LIEUSE Il y a dans le temps quelque chose qui ne peut se dire. Quelque chose qu'aucun mot jamais ne retiendra — moisson perdue. Ce jour-là, je suivais des yeux deux papillons. Deux papillons presque noirs, avec un peu de jaune peut-être au bout des ailes. Et les papillons volaient, comme seuls volent les papillons, c'est-à-dire qu'ils dessinaient de petits ronds dans l'air, des petits ronds qui se croisaient, s'entremêlaient pour devenir de grands chiffres joufflus qui n'étaient pas des 8, ni des 6, ni même des 9, mais des chiffres qui ne serviraient jamais à compter quoi que ce soit dans ce monde. Les nombres que les papillons écrivaient de leurs ailes sur le grand tableau du ciel n'appartenaient pas au système que nous apprenons, enfants, à l'école — ce système au nom duquel chaque jeudi j'ouvrais la porte de ma permanence... C'étaient des figures qui ne servaient pas à compter, en tout cas pas quelque chose se mesurant avec des nombres, c'est-à-dire qui appartiendrait à une suite logiquement établie. Et les papillons, qui ne savent visiblement pas compter, survolaient les toits, contournaient les cheminées, un peu comme les liserons ou une vigne folle s'éloignent des murs où ils s'attachent malgré eux de leurs mille petites pattes vertes. J'avais ce jour-là des raisons d'être léger. Léger n'est peut-être pas le mot qui convient, je me sentais lourd de quelque chose qui ne pèse pas. Quelque chose qui était entré en moi, ou sorti je ne sais, comme les papillons profitant de l'été entraient et sortaient par ma fenêtre ouverte. Et les papillons, comme liés l'un à l'autre par quelque ficelle invisible, volaient ensemble sans se toucher jamais. À certains moments pourtant ils n'en formaient qu'un, grand papillon noir avec du jaune peut-être au bout des ailes. Et leurs corps, l'instant d'un éclair, n'étaient plus qu'un corps unique, duveteux copeau d'or noir que le frisson de l'air électrisait d'un seul coup. Mais déjà ils s'éloignaient, les papillons, ils repartaient plus loin, plus haut, et dans le ciel parfaitement transparent de cet après-midi, les grands chiffres se déroulaient derrière eux, comme une écriture dans le ciel vide. Une écriture qui s'effaçait en même temps qu'elle prenait corps. Dont la seule trace était qu'elle n'en laissait aucune, sinon ce quelque chose d'impalpable qui demeurait un instant au-dessus des toits. La veille j'avais reçu le dernier numéro d'une revue — trois lettres rouges penchées sur la couverture comme trois gamines se tenant par la main... Et dans ce numéro — mais le croyais-je vraiment, en étais-je sûr ? — figurait une histoire et j'en étais l'auteur. De cela, je n'avais pourtant pas à douter. Sur la couverture, mon nom était écrit en majuscules, contre le titre de la nouvelle. C'était le numéro d'octobre mais, je ne sais pourquoi sinon que je vivais un peu en décalé cette année-là, ce numéro m'arriva en été, saison où, passée l'exaltation des batteuses dans la chair à vif des moissons, l'air un temps se reprend — quelque chose soudain retombe. Ou peut-être avais-je vécu dans l'attente de cette publication, sans le savoir, à tel point que le temps n'existait plus — comme à la seconde où l'épi coupé est happé, broyé, entraîné, frappé par le tambour —, à moins que je n'eusse, l'été suivant, revécu de mémoire cette journée. Toujours est-il que ce numéro m'accompagnait désormais à ma permanence. Entre les passages de deux paysans sur la chaise — puisque d'ordinaire il n'y en avait qu'une —, je le tirais de mon cartable. Ce n'était plus la fameuse couverture blanche, mais un papier mat un peu jaune. Rien à voir toutefois avec la couleur de la paille ici à la saison des moissons, quand l'air porte dès le matin l'odeur légèrement sucrée des