L’ÎLE AUX MUSÉES CÉCILE WAJSBROT CELUI QUI APPELLE C’est un homme seul dans l’avenue monumentale qui traverse le parc, Tiergarten, et mène à la porte de Brandebourg. Là, entre la colonne de la Victoire et la porte - ces symboles de guerre ou de paix dont la signification se déplaça à mesure des temps - sur le terre plain de l’avenue que les cars de touristes remontent en un flux permanent, au milieu des voitures rapidement garées, sa forme harmonieuse s’élève d‘un socle de marbre. Au milieu de l’agitation, du chaos, il invite au silence de la contemplation et attire le regard par sa simplicité - nul artifice, nulle décoration ne vient distraire, tout s’élance pour se concentrer sur l’essentiel, le visage. Le visage rond des statues romaines. Les deux bras sont levés et les mains repliées en porte-voix entourent une bouche grande ouverte dont le cercle décrit la courbe d’une parole lancée au loin . Il n’a pas de nom, seulement une fonction, il est celui qui appelle, der Rufer, mais le cri, loin de déformer son visage, montre la force du mot, sa portée. Bien sûr, dans la ville, personne ne l’entend, et peu s’arrêtent devant lui – les visites sont ailleurs, le char et l’imposant monument à la gloire de l’Armée rouge, la porte de Brandebourg. Et puis, comment fixer un son dans le bronze, comment représenter l’immatériel ? Dans la grande avenue, tournant le dos à l’ouest et faisant face à l’est – dans cette ville où les points cardinaux ont valeur d’histoire – il lance son appel muet, informulé mais qui, par l’absence de mots, signifie tout appel. Ecoutez, dit le bronze, la voix que vous n’entendez pas cherche à vous prévenir, à attirer votre attention, dans ce monde, il reste des choses à dire, il reste encore des choses à savoir. Mais l’homme de bronze ne dit rien de son histoire et si quelqu’un veut la connaître, il doit chercher dans les livres, les archives, sur les sites internet, pour reconstituer son parcours et les raisons de sa présence. Une commande de la radio de Brême, la dernière des radios d’après-guerre en Allemagne de l’ouest - puisque la radio, comme toutes les institutions, fut dispersée, décentralisée, et répartie dans les länder. C’était en 1967, le dernier émetteur créé, le territoire couvert le plus petit. Le sculpteur Gerhard Marcks, dont le travail avait été qualifié d’art dégénéré sous le nazisme, était devenu un spécialiste des œuvres dénonçant le totalitarisme. Cette fois, il tentait de donner forme à la voix de la radio en prenant pour modèle Stentor, le personnage de l’Iliade à la voix d’airain, qui criait aussi fort que cinquante hommes - et dont Héra prit l’apparence, au cours du siège de Troie, pour encourager l’armée grecque et l’emmener vers la victoire. L’homme à la voix d’airain sculpté dans le bronze. Il porte la toge des prêtres ou des mendiants, de ceux qui ont un message à délivrer - par-delà les temps et les lieux, les hommes sont les mêmes et les appels à la vigilance, quelles que soient les langues et les circonstances, nécessaires. En mai 1989, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste, Celui qui appelle fut installé sur un socle au milieu de l’avenue qui, à l’époque, s’achevait en impasse, bloquée par le mur gris, impressionnant, devenu presque symbole de la ville - derrière lequel on apercevait le haut de la porte de Brandebourg et le quadrige tourné vers l’est, l’avenir radieux. Sur le socle on inscrivit le vers de Pétrarque qui conclut le long poème Italia mia, écrit à la gloire de la patrie pour déplorer les guerres incessantes que se livrent les princes – I’vo gridando : pace, pace, pace. Je vais criant paix, paix, paix. Six mois après l’installation de l’homme éternellement immobile à la bouche éternellement ouverte, le mur de Berlin tombait. Nous montons la garde, même si personne ne nous prête attention - et peut-être est-il plus facile de veiller quand personne ne regarde. Notre destin est étrange. Avant notre venue au monde, nous sommes l’objet de tractations, de décisions, de revirements, de