#AAHH... Va? w Kf-ic sertr.vtüjue. , í;t»u¥A*UsiA for«, fftf'A o»A .MUÉfSeS ,/WACoUfflteí, É.ToNoNWbtᣠM comme mots, mots, mots /7ar Lo'ic Depecker «Byena des mots ! » C est la premiere phrase d'un film québécois des années 1980, intitule « J'ai pas dit mon dernier mot». Le sujet du film : un « mot», le vrombissant bromulateur, cherche sa « notion », c'est-a-dire le sens qu'il pourrait bien avoir. De fait, bromulateur n'a pour le spectateur, a priori, aucune signification au point de devenir sujet de fiction sous la forme d'un personnage vide de sens, qui yient se poser sur ľépaule du lexicologue-ter-minologue. Ä savoir, de celui, de celie qui fixe le sens des mots afin de les inscrire dans les dictionnaires. Cest done qu'il y aurait des disciplines, voire des professions, qui ont la charge de décrire le sens des mots... L'agencement des mots entre eux Lexicologue serait done le specialisté du lexique, c'est-ä-dire de l'ensemble des mots d'une langue. « Mots » étant entendus au sens large comme les formes pleines et entiěres usuellement employees. Les mots peuvent étre simples {réve, fleur, ocean) ou composes (réve-rie, fleur-iste, trans-océan-ique). Et plusieurs mots peuvent former ä leur tour un autre mot: clair et lune forment clair de lune, 188 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS lune et miel font lune de miel,fil et plomb, fil aplomb... Et s'il s'agit du mince outil employe pour couper le beurre, voici le grand, le célěbre fil á couper le beurre. Le mot se réduit ici ä sa definition, ce qui n'est pas si rare. Mais juger que cet ensemble forme un seul et méme mot n'est pas tou-jours facile. Imaginez la tete du faiseur de dictionnaire: mets-je pomme de terre ä pomme ou ä terre ? Ou aux deux ? Si pomme de terre forme un tout «lexicalisé » dirons-nous, unite ä part entiěre du lexique, il a done le droit de figurer tel quel au dictionnaire. Cela parait simple, mais peut ouvrir sur bien des perplexités : pomme en ľ air, est-ce alors ä mettre dans le dictionnaire ? Eire ou ne pas etre pour les mots, telle est souvent la question ! On n'en finira done jamais, surtout quand les mots se combinent. Que faire d'ensembles comme charrue pour labourer á plat á traction animale sans avant-train, ou cable á géophones ä pression incorporés pour enregistre-ment continu ? Est-ce mots composes ou definitions ? On sent bien ici que mots et definitions sont souvent interchan-geables, les mots combines formant discours et presque phrase. Et en sens inverse, les mots longs ne cessent ď aller vers leur reduction : ľ image qui est transmise par le satellite se transforme en image transmise par satellite, image de satellite, image-satellite, image satellitaire, voire satel-litale ! Ou est alors le fin mot de ľhistoire ? Débats ä rendre perplexes grammairiens et puristes, assurément. De méme, un bateau qui marche ä la vapeur devient bateau á la vapeur, bateau a vapeur, et fmalcmcnl un vapeur tout court. Issus du discours, Ies mots en viennent ainsi ä se rčd u i re a leur plus breve expression. Un bon coup d'accor-déon, et le réseau radioélectrique a ressources partagées devient soudain 3RP. Ah, quelle modernitě les sigles ! Ainsi, noms, articles, adjectifs, verbes, prepositions, adverbes méme, et les elements qui les constituent, se composent et se décomposent dans la langue. D'oü ľidée qu'il n'y a pas de mots sans discours, et réciproquement. Le dictionnaire n'est done que le receptacle immobile de MOTS, MOTS, MOTS 189 ces jeux incessants. Immobile, certes ; mais on voit bien, ä manier cédéroms et Internet, que les dictionnaires électro-niques donnent une autre vie ä la présumée immobilité des mots. La circulation entre eux devient quasiment sans fin, comme c'est le cas dans la langue. La