W Né v/ocitAif PA* ^"»iVcu' Lr MRté Qu€ Oři \»ouiA\r -&IU W«iS, om ne Se»KAiT WfcíRoP Cecu erF;NAveiw&iT( l«^ est SoRtí /«pUíaé mo^. Y comme yen, dollar, euro langue et monnaie Entretien avec Jean-Claude Trichet Bernard Cerquiglini: Monsieur le gouverneur de la Banque de France, les linguistes ont ľ habitude de dire qu'une langue estformée de signes que ľ on échange, les grammairiens parlent souvent du tresor des mots, les his-toriens de la langue disent qu'il arrive que les mots se dévaluent, perdent leur sens comme une monnaie usee. La comparaison entre une langue et une monnaie est cons-tante chez les poětes et chez les grammairiens. Ľ Europe se construit en particulier grace ä une monnaie commune. D'oü ma question : pensez-vous qu'il faille une langue commune pour ľ Europe ? Jean-Claude Trichet: Je suis séduit par votre comparaison entre les mots, la langue et la monnaie. On pourrait évoquer encore ďautres emprunts sémantiques, par exemple le « commerce des esprits ». On pourrait aussi se référer ä la genese de ľécriture, qui procěde des jetons sumériens des administrateurs de la Mésopotamie: ils avaient besoin ďenregistrements comptables et moné-taires. Ce sont ces jetons, imprimés ensuite dans les tablettes ďargile, qui ont donné naissance aux premiers pictogrammes, puis aux idéogrammes. La dialectique entre la comptabilité, le commerce, les échanges moné- 364 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ETATS taires et la langue écrite est done ä la fois profonde et subtile... Naturellement, il nous faut fonder aujourd'hui la relation linguistique sur ce qu'on appelle, dans le jargon bruxellois, le principe de subsidiarité. L'Europe est riche de ses multiples cultures qui sont pármi les plus brillantes du monde. L'Europe est fiere de ses différentes cultures. Cest cela ďailleurs qui fait probablement la difference entre ľEurope et d'autres grands ensembles qui se sont constitués. II est hors de question de perdre cette diversité. Done, monnaie unique, oui; langue unique, non. B. Cerquiglini: Cette monnaie unique s'appelle ľ Euro. « Euro » est un préfixe productif de la langue frangaise depuis longtemps : euro-communisme U y a une vingtaine ďannées, puis euro-grěve, euro-défense... On produit tous les jours des mots prefixes par « euro », et c'est une bonne chose. Mais voilä que « euro » devient aussi un nom commun. J'aimerais voire sentiment sur ce nom, en tant qu 'ami de la langue frangaise et pas seulement en tant que gouverneur de la Banque de France. Ce mot est-il bien formé, vous satisfait-il ? J.-C. Trichet: Je crois que « euro » est avant tout un mot qui a fait l'objet d'un consensus entre les différents Euro-péens, aprěs avoir été compare ä d'autres mots possibles, aprěs avoir été teste par ľensemble des décideurs qui, en 1'occurrcnce, n'éUiient pas les gouverncurs dc Banques centrales mais les chefs d'Étal et de gouverncment. « Euro » n'était pas notre premier choix. Tout le monde sait d'ailleurs que, pour ce qui concerne la France, le premier choix était « ecu », qui présentait ľavantage de se référer ä une ancienne denomination monétaire frangaise, et d'etre bref. Mais, en definitive, je crois que « euro » est un trěs bon choix qui a été ratifié par toutes les cultures européennes. YEN, DOLLAR, EURO 365 B. Cerquiglini: Et pour le centime, alors, que faut-il dire ? « Cent» ne seraitpas trěs heureux... J.-C. Trichet: Pour le centime, il me semble qu'il faut bien prononcer « centime » lorsqu'on éerit « cent», en abréviation en quelque sorte. Je crois que ľ esprit de la langue, e'est de dire « centime ». B. Cerquiglini: Et non pas « cent » ? J.