fair Se PtóseR^ ,,„ M0ÍM& ^ftCCAe*^ AUS... Q comme Québec un frangaís cľAmórique par Claude Poirier Paris, samedi, le 30 octobre 1999, 22h30. Chez L'Oncle Benz, pres de la place ďltalie, le garcon a laissé temporai-rement la place a deux auteurs-compositeurs-interpretes. Entre deux chansons de Brassens, la chanteuse entonne La Manic, de Georges Dor. Plus tard, eile expliquera qu'clle adore cette chanson d'amour en raison du ton de vérité qu'elle y découvre, qu'elle a séjourné au Québec, qu'elle s'est fait des amis lä-bas... Vne mutation récente Les choses ont bicn change depuis que les Québécois ont commence ä voyager réguliérement en France, il y a quelque trente-cinq ans. Sauf Félix Ledere, connu dans certains milieux, pas un nom québécois n'était familier ä ceux qu'ils rencontraient. On les faisait répéter dans les grands magasins ä Paris ; parfois, en province, on s'éton-nait qu'ils parlent « assez bien » le francais (le Canada n'était-il pas un pays de langue anglaise ?). De nos jours, le Québec est mieux connu ; son accent, qui a été véhiculé ä travers les chansons de Charlebois et les personnages de Tremblay, semble moins insolite. 244 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS Pour le Québécois attablé dans un coin du restaurant, La Manic évoque, plutôt que la lettre d'amour, les grands chantiers hydroélectriques des années 1960, la péríode ď effervescence qui a marqué cette décennie, ľ appropriation par ses compatríoles de leurs ressources naturelles et la prise dc parole par divers groupes, notamment par ceux qu'on a nommés les Chansonniers et dont Georges Dor fai-sait partie. Bien loin de donner dans le satirique, comme le suggérerait cette appellation en France, ceux-ci ont chanté le pays en pleine transformation. Au meine moment, les écrivains, les journalistes et les animateurs, ä la radio et ä la television, se sont mis ä puiser largement dans leur varieté naturelle de francais, contribuant ä en faire la langue usuelle des productions culturelles et des médias. La Revolution tranquille, nom qu'on a donne ä cette metamorphose sociale telle qu'elle s'est manifestée de 1962 ä 1966 sous le gouvernement du Premier ministře Jean Lesage, devait en effet permettre aux Québécois de reconquérir la parole. D'abord, il fallait s'assurer que le francais, qui était la langue de plus de 80 % de la population du Québec, obtienne enfin la primauté qu'il méritait sur la place publique et remplace ľ anglais comme langue du travail, de I'affichage et des affaires. Cet objectif a pu étre atteint gräce ä la pression de groupes organises et de rnouvements populaires qui ont forcé les gouvernements ä adopter en rafales, ä partir de 1969, trois lois linguistiques importantes ; c'est la Charte de la langue francaise, pro-mulguéc en 1977, qui a finalcmciU donne au francais un veritable stalut de langue oľíicielle. Mais la prise de parole signiliait aussi une reconnaissance de la varieté de francais qui s'était constituée depuis ľépoque de la colonisation du pays par des immigrants, venus en majorite de la France regionale. Ce francais usuel n'avait de fait pas encore « gagné ses epaulettes », comme on dit encore couramment au Québec. Au cours du xixesiěcle, quelques auteurs avaient bien essayé ď integrer ici et lä dans leurs textes des canadia- QUÉBEC 245 nismes comme capot « manteau » ou tuque « bonnet de laine », mais la plupart semblent étre des particularismes qui leur ont échappé, tel-vase employe comme un simple synonyme de boue chez Pamphile LeMay (Contes vrais, 1899): « II avait plu. [...] Olivier Bélanger partit au trot de sa jument grise, une bonne béte. Les sabots ferrés tombaient en mesure dans la vase et les flaques d'eau. La boue volait, l'eau ruisselait, mais rien n'était visible. » La varieté canadienne du francais, dans sa dimension orale, percera d'abord ä travers les journaux du dernier quart du