DANS LA NEIGE En raison de l’hiver, tenace cette année-là, le marchand jugea utile de rapatrier les bêtes vers les étables. Je suivis donc les hommes dans la montagne. Et c’est au regard de cette circonstance, somme toute ordinaire, et parce que cela tombait un jour de repos, que l’on me laissa partir avec eux au matin, pour une mission qui ne devait nous retenir qu’une partie de la journée. Il avait neigé, beaucoup neigé, à tel point que nos bottes, et les miennes plus encore du fait de leur petite taille, s’enfonçaient de toute leur hauteur. La casquette rabattue sur les oreilles à la façon des commis, je peinais à les suivre, plaçant mes pas dans les leurs et serrant comme eux l’habituel bâton d’épine dans une main tandis que l’autre se réchauffait dans la poche de ma pelisse. Je n’ai pas su. Pas plus que je n’ai pris conscience plus tard que ma vie avait commencé dans la neige. Cette neige qui, tombant sans arrêt depuis la veille au soir, effaçait nos pas à mesure. J’ai marché. À quelques mètres devant moi les hommes s’arc-boutaient dans le froid, sans qu’aucun d’eux ne songeât à regarder en arrière. Avaient-ils conscience de la dureté du vent, de la neige, eux que la terre avait accompagnés jusqu’alors, endurcis ? Savaient-ils seulement que je les accompagnais. D’autant que tous ne parlaient pas notre langue, si tant est qu’un seul d’entre eux eût formé quelques bribes d’un langage dont ils ne connaissaient à eux tous que de rares expressions usées au fil des jours, tout à la lecture des traces de sabots sous nos pieds, lesquelles s’enfonçaient avant de se mêler aux broussailles et disparaissaient pour reparaître plus loin, dans un piétinement qui semblait soumis à une poussée de fièvre, emmêlées, telle une écriture étrange, difficile à déchiffrer. Par crainte d’éventuelles réprimandes du marchand, l’idée de redescendre sans le troupeau ne serait venue à personne. Pas plus que de planter nos pas au milieu de la neige, d’abandonner toutes recherches. Mais sans doute s’agissait-il de tout autre chose, quoique rien de cela ne fût signifié entre eux ni autour d’eux. Ou, disons-le, d’un accord tacite entre les hommes par lequel ils s’engageaient eux-mêmes, eux et leur parole, et qui prenait en compte l’hiver tout entier et le froid. Comment dire autre ? Du lien qu’un pays minuscule avait tissé avec les hommes, leurs usages. Avec les bêtes. Tout un jour à marcher alors. Tout un jour à travers l’immensité enneigée, à arpenter le sommet de la colline après qu’on eut gravi ses flancs à la lisière du bois. À chercher une présence qu’attestaient tant de traces au sol auxquelles s’ajoutaient les travaux d’aiguilles des oiseaux venus picorer à l’aube les bouses dans la neige, composant de leurs pattes minuscules une dentelle de chemins qui se rejoignaient pour se perdre plus loin, toile d’araignée dont les fils retenaient de l’invisible et du silence. Un silence épais où tout perdait sa consistance, des craquements des branches en lisière au bruit à peine perceptible de nos pas sur la neige, et jusqu’au souffle de nos respirations heurtées. Le froid ne tarderait pas à les transformer bientôt en un sifflement de gorge, accompagné du seul jet de vapeur échappé de nos lèvres. De temps en temps une trochée dépassait de la neige, unique vestige des pâtures. Nous avons pénétré dans le bois. À cause de la neige, la marche était rendue si pénible qu’elle nous paraissait maintenant interminable, tellement harassés que nous étions, et moi le premier, qu’il nous fallut la stopper vers midi, reprendre souffle à l’abri des troncs, là où les traces n’en finissaient pas de se mêler les unes aux autres avant de s’infiltrer, au risque de se perdre, sous le taillis. Les bêtes s’étaient frottées aux écorces, des particules de mousse et de lichen saupoudraient la neige. Ce qu’il en restait du moins. Où elles avaient stationné, la terre affleurait. Presque noire. La nuit tombée, nous sommes redescendus vers la vallée. Traînant mes pas derrière eux et franchissant les clôtures, genoux au sol, tandis qu’ils s’appuyaient sur leur bâton pour passer les fils, une jambe après l’autre. C’est alors que, débouchant plus tard sur la route en bas, nous rencontrâmes l’éleveur chez qui mon père était tombé de cheval quelque temps auparavant. Botté chaudement, un chapeau de feutre sur la tête, il ressemblait à ceux envers qui la terre a eu quelques égards à l’origine. Cigarillo aux lèvres, il émanait de sa corpulence une satisfaction de soi-même en même temps qu’une impression de douceur dénuée de vigueur, celle qu’on prête généralement aux terriens. Je n’eus pas à prononcer mon nom. Il m’avait reconnu. Quelque temps après que mon père eut disparu, j’étais parti à travers les collines. Sans rien connaître du chemin où je posais les pieds, ni du motif de mon