comme @ demain par Bernard Cerquiglini, Jean-Marie Klinkenberg et Jean-Claude Corbeil Parle ou appris par des centaines de millions ďétres humains, dont le nombre absolu a cru de plus de 70 % sur les trente derniěres années, le francais semble avoir un avenir assure. Mais abandonné par un pourcentage d'etres humains qui croit chaque année, le francais semble avoir un avenir compromis. Alors : sombres perspectives ou lendemains radieux ? Si personne ne peut le prophétiser, ä ľaube du IlPmillé-naire, au moins peut-on affirmer que cet avenir sera ce que la francophonie internationale voudra en faire. La francophonie contre ľhégémonie Mais qu'est-ce au juste que la francophonie ? Ce mot a au moins deux sens. Un sens officiel et un sens « non officiel». Tout d'abord, dans la premiere perspective, c'est l'ensemble des Etats qui déclarent « avoir le francais en partage » et qui se rassemblent lors des som-mets de la francophonie, pour discuter de problěmes éco-nomiques ou de problěmes sociaux. Mais pour pas mal de monde, le mot designe l'ensemble des personnes qui, de 394 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS par le monde, utilisent réellement le francais, soit parce que c'est leur langue maternelle soit parce que c'est leur langue seconde, la langue officielle de leur pays ou une langue qu'elles ont apprise par plaisir ou par intérét. Uambiguité de la francophonie provient du fait que ces deux sens n'ont presque rien ä voir ensemble: il y a en effet dans la francophonie officielle un grand nombre d'États oü le francais est beaucoup moins parle que d'autrcs langucs, ct, contraircmcnt ä cc que ľ on croit génč-ralement, cette francophonie officielle ne s'occupe guěre de la langue francaise, dont on declare pourtant qu'elie constitue son assise. On est done fonde ä poser la question suivante : la francophonie, pourquoi faire ? Ou, plus précisément: que pou-vons-nous faire ensemble que nous faisons mieux ensemble ? que pouvons-nous faire ensemble que nous ne pouvons pas faire seul, ou avec d'autres que des francophones ? Car s'il ne s'agit que de faire du commerce, on peut parfaitement le faire en anglais (et il n'est d'ailleurs pas absurde de s'imaginer un sommet de la francophonie oü les débats auraient lieu en anglais ! C'est peut-étre ce qui arrivera si la francophonie officielle continue ä s'étendre, sans se soucier des langues réellement prati-quées au sein des Etats qui la composent...). S'agissant de défendre le développement ou la democratic, on voit mal par quelle pretention le francais pourrait avoir le monopole de ces vertus. Défendre le développement ou la democratic, cela peut parfaitement se faire en anglais, en alle-mand ou en arabe. Et par ailleurs, un Etat francophone seul - la France par exemple - peut parfaitement se lancer dans la defense du développement et de la démoeratie, indépendamment de sa langue. La francophonie court done le danger de ne pas parvenir ä se définir elle-méme. Et il ne faut pas se leurrer : nombre de décideurs sont actuellement vis-ä-vis d'elle dans la position oů nombre de cures ľétaient vis-ä-vis de la religion au xvnTsiécle ; ils continuent ä dire les offices et ä @ DEMAIN 395 administrer les sacrements, mais sans y croire. Les grands messes francophones se succědent done, avec leur flots de lait sueré au miel, leur buffets de guimauve et de moelle de sureau. Mais les officiants eux-mémes ont cessé ďy préter foi. Danger done : il arrivera bien un moment oü un enfant eriera que le roi est nu et oü quelqu'un sifflera la fin de la recreation. Ä ce moment, tous diront «je n'y ai jamais cru ». Et si d'aventure un bčbé bien forme devait avoir étč concu dans le sčrail francophone, il s'en ira par la bondc, avec l'eau douteuse du bain. Si de tels bébés existent, il s'agit de leur donner une chance de vie. Et done de donner ä chaeun de bonnes rai-sons d'investir encore dans cette francophonie, de définir le noyau dur de choses que nous, francophones, pouvons mieux faire ensemble, grace au francais. Ce noyau dur se réduit sans doute ä pas grand-chose, car de par le monde, les Francophones sont loin ď avoir tous les mémes preoccupations concernant la langue francaise. II en est en effet qui ľ ont pour langue maternelle et ont la chance de pouvoir faire tout, ou presque, dans cette langue ; d'autres l'ont pour langue maternelle mais doivent se battre pour qu'elie soit autre chose que la langue de la maison ; d'autres encore l'ont momentanément choisie parce qu'elie est interessante pour