xixesiěcle (chroniques humoristiques, contes); puis, au debut du xxe, les écrivains du terroir mettront une certaine ferveur ä integrer des canadianismes dans leurs romans en les protégeant de la critique au moyen des guillemets ou de l'italique. II faudra attendre les années 1940 - avec les romans urbains de Roger Lemelin (Au pied de la pente douce, 1944) et de Gabrielle Roy (Bonheur ďoccasion, 1945) - pour que la langue usuelle au Québec commence ä émerger dans la littérature, dans les dialogues et les récits. L'autonomie de cette littérature par rapport ä la littérature francaise ne sera reconnue dans les faits que , dans les années 1970. De tout temps, la langue ayant cours dans les diverses classes de la société a été le francais québécois - ou cana-dien, comme on disait autrefois. Jusque dans les années 1960, on s'cfforgait ccpendant, dans certaines emissions de radio et dc television et dans des ccrclcs eultivés, dc se rap-procher du francais de Paris. On ne peut pas dire pour autant qu'il y ait eu, ä quelque époque que ce soit, deux langues distinctes, ľ une qui aurait été le francais, ľ autre un dialecte. II n'y avait qu'une seule langue, le francais, variable selon les individus, le statut social ou les occupations ; les plus instruits étant en mesure de pratiquer une langue soignee, ce qui ne signifie pas qu'ils cher-chaient nécessairement ä reproduire ľ accent parisien. LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS 246 Par ailleurs, méme les personnes peu instruites ont tou-jours bien compris les Francais qu'ils croisaient ou qu'ils avaient ľ occasion ď entendre ä la radio ou au cinema, quel que soit leur accent, parisien ou regional. Quant ä eile, ľ elite n'a jamais rompu avec le fonds langagier populaire dont cllc a volontiers exploité les ressources, le cas čchčanl. Louis Frechette, epigone de Victor Hugo dans La Legende d'un peuple (1887) et l'un des tenors du purismc au xixĽ siecle, prend manifestcment plaisir ä manier cette langue dans ses contes. Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) fait figure de Francais dans ses écrits poé-tiques. Pourtant, dans sa correspondance, dont le style est loin d'etre négligé, il ne refuse pas des mots comme/owr-naise « appareil de chaufTage », barrer (la porte) « (la) fermer ä clef », couverte « couverture », jaspiner « bavar-der », et méme le vulgaire fourrer « baiser ». Uceuvre de sa cousine Anne Hebert, qui commenca ä paraitre dans les années 1940, témoigne de ľintroduction progressive et naturelle des traits du francais québécois dans la littérature. La rernontée de ce francais dans ľ estime doit évidem-ment étre mise en rapport avec ľ affirmation politique dont U a été question plus haut. La situation a done bien change depuis les années 1950. Ainsi, le francais du Quebec a connu une evolution rapide qui ľa rapproché du francais de France en méme temps que se sont confirmés dans ľ usage des traits remontant ä ľépoque du Regime francais ou acquis depuis. Cette mutation a eu pour effet de faire disparaitre completement la nécessité d'imiter ľ accent de France, méme dans les emissions ď information et les magazines culturels. Pour en arriver ä cette maturite, les Québécois ont du passer par une perióde de revendications tous azimuts, marquee par des manifestations vigoureuses contre le regime politique et social impose par la majorite anglaise du Canada et par des pieds de nez ä ľ imperialisme culturel francais ä travers la littérature joualisante des années 1960 et 1970. QUÉBEC 247 Les efforts déployés par les puristes et les sociétés de bon langage avaient eu trés peu ďeffets jusque~lä puisque le contexte social ne favorisait pas la standardisation de la langue. Les enfants, par exemple, ne voyaient aucun intérét ä se singulariser en corrigeant des prononciations comme toé (toi) et pardu (perdu) qu' ils entendaient partout en sor-tant de la