départ, je m’étais mis en route, dans le but de renouer entre eux des fils brisés brusquement. Je le croyais. Avant d’atterrir chez lui, dans la cour, au milieu des chevaux. Assurément, cette rencontre constituait pour nous une aubaine. À quoi s’ajoutait, pour ce qui me concernait, une de ces coïncidences troublantes qui surgissent dans nos vies à l’instant où l’on s’y attend le moins. Je l’ai dit. L’homme était celui chez qui mon père avait trouvé la mort, ce dont il gardait comme une marque dans son propre visage, cet œil gauche qu’un accident de chasse, disait-on, lui avait retiré et à cause duquel j’avais cru d’abord qu’il ne me voyait pas. Egarés dans le temps, cette bouche d’ombre... Nous étions ressortis du bois. Et sans doute n’était-ce pas la première fois que nous marchions dans la neige, habitués depuis toujours à suivre les bêtes, encore que cela eût lieu l’été ; l’été au cours duquel les pâtures ont un tout autre aspect. Avec la neige rien n’était plus pareil, ni la marche, alourdie dès nos premiers pas, ni l’attente dont elle se nourrissait infailliblement. Quant à l’espoir, il n’en restait qu’un chiffon froissé dedans nos poches. Les bêtes avaient quitté les pâtures le matin même — ou était-ce dans la nuit ? — pour se réfugier dieu sait où. Nous avancions. Courbés sous le froid, marquant du bout de nos bâtons un itinéraire appelé à disparaître. De moins en moins convaincus, pourtant. Nous avons su. Nous ne parviendrions pas à déloger les fautives. Dans l’ombre qu’elles formaient sur la neige, leur poil fumait sous le givre. Nous attendaient-elles sous quelque buisson ? Les flancs tremblants, fuyant l’hiver de leur course dans la nuit, et le froid des pâtures. Un instant tout fut sombre ; le jour lui-même s’éteignait. Plus rien devant, hormis l’immensité gelée. Et le soir. Maintenant que l’heure tournant, le froid nous gagnait — les pieds bientôt comme des cailloux gelés dedans nos bottes. Neige et vent ! Et là, parmi les traces au sol qui se mêlent à la terre recouverte, et la grande fatigue qui habite tout le corps le soir venu, et le froid. Je ne savais rien de cela, non. Ni qu’un homme était mort, un matin de Noël, dans la neige. Il s’appelait Robert Walser. Ce qui n’avait aucune importance. Ni pour moi — pas encore —, ni pour les autres, et pas plus l’hiver que l’été, parce que les livres n’ont pas de place dans les collines, pas davantage que les mots dans la bouche de ceux qui n’ont pas appris. Comprenant ce que nous cherchions, et parce qu’il connaissait le marchand pour avoir été en affaires quelquefois avec lui, l’homme fit valoir que sa situation était somme toute semblable à la nôtre. Sauf que lui était à la recherche de ses chiens — ne les avait-on point aperçus là-haut ? Chassant en battue le dimanche d’avant, ils n’étaient pas rentrés depuis. C’est alors qu’il posa sa main sur mon épaule, surpris de me rencontrer une seconde fois, là, dans la neige, à la nuit tombée. N’étais-je point un enfant encore ? Pas plus haut que trois pommes avec ça, ainsi que je l’entendais souvent, ce qui me valait d’être surnommé « nez d’bœuf » dans la langue des commis. À deux pas de là, la voie de chemin de fer s’enfonçait dans la nuit, sans autre utilité que d’acheminer, chaque samedi, les wagons emplis de chevaux condamnés vers les abattoirs. L’homme parla de ses chiens, du troupeau — qui ne serait retrouvé que le lendemain, à plusieurs kilomètres de là. Puis s’étonna une nouvelle fois de ce que pareil petit bonhomme soit là devant lui sur la neige — que cherchait-il au juste ? Avant d’ajouter, cependant que tirant sur son cigare une mince bouffée de fumée s’échappait de ses lèvres, que le monde était plein de choses qui se perdent qu’on ne retrouve jamais. Hormis la circonstance, cet hiver qui devait tant durer, et jusqu’à cette façon que l’homme avait de me regarder, dont je ne savais pas alors qu’elle était le fait de son œil crevé, je revivrais souvent cette rencontre, à chaque tombée de la neige. Quelque temps auparavant, nous étions partis vers la montagne. Noël approchant, il nous fallait couper un sapin, quand l’un de nous, qui traînait le plus grand sur la neige, dit que son père en voulait un dont la pointe touche le plafond de la cuisine. Le soir vint. Il nous fallut nous rendre à l’évidence. Pas plus que ses chiens nous ne retrouverions le troupeau ce jour-là. C’est alors que l’homme à l’œil crevé nous proposa de nous reconduire au village, ce que nous acceptâmes aussitôt, prenant place l’un après l’autre sur la banquette de la voiture après avoir glissé entre nous nos bâtons d’épine tout chargés de neige gelée à leur pointe, épaule contre épaule, à l’exception du « p’tiot » comme dirent les commis, calé à leurs pieds contre leurs genoux, silencieux. (in Noël hiver, Ed. Le temps qu’il fait, 2010)