eux, mais pourraient s'en detacher si cet intérét venait ä baisser ou si le francais devait devenir moins rentable; d'autres enfin ä qui eile s'est douloureusement imposée et qui révent peut-étre de s'en débarrasser. Que peuvent-ils faire ensemble, tous ces francophones ? Une seule chose. Une seule, mais immense: combattre l'uniformisation du monde. Car dans l'histoire de ľ humanite, jamais les rapports économiques n'ont atteint la frequence et la puissance qu'ils ont en cette fin de siécle. La competition entre langues n'a done jamais été si intense et si inegale, une seule langue s'arrogeant toutes les fonetions de prestige et de pouvoir. De nombreuses langues sont done menacées de 396 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ETATS disparition. Dans le passé, des langues sont mortes faute de s'étre donné une écriture; ďautres, ensuite, sont mortes parce qu'elles n'ont pas été imprimées. Bientôt, ďautres langues mourront, parce qu'elles auront été exclues de sec-teurs ďactivités importants pour la vie, présente et future, des collectivités : le développement technologique, ľ economic, la recherche. Elles mourront, ou au mieux devien-dront, au sein d'un monde ä deux vitesses, des langues minoritaires, voire folkloriques. Cette marche vers ľ uniformite est sans nul doute une catastrophe. Car si au point de vue biologique la diversité est synonymie de vie, la chose est peut-étre plus vraie encore au point de vue culturel. Et si la disparition d'une espěce animale est vécue comme une perte irremediable, ľ humanite déplorera plus encore la perte d'une langue, puisque chaque langue est ä eile seule une connaissance globale et une appropriation du monde. La täche premiere de la francophonie est done lä : faire contrepoids ä la massification mondiale, ä ľhégémonie mortifere. Ainsi, ce n'est pas seulement parce que la langue franchise est la nôtre qu'elle mérite touš les soins dont nous voulons l'entourer, ou parce qu'elle serait, par une essence mystérieuse, la langue de la liberté. Cest parce qu'elle est dans une position conjoncturelle qui lui permet de ľétre. En ei'fet, eile présente ces deux caractéristiques impor-tantcs : d'une part, eile permet ľexpression de la modernita et d'autre part - assez forte pour etre fédératrice, et assez faible pour ne pas 8tre universellement dominatrice -, eile occupe une position tactique qui lui permet de mener le combat contre 1'uniformisation du monde. Ce n'est pas seulement parce qu'elle constitue le dénominateur commun de la francophonie, car ce dénominateur n'est pas aussi commun que le disent les béni-oui-oui, c'est aussi parce qu'elle permet ä maints francophones de s'épanouir, et ä maints créateurs de se réaliser pleinement. @DEMAIN 397 Une langue plurielle dans un monde massifié Si le francais doit aujourd'hui étre le garant de la diversité, dans un monde menace de laminage culturel, il doit, pour jouer pleinement ce role, se garder de certaines de ses traditions et résoudre certaines de ses contradictions. Se garder de ses traditions, ou plutôt d'une de ses traditions qui ne le désignent pas particuliěrement pour jouer le role de langue de la difference : le centralisme. Car si les francophones doivent faire entendre la voix toute proche de la difference, la chose peut étre malaisée dans une culture qui offre ľexemple, sans doute le plus poussé qui soit, d'homogénéisation linguistique (au point que ľ on confond parfois «le » francais avec ce qui n'en est aprěs tout qu'une de ses nombreuses variantes : celui que ľ on parle dans certains milieux, au bord de la Seine, ou que ľ on préconise sous la Coupole). Ľ faut aussi sortir de la contradiction dans laquelle s'enferme parfois le francophone: réclamant pour lui l'exception culturelle, il se comporte avec d'autres comme ľimpérialiste qu'il pretend combattre, convaincu qu'impé-rialiste il ne saurait ľ etre, et que sa langue est pour tou-jours celie de la république des hommes. Mais ce qu'il exige, face ä ľ anglais, ne doit-il pas l'offrir aux autres ? Par exemple en aidant les langues africaines ä dire la modernitě ? Par exemple en admettant que, dans les pays francophones, se parlent d'autres langues qui méritent aussi de vivre pour exprimer la vie ? Prendre la francophonie au sérieux - c'est-ä-dire recon-naitre que le francais est la pleine propriété de touš les hommes et de toutes les femmes qui ľont recu, librement choisi ou ä qui il s'est impose -, e'est admettre ou décou-vrir que fran?ais est pluriel. Pluriel, il l'est d'abord