classe. TI aura fall u le branle-bas des années 1960 pour que sc modific celie aliunde. Une petite visile guidče de ľhisloirc linguisliquc du Québec permettra de com-prendre poutquoi les Québécois sont demeurčs attaches ä leurs caractéristiques langagiéres tout en acceptant de modifier certains aspects de leur prononciation et de renou-yeler des pans entiers de leur vocabulaire. Les péripéties dufrangais enAtnérique du Nord En 1607, un an avant que Champlain n'aecoste ä Québec avec un premier groupe de colons, les Anglais avaient déjä pris pied en Virginie. Quelques années plus tard, guides par ceux qu'on a appelés les Pilgrim Fathers, une centaine ď emigrants anglais fondent Plymouth ; par la suite, d'autres groupes vont s'implanter dans des regions voisines, ľ ensemble dc ces colonies corrcspondant de nos jours aux États américains de la Nouvclle-Angletcrrc. A cette époque, les Portugais étaient déjä bien installés au Brésil, les Espagnols au Mexique, au Perou et au Chili, Au milieu du xviiĽsiécle, le portugais, ľespagnol, ľanglais et le francais avaient done pris racine en Amérique. La fortune qu'a connue chacune de ces langues dans le Nouveau Monde est ä mettre en rapport avec ľanciennetc des voyages ď exploration, les succčs militaires et la volonte des pays colonisateurs ďoceuper le sol. Ces facteurs expli-quent que le francais ait été beaucoup moins avantagé que ses concurrents en Amérique et y soit de nos jours parlé quotidiennement par moins de 8 millions de locuteurs, ce 248 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETAT qui est peu comparativement, par exemple, ä ľ anglais qu est la langue de pres de 300 millions de personnes. Le sort du francais en Amérique du Nord a été scellé ; la suite ďune série de défaites militaires et de tractation politiques qui commencent en 1713 avec ľabandon par 1; France de la plus grande partie de ľAcadie au profit d< ľAngleterre (traité d*Utrecht), suivi par la chute di Québec en 1759 et la cession de la Louísiane ä ľEspagnt quelques mois avant que ne soit signé le traité de Parí: (1763) par lequel la France rcnonce définitivement ä se; ambitions sur le continent nord-ainéricain. Les trois colonies frangaises avaient commence ä donner naissance í une diaspora, surtout dans la region des Grands Lacs c dans ľouest du Canada ; ľancien empire francais, qu: s'étendait de la baie d'Hudson au golfe du Mexique, sen peu ä peu réduit ä des ílots francophones dont la survie ne sera possible qu'au prix de luttes incessantes et de com-promis humíliants. Au Canada, des droits linguistiques reconnus en 1867 dans ľ acte créant la Confederation cana-dienne ne donneront en fait qu'une protection théorique aux francophones avant ľ adoption par le Parlement d*Ottawa de la loi sur les langues officielles, en 1969, qui ne regit du reste que les organismes et institutions relevant de la juridiction fédérale. Ces évěnements ont eu pour effet de placer le frangais dans une position ďinfériorité par rapport ä ľ anglais et ont done contribuc ä faire nailre une perception negative de lour langue ehe/ les LouisianaJs, les Acadiens el les Québécois. En Louisiane, par exemple, le francais a été interdit a ľécolc dans les annces 1920, non sculcment en classe mais meme dans la cour de recreation, de sorte qu'il deve-nait presque illegitime de parier cette langue. Dans les provinces maritimes canadiennes, ou vivent les Acadiens, ce n'est qu'au Nouveau-Brunswick que le francais a pu obtenir un statut officiel, dans les années 1970; malgré tout, les Acadiens, qui y forment prés de 35 % de Ia population, doivent encore accepter de travailler en anglais. Au QUEBEC 249 Québec, en dépit du revirement spectaculaire en faveur du francais dont il a été question plus haut, des clauses fundamentales de la Charte de la langue francaise ont été invali-dées par la Cour supreme du Canada par suite de la bataille