compromissions, vous vous battez pour avoir le droit de nous donner existence mais une fois que nous sommes là, notre présence s’impose et la vôtre s’efface, les rôles s’inversent - vous êtes les prétextes et l’espace nous appartient. L’espace nous appartient et nous montons la garde. Nous sommes en pierre, en bronze, nous sommes en granit ou en marbre, nous sommes sur les ponts, en haut des édifices ou devant les musées, nous sommes dans les jardins, en signes avant-coureurs, nous sommes dans des niches – mais immobiles, le regard fixe. Tournées vers le passé, l’avenir, regardant l’horizon. La nuit, nos silhouettes se dressent mystérieusement, vous marchez dans les rues, vous hâtant vers des rendez-vous, rentrant d’un pas rapide en hiver, enlacés en été, vous attardant, assis aux terrasses des cafés, mais hiver ou été, toujours les yeux baissés ou le regard ailleurs, cherchant celui ou celle qui vous conviendra pour la nuit ou pour la vie, essayant de transformer le cœur de celui ou de celle qui vous refuse ou vous fuit, qui a peur, mais hiver ou été, vous nous ignorez – vous ne pensez jamais à nous qui veillons sur la ville, du haut des socles et sur les toits, nous qui vous voyons, vous entendons, nous qui avons vu et entendu tant de choses. Nous sommes là pour des siècles. Vous passez et pourtant vous ne croyez qu’à votre existence. Nous sommes sur les ponts des fleuves qui traversent vos villes. Nous connaissons le nom des fleuves - la Seine, la Spree - comme nous connaissons le nom des ponts, les langues que vous parlez et le nom de vos villes, Paris, Berlin, nous connaissons vos châteaux, vos jardins, ceux qui n’existent plus, ceux qui existent encore, nous avons vu les destructions, les constructions, les époques qui se succèdent, les générations qui veulent faire disparaître les traces antérieures. Vous êtes dans le présent. Nous sommes dans la présence. (…) Nous sommes là, au-dehors, chevaux cabrés pour l’éternité, dioscures, Pégase, nous sommes là, aigles aux ailes repliées veillant sur les empires, échangeant des regards ou tournés vers l’ouest, vers l’est, nous sommes là, en bronze ou en pierre, lions combattant. Nous sommes au-dedans, dans la rotonde romaine, nous aussi nous avons nos étages, nos lieux d’habitation, entre les colonnes aux feuilles de Corinthe, nous vous entourons, vous cernons, dressées devant vous tantôt le bras levé, tantôt la jambe pliée, tenant une lance, au repos, entre les colonnes ou là-haut, dans la galerie supérieure, installées dans les niches créées pour nous accueillir. (…) C’était l’automne 1939, dehors, nous entendions les clameurs guerrières, les discours enfiévrés tenus à nos pieds et vous tous rassemblés, si nombreux pour crier la revanche, le combat, devant les lions qui se déchirent, devant l’amazone dont le trait va s’abattre, dehors, nous voyions les vagues d’une foule immense et les drapeaux, les bannières, stimuler la ferveur guerrière raffermie par les cris, les saluts, dehors nous assistions à la levée des armes tandis qu’au-dedans régnait le silence – vous aviez décidé de fermer les musées. Plus de visiteurs qui se pressent ou s’attardent, plus d’étudiants en art ou d’apprentis artistes assis pendant des heures pour nous copier, plus de remarques absurdes desquelles nous amuser - des salles vides. Jamais les dimensions ne nous avaient paru aussi gigantesques, même au moment de l’ouverture, avant l’entrée des premiers visiteurs… (…) Puis on vint nous emporter dans des lieux hermétiquement clos, des sortes de bunkers, des tours de défense antiaériennes - de véritables donjons de béton édifiés dans des parcs – ou dans des mines de sel, au cœur de la terre. Nous étions emmenées en secret dans des voitures blindées – on prenait soin de nous, on faisait attention à ne pas nous casser, on nous maniait avec précaution quand on vous entassait dans des wagons sans air pour vous transporter dans les camps qui essaimaient l’Europe. Et le musée fut bombardé, comme le reste de la ville, le toit détruit, puis tout le bâtiment brûlé, les