FẺE CAPUCHE Des êtres singuliers, vous dis-je. Qui ne touchent pas le sol, ni ne s’envolent tout à fait. Qui n’ont de place ici, pas plus qu’ailleurs du reste, et que tout désigne à la méfiance toujours grande des humains. Des êtres fleur ou brin d’herbe que le vent pousse devant lui, comme ces boules de graminées desséchées en vol au ras des steppes, et dont la liberté, qui ne s’inscrit nulle part dans le grand registre des façons de vivre, inquiète leurs semblables. Aussi sommes-nous mal à l’aise devant eux. Avec nos pieds de terre scellés au sol depuis si longtemps, comme si nous étions pris de vertige à la vue de ce qui constitue indéniablement une invite à la légèreté. Nous qui chassons d’une main épaisse tout ce qui virevolte autour de notre front, fées ou abeilles, réservant aux mouches un accueil plus favorable, étant elles aussi en affaires avec la terre grasse. Avec les bêtes. Quoique rien ne permette de soupçonner la présence de tels êtres, voilà qu’ils sont là un jour devant nous, gesticulant dans l’hiver nu, tels des pantins échappés soudainement d’un enclos meurtri. Et rien ne peut assurer qu’ils demeureront parmi nous, figures inquiétantes bien que parfaitement silencieuses, à danser sur le bas-côté dans la lumière des phares. Plus étrange encore est le fait qu’ils semblent venus de nulle part ; aucun de nous n’a jamais mesuré leur présence, ni même ne l’a imaginée. Il en résulte une sorte d’engouement décontenancé lors de leur rencontre, vite mêlé à une frayeur dont nul ne prononce le nom cependant. Hommes de la terre, habitués à courir les pistes sur les pas des bêtes, nous n’admettons pas d’être pris en défaut face à ce qui, faute d’exister sciemment, n’en est pas moins là à l’instant. * Le temps avait viré à la pluie. D’où la décision du marchand de nous envoyer surveiller les pâtures, à commencer par celles qui dépendent de villages éloignés et de ce fait nécessitent qu’on s’y transporte par d’autres moyens que ceux, naturels, que nous utilisons ordinairement pour ce genre de visite. À la ferme, le chauffeur régla les rétroviseurs du camion. À la suite de quoi tous se sont avancés vers le marchepied pour y poser une botte terreuse et prendre place, l’instant d’après, sur la banquette défoncée. Une pluie froide tombait, mouillant terre et cailloux dans la cour. C’est alors que l’un d’eux surprit dans le rétroviseur une petite forme grise sous les hangars qui les regardait s’éloigner. D’une main rêche il manœuvra la manivelle qui actionne la vitre, prononça un nom que je crus être le mien aussitôt. Et c’est ainsi qu’une fois encore je fus mêlé aux hommes, dans l’odeur du gas-oil et des bêtes. Nous étions en novembre. Saison où l’humidité guette la moindre faille où se loger. Les mains qui ont traîné tout le jour sous la pluie sentent la terre et la ficelle, et ce qui ne sent pas les mains sent autre chose, qui provient d’une transpiration ancienne enfouie au fond des bottes autant que des odeurs de bâches roulées sous le siège, à quoi s’ajoutent celles, plus âcres, des produits vétérinaires qu’on tient dans des flacons à portée de main pour le cas où une bête se blesserait au retour. Et l’odeur de diarrhée des plus jeunes se mêle alors, qui provient de la caisse derrière et n’est repérable que parce que c’est novembre, qu’il pleut depuis des jours. D’une année l’autre, cela ne varie guère. Et quand on va charger les bêtes, on prend place dans le camion, une toute petite place, mesurant d’emblée la chance qu’on a d’être assis là contre eux, alors que le soir tombe et que les essuie-glace sur le pare-brise dessinent à chaque passage un grand oiseau de pluie qui s’efface pour reparaître aussitôt. Et c’est pour cela qu’on ne parle pas, le regard passant du dehors au dedans où brillent les lumières rouges des voyants du tableau de bord. Le ronronnement du moteur est si fort sous le grand capot que toute tentative de parole dans la cabine est vaine. À supposer qu’un mot affleure sur les lèvres d’un d’entre nous, les autres ne répondent pas. Car ce qu’il tente de dire n’appelle pas de réponse, pas plus qu’un raclement de gorge ou le frottement des bottes sur le caoutchouc des tapis