juridique qu'a livrée la minorite anglophone de Montreal. Les frangais québécois, acadien et louisianais présentent entre eux des differences sensibles. Les rapports qu'ils ont avec ľ anglais, dont la pression est plus forte en Acadie qu'au Québec et encore davantage en Louisiane, y sont pour quelque chose. Mais ľ anglais n'explique pas tout. Chacune de ces variétés de frangais possédait au depart des caractéristiques attribuables ä ľorigine des immigrants qui ont participé au peuplement de ľAcadie, du Québec et de la Louisiane. On sait que le francais, au xviFsiecle, n'était pas parle de facon usuelle ni uniforme en dehors de ľ agglomeration parisienne. Or, les ancétres des Québécois sont issus, dans des proportions presque égales, des regions du Nord-Ouest (Normandie, Perche), de ľ Ouest (Poitou, Saintonge) et du Centre de la France (Paris, Tou-raine, Berry), alors que la population acadienne s'est déve-loppée, dans une proportion qui dépasse les cinquante pour cent, ä partir d'un noyau de families qui vivaient dans les provinces du Poitou et de la Saintonge. Quant ä la Louisiane, eile a été colonisée plus tard, ä partir du debut du xvme siěcle, par des immigrants venus en partie de la region parisienne, et eile a été pendant long-temps un lieu de melanges ethniques ; eile a notamment regit un fort contingent ď Acadiens déportés de leur pays par les Anglais entre 1755 et 1762 et, a diverses époques, des groupes d'csclaves noirs venus d'Afrique ou des Antilles. Le frangais qu'on y entend est, pour ccs raisons, fort variable, rappelant clicz tel témoin l'accent des Acadiens, chez tel autre le parier créole. De nos jours, un francophone européen comprendra sans grande difíiculté un Québécois ou un Acadien, mais la conversation avec un Louisianais pourra s'avérer difficile si la langue de son interiocuteur est dominée par des traits Creoles. LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS Cela dit, on peut affirmer que la plupart des traits carac-téristiques du frangais québécois par rapport au frangais parisien se retrouvent aussi dans les variétés acadiennes et louisianaises sauf pour ce qui est de la prosodie et, dans une certaine mesure, de la phonétique. U inverse n'est pas vrai: ies Acadiens utilisent couramment dc nombreux mots que les Québécois ne connaissent pas, issus de ľOucsl de la France, coramc bôsir « disparaihc », cagouetle « nuquo», fain: z.ire «causer de la repugnance», ou empruntčs a ľ anglais, comme berry « airelle » et frolic « grande féte collective». Les Louisianais ont un bon nombre de ces traits en commun avec les Acadiens, mais ils en possědent aussi qui leur sont propres, comme bos-coyo « personne bossue », charrer « causer, converser », corcobier « gambader, ou danser », grěgue « cafetiére », sans parier des noms de leurs plats typiques, couche-couche, gombo et jambalaya. Cette breve retrospective aura permis de constater que, s'il existe bei et bien un francais nord-américain, les trois variétés principales sous lesquelles il s'incarne ont connu des evolutions paralleles et possědent des traits particuliers qu'on peut percevoir des les premiers mots. Celui qui permet de distinguer le plus aisément les Québécois des Acadiens est la prononciation avec un leger sifflement des t et d devant les voyelles / et u, comme dans lundi (lund7i) et tulipe (ťulipe), que pratiquent les premiers mais que ne connaissent pas les seconds, sauf dans les regions limi-trophes du Québec. Mais la morphologic peut également servir de repére ; ainsi, en louisianais, il arrive qu'on conjugue les verbes en simplifiant les desinences, ce qui peut donner, pour le verbe parier : je parle, tu paries, il parle, nous autres parlent, vous autres parlent, eux autres parlent (ou parlont). QUÉBEC 251 Vne langue nourric par ses ratines regionales Des le moment oü le Canada passe sous le contrôle de l'Angleterre, le frangais