de ces deux series, percues comme autonomes. La seconde, constituée de termes ayant signification et forme propres, devient un 120 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS nouveau vocabulaire francais qui va s'accroitre et, plus encore, acquérír legitimite et valeur. Le phénoměne explose véritablement durant la Renaissance dont on sait d'une part la hantise de la pauvreté du francais (Du Bellay intitule un chapitre de sa Defense « Pourquoi la langue frangaise n'est si riche que la grecque et latine »), dont on connait d'autre part la frénésie lexi-cale. Tout est bon pour accroitre le vocabulaire : derivation (que Ronsard nomme « provignement » : revasser, chan-tonner, criailler, sautiller), emprunts aux langues Vivantes, surtout ä ľ i tali en (soldát, cartouche, banque, credit, artisan, escalier, etc., voir le chapitre K), emprunts au grec (hymen, enthousiasme, cholera) et au latin. Ce dernier semble passer la langue francaise ä la toise. Le vieux fonds prend des habits neufs (imbu, rapide, injure, infirme rem-placent embu, rade, enjurie, enferm) ou passe la main (mire recule devant médecin, pourrisson devant putrefaction, mesnie devant famille, aerdre devant adherer). C'est également un vocabulaire nouveau qui s'installe, sans forme préexistante, par adaptation simple : milice est forme sur militia, obscene sur obscenus. La langue francaise acquiert ainsi un vaste vocabulaire savant dont eile a . certes besoin, mais qui sent parfois le cuistre. Certains s'en moquent, déjä; l'important est que ce vocabulaire, pour l'essentiel, va s'installer, devenir indispensable et noble. L'écolier Limousin de Rabelais est passablement ridicule avec son jargon latinisant; mais cet écolier va faire école : pármi les creations verbales, la plupart sans avenir, que contient son discours, dix-huit latinismes sc retrouvent dans la langue moderne, quelques-uns y faisant méme leur premiere apparition (célěbre, génie, indigene, horaire, patriotique) ! Le modele de langue néologique et plein ďenflure que donne Fabri (« ľexcellence et magnificence des princes nous induisent ä contempler leur magna-nimité ») passe aujourd'hui pour du pompeux ordinaire, voire de la belle langue. mSTOIRE 121 Ěpuration et norme On assiste ainsi, dans les termes de la sociolinguistique moderne, ä la creation, au sein de la langue francaise, d'une varieté legitime, par intervention sur le corpus (creation de termes nouveaux, elimination d'anciens) et sur le statut (valorisation d'un type de vocabulaire). Ce travail de normalisation, qui concerne également la syntaxe et la pronunciation, sera la grande affaire de la periodě classique. Le symbole en est ľ installation ä Paris, en 1605, de Francois de Malherbe qui marque la fin du foisonnement lexical renaissant, que defend encore Mademoiselle de Gournay, héritiére de Montaigne, toute favorable aux mots nouveaux (« ľestrangeté en est ordinairement passée en dix jours, ä la faveur de ľaccoustumance ») que pratique encore Desportes. La victoire de Malherbe est celie de la rigueur, de la clarté, de ľépuration linguistique. Le maitre bougon taille dans les latinismes, proscrit les archai'smes (tel mot « eüt passé du temps de Henri III»), refuse les provincialismes (« il faut dégasconner la Cour »), moque les creations poétiques de la Pléiade (ivoirin, larmeux, empourpré), dénonce les mots sales (barbier), techniques (ulcere) et bas (poitrine). On doit ä Malherbe, qui « vint enfin », ľidée que la langue francaise doit étre instituée ; on lui doit la conviction que les variantes linguistiques qui apparaissent ou persistent ä une époque donnée affaiblis-sent la langue, et qu'il faut les combattre ; on lui doit le purisme. II a donne ľ impulsion initiale d'un mouvement qui, repris par l'Académie francaise ä partir de 1635, puis par Boileau au nom de la doctrine classique et Vaugelas au nom de ľ Usage, impose le canon d'une langue simple, ordonnée et limpide : le « ce qui n'est pas clair n'est pas francais » de Rivarol fut prepare de longue date. La mission de l'Académie, sous protection royale (voir le chapitre « P comme Paris »), chargée de « donner des regies certaines ä notre langue », fut d'instituer un idiome uniforme dans son lexique définitif. On le voit par son Die- 122 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS tionnaire (1694), qui bannit les archai'smes, les néolo-gismes, les mots bas. Et Moliěre, par ses Précieuses ridicules, donne des gages aux tenants de ľordre linguis-tique et de l'immobilisme langagier, tout autant qu'au machisme Grand Siěcle. La grandeur d'une teile enteprise est indéniable ; eile a fait ďun créole la langue de Racine. Mais eile a donne ä ľhistoire de la langue, désormais, l'allure d'une succession de déerets, ďunc mčfiancc militante envers la nou-veauté, d'un combat défensif. Cette edification a pour revers la nostalgie et la diglossie. La periodě classique a hissé la langue, dit-on, ä une perfection qu'il s'agit seule-ment de défendre et d'imiter. Le Dictionnaire de Trévoux (1704) estime que le francais est parvenu, comme le latin du temps de Cicéron, « ä un degré d'excellence oů ľon ne pouvoit rien ajouter» ; děs le xvuT siěcle, ľ Academie se penche sur son passé, commente les grands auteurs, admet avec reticence ou circonspection les nouveautés du lan-gage. Le modele, ä ľévidence, freine ľinnovation ou du moins bride la Uberte ď esprit et de parole qui font les langues Vivantes : que n'a-t-on dit, il y a peu, de baladeur ou de voyagiste, créés pourtant afin de faire piece ä des anglicismes que par ailleurs on dénonce avec vigueur ! Ľ evolution naturelle du francais, son progres, sa vitalite indéniable prennent figure de decadence ; on noircit ä ce sujet des milliers de pages : quelle langue peut se flatter d'une telle escorte de pleureuses ? Ensuite, ce credit accordé ä une langue savante et en grande partie artificielle s'accompagne d'une defiance envers les variétés moins legitimes (francais des regions, des pays francophones), d'une hostilité marquée ä la langue quotidienne des échanges oraux. Une fracture sépare la langue familiěre, qui a cependant sa noblesse et ses poětes, et qui a sa rigueur (des audacieux commencent seulement ä en étu-dier la syntaxe), et la langue soutenue du bon usage acadé-mique. Certes, la distinction entre les registres de langue est chose commune ; mais ľécart se creuse fächeusement HISTOIRE 123 en francais, de par le privilege accordé ä la varieté savante et presque immobile. La distinction entre une forme de langue normée, écrite, enseignée et une varieté orale, viVe ouverte aux influences et libre nous ramene ä la situation du latin au debut de notre ore. Le purisme, aveugle aI changement, sera-t-il cause d'une nouvelle créolisaťion ? Bibliographie Chaurand, J. (ed.), 1999, Nouvelle histoire de la langue fran Qaise, Paris, Le Seuil. Pichoche, J., et Marchello-Neia, C, 1994, Histoire de k langue frangaise, Paris, Nathan.