circulation des sens Les mots sont contraints de circuler entre eux, car ils renvoient constamment les uns aux autres. Ainsi, que fait-on en définissant ou paraphrasant sinon décrire des mots par d'autres mots ? S'il s'agit du sens des mots, le lexico-logue doit préter attention ä leur articulation: craindre s'emploie-t-il exactement pour redouter, velo pour bicy-clette, voiture pour auto ? Synonymes si I'on veut, quoique l'on ne croit plus aujourd'hui que deux mots puissent étre véritablement synonymes : formés ď une matiere sémio-tique différente, ils sont irréductibles les uns aux autres. D'oü ce paradoxe inconfortable : on ne cesse de définir les mots par d'autres mots, alors que les mots sont irréductibles les uns aux autres... Preuve a contrario, cependant, qu'il y a du sens dans tout cela ! Au point que parfois, des termes qui en bonne logique ne pourraient étre légitime-ment synonymes, le sont dans ľusage ou tendent ä ľétre ; ainsi essai de pompage, essai par pompage, et pompage d'essai (!) (Commission ministerielle de terminologie de ľagriculture, 1989). Effet de ce qu'on ne vise pas alors seulement les mots, mais l'objet ou ľ operation qu'ils dési-gnent. II n'en demeure pas moins que, c'est sur, les mots s'attirent et se font échos. Le lexicologue doit ainsi prendre garde ä la fusion des formes : qu'y a-t-il sous vole r sinon Taction de s'envoler et celie de dérober ? et sous biěre, sinon le bon breuvage fait d'eau et de houblon, et le cer-cueil qui y mene tout droit si on en boit exagérément : homonymes. II doit veiller aussi ä leurs échos, de formes et éventuellement de sens : eminent n'est point imminent, non 190 UK**»!*«™0"0*"" nvmes. Sans ouu comme ÍOMe\v hôíe •* ^ cpns contraue;, inration»)» „atronne peut et« la c mais imphque »> loeique : au cuuv Vabstraitauconcret... MOTS, MOTS, MOTS 191 Les composants des mots Plus profondément, le lexicologue est amené ä regarder comment s'agencent les composants des mots. Ľ agent de Taction se forme notamment sur -ier, -eur, -iste. On peut étre ainsi patissier glacier chocolatier confiseur, designation d'un brevet ď études supérieur ď alimentation. Mais un organisme fournisscur ďéquipements est un équipe-mentier, fournisscur dc syslcmes, un syslémier, ď instruments, un instrumentier, etc.: oscillation entre nom et adjectif. On peut étre cuisiniste (Installateur de cuisines), ou bainiste (Installateur de salles de bains), et ce au mas-culin ou au feminin. -Eur ou -ateur se disent d'un animé (un organisateur), mais aussi d'un inanimé: organiseur, régulateur, bromulateur... Un méme suffixe pouvant alterner masculin et feminin: perforateur/perforatrice. Le feminin tendant, remarque-t-on, ä designer de plus freies machines (Guilbert, 1971): effet prolongé de ľemprise du male pouvoir sur les mots ? Si ľ on se tourne du côté des termes scíentifiques, on aimera ces régularités : -ase marque une enzyme {lactase), Ate une affection aigüe (arthrite), -ose une affection chro-nique (arthrose), -ome une tumeur (fibrome), etc. Mais, meme dans des domaines aussi precis, on peut échouer ä dégager certaines constantes : -ine ne signifie plus grand-chose de precis tellement ce suffixe est utilise (ä moins de ■ le réduire au sens gcnčriquc de « substance »). Quelle nuance entre une plante calciphile (littéralement «qui aime la calcite ») et une plante calcicole (« qui se deve-loppe en milieu calcitique ») ? Quant ä décrire la difference entre désertisation et desertification, c'est ä déses-pérer, sauf ultime subtilité. Et si ľ on remonte ä ľancienne alchimie, on trouvera que beurre d'arsenic n'est point beurre, non plus que les belles fleurs de zinc, de simples leurs, méme de rhétorique.,. 