-C. Trichet: Non, parce que « cent», e'est un autre mot en francais. II faut vraiment dire centime, non seulement par respect pour la langue mais par souci de clarté, et done considérer que « cent» sur les pieces signifie tout simplement ľ abréviation de « centime ». B. Cerquiglini: Pour revenir ä ľ Europe, realite pluri-lingue, comment pensez-vous que Von puisse maintenir une Europe riche de toutes ces cultures et de toutes ces langues ? II y a, trěs exactement, 55 couples de langues officielles, puisqu'il y a au total 11 langues différentes au sein de ľ Europe des 15 : on traduit du grec en finlandais, du portugais en allemand... Avec ľélargissement de ľ Union, ce nombre va croitre considérablement dans les prochaines années. J.-C. Trichet: On a, comme je le disais, la chance d'avoir de trěs grandes langues et cela correspond bien entendu a la richesse historique de ľ Europe qui est une richesse ä la fois culturelle, économique, financiére et monétaire. Si ľ on prend le concept des villes-monde auxquelles Fernand Braudel a donné beaucoup de lustre, on ne peut pas manquer d'etre frappé par le fait que pratiquement tous les pays européens, en tout cas tous ceux qui composent actuellement ľ Europe, ont été, ä un certain moment de leur histoire, « capitale du monde » : Athěnes a été la capitale 366 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ETATS du monde, Rome a été la capitate du monde, inutile de le dire, mais aussi Madrid comme Lisbonne, Anvers comme Amsterdam, Vienne, Berlin, Paris, Londres, etc. Bref, la richesse européenne est extraordinaire. Je disais un jour ä un ami américain que la grande difference entre les Etas-Unis et I'Europe est précisément que la capitate de chacun des pays membres de l'Union européenne, ä un moment ou a un autre, au cours des 2 000 derniěres années, a été en merne temps unc ville ä influence réellement mondiale. C'est prodigieux comme ľonds historique ct comme richesse. Et, bien entendu, il est trěs important que les langues de ces pays continuent d'exister. Personnellement, je souhaite que chaque Européen puisse parler couram-ment trois langues. Je crois que c'est parfaitement possible, un certain nombre de pays nous montre que cela peut trěs bien s'organiser : la Suisse en est un exemple. Et je crois que si, dans toute I'Europe, les enfants et les élěves, apprennent ä parler trois langues - ce qui ne signifie pas nécessairement posséder parfaitement une lit-térature ancienne, mais au moins avoir une capacité ď expression - nous aurons une Europe qui sera par definition multiculturelle, multilinguistique. Cela permettra ä chacun de se retrouver puisque la communication sera plus aisée. Je crois que c'est un grand projet auquel il faudrait attacher beaucoup ď attention. B. Cerquiglini: Cette diversité constitue ľ identite tněme de l'Union européenne. Alberto Moravia disait que « les langues sont la merveille de I'Europe ». Plusieurs langues européennes sont devenues de grandes langues internationales. J.-C. Trichet: Oui, bien sür. Quand on voit la diffusion mondiale que peuvent avoir les trois langues européennes que sont ľ anglais, ľespagnol et le francais, on couvre la presque totalite des nations du monde. Et done, non seule-ment nous avons des langues qui ont une prodigieuse YEN, DOLLAR, EURO 367 richesse culturelle -ce qui est le cas de ľallemand, de ľitalien, des langues scandinaves et de bien ďautres, comme naturellement le grec -, mais nous bénéficions de cette chance de voir le reste du monde parler trěs largement les langues européennes. B. Cerquiglini: Vous étes done optimiste sur le destin du frangais en Europe ? J.-C. Trichet: Je suis optimiste sur le destin du francais en Europe, et dans le reste du monde, tout en sachant qu'il faut s'ouvrir, ne pas se replier sur soi-méme ou se refermer. Je crois que la vocation de la France, la vocation de la langue et de la culture francaise, c'est aussi une aspiration ä ľouverture, ä ľ universalitě. Je suis toujours un peu géne lorsque la presentation de notre langue est faite de maniere defensive, en quelque sorte protectionniste. Je dois vous dire que dans le domaine particulier qui est le mien, j'ai eu la grande joie de fonder, il y a de nom-breuses années, le club des Banquiers centraux francophones. Nous nous réunissons tous les ans au Canada, en Afrique, au Liban, au Cambodge, ä Paris, ä Bruxelles ou en Suisse, et nous échangeons nos vues dans un club amical qui, comme le dit la charte de la francophonie, réunit ceux qui ont«la langue francaise en partage ». B. Cerquiglini: Ľ expression est de Maurice Druon, eile est belle. J.