par ses formes. Comment en irait-il autrement, puisqu'une langue est une constellation de ressources linguistiques, répondant ä des besoins districts, et mises en ceuvre dans des strategies trěs diffé- 398 LE FRANCAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS renciées ? Pour le prouver, les accents du Québec, du Maghreb, du Senegal et du Congo, se font entendre quoti-diennement dans cet espace francophone, et peut-étre les francophones eux-mémes apprennent-ils ä les entendre. Mais pluriel, le francais l'est surtout par les situations qu'il permet d'exprimer. Les déchirements des Congolais, ľaméricanité des Québécois, le caractěre cosmopolite des Libanais, la varieté des Sénégalais, la bonne santé écono-mique de maintes regions de France, la grandeur perdue de la Wallonie, ľinternationalité de Bruxelles ou du Luxembourg, les espoirs des Marocains, la fidélité des Aca-diens... Une langue pour le citoyen Pour qu'une langue s'étende - ou se contente de sur-vivre -, il faut un acte collectif, qui puisse l'investir sym-boliquement de certains projets, en faire une promesse d'avenir. Or cet investissement est indissociable des representations que ľon se fait des langues et des cultures qu'elles manifestent, representations qui s'exacerbent ä la faveur du choc entre langues. De ce point de vue, les Francophones sont-il sürs de pouvoir tabler sur leur langue pour envisager l'avenir ? Tous les sondages auprěs d'eux montrent en effet qu'ils sont unanimes ä voir dans le francos une langue harmo-nieuse et raffinée, mais resistente ä revolution et ä ľadap-tation -une langue difficile ä apprendre de surcroit. On entend aussi rabächer ľidée - fausse - selon laquelle il y a une degradation vertigineuse de la qualité de la langue. De telies representations constituent des hypothěques plus que des atouts. Elles sont renforcées par des actions de « promotion de la langue » qui ont parfois un effet pervers. Ľ organisation de championnats ďorthographe, par exemple, entretient ľidée que la pratique de la langue @DEMAIN 399 s'apparente ä une discipline de haut niveau, comme le 110 metres haies ou le rugby, et que seuls des sportifs bien entrainés peuvent triompher des difficultés qui font son prix. De telies competitions combattent done implicite-ment ľidée que l'orthographe est tout simplement le nom que ľon donne ä ľécriture du francais : une simple technique dont chaque utilisateur, qui n'a pas nécessairement la vocation de ľathlétisme, devrait étre dépositaire aux moindres couts. Le grand linguiste André Martinet l'avait parfaitement vu en intitulant un de ses articles « Les gram-mairiens tuent la langue» et en le rebaptisant «Les puristes contre la langue » (1969): le discours essentialiste contribue bien ä précipiter la crise externe de la langue, car il détruit toute assurance chez les usagers. De ces representations ä ľidée que le francais ne peut correctement remplir certaines fonctions, par exemple dans le monde des sciences et des techniques, il n'y a qu'un pas. Or, e'est précisément chez les décideurs que cette conception prévaut: plus ľon s'éleve dans la hierarchie des diplômes, et plus ľon voit la méfiance s'installer quant ä ľ adequation du francais aux techniques modernes. II incombe done ä la francophonie de revolutionner ľimage qu'on se fait de sa langue. L'expérience québé-coise - qui visait, pour le francais de la « belle province », ä lui donner le statut social qui lui était refuse - a bien montré ľ importance de cet aspect des choses : le double travail qu'elle a effectué sur les structures de la langue et sur ses conditions d'emploi s'est accompagné d'un troi-siěme travail concernant ľ image de cette langue. Ce travail de promotion positive s'est révélé bénéfique : il a renforcé la conscience de soi et done la bonne santé linguistique. Le Francais pointu peut bien se moquer de son cousin des bords du Saint-Laurent -fort accent et susceptibilités féministes -: le Québécois vit en francais parce qu'il ľ a puissamment voulu. Mais il a surtout voulu que sa langue soit une culture, e'est-a-dire un outil qui ľaide ä se situer dans le monde 400 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ÉTATS ďaujourďhui, ä le comprendre et ä le gérer. Car c'est ä travers la langue que se nouent les relations de pouvoir. Dans un monde oú communiquer est capital, régner sur la langue représente un enjeu de taille : qui maitrise la parole a la maitrise du monde. Et si la langue assure le pouvoir, c'est aussi ä travers eile que s'opérent