192 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS Ä batifoler dans ces formes, qu'elles soient de langue commune ou de langue savante, on appréciera au passage certaines souplesses. Ainsi des formes gréco-latines: -graphe est verbal dans biographe (« qui écrit une vie »), et nominal dans orthographe (littéralement «écriture correcte »). D'autres elements semblent, méme grecs, émi-nemment francais, et n'apparaissent que dans un mot: ainsi ď aristo- de aristocrate (ä moins que ľon ne pense aussi aux aristochats...). D'autres, comme dia-, restent cantonnés aux constructions savantes : diamorphine. Quant a leur place, on verra que certains elements verbaux sont toujours ä gauche : miso-; d'autres toujours ä droite : -phobe ; d'autres tantôt ä droite tantôt ä gauche {-phile, -phone, etc.: philanthrope et cinéphile, telephone et pho-nographe). La encore, le sens peut dérouter : indifferent n'est pas le contraire de different, ni impertinent de pertinent: toujours l'oscillation entre concret et abstrait, Pas plus que brutaliser ne signifie « rendre brutal». Et ^colore ne s'extrait pas d'incolore, non plus que *solite ďinsolite. Resultat de choix qui n'ont pas été faits ou qui s'incarneraient difficilement en langue. On sent derriěre cela planer le génie de la langue, qui semble bien exister, comme le sens d'une étoffe, le fil de l'eau, la veine d'un bois, ou la resonance d'un instrument. Langue et technicité Le lexicologue passe ainsi en permanence de la langue commune ä la langue spécialisée. Mais gare ! On ne se clefie pas assez de ce qui est technique et de ce qui ne l'est pas. Des mots peuvent etre techniques ou non. Ainsi de la nuit: c'est la perióde qui s'oppose au jour. Mais attention, je jour peut se dire aussi pour l'ensemble des vingt-quatre eures. En langue commune, jour a done au moins deux sens. Mais une nuit ä ľhôtel, qu'est-ce ? Une perióde de emps qui va de midi a midi, et cela dans touš les pays du MOTS, MOTS, MOTS 193 monde. N'est-ce done pas bizarre une nuit qui inclut le jour ? Seule une decision de nomothěte, de celui qui dit la norme, de normalisateur, peut créer cette étrangeté. Alors que d'autres langues, comme l'espagnol, disent pour cette nuit ď hotel, dia : un « jour »... Mais il faut faire confiance ä la logique de la langue, parfois curieuse. Si nuit ď hotel semble bizarre, ce trouble peut s'anéantir en francais : nuit devient nuitée, mot ancien de la langue, qui trouve dans le domaine du tourisme un emploi technique. C'est done qu'il y aurait certaines formes ou derives specialises par domaine : un lancer de poid, mais un lancement de fusée ; un certain raffinement mais du rafftnage, un bruit perceptible mais une somrae percevable. Blanchissage n'étant, par ailleurs, point blanchiment ď argent... Bien des mots sont ainsi pris entre leur sens usuel et leur sens technique. Jusqu'ä faire paraitre les béances de la langue, qui n'a pas de mots pour certaines réalités. Ainsi de bras, qui comprend en langue commune l'ensemble du bras, et en médecine, la partie du bras qui precede ľavant-bras : le francais commun n'a pas créé, pour cette partie du corps, de mot correspondant du type « aprěs-bras ». II en est de méme pour la jambe, ensemble du membre inférieur mais aussi partie qui porte la cuisse. Quant ä la partie de la jambe qui porte le mollet, eile n'a, en langue commune, pas de nom: il y aurait done des mots qui manquent de choses et des choses qui manquent de mots, en fonction du découpage que font les langues du reel... Měme si les vocabulaircs specialises vont bien loin dans la description du reel, chez ľhomme, il y a sans ambigtiité, en anatomic médicale, deux membres supérieurs et deux membres inférieurs ! Ce détour ouvre aux dimensions du lexique réparti entre langue de touš les jours et langue