céréales mûres. Alors les papillons revenaient, sortant du ciel une nouvelle fois. Ils rasaient les choux dans les jardins, les salades blotties à terre comme des poules sous la chaleur, et toutes ces choses qui, venant des jardins, les font à notre image, sérieux et méthodiques. — Cela, qui s'y peut lire, planches et allées, est une écriture aussi, lourde et pesante, comme sont nos pas sur la terre. Et les traces de nos pas se mêlaient un instant à celles des papillons dans le ciel. Papillons qui se frôlaient, s'éloignaient, se touchaient, repartaient, comme pour coudre ensemble le linge sans tache d'une journée. Il arrive parfois que le monde, vu d'une fenêtre, soit soudain sans tourments. Le sureau depuis toujours agrippé à la pierre sèche se desserre du mur de la maison abritant ma permanence ; quelques mètres plus loin les poules, dans un enclos de grillage parmi des orties, suspendent leurs ergots au-dessus de la terre battue... Ainsi était soudain le monde, sans bruits ; du moins n'entendais-je plus les camions de la Coopérative — mais peut-être était-ce une journée sans moissons, du moins je le croyais —, ni les engins dans les champs occupés à couper, broyer, écraser. Le monde était vide, ou plutôt mes yeux n'en retenaient que ce qui le rendait palpable, un peu comme une ficelle par terre appelle soudain la mémoire d'un chemin dans la poussière. Assis à ma table, dans cette pièce fraîche où n'entrait pas le soleil des moissons — comme si les chiffres, et celui qui parlait par eux, devaient toujours se tenir dans l'ombre —, entendant l'homme à la tête de serpent annoncer son nom devant moi, en deux hoquets consécutifs — Gros ! Georges ! — j'avais pensé alors — mais pourquoi, sinon que ce patronyme somme toute assez courant leur était commun — au nom si scandé de Léon-Gabriel Gros, qui reste lié à celui des Cahiers du Sud dans la mémoire des poètes. Mais Gros Georges me parlait du prix de la ficelle ce jour-là, et ce n'était pas n'importe quand puisque c'était en été, saison où la ficelle retrouve son rôle de lieuse — l'hiver les paysans, distribuant la paille aux bêtes, la coupent sur les bottes (juste devant le noeud), l'accrochent à un clou qui sort d'une poutre dans l'écurie où elle pendra en de longs chignons blondasses. Chaque fois qu'il prononçait ce mot-là, il reprenait son souffle au milieu, Gros Georges, c'est-à-dire qu'il disait fic', puis elle. Et je me demandais, regardant au dehors par la fenêtre ouverte, ce que venait faire ce elle ici, ou plutôt qui était-il, ce elle dont je ne savais rien, sinon qu'accolé à fic', ça se vendait à la pelote et augmentait chaque année. Quand ça ne cassait pas — une sur deux je vous dis ! Allez donc botteler la paille de cette façon-là... Parce qu'il y avait des paquets comme ça où, dans une même pelote, la ficelle cassait — un défaut de fabrique sûrement qu'ils disaient à la Coopérative — mais ça ne changeait rien, défaut ou pas, les bottes ainsi ficelées, il fallait les rouvrir et les mêler à un nouvel andain. Vous parlez d'une a-avance ! L'oeuvre de Léon-Gabriel Gros venait d'être réunie, justement, sous un titre qui ne laissait pas de m'interroger : Expériences à la portée de tous. Un livre à la couverture jaune également... Moi, mon expérience était ici, dans cette pièce grise aux murs nus — à peine y était-il accroché un calendrier offert par un marchand de machines agricoles, je suppose, qui abandonnait une feuille chaque mois. Ici, parmi les paysans dont certains — ceux qui pratiquent l'élevage — traînaient avec eux l'odeur tenace du bétail, qui est en fin de compte celle des écuries : mélange de foin (ô bonheur des prairies en fleur), de poussière des fenils, de fumier aussi, sans oublier — comment le pourrait-on ? — celui des bêtes elles-mêmes, cuir et suint mêlés, quand ce n'était pas un parfum d'eau de Cologne — dont ils abusaient — qui flottait dans la pièce longtemps après eux. De mon côté, je pensais aussi à une ficelle. Une ficelle que j'avais trouvée un jour comme aujourd'hui où le monde semblait vide. Non pas une de ces journées de moisson où, sans interruption, les tracteurs passaient et repassaient sur la rue le long de ma permanence, tirant vers les silos de la Coopérative (auparavant ils feraient la queue devant le pont-bascule) de grandes bennes rouges ou bleues d'où tombaient par derrière et sur les côtés, à la jointure des tôles, malgré le calfeutrage au moyen de sacs d'engrais vides dont les paysans auront toujours le secret, de gros grains tout ronds qui rebondissaient sur le goudron avant de se caler entre les graviers. Et le souvenir de cette ficelle déliait mes doigts lentement, parce qu'une ficelle — rien, me semble-t-il, ne porte davantage en soi l'image de la pauvreté du monde, de sa précarité — ne prend vie qu'en bougeant, c'est-à-dire en serrant, et les noeuds de cette ficelle longtemps m'avaient retenu attaché à la terre. D'où nous venions tous deux, ma ficelle et moi, ayant l'un et l'autre traîné sur la poussière — qui laisse des marques grises sur la peau —, également noués, comme serrés chacun sur soi-même, prisonniers de ce qui ne passe pas mais s'enferre davantage à chaque tour. Et c'était ça, ma ficelle, celle que j'avais trouvée, une image un peu bleue de moi, que j'enroulais autour de mon poignet. L'image de quelque chose dont on ne peut bientôt plus se déprendre. Et le chanvre — mais c'était en réalité une ficelle en plastique, comme on en voit maintenant dans les fermes, du plastique usé, effiloché aux deux bouts à tel point qu'en y regardant vite on pouvait s'abuser — et le chanvre, qui donc n'en était pas, lentement épousait la chair de mon poignet. Et mon poignet ne se défendait pas. Il y a un instant, après la tension, où le corps s'abandonne — comme l'épi battu contre le tambour, dans le vrombissement imperturbable de la machine, laisse tomber plus loin ses grains dans la trémie. Je me demande si c'est bien le lieu ici pour parler des poètes, de leurs fragiles expériences — mais y a-t-il quelque part un lieu pour cela ? Gros Georges, à moins qu'il ne fallût dire Georges Gros, ce qui est un peu différent, habitait, à quelques kilomètres de là, le village d'André Frénaud. Dont on sait si peu ici qu'il vit si près de nous, dans nos collines. Mais il n'en savait rien, Gros Georges. Les poètes sont de gros insectes sous l'herbe des villages, qui mâchonnent... Et qu'est-ce que cela aurait changé s'il l'avait su ? La ficelle n'aurait-elle pas cassé pareillement dans la lieuse ? La dernière fois que j'avais vu André Frénaud (quelques mois auparavant), vers la fin du repas son visage s'était éclairé. Pour dire vrai, la lumière était venue avec un nom — comme sortie de lui. Évoquant des écrivains trop vite oubliés (à mon goût) j'avais, au détour d'une phrase — qui se voulait anodine sans doute — prononcé le nom de Vittorini. Comme il semblait heureux, André Frénaud, dans la lumière, surpris en même temps qu'un garçon de mon âge, ici dans nos collines, connût les livres de Vittorini. "C'était un de mes grands amis, savez-vous !" disait-il, une main légèrement levée, et la lumière qui s'insinuait l'instant d'avant dans chaque trait de son visage, s'était brusquement figée. Comme par les matins d'été, avant que démarrent les moissonneuses, quand un nuage passe devant le soleil. Ma ficelle ignorait tout de cela — les ficelles ne savent que serrer. Elle s'attachait à moi malgré elle, parce que je tirais dessus malgré moi. Elle ne pouvait pas penser que