les exclusions sociales. Cela va de ľ intimidation langagiére du client, piégé dans la vente par correspondance, aux administrations dont la langue fait parfois des monstres contre lesquels il est impossible de se défendre. Donner au citoyen la maitrise active ďune langue qui soit faite pour lui, tel devrait étre un des objectifs de la francophonie ä venir. Pourtant, c'est exactement 1'inverse qui se produit généralement: les principaux propos que ľ on tient sur la langue consistent trop souvent ä culpabi-liser l'usager. Une langue moderne On l'a dit: des langues sont mortes jadis de ne pas s'étre donne une écriture ou de n'avoir pas été imprimées... Or, nous sommes arrives ä un tournant capital pour ľhumanité, peut-étre plus important que celui qu'ont constitué ľ écriture et ľimprimerie: ďautres langues mourront demain parce qu'elles n'auront pas été informatisées et parce qu'elles n'auront pas su s'insérer dans le circuit de ľinfor-mation. Un objectif capital de la francophonie sera des lors de faire entrer la langue qui la fonde dans cette modernita technique et culturelle et, ainsi, de permettre aux populations qui parlent cette langue de vivre le siécle qui vient. Pour cela, Taction devra résolument investir trois terrains. Ľ faut en premier lieu opérer un travail sur la langue elle-méme, dont les ressources doivent étre adaptées aux nouvelles donnes: il sera essentiellement question de mener une activité de normalisation et de production ter- @ DEMAIN 401 minologique. II s'agit ensuite de mettre au point de nouvelles formations, afin de gérer les relations inédites qui se nouent entre le citoyen et ľ information : cette fois, l'objectif principal sera une formation ä ľécrit technique. L'action doit enfin porter sur les technologies de l'informa-tion elles-mémes. Ces outils sont, de maniere generale, toutes les techniques de traitement automatique du verbe. Non seulement celieš qui sont directement liées ä ľ écriture -comme la reconnaissance optique de cette écriture, la correction orthographique, syntaxique ou stylistique, ľaide ä la redaction de textes commerciaux, publicitaires, techniques ou administratifs, ľ extraction de données thé-matiques, la gestion en ligne de ľ information, la transmission du courrier électronique, la gestion ďidées, la traduction assistée par ordinateur - mais aussi la reconnaissance de la parole, ľ interrogation orale de bases de données, la visioconférence, la messagerie vocale, le télépaiement, ľaide au diagnostic et ä la decision, la transcription de la voix, etc. La question n'est pas seulement de tenir compte du fait que la productivité du travailleur informatique est plus grande quand il manipule des programmes présentés dans sa langue. Elle n'est pas non plus seulement de savoir quelle sera, ä ľavenir, la part des produits et des services en francos dans le créneau des industries de la langue - créneau déjä bien occupé (plus de la moitié des produits du génie linguistique consommes en Europe proviennent des États-Unis). Elle consiste également ä voir que toute utilisation des nouveaux médias - et cela commence avcc le simple branchement de ľ ordinateur -multiplie les manifestations publiques de la langue qui en est le support, renforcant ainsi la position de ľ anglais au detriment de toutes les autres langues. Finalement, la question est done de savoir si les collectivités qui pratiquent le francais (et le probléme se pose évidemment pour les autres groupes lin-guistiques) seront ou non exclues des spheres de decision qui se constituent au niveau mondial; de savoir si elles 402 LE FRANgAIS DANS TOUŠ SES ETATS pourront encore faire entendre leur voix dans cet univers qui a ľ information pour matiěre premiere ou si elles seront privées de tout pouvoir d'initiative et réduites au rang de simples consommatrices, tout juste bonnes ä jouer le role du demeuré du village global. II s'agit done d'une question ä la fois ď autonomie, de souveraineté et de dignité. En definitive, ľenjeu consiste ä susciter la confiance en une langue qui doit encore nous servir, et nous servir ä tout. Pas seulement ä dire la recette de la sauce béarnaise et ä chanter la haute couture, pas seulement ä faire des chansons ou des calembours, pas seulement ä décrire les sentiments intimes ou les paysages familiers : nous voulons que le francais puisse aussi exprimer et rendre possible ľ innovation, et qu'il permette ä chaque francophone de conquérir ou de garantir sa dignité, économique et sociale autant que culturelle.