spécialisée. Langue de touš les jours dite « langue commune », qui parait si banale ä ľusage qu'on ne ľinterroge merne pas, et d'oü derive majoritairement la langue spécialisée, langue des techni-ciens, scientifiques, spécialistes de tous domaines. Nulle 194 LEFRANQAIS DANS TOUŠ SES ETATS rupture stricte entre les deux, ľ une alimentant ľ autre et réciproquement: la partie avant de ľ avion est le nez selon ľ image fréquente, dans les techniques, du corps humain. Le nez se préte aussi ä la marche ďescalier (extremitě en surplomb) et ä la bordure ďun quai. Le doigt de gant est un tube fermé qui fait pénétrer dans le coeur d'un réacteur nucléaire ; une chaussette n'étant, dans ce domaine, qu'un doigt de gant un pcu plus grand... Le pilote, quant ä lui, sortira les godasses (le train d'atterrissagc). U objet devient méme, parfois, non plus le substitut du coips humain mais son incarnation, comme le robot avec ses bras, ses mains, ses jambes, ses doigts, ou ses moustaches ! Matrices imaginatives qui sont, la comme ailleurs, plus puissantes qu'on ne croit. Mot specialise n'est done pas forcément mot savant. Et vice versa. Dirait-on aujourd'hui que, tout savants qu'ils soient dans leur forme, cinématographe, magnetophone ou kinésithérapeute sont des mots specialises ? Ľ assimilation de ľun ä ľ autre vient en partie de ce que le latin a légué certaines formes dites « savantes » : ä savoir, des formes latines restituées de mots qui s'étaient erodes au ŕil du temps. Ainsi, naviguer et nager ont une méme origine : le latin navigare (« naviguer »), le premier étant l'aboutisse-ment phonétique de navigare, le second, la forme réem-pruntée au latin. Et superbement, le latin auscultare (« écouter») a donné écouter, forme ordinaire, et aus-culter, ä la fois forme savante restituée et terme technique. II f aut parfois sortir son stethoscope pour s'y retrouver ! Lexicologue-terminologue Sitôt franchi le seuil de la langue spécialisée, le lexico-logue se fait terminologue, c'est-ä-dire specialisté des termes techniques ou scientifiques. Quel beau metier! Comment ne pas tomber ä la renverse, «halluciner» dirait-on aujourd'hui, devant les series aussi harmonieuses MOTS, MOTS, MOTS 195 et réglées que celieš de la chimie : methane : compose d'un atome de carbone ; pentane : compose de cinq atomes de carbone ; octane : compose de huit atomes de carbone, et ainsi de suite. Enfin des mots concrets ! Et ä la place des multiples sens du mot amour ou des 298 acceptions du verbe anglais to go (Rey, 1977), enfin des mots qui n'ont qu'un sens ! Et pourquoi pas un mot par chose et une chose par mot ? Voire. Cc scrait trop beau. Mais ce n'est meme pas le cas clans des sciences aussi poussccs que la chimie, la régularité de cette derniere formani plutôl exception dans 1'extraordinaire foisonnement des mots des diffé-rentes disciplines. Ainsi, arbre est aussi bien un vegetal particulier (bota-nique), qu'un axe sur lequel s'exerce une rotation (méca-nique), un schéma (sciences de ľinformation), un graphe complexe (mathématiques), une coupe longitudinale (médecine), etc. Terme serait done, par rapport ä un mot ordinaire, une unite de sens technique ou scientifique d'un domaine particulier. Ce ä quoi un terme renvoie n'étant pas une imagination mais un objet, ou une action relativement concrete ou, ä défaut, bien situable. Ä noter ľétonnante logique qui lie les sens les uns aux autres. Comme pour arbre, manteau renvoie par sa forme et sa fonction aussi bien ä la toison d'un animal, ä la membrane d'un mol-lusque, ä un manteau de neige, au manteau d'une planete, au vétement tout court: toujours la belle continuité entre la langue commune et la langue spécialisée. Mais ce jeu de balancoire entre langue commune et langue