plus on serre, plus on s'attache. Pas plus que moi, du reste, qui ne sus jamais vivre sans me lier. Je tirais, le bleu de la ficelle passait dans mon poignet. Il est des couleurs ainsi dont on ne se sépare plus. Le bleu de la ficelle passait dans mon sang. Je n'ai jamais cru que le sang pût être d'une autre couleur, celle que l'on voit quand on se coupe, celle des grands dahlias sur les jardins, puisqu'ils saignent eux aussi sur la terre. Vers la fin de l'été ils perdent leur sang, et l'été ne serait pas ce qu'il est ici, c'est-à-dire partout où il y a des saisons — des saisons qui passent — sans tout ce sang versé. Mais le sang ne fait pas de bruit, coule sans que personne, rien dans le monde ni les plantes ni les êtres, ne l'entende. Sans doute est-ce cela qui donne à la terre son poids et son odeur. Odeur de la mort, le soir, quand les choses se tassent un peu plus sur la terre. Assis face à ma table, les mains posées à plat sur les genoux (l'une retenant entre deux doigts sa casquette par la visière), Gros Georges ne parlait pas, ou si peu. Du moins, c'était comme s'il se taisait en même temps, comme si la salive lui manquait. À vrai dire il ne parlait que mot à mot, par saccades, comme si sa langue eût pris soin de placer un trait d'union après chaque syllabe. Sa bouche sifflait, ses yeux clignaient. Cela eût pu être gênant — pour lui comme pour moi qui l'écoutais — mais il n'en souffrait pas apparemment. Sa tête ressemblait alors à une tête de serpent, mais en plus rond, une tête de gros serpent en quelque sorte — et c'est pour cela peut-être qu'il s'appelait Gros Georges — avec des bons yeux dedans qui ne cherchaient pas à piquer. Simplement ils se posaient sur vous et vous donnaient raison. Dès l'instant où il avait frappé à la porte de ma permanence, je crois que quelque chose — un peu comme une ficelle, mais une qui ne se voit pas — m'avait lié à lui, bien que nous n'eûmes pas par la suite d'autres propos que ceux tenus ce jour-là. La ficelle pouvait bien casser entre les mots. Comme sur une bicyclette, quand la chaîne en vieillissant saute un maillon à chaque tour de pédalier, nous parlions en zig-zag... Et c'était du reste — bonheur des mots — ceux-ci, ZIG-ZAG, qui figuraient en lettres grasses majuscules, au-dessus de la tête ravie d'un zouave, sur le carnet de feuilles qu'il tira de sa poche, ce jour-là, pour rouler une cigarette. Les bêtes en se frôlant effacent leurs traces sur la poussière. Dans les champs, après les dernières maisons, le ronronnement des moissonneuses qui " tournaient aux phares " s'éteint. Cela ne se remarque pas tout de suite, ce n'est pas quelque chose d'immédiat qui nous étreint — nous soulage ? — mais une sensation lentement qui nous gagne, qui prend son temps. Dans le soir quelque chose s'est arrêté, alors que tombait la rosée sur l'herbe — qui empêche de faucher —, que la fraîcheur de la nuit effaçait jusqu'au souvenir l'épaisse chaleur du jour. Cela nous atteint par le truchement de chaque herbe mouillée — le frôlement sifflant de nos pas entre les touffes de ray-grass —, par chaque bruit qui lentement reprend sa place, maintenant que se sont tues — du moins l'oreille s'est-elle habituée à leur bruit — les hautes moissonneuses rouges, là-bas parmi les blés, et leur long cou d'oiseau sur le côté qui vomit dans les bennes... Une odeur, dans les jardins, qui est celle de la mort des choses attachées, tantôt par le pied — jeunes pousses qui manquaient d'eau —, tantôt par le bout de la tige. Attachées avec de la ficelle, jaune ou bleue, qu'on noue ou qu'on coupe — on fait ce qu'on veut, papillons dans l'été, avec de la ficelle. Et peut-être en est-il ainsi de tout ce dont on se sert pour retenir à soi ce qui, immanquablement, s'en ira.