commence ä subir les assauts de ľ anglais qui s'infiltrc par la langue du commerce avant de gagner lc vocabulaire de r administration et du parlemen-tarismc, puis eclui du travail. On esüme génčralement que cctlc influence de ľanglaís est la principále cause dc ľécart qui s'est creusc enlre lc francais du Quebec c( cclui dc France. On nc peut nier I'imporlance dc ce phčnoméne, mais, par ailleurs, on doit admettre que cette inllucncc s'est exercée également de fagon trěs forte pendant la méme periodě sur le frangais de France. Bien súr, les effets ont été fort différents puisque, dans le cas du Québec, ľangli-cisme a été et demeure pergu comme une agression, alors que les Frangais ont plutôt été séduits et ont librement fait le choix ďemprunter ä ľ anglais. Si ľanglicisation est la consequence la plus evidente de la conquéte sur le frangais du Canada, en revanche ce n'est peut-etre pas celie qui permet le mieux d'expliquer son evolution ultérieure et de decoder le comportement lin-guistique actuel des Québécois. En eŕfet, quand de nos jours un Européen entend parier un Québécois, ce ne sont pas d'abord des anglicismes qui attirent son attention puisque les emprunts les plus évidents sont devenus relati-vement rares dans 1'usagc courant. Ce qu'il remarquera, e'est plutôt une fagon originale de s'exprimer par rapport ä la siennc, qui tient au choix des mots, ä leur prononciation, ä la melodie et au rythme de la phrase. II pourra en outre étre intrigue par le fait que le Québécois passe facilemcnt au registre familier dans des situations oü lui, Européen, resterait sur la reserve. Ces divers traits, et surtout le dernier, paraissent lies ä ľimportance de ľ heritage regional frangais que la rupture des relations avec la France a indi-rectement contribué ä fixer. Cest du moins ä cette conclusion que conduit ľexamen des documents et des imprimés 252 LE FRANQAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS produits dans les décennies qui ont suivi la cession du Canada aux Anglais. Au-delä des événements dont ils rendent compte, ces textes renseignent en effet sur la facon dont le frangais était parle ; on constate que la langue du peuple affleure ä ľécrit plus spontanément qu'auparavant. Ainsi, on relěve réguliě-rement des mots qui ne sont pas attestés sous le Regime francais mais qui proviennent manifestement des regions de France. On avail deja remarqué des mots comme épi-nette « épicéa », suisse « écureuil rayé » et godendart « grosse scie », mais, peu de temps apres la capitulation francaise, cette catégorie de mots ďorigine provinciale est beaucoup mieux representee dans les documents et dans les journaux ; on y trouve brunante « crépuscule », var-veau pour verveux « filet de péche », marinades « legumes confits dans le vinaigre », etc. U se produit done un renou-velěment du vocabulaire ä ľécrit, au point oü des mots du francais parisien, bien attestés auparavant, disparaissent ou reculent nettement au profit de facons de parier qui correspondent ä celieš des regions de France, comme coquemar qui cede sa place ä bombe et ä canard en parlant d'une bouilloire. Le traitement des anglicismes conŕirme la place plus grande qu'occupe la langue du peuple au sein de la société : ces emprunts sont intégrés dans une phonologie francaise, souvent deformes par suite d'un rapprochement avec un mot connu et Orthographie en consequence : teapot deviení tliépot, saucepan est reinterprete en sauce-panne, elc. Ces fails monlrenl a ľévidence qiľil s'esl produil un changement dans la perception de ce qu'est le francais neutře : ceux qui ccrivent ne suivent plus de facon stricte la norme lexicale qu'on observe avant l'arrivce des Anglais. Si les historiens ne ľavaient pas déjä demontré, ľétudc lin-guistique des textes suflirait ä prouver qu'une bonne partie de ľ elite francaise était retournée en France. Elle montre en outre que des