spécialisée n'est pas sans consequences sur la forme des mots. « Mot trivial » est ainsi un mot dont la forme n'a den de savant: arbre, manteau, etc., qui gardent leur forme ordinaire méme dans leur acception technique-«Mot semi-trivial » (dit aussi « semi-systématique ») est m mot dont une partie est de forme savante : aspiríne, ä qui seule la terminaison -ine peut étre assimilée ä unč forme savante (aspir- n'ayant ici pas de veritable sens)-« Mot systématique » enfin, dont tous les constituants ont 196 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS un sens scientiíique: octane, compose de huit (octo) atomes de carbone (-ane). A ľ inverse des mots qui recoivent plusieurs sens, tout objet recevra plusieurs noms : un logiciel d'apprentissage se dira aussi logiciel pédagogique, logiciel d'enseigne-ment, didacticiel, etc.: exemple parmi d'autres du foison-nement des mots autour des choses... La regie serait done, en sciences et techniques, non pas tant des formes speciales (comme octane), qui ne sont pas si courantes, mais une multitude de sens specialises incarnés dans des formes communes (comme pour arbre, manteau, etc.). Quant ä un mot par chose et ä une chose par mot, e'est ä y renoncer. Car e'est la cas rarissimes. Ainsi des termes anglais pour designer un gestionnaire de site Internet (le terminologue ayant souvent ä traiter plusieurs langues ä la fois pour en ajuster les equivalents): webmaster, web-meister, webadministrator, site administrator, etc. Et en francais: webmestre, gestionnaire web, cyberthécaire, administrateur de site, administrateur de serveur, maitre de toile, etc. (Realiter, 2000). Ce n'est done pas le vide, l'absence de mots, qui est la regie ; e'est le plein, voire le trop-plein de mots. Et rien de facile ä se retrouver dans les mots, dans leur sens et dans les réalités auxquelles ils ren-voient, täche du terminologue. Reste que se créent sans cesse, dans ľusage reel, des Substituts aux termes étrangers : de quoi rassurer les farouches défenseurs de la langue fran-caise. Et on ne peut qu'étre ému devant ce beau maitre de toile (pour webmaster) : on dirait un pcinlrc sur sa toile... Emprunter ou créer Si les mots se transforment et se renouvělent par images, glissements de sens ou creations de formes, ils évoluent aussi au contact d'autres langues : les nouveautés arrivent souvent sur les ailes de mots venus d'ailleurs. Ainsi ľ anglais restitue au francais des termes anciens dans des MOTS, MOTS, MOTS ' 197 sens modernes, tels maintenance ou fiable, d'oü fiabilité (on parlait naguěre ď etudes de «feasability » !). Le francais ayant, au Moyen Äge, latinisé ľ anglais, la parenté joue largement aussi pour les termes construits sur bases latines comme, en génétique, insertion, mutation, transposition, etc., identiques dans les deux langues. Et container se mue facilement en conteneur grace au verbe contenir. Mais l'emprunt n'a pas toujours cette evidence. Tour-operator marque son installation dans le francais en s'écrivant et se prononcant progressivement tour operator, puis tour Operateur alors que son equivalent voyagiste semble aller de soi. Gare alors aux mots qui prennent en francais des sens différents de ceux de leur langue ďorigine. S'il y a de la poésie dans le spleen ou la dolce vita, que le francais n'a pas trop deforme..., starter peut dérouter : e'est, en francais, le dispositif ďaide au démarrage ä froid d'un moteur ä explosion: e'est-a-dire l'enrichisseur (de melange). Ľ anglais dit pour ce dernier choke, et non starter qui designe le simple démarreur... Chassés-croisés, dont les langues sont contumiěres, qui font le désespoir du traduc-teur et ľ utilitě du terminologue, expert ä débusquer ces piěges. Quant ä localisation, il n'y a rien ä en