HISTOIRE DE MON FRERE Je ne sais pas quand cela a commencé ; mon frère s'ennuyait, je crois, depuis toujours. Ce n'était pas à cause de quelque chose qui lui manquait, ou parce qu'il attendait ; c'était sa façon de passer le temps. Et le temps passait. Mes parents -- mon père, ma mère, mais il y a si longtemps que je ne sais plus prononcer ces mots -- ne comprenaient pas, ou mal. Les autres enfants s'amusaient, s'inscrivaient à un club de sport ou de musique ; mon frère ne demandait rien, restait dans son coin. Les mots qu'il prononçait dans la journée pouvaient se compter sur les doigts d'une main. Mais mes parents ne comptaient pas, ni mon père, ni ma mère ; en tout cas, pas les mots. Ils se bornaient à penser : mais qu'est-ce qu'il a donc ? Et ils répétaient cela, pour eux-mêmes, sans en parler vraiment. On ne parlait pas beaucoup dans la famille. Dans les grandes occasions seulement, quand une décision était prise. C'est alors qu'ils avaient décidé de s'installer ici, à la campagne. L'air pur lui ferait du bien, pensaient-ils. Il y a de l'espace surtout, beaucoup de place où l'on peut courir, sans jamais rencontrer personne... Mes parents pensaient chacun de leur côté, jamais ensemble. Ils ne mettaient pas cela en commun ; les pensées, c'était comme le linge, ça ne s'échangeait pas. A leurs yeux, la campagne était un monde où l'on peut courir, à l'abri de tout, même de l'ennui. Il suffisait de suivre un chemin, et la campagne en était pleine -- c'était même cela la campagne : des chemins avec des champs et des couleurs. Jamais ces couleurs ne passaient, les saisons n'existaient pas. Les premiers temps, mon frère disparut pendant des journées entières, personne ne sut où il allait. Ou bien il se cachait dans un coin de la cour et on ne l'entendait pas, fermait les yeux comme s'il dormait. Mais il ne dormait pas, il pensait à d'autres choses ; des choses si petites que seuls des êtres infiniment petits peuvent les approcher. Ou bien il regardait ses mains, comme si quelque chose y était écrit. Personne d'autre que lui n'y pouvait lire. C'est alors que j'arrivai. Je ne fis pas de bruit, et je crois que personne ne me remarqua. Ni mon frère, ni mes parents. A vrai dire savaient-ils, eux (mon père, ma mère) que j'existais, et le souhaitaient-ils vraiment ? Leur attention était toute tournée vers mon frère, peut-être parce qu'eux-mêmes s'ennuyaient. Je les voyais souvent moroses, comme perdus dans un monde vide. Aucune lumière ne s'y allumait. Je lisais cela dans leurs yeux quand il m'arrivait de croiser leur regard. Mon frère ne devait rien savoir, ne s'en souciait pas. Seul son propre ennui le retenait, et cet ennui épaississait vers le soir. Quand les premières feuilles du tilleul jaunissaient dans la cour, il plongeait dans un rêve ; un rêve qu'il poursuivait mi-éveillé dans son coin. Une fois de plus je l'apprenais par ses yeux, à cette saison ils glissaient vers le bas de son visage. Mon frère n'avait plus la force de les retenir. C'était cela, je crois, qui alertait le plus mes parents. Car ces signes ne trompaient pas, ils ne pouvaient pas ne pas les voir. Un jour ils achetèrent un petit cheval à mon frère. La bête n'était pas très haute, pas question de lui mettre une selle sur le dos. Mais pour la flatter, pensaient-ils, ou la promener à la longe sur les chemins... Il y avait toujours à cette saison des trochées d'herbe, le cheval n'aurait qu'à tendre les naseaux. Les premiers temps mon frère sembla s'en divertir. Il ne se cachait plus dans la cour et, la classe terminée, marchait sur les chemins à côté de lui. En vérité le cheval ne bougeait guère et je me demande, aujourd'hui, si ce n'était pas un cheval en carton bouilli. Je crois pourtant qu'il lui donna un nom, mais je l'ai oublié. Ou peut-être j'invente, car cela est loin, et les noms se perdent en chemin... D'autant que le petit cheval disparut un jour