derniers jours, dans les derniers combats, la fière colonnade ressemblait aux temples antiques qu’elle voulait imiter, des ruines chaotiques, des débris, des gravats, il devenait difficile de distinguer l’intérieur de l’extérieur, tout était à ciel ouvert et le sol, un amoncellement de pierres et de ferraille. Dans la partition de votre pays, la division de votre ville, l’île se trouvait à l’est – on décida de reconstruire le musée ancien et la Nationalgalerie qui abritait les peintures tandis que les collections furent réparties au hasard de leur redécouverte entre l’est et l’ouest de la ville. La reconstruction dura une dizaine d’années et alors que le rez-de-chaussée était devenu une sorte de dépendance de la Nationalgalerie, le premier étage étant consacré à l’art contemporain de l’Allemagne de l’est. Il n’y avait que des peintures. Nous avions déserté les lieux. Remisées à l’extrême ouest, à Dahlem, dispersées dans les salles du Pergamon – à notre tour exilées. Sans compter les œuvres détruites – disparues dans les bombardements, les incendies. Sans compter les œuvres jamais retrouvées. Vous qui passez aujourd’hui pour admirer les collections antiques, vous qui venez des pays d’Europe, d’Amérique, du Japon, vous ignorez l’histoire des lieux - les salles que vous traversez sont invisibles. Seuls comptent les objets, surtout ceux qui sont signalés dans le catalogue et commentés dans les casques que vous portez, vous vérifiez que c’est le bon numéro, vous regardez le titre et vous prenez enfin le temps de vous arrêter afin d’écouter le commentaire, appelant à la rescousse vos vagues souvenirs d’école. Nous ne savons pas qui vous êtes – mais nous vous entendons. Nous écoutons les mots qui vous échappent. Nous avons assisté à des ruptures, des réconciliations – à des rencontres aussi. Nous avons entendu des discussions politiques, artistiques, scientifiques. Mais vous allez trop vite – tout nous parvient par bribes. Nous avons des moments de votre vie, des éclats. - J’ai parcouru le rez-de-chaussée, suis revenu dans la rotonde et puis je suis monté au premier étage - le plan est simple, de salle en salle on fait le tour du bâtiment. J’étais seul, je suis seul depuis longtemps dedans, dehors - ma vie est une tentative d’approche perpétuelle mais quand je crois saisir, je n’embrasse que la fuite, l’ombre – j’étais seul dans la salle, il n’y avait personne car les gens sont pressés d’arriver aux périodes spectaculaires, la Grèce classique, l’Empire romain et l’Egypte – les masques, les sarcophages et le buste de Néfertiti. C’est vrai, elle a le visage fin et des traits à la fois émouvants et hautains, et elle vient de si loin, dans l’espace et le temps, mais elle paraît intacte, préservée par les rafales des âges. J’étais seul dans cette salle. Je ne prêtais pas attention aux indications d’époque – bien des siècles avant Jésus-Christ – de provenance ou de nom – les noms sont souvent donnés au hasard et après, on croit qu’ils appartiennent à l’objet qu’ils désignent – je regardais l’objet, difficile à décrire – une sculpture, une statue ? Aucun mot ne convient à cette forme plate, une sorte de pierre polie découpée - une forme oblongue dont s’inspirera pour ses visages le peintre Modigliani - presque blanche, sur laquelle sont gravés quelques traits qui suffisent à donner l’idée d’un visage. Je n’étais pas venu pour cela, j’avais décidé de profiter d’un week-end prolongé, ou plutôt de fuir la torpeur de ces week-ends et m’arracher à la stagnation de ma vie, en résonance avec les rues désertes des jours fériés, d’en profiter pour aller ailleurs, et le hasard des réservations de dernière minute a donné à cet ailleurs le nom de Berlin - j’ai quitté Paris sans remords pour rompre l’attente d’un appel téléphonique qui ne venait pas. Suis-je voué à l’immobilité et à l’attente - aux pétrifications ? Quittant cet appartement où le téléphone ne sonne pas, où j’attends vainement le signe qu’elle a promis de me donner, quittant l’immeuble, la rue, la ville parce qu’elle habite