-C. Trichet: Oui, je trouve qu'elle est belle et je crois que nous y adherens volontiere. La langue est un patri-moine partagé. B. Cerquiglini: Justement, nous parlons de la francophonie. Celle-ci possede-t-elle une realite économique ? Uespace francophone constitue une culture, unpatrimoine 368 LE FRAN£AIS DANS TOUŠ SES ETATS mais représente-t-il aussi un marché, une puissance éco-nomique pour vous ? J.-C. Trichet: Je ne crois pas du tout qu'on puisse dire a priori qu'il y a ľémergence d'un ensemble économique, car nous appartenons les uns et les autres ä des ensembles économiques différents. Le Canada est en Amérique du Nord ; nous appartenons ä l'Union européenne ; ď autres pays sont en Afrique ou en Asie. Je ne voudrais pas multiplier les généralités, mais il est evident que ces Etats obéis-sent ä des logiques économiques et financiěres trěs diffé-rentes. En revanche, je crois que nous pouvons ensemencer et enrichir les ensembles auxquels nous appartenons les uns et les autres, ä partir de cette culture commune et de cette approche ouverte des problěmes qui se posent partout dans le monde. Lorsque nous nous réunissons entre nous, entre ban-quiers centraux francophones, ce qui fait le prix de cette reunion, ce n'est pas d'appartenir ä un ensemble économique en voie de constitution ; ce n'est pas du tout cela ! Cest que nous pouvons emprunter cette porte ouverte pour mieux comprendre l'Asie pour les uns, pour mieux com-prendre ľ Afrique ou le Proche-Orient pour les autres, pour mieux comprendre l'Amérique ou l'Europe. Bref, le club nous permet d'entrer dans des ensembles historiques, économiques, financiers, culturels, monétaires trěs différents, mais avec la merne clé - clé trěs utile et ä mon avis trěs cľficace. B. Cerquiglini: Oui, c'est une clé. On sait bien qu'on voit le monde ä travers sa langue maternelle. Ce sont des banquiers qui ont la merne approche du monde. J.-C. Trichet: Pas la merne approche nécessairement, mais la méme méthode pour approcher le monde. En tout cas, une méme maniere de le décliner, de le lire ou de le YEN, DOLLAR, EURO 369 relire, bien que nous appartenions chaeun ä des ensembles trěs différents. B. Cerquiglini: Au fond, nous appartenons touš ä de grands ensembles — l'Europe, la francophonie - et ces ensembles sont en rivalite. Vous ľavez dit, ä juste t it re : étre européen, c'est parier, ou comprendre, plusieurs langues, dont l'anglais. II est evident qu'il est utile de parier l'anglais, grande langue européenne et internationale. Mais cette langue a un effet de rouleau compresseur actuellement. Le franqais au xviiľsiede était la langue de l'Europe parce que la France avait des philosophes, des écrivains, mais aussi parce qu'elle avait des armées victorieuses. Or, les combats sont aujourďhui économiques. Ľ anglais n'est pas seulement la langue d'un pays européen, c'est égale-ment la langue ď une grande puissance, l'Amérique... J.