subitement. Je sus plus tard que mes parents l'avaient vendu, mon frère n'en voulait plus. De ce jour, il regagna son coin dans la cour. Je l'appelais de temps en temps, faisais des signes de la main. Mon frère ne répondait pas. Peut-être ne voyait-il pas : je restais assez loin pour ne pas le déranger. J'avais un peu peur de lui aussi, quand je le voyais regarder ses mains, des heures durant, sans bouger. C'était surtout à cause de ses yeux, de l'ennui qui les creusait. Depuis que le cheval n'était plus là, ses yeux paraissaient vides. Il n'avait qu'à le garder, je pensais. Les jours où il n'aurait pu le promener, je l'aurais fait à sa place... Mais personne ne m'avait rien demandé : ni mon frère, ni mes parents. Un autre jour, on lui offrit un oiseau. Un tout petit oiseau, plein de couleurs, dans une belle cage neuve. Ce sera moins astreignant, pensaient mes parents. Un oiseau si petit... Si petit, mais qui chantait... A tel point que mon frère fut comme hypnotisé. Il ne quittait plus la cage, la tenait toujours serrée devant lui entre ses bras. Dans son coin de cour, il l'emportait avec lui. Même un peu plus loin, maintenant qu'il grandissait. Il disparut ainsi une nouvelle fois avec l'oiseau, et je me demande maintenant si mes parents n'en étaient pas soulagés. Sans doute pensaient-ils que mon frère alors était sauvé. Quand il revint, on ne voyait presque plus l'oiseau ; à cause du fil de fer que mon frère avait entortillé tout autour de la cage. Mes parents crièrent d'une seule voix ce soir-là, et aussi le lendemain. "Mais tu es fou !" disaient-ils, exaspérés. Mon frère ne répondait pas. Il ne répondait jamais quand on lui signifiait des choses comme celles-là ; et pas davantage le jour où l'on retrouva l'oiseau étouffé à l'intérieur. Pourtant, les yeux de mon frère se creusaient ; je les surprenais de temps en temps quand il relevait le front. Ils semblaient rentrer en eux-mêmes, et l'oiseau était mort. Mort à cause de mon frère, qui ne voulait pas, peut-être, que les autres l'entendent chanter. L'ennui de ma mère durait, telle une longue maladie, et mon père mourut. Brutalement. Pour mon frère, les années d'internat commencèrent, dans la petite ville où nous étions réinstallés depuis que notre maison à la campagne avait été vendue. C'est alors qu'il disparut de nouveau. Je crois qu'il n'avait pas attendu la fin de l'année scolaire. Il était sans diplômes, n'avait même pas un certificat de présence aux cours. Ma mère avait tenu à ce que nous fassions des études, mais depuis la mort de mon père, elle ne tenait plus à rien. Son visage était la réplique exacte, avec les années en plus, de celui de mon frère. Mêmes yeux bas, alourdis par deux poches sombres ; et cette bouche qui ne parlait pas, semblant converser sans cesse avec une ombre. Depuis la mort de mon père, mon frère ne supportait personne autour de lui. Toute la journée il s'enfermait, en classe il se taisait. Je ne sais pas s'il retenait quelque chose des cours ; sur ses cahiers il ne notait rien, son cartable demeurait fermé. Les professeurs ne se plaignaient pas de lui : il ne faisait pas de chahut, ses questions n'embarrassaient personne puisqu'il n'en posait pas. Durant les vacances, à la maison, c'était pareil. Et même pire : ils se retrouvaient deux ainsi, lui et ma mère. Pendant les repas, le silence était si lourd que ça faisait comme de l'ombre sur les assiettes. Mon frère ne lisait pas. Du moins, je ne le voyais jamais avec un livre. Il s'enfermait, mais je ne sais pas dans quoi. Peut-être dans ses mains... Il les regardait longtemps, mais c'était pour ne pas nous voir, je crois, quand nous mangions tous autour de la petite table ronde dans la cuisine. "A qui est-ce le tour ?" demandait ma mère. Elle demandait cela chaque jour à l'heure de débarrasser la table. Mais c'était inutile : mon frère n'entendait pas quand ma mère demandait quelque chose. Il