faire: emprunté directement ä ľ anglais localisation, « adaptation d'un produit ä un marché », il introduit un nouveau sens qui rend désormais ambigu le sens usuel de localisation en francais (fait de situer dans l'espace ou dans le temps). Que proposer d'ailleurs a la place de ce terme qui semble si bien dire la mondialisation ? Adaptation locale, terroirisa-tion, tropicalisation (comme en Afriquc) - voire acculturation, terme venu de la sociologie (reunion de la Commission ministerielle de terminologie de l'informatique du 27 septembre 1995) ? Le lexicologue-terminologue ne peut que constater: en matiere de langue, ľusage, ou plutôt les usages, sont bien plus forts que toute autre logique. 198 LE FRANQAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS Et si ľ on n'emprunte, il faut créer. Les mots peuvent se créer ä ľintérieur ďune méme langue comme tiers-monde, fait sur tiers état (Sauvy, 1952) ; ou télématique (fait sur telephone et informatique). Mais ils doivent aussi leur apparition, dans les domaines techniques, ä ľ influence ďautres langues. Ainsi ďordinateur, qui caractérise la machine non par le fait qu'elle compte (anglais computer), mais par lc fait qu'cllc met en ordre et organise. Le terme tut propose" par lc professcur de Sorbonne Jacques Pcrret dans une lettre du 16 avril 1955 adressée ä IBM France : attestation utile au lexicologue, qui a souvent ä dater les formes qu'il décrit. Le mot méme échappa ä ľ emprise du feminin, car il faillit étre nommé ordinatrice (Les Échos, 1990). Mais toujours se méfier de ľétymologie ! Car indé-pendamment des formes attendues par revolution phoné-tique, il est rare de tenir, comme pour ordinateur, la premiere attestation d'un mot et de son etymologie veritable. On sait pour logiciel, que le mot fut forme sur materiel (traduction frangaise de hardware) et sur logique, ľ ordinateur effectuant des operations logiques. II y a d'innom-brables batailles qui se jouent, mais aprěs coup, sur la paternité des mots. Et bien des mythologies naissent ainsi! Mots d'ici et mots d'ailleurs Ici est-ce bien la ? La question ne se résout pas facile-ment, merne lorsque le lexicologue a affaire aux mots de sa propre langue. Ainsi ľailleurs peut étre dans le frangais méme, comme pour les mots des regions de France. Cliche ne se dit pas, en frangais central, pour la poignée de porte. Mais c'est un des mots du Nord pour la designer. Isolé lä-bas, cliche est pourtant pleinement d'ici, car iLparticipe de clenche et de clinche, qui sont de la famille ďenclencher et déclencher. De méme, ľ objet si evident qu'est la ser-pilliěre se metamorphose arrangement au long des regions: cinse ä l'Ouest, eile est loque ä reloqueter ou MOTS, MOTS, MOTS 199 wassingue dans le Nord, et parfois panosse dans une partie du Sud-Est. Quant ä la pelle á poussiere c'est, ici ou la, la pelle ä balayures, lapelle á ch'nit, la ramassette, la ramas-soire, voire le male ramasse-poussiere... Outre qu'il n'est pas toujours facile de restituer les mots et les lieux, il pour-rait arriver qu'on ne sache plus trop bien, parfois, quels sont les mots du frangais central... Ľailleurs est d'ailleurs parfois proche. Faut-il distinguer frangais dc France ct frangais d'ailleurs ? Ne va-t-on pas á ľducasse (« la fete forainc ») en Bclgiquc comme dans le Nord de la France ? Ne mange-t-on des rôties (tartines de pain grille) gä et lä dans l'Ouest de la France et au Canada (ou le mot seit d'equivalent ä toast) ? Y a-t-il une langue frangaise ou des langues frangaises ? Quand une langue cesse-t-elle d'etre elle-méme pour se changer en une autre ? Grandes questions qui měneraient loin ! Toujours est-il que le lexicologue ne peut éviter de s'interroger sur d'autres usages, comme confiturer («tartiner