fonetions, autrefois dévolues a des per-sonnes pratiquant la varieté parisienne, du moins a ľécrit, QUÉBEC 253 avaient été reprises par d'autres, moins instruites. On peut enfin déduire de ces observations que, sous le regime precedent, c'était bien le francais qui était la langue usuelle, mais un francais imprégné de traits phonétiques et lexicaux des parlers populaires de France. Cette langue pleine de ressources demeurera vigoureuse, mais eile subira un appauvrissement lexical dont les effets se font encore sentir. Ľ evolution subséquente de la société québécoise et de sa langue a été marquee par la dynamique sociale nouvelle qu'a engendrée la conquéte. Les qualités, comme les défauts, qu'on reconnait aujourd'hui aux Québécois et ä leur facon de s'exprimer ressemblent ä ceux qu'on attribue aux communautés regionales, soit la simplicitě et une empathie naturelle, mais aussi la familiarité parfois désin-volte. En tant que Nord-Américains, ils ont appris ä étre pragmatiques et il leur arrive de ne pas faire trop de cas du protocole. La population québécoise est relativement homogene comparativement ä celie de France, ce qui cons-titue un facteur de maintien de ces traits, mais ľouverture sur ľextérieur depuis la Revolution tranquille, répondant ä un besoin profond de savoir, a fait naitre ľ ambition de rivaliser avec les autres et entrainé le raffinement du gout dans divers domaines, par exemple dans ľ alimentation. Ľentreprise de standardisation de la langue dans laquelle les Québécois sont maintenant engages s'en trouve favo-risée. La cessation de rapports suivis avee la France est par aillcurs a ľorigine d'une crisc d'identite dont les premieres manifestations, sur le plan de la langue, sont perceptibles ä partir du debut du xixesiěcle. Constatant -ä travers les relevés des dictionnaires et les contacts qu'il était possible d'avoir avec les Européens -que le francais du Canada comportait de nombreuses differences par rapport ä celui de France, les Canadiens francais se sont laissé envahir par un sentiment d'insécurité et dominer par une vague de purisme. Des mots, d'abord jugés d'une belle venue, se 254 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS sont vus peu ä peu déclassés par les chevaliers du bon lan-gage pour qui les relevés des dictionnaires de France avaient force de loi. Cest le cas du mot char qui a été percu jusque dans les années 1920 comme aussi legitime que wagon et tramway, adoplčs par les Francais, mais qui a fint par etre dčconseillé ; méme le mot poudrerie « neige fine que lc vent fail tourbillonner», poiulant qualüie de «chef-d'ecuvrc dc noire langue » par Oscar Dunn en 1880 (Glos-saire franco-canadien), a été le point de mire de puristes. Dans le méme ordre ďidées, on délogera plus tard ľ appellation truite mouchetée, s'appliquant ä un poisson indigene de ľAmérique du Nord, pour la remplacer par omble de fontaine, créé en France. Les Francais avaient en effet découvert que le poisson, norrnné truite depuis ľépoque de Jacques Cartier, était plutôt un omble et ils ľavaient élevé dans des bassins, ou fontaines, d'ou le nom qu'ils lui avaient donné. Omble de fontaine a été entériné officielle-ment au Québec malgré le fait que le poisson soit bei et bien moucheté et vive ä ľ etat sauvage dans ľ immensité des lacs de ľAmérique du Nord... Fin de semaine et planche á neige ont mieux résisté ä week-end et ä surf des neiges, mais ľavenir du premier parait compromis ä ' moyen terme dans ľusage public. U important ici n'est pas tellement que tel ou tel québčcisme se maintienne, mais que les changements en faveur de ľusage de France n'ali-mentent plus le sentiment ďinfériorité linguistique dont les Québécois sont en passe de se libérer. line distinction qui s'affirme Le francais du Quebec est dans une phase de transition rapide. En ľespace de quelques années, des prononciations ancrées dans les