de sol. En novembre, on ne prête guère l’oreille à ces bruits que tous connaissent et qui ne sont là en définitive que parce que nous y sommes aussi, ballottés. Pour la raison que nous roulons dans un vieux camion qui répercute le moindre soubresaut de la route et que, n’étant pas encore arrivés à destination, les hommes n’ont pas déverrouillé les portes au cul du camion, tiré le pont — les lattes en travers pour empêcher que les bêtes glissent en grimpant et la paille sale, repoussée sur les bords de la pointe du bâton… Le chauffeur ne remarque pas ce qui saute et croule et chamboule dans la cabine. Que ce soit un écheveau de longes ou de cordes pendues près du plafonnier, ou des licols. Le remuement, il connaît. Depuis tant d’années qu’il conduit le camion vers les pâtures. Son regard s’en va loin là-bas. De sorte qu’il sait avant tout le monde que la route, plate jusqu’alors comme un cuir, atteint maintenant le premier village, après quoi la montée commencera. De sa main droite, il saisit le levier de vitesses qu’il pousse en deux temps vers l’avant. Et c’est alors qu’on se souvient. Chacun pour soi en silence se remémore un novembre des années passées. Et ce village semblable à celui-ci, où nous étions passés, un soir comme aujourd’hui. Serrés dans la cabine, une fois encore. Il pleuvait — faut-il s’en étonner — cependant qu’au dehors un vent glacé pliait les haies sur les bermes. Comme toujours à la saison où l’on déplace les bêtes. Le chauffeur ralentit. C’est alors qu’elle avait surgi, à l’entrée, dans la lumière des phares. Fée Capuche ! Puisque aussitôt nous l’avions baptisée ainsi, ne retenant de son apparition qu’une pointe de capuchon qui masquait sa tête en son entier. Et voilà qu’elle dansait. Tout en dansant, lançait ses bras en l’air. Levant le pied gauche puis le droit, comme habitée d’une énergie montée de la terre, à moins que ce ne fût le vent qui projetait les feuilles à toute volée et la soulevait, minuscule fichu dans son manteau sombre — un duffle-coat, semblait-il —, dont on fût bien embarrassé de dire l’âge, qu’elle devait avoir grand, quoique rien ne permettait de l’affirmer, à l’exception d’une mèche de cheveux gris dépassant du capuchon. Qui était-elle ? Sinon l’un de ces êtres qui ne sont d’ici que pour mieux nous faire rêver d’un ailleurs. Sautillant d’une cheville sur l’autre, fluette et décharnée. Comme si, par cette mimique qui l’habitait tout entière, elle témoignait d’une volonté farouche de ne pas s’attacher davantage à la terre pesante. Un être de buée, une haleine. Telle que nous déposons la nôtre le temps d’un souffle sur le carreau d’une fenêtre derrière laquelle nous attendons. Si peu femme en fin de compte en cette saison de vent et de feuilles, dont elle mimait le vol, toute animée d’une sorte de frénésie légère. Sans souci des regards du monde — mais le monde existait-il encore pour elle ? —, pas plus que du passage d’un camion qui, arrivé à sa hauteur, venait de klaxonner. Sans qu’on sût nous-mêmes si c’était pour l’éviter ou lui faire signe. Maintenant, elle soulevait les pans de son manteau d’hiver avec une grâce enfantine. Qu’espérait-elle ? On ne prend pas une fée en stop dans un camion qui sent le gas-oil et les bêtes… Habitait-elle le village ? Nous ne l’avions jamais vue. Et pourtant, que de camionnages ! Echappée du service de gériatrie de l’hôpital local ou, plus simplement, du sous-sol d’un de ces pavillons neufs qui poussent en lisière ? Nous n’en saurons rien, pas plus que le saule creux à l’entrée. Un temps, nous avons suivi sa silhouette dans les rétroviseurs. Ne retenant d’elle qu’un pan de visage chiffonné et pâle qu’elle tourna une dernière fois vers nous et dont on ne sut s’il souriait ou grimaçait, laissant paraître dans son regard une expression comme hallucinée de crainte, d’effroi. Comme si notre passage en était la cause soudain. Une compassion subite pour celles qu’on ramènerait tout à l’heure dans la nuit, fumantes et apeurées. Toutes créatures qu’on charrie à longueur d’année et qu’on pousse vers le noir, avant de plaquer sur leur front un masque de cuir sec percé d’un trou. (in Noël hiver, Ed. Le temps qu’il fait, 2010)