de confiture »), amourer (« faire ľ amour »), ou camembérer (« sentir des pieds »), usités dans plusieurs pays ď Afrique. Construction verbale qui n'est pas que ludique ; eile reflěte la vitalite des verbes en -er qui est bien lä mais n'éclate pas tant aux yeux en France. Disons done pour nous y retrouver qu'il y a des mots particuliers aux regions de France et des mots propres ä certaines zones de la francophonie : il existe des régiona-lismes et des francophonismes. Particularismes vus comme tels, évidemment, ä partir d'une vision d'un frangais dit « central» ! Chacun voyant souvent midi ä sa porte, la peripheric pourrait d'ailleurs étre nulle part, et le centre partout! Qui hésiterait ä proclamer frangais la chi-chinette de Marseille (« petite rille qui fait des chichis »), le traversier canadien (le ferry-boat), ou le grimpion suisse (selon une image plus montagnarde de ľ arriviste) ? Ľ Academie frangaise ľa d'ailleurs fait récemment pour grimpion, qu'elle a verse dans son dictionnaire. Tout depend alors de ce que ľ on en tend par « frangais », par langue 200 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS « frangaise », voire par Academie « frangaise ». Gageons que ce mot a souvent plus une signification politique que linguistique. Qu'est-ce qu'un motfrangais ? Ordinateur, logiciel, conteneur sont frangais, sans conteste. Nenuphar aussi sans doute, quoique lointaine-ment venu du persan : ce qui lui a récemment valu sa nou-velle orthographe nénufar, instituée par la magie retrospective de ľétymologie. Management le serait-il ? Peut-étre, mais avec nuances, car il est souvent prononcé « manadjment». D'ou la difficulté d'etre de manageur, méme écrit ä la francaise. Maintenance a mieux réussi son retour dans le francais car, outre son integration orthogra-phique et phonique, il prolonge aujourd'hui Fun de ses sens anciens (« maintenir en bon état, particuliěrement une terre »). Mais prudence : une forme est sentie francaise par Fun, et non par Fautre. Sponsor ou kitchenette ne sont souvent des anglicismes que pour le lexicologue. U y a done bien des nuances entre Fétrangeté et Fassi-milation dans la langue - avec toujours des doutes. Tout un «néofrancais» nous fait ainsi nous interroger : fuel devient fioul, bypass, bipasse, et spool, špoule. Le bug de Fan 2000 s'est soudain fixe, au détour du siěcle, en un bogue, par transfert d'un proche feminin (« une bogue de chataigne») suggéré par sa proximité phonique. Et monospace ? feminin on mascnlin ? Bien malin qui aurait pu le dire ä la creation du mot en 1989, fait sur monocorps (včhicule dit «d'un seul corps») et espace (extrait de Renault Espace, modele qui lanca ce nouveau concept d'automobile). Cette construction aurait pu alerter sur Fétrangeté du mot: -space n'étant pas suffixe en frangais, il était bien difficile de lui donner un genre. Un mot ä qui on ne peut attribuer de genre a priori, est-ce un mot frangais ? Depuis, le masculin s'est impose (un MOTS, MOTS, MOTS 201 monospace); mot et suffixe ont fait boule de neige : Minispace, Multispace (marques déposées), etc. Pour le sens, attention aux surprises : aller sur le tarmac reconnaitre ses bagages avant de prendre F avion sera ainsi i& reconciliation de bagages (anglais reconciliation)... Et billet ouvert {open ticket) et vol sec (sans autre prestation) conferent aux adjectifs un nouveau sens. Comme s'il n'était pas süffisant que le frangais de chez nous traite les anglicismes ä sa fagon, les langues frangaises d'ailleurs viennent apporter leurs échos. Les mots anglais sont souvent du genre feminin au Canada : une job, une chewing-gum, une sandwich au poulet chaud... Et le frangais de Belgique a des anglicismes que nous n'avons guěre. Qu'est-ce done qu'un mot