s'enfermait lentement dans ses mains qu'il refermait devant lui ; je le voyais s'y cacher puis disparaître à l'heure de la vaisselle. Quelque chose s'éteignait alors dans ses yeux et je ne savais pas vraiment quoi. Ce n'était pas à cause du service, ni même de ma mère. Mais à cause de tout. Et tout c'était la maison, l'internat, nous tous sans doute. C'était aussi ma mère quand elle se levait de table pour débarrasser ; car c'était elle en fin de compte qui était toujours de service. Je ne sais combien d'années ont passé. Un jour, je me réinstallai à la campagne, dans cette maison où je suis né. C'était plus fort que moi, quelque chose m'attirait là de nouveau. L'ombre du gros tilleul ou je ne sais quoi d'impalpable qui me suit. Puis ce furent les travaux de rénovation, les besognes au jardin, et les livres... Un soir, une voiture s'arrêta un peu à l'écart de la maison. Je relevais la tête du jardin où je m'échinais à tirer les mauvaises herbes. Je le reconnus tout de suite à sa descente de voiture. C'était bien lui, mon frère. Il fit quelques pas en direction de la cour, puis il s'arrêta. Regarda un instant du côté du tilleul -- je l'avais coupé entre temps : il menaçait le mur. Son visage était resté le même. J'eus le temps de voir ses yeux ; ils n'avaient pas tout perdu de l'ennui d'autrefois. Puis la voiture redémarra, je suivis un instant le bruit du moteur. Et je me penchai un peu plus vers la terre. (in Solitude des plantes, Ed. Le temps qu’il fait, 1996) Pascal Commère – manière de biographie… Depuis le temps (déjà lointain) de son premier poème, Pascal Commère ne cesse d’interroger, sur fond d’absence, les traces qui accompagnent notre accointance avec la terre. Celle où il est né au milieu du cercle dernier, village bourguignon aux confins du Morvan, avant de porter son regard sur un ailleurs tout aussi insaisissable : Laponie, Islande, plus récemment les steppes mongoles. Autant de lieux et de temps d’écriture pour une trentaine de livres, poèmes et proses, livres d’artistes, publiés pour nombre d’entre eux aux éditions Obsidiane et Le temps qu’il fait où viennent de paraître, dernièrement, Les larmes de Spinoza et Noël hiver. Pascal Commère — Bibliographie Les commis. Poèmes. Folle Avoine, 1982. Jardins tout au fond du jaune les yeux. Poèmes. Thierry Bouchard, 1985. Fenêtres la nuit vient. Poèmes. Bois gravés de Petr Herel. Folle Avoine, 1987. Chevaux. Roman. Bourse de la Fondation Del Duca. Denoël, 1987. Dijon. "Des villes". Champ Vallon, 1989. La vache automatique. Hommage. Le dé bleu, 1989. Ode à l'absence (encore) et à l'herbe du soir. Poèmes. Eau-forte de Patrice Corbin. Hautécriture, 1990. Sales mouches. Poème. Eau-forte de Patrick Le Coq. Atelier d'Art Rougier, 1994. Lointaine approche des troupeaux à vélo vers le soir. Poèmes. Folle Avoine, 1995. D'une lettre déchirée, en septembre. Poèmes. Tarabuste, 1996. De l'humilité du monde chez les bousiers. Poèmes. Obsidiane, 1996. Pas folle, la vache. Enfantine. Tarabuste, 1996 (réédité 2001). Solitude des plantes. Histoires. Le temps qu'il fait, 1996. La Vache (choix et présentation). Favre « Le Bestiaire divin », 1998. Le grand tournant. Récits. Le temps qu'il fait, 1998. Vessies, lanternes, autres bêtes cornues. Poèmes. Obsidiane, 2000. Honneur au fantassin G, conscrit en Meuse. Poèmes. Le dé bleu, 2000. La grand'soif d'André Frénaud. Salutation. Le temps qu'il fait, 2001. Bouchères. Poèmes. Obsidiane, 2003. Aller d'amont. Prose. Editions Virgile, 2004. D’un pays pâle et sombre. Autres salutations. Le temps qu’il fait, 2004. Le vélo de saint Paul. Histoires. Le temps qu’il fait, 2005. Prévisions de passage d’un dix cors au lieu-dit Goulet du Maquis. Poèmes. Obsidiane, 2006. Les larmes de Spinoza. Histoires. Le temps qu’il fait, 2009. Petit Soleil. Prose. Peintures sur étain de Aliska Lahusen. Circa 1924, 2009. Noël hiver. Histoires. Le temps qu’il fait, 2010.