-C. Trichet: Je crois qu'il faut prendre le monde tel qu'il est, et le prendre de maniere aussi positive et realisté que possible. Nous sommes dans un monde dans lequel la pratique d'une autre langue, et peut-étre de plusieurs autres langues, est indispensable. N'oublions pas qu'il y a un nombre de locuteurs chinois absolument considerable, il en va de méme pour le nombre de locuteurs espagnols. Je crois done qu'il faut prendre le monde comme il est, non pas imaginer en permanence que nous sommes en rivalite exacerbée avec les uns et les autres, mais au contraire se sentir heureux que plus d'une cinquantaine de pays - ce qui est enorme - partagent notre langue d'une maniere ou d'une autre. II faut tout faire naturellement pour que cet usage de la langue francaise soit aussi important que possible, aussi enrichissant que possible ; mais il ne faut pas oublier que le métissage culturel est fondamental et qu'un ensemble culturel qui se recroqueville perd inévitablement sa créativité. Le francais doit done se frotter aux autres cultures et aux autres langues: nous ne sommes nous- 370 LE FRANQAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS mémes culturellement grands, me semble-t-il, que lorsque nous sommes ouverts. II faut done accepter qu'il y a des differences démographiques - differences qui se sont aceu-mulées historiquement - et ne pas le regretter ou étre trop plaintifs. Se sentir pleinement locuteur francais et étre ä ľaise dans le monde : je crois que c'est essentiel. Le métissage est une valeur. 11 ne faut pas oublicr non plus, aprěs tout, que ľanglais lui-méme est né de la fusion du francais parle par les Nor-mands et du saxon. Je relisais récemment les Sonnets de Shakespeare et j'étais frappé de retomber ä presque toutes les lignes sur des mots frangais ; la plupart des concepts abstraits en anglais viennent directement du franco-nor-mand. Benoit Peeters : Les Québécois, qui depuis longtemps sont trěs vigilants sur cette question, disent souvent: le frangais ne survivra que s'U n'est pas uniquement la langue de la culture, du luxe, et de ľ amour, mais qu'il est également la langue dans laquelle on peut gagner sa vie. Est-ce que vous n'avez pas Vimpression que sur ce terrain-la, quand merne, il existe une vraie difficulté, notam-ment dans les trěs grandes entreprises qui imposent ľanglais, plutôt que le francais, comme langue de travail, y compris en France ou en Belgique. J.-C. Trichet: Je crois une fois encore qu'il faut étre realisté et pratique. Si nous voulons que nos entreprises puis-sent étre elles-mémes des véhicules de notre culture et de nos valeurs, il faut prendre le monde tel qu'il est. Encore une fois, se recroqueviller me parait étre une trěs mauvaise option. Je ne crois pas qu'il faille se replier; je crois au contraire qu'il faut s'ouvrir. De toute maniere, ceux qui ne parlent qu'une langue se mettent en situation ďinfériorité. Je ne crois pas du tout que ce soit une mauvais chose, lorsqu'on est un francophone ardent, de parier une autre YEN, DOLLAR, EURO 371 langue et pourquoi pas ľanglais lorsque e'est nécessaire ou utile ? B. Cerquiglini: Je terminerai par une question personnels. Vous avez évoqué les Sonnets de Shakespeare dont vous étes lecteur; je sais que vous avez un grand gout de la poesie et que vous aimez la langue francaise. Par ailleurs, vous exercez des functions eminentes au niveau monélaire. Qu'est-ce que ľ amour de la langue, ľ amour des mots et de la poesie vous apportent dans voire travail austere de gardien du Tresor ? J.-C. Trichet: Je ne suis pas absolument sür de pouvoir faire le lien direct. Encore que, on ľa dit tout ä ľheure, il existe des liens étroits entre la langue, le commerce, la monnaie. II y a peut-étre aussi un lien étroit entre la poésie et la monnaie, parce que la poésie, finalement, c'est l'assemblage des mots de maniere ä ce qu'ils deviennent inaltérables. II y a une sorte ďaspiration ä ľéternité de l'assemblage de mots qu'est un poéme. La monnaie elle-méme a été créée pour conserver la valeur et pour étre immuable. II y aurait done un désir ďinaltérabilité qui serait une valeur commune ä la poésie et ä la monnaie. La comparaison entre les deux domaines s'arréte lä, je crois. Et j'aurais tendance ä dire que e'est pour des raisons qui me sont personnelles, que je suis intéressé par la langue et la poésie. J'ai ľ impression que cela m'aide plutôt dans mon metier, mais je n'en ferais pas une recette.