frangais ? Tout mot de souche, certes. Mais on voit ä certains mots que la souche a voyage (comme beigne, vieux mot de regions de France employe en Amérique du Nord en equivalent de beigneť). Serait done frangais tout mot intégré dans la langue et senti comme tel. Cest lä que le sentiment prend place, et determine assimilation ou étrangeté. Le ziboulateur d'Afrique centrale (ou « ouvre-biěre »), est-il un mot frangais ? Fait sur le lingala zib- (« fermer »), et -ul (son contraire), il regoit du frangais le suffixe de nom ď agent -ateur qui ľ integre ä la langue. Mais son radical fait étrange en frangais. Sans doute faut-il done distinguer, dans « frangais », ce qui parait, ä un certain moment, « central», de ce qui Fest moins. Et ce n'est pas parce que ziboulateur n'est pas construit sur du latin qu'il serait moins de langue frangaise qu'un autre... Revoilä la grande question : cxiste-t-il une langue frangaise ou des langues frangaises ? C'est que le sens de « frangais » s'estompe sitôt que Fon cesse d'assi-miler « frangais » ä France : la tabagie canadienne (bureau de tabac), les cuissettes suisses (le short), le ziboulateur congolais sont du « frangais » sans doute, mais non de France. A moins qu'ils ne s'y introduisent... Alors vive les ziboulateurs et ouvre-biěres de France et d'Afrique réunies ! 202 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS Conclusion Ľ se dégage ainsi toute une série de degrades entre l'ici et ľailleurs, qui vont de la creation ex nihilo de mots dans la langue ä ľemprunt direct (tel maintenance), au caique (souris pour mouse, le caique sous-entendant un processus de traduction), et ä ľ assimilation orale et écrite (proces-seiir pour processor). Degrades parce que lc passage de ľun a ľ autre est souvent indistinct et čehappe aux sens, ä la science, ä la conscience, voire ä la logique ordinaire... Le lexicologue, maitre des mots, réfléchit done sur la langue : il est « morphologue », « syntaxier », sémanti-cien, «langagier » comme on dit au Canada ! Mais tou-jours, comme ľ on disait au xrxesiecle, « vocabuliste » : specialisté du vocabulaire. Attentif ä la creation des mots, ä leur formation, et ä la mode (au sens presque vestimentaire) qui preside ä leur evolution. Car mode est, comme en matiěre vestimentaire, ce qui ne dure pas. Qui oserait encore aujourd'hui inventer des mots comme kinésithéra-peute ou thanatopracteur ? Aujourd'hui, en effet, la mode est plutôt ä ľemprunt, aux sigles, aux prefixes (tout devient euro-, éco-, hyper-, net-, e- (prononcé « i »), au réemploi d'anciens mots (le néo-, le rétro-, voire le néo-rétro..., le post-, ou ľ hyper-), au style bureaucratique (television ä accěs conditionnel), ou ä la métaphore (la fracture sociale, voire numérique). Le mot, notion souvent rejetée par la linguistique contemporaine, reste done bien utile pour réfléchir sur la langue. Méme une forme qui n'a apparemment pas de sens, comme le bon bromulateur qui nous a servi de point de depart, est susceptible ď en recevoir un. C'est d'ailleurs tout le sujet du film. Comme nous attribuons une valeur aux choses, nous en donnons une aussi, collectivement, aux mots. Alors, bonne ziboulation ! MOTS, MOTS, MOTS 203 BIBLIOGRAPHIE Collinot, A., et Maziěre, F., 1997, Un prét-ä-parler: le dic- tionnaire, Paris, PUF. Commission ministerielle de terminologie de ľagriculture, 1989, Glossaire des termes qfficiels de l'hydraulique du drainage agricole, Paris, Cemagref-Délégation generale ä la langue francaisc. Dephckhk, L., 1995, Dictionnaire du francais des metiers, Paris, Lc Scuil, « Point virgulc ». Depecker, L., 1999, Guide des mots francophones, Le ziboula- teur enchanté, Paris, Le Seuil, « Point virgule ». 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