habitudes, comme frére ou miroěr, ont cédé la place afrěre et miroir dans ľusage courant. Grace ä ľaction d'organismes comme l'Office de la langue fran- QUÉBEC 255 caise, les terminologies ont subi une cure de francisation dans les milieux de travail, ce qui a pour consequence que les enfants entendent dorénavant autour d'eux pare-brise et essuie-glace plutôt que windshield et wiper. La reprise de relations suivies avec la France se vérifie partout; plateau altcrnc mnintcnanl avee cabaret, boisson gazcuse avec liqueur. Cela nc signific tout de merne pas que ]c caractcrc pro-prcincnt québécois de cc francais csl en voie dc disparition. Au conlraire, il domcu re imprčgnč* de mots, de sens et de connotations dont les locuteurs ne sont méme pas cons-cients. Qu'il s'agisse de botte de ski, de Soulier de tennis ou de crayon de plomb, peu de Québécois peuvent donner sans hesitation le terme usuel en France. Si ľ on porte attention ä ľemploi qui est fait au Québec des mots fricassee, gibelotte, hachis et ragout, on se rendra compte de differences notables qui subsistent avec le francais de France dans lc vocabulaire le plus usuel. Ces quatre dernicrs exemples sont des cas de survivance d'emplois qui se sont perdus en France. Mais le francais des Québécois témoigne aussi de leur enracinement en Amérique du Nord. Ainsi, ce n'est pas au moyen des adjec-tifs droite et gauche qu'ils dístinguent les rives du Saint-Laurent, mais bien par sud et nord, selon la facon de voir des anglophones qui les entourent. S'ils ont laissé tombcr des expressions comme payer une visile ä quelqu'un (d'aprés ľ anglais to pay somebody a visit), qui a fini par leur paraitre bizarre, ils continuent de trouver un charme ä ľ image qu'évoque parier ä travers son chapeaii « parier ä tort et ä travers » (d'aprés to talk through one's hat). Enfin, on peut rappeler que la lutte pour ľ amelioration de la condition feminine au Québec, qui a cu des repercussions sur la langue et sur la thematique littéraire, prend sa source aux États-Unis. Phénoměne nouveau, qui est de bon augure : les Québécois peuvent de nos jours exercer une certaine influence sur les communautés francophones européennes. Le cas de la 256 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS féminisation des titres en est un bon exemple, de méme? que la francisation du vocabulaire de ľinformatique et la-lutte contre ľ invasion de ľ anglais dans ľaffichage qui a: inspire la politique linguistique en France. Sans abandonner leur scooter des neiges, les Francais n'ignorent plus motoneige ; méme le typique niaiseux québécois s'est faufilé jusque dans les colonnes du journal Le Monde. Ce sont des manifestations somme toute limitées de Faction québécoise sur le francais d'Europe, mais il faut voir qu'elles ont une valeur hautement symbolique pour les< premiers intéressés : ľépoque oü le linguiste Antoine Meillet pouvait écrire que les Canadiens francais «ne contribuent pas ä la culture francaise parce qu'ils ont rompu le contact avec eile » {Les langues dans VEurope nouvelle, 1918) est révolue. En rentrant ä son hotel apres la soirée passée chez L'Oncle Benz, le Québécois entend la voix d'Isabelle Boulay que la radio diffuse dans un bar de la place d'ltalie et apercoit dans le metro une grande publicite invitant les Francais ä venir faire de la motoneige au Québec. Le Québec est redevenu pour les Parisiens un pays oü ľ on parle francais... Bibliographie Le Francais au Québec: 400 ans d'histoire et de vie, sous la1 direction du Conscil de la languc francaise du Quebec, ä paraitre ä l'automne 2000. Bouchard, C, 1998, La Langue et le nombril. Histoire d'une obsession québécoise, Montreal, Fides. Pellerin, G., 1997, Récits d'une passion. Florilége du frangais au Québec, Québec, Ľ instant merne. Poirier, C. (dir.), 1998, Dictionnaire historique du frangais québécois, Sainte-Foy, Les Presses de ľ universitě Laval.