la même ville, quittant l’immobilisme pour tenter le mouvement, je me retrouve arrêté, interrompu dans mon élan et forcé de rester et d’attendre, devant ce marbre clair et fin, presque blanc, qui ressemble à l’ivoire. Je m’arrête devant le mystère de ces traits dessinés, à peine esquissés, qui ne permettent de voir aucun visage en particulier mais l’essence du visage, l’énigme de l’être, de la vie et des gens, ce qu’ils pensent, ce qu’ils peuvent ressentir - même si ces sculptures semblent ne rien exprimer, comme ceux et celles dont on dirait que rien ne pourra les toucher. L’emprise, me disais-je. Je regarde de nouveau quelqu’un qui n’éprouve rien, une statue, un marbre blanc. Et celle qui n’appelle pas, malgré ce qu’elle a dit, n’est-elle qu’une pierre ayant l’apparence de la vie ? L’immobilité de ce marbre blanc n’est pas seulement celle d’une statue, elle est celle du temps, des formes primordiales qui traversent les âges. La matière est si fine qu’elle semble transparente – et paraît détenir le secret du silence, ce silence qui me poursuit. Le moment de contemplation passé, j’ai voulu savoir, j’ai lu, la période archaïque, l’art des Cyclades – ces îles émiettées au large de la Grèce – mais pourquoi les époques anciennes seraient-elles forcément archaïques, forcément plus grossières ? C’est une idole comme d’autres dans cette salle, une idole qui accompagne les morts dans leur tombeau et se couche avec eux. Il faudrait quelqu’un qui accompagne ma solitude, le silence de mort qui règne dans l’appartement quand j’attends son appel – les bras sont trop courts, croisés, ou à peine esquissés, le volume des seins est formé, petit et rond, et le sexe dessiné d’un triangle – ici, je n’attends personne, je suis comme les autres, disponible, à la recherche d’un peu d’histoire, à la recherche d’une ville inconnue à apprivoiser, de noms nouveaux, de dates à retenir, une configuration différente dans laquelle intégrer ce qu’on sait déjà. - Je suis fatiguée de cette course perpétuelle, je suis venue éprouver ma liberté – et tout me ramène à lui. Comme si partir ne pouvait aider à s’éloigner. J’ai traversé les salles des Cyclades puis l’art grec et l’âge hellénistique, la période romaine, passant devant les statues et les bustes, passant trop vite devant les vases, les objets, les bracelets, tout ce fatras trouvé dans les tombes et pillé, rapporté comme trophée de guerre, acheté à bas prix – j’avais l’impression de ne voir que des tombes profanées, des vies exhibées sans pudeur ( leur ancienneté n’étant pas une excuse) et des corps mutilés soudain immobilisés comme ceux de nos guerres et de nos attentats, sans bras, sans tête, les jambes coupées. Un immense cimetière profané. Au début, je regardais avec indifférence, rien ne me touchait. Je ne sais pas quand cela a commencé, un malaise ou plutôt une sensation d’oppression de plus en plus forte, d’étouffement jusqu’au moment où j’ai compris que c’était la présence des corps qui me gênait – me menaçait – parce qu’ils ressemblent à ceux qu’il peignait. - Poursuivi par l’image des figures de marbre, j’ai continué. Lorsqu’on entend une musique qui nous comble, on ne veut pas écouter autre chose. Lorsqu’on a terminé un livre prenant, on n’en commence pas tout de suite un autre. Il y a un silence, un temps de latence nécessaire pour absorber ce qu’on vient d’entendre ou de lire et commencer à en sortir, revenir peu à peu vers la vie quotidienne, un moment de suspens où on n’est plus tout à fait dans l’œuvre et pas encore dans la réalité, un instant de fusion rare entre deux mondes, l’art et la vie. Pourquoi faudrait-il regarder tableau après tableau, statue après statue, nier la particularité de chaque objet et s’attacher à l’ensemble ? Encore, dans une exposition, la rétrospective d’un peintre, on suit un cheminement, la façon dont l’artiste se dégage des modèles et prend son envol, trouve sa voie – mais ici, avancer dans le temps, est-ce une raison suffisante ? - Tous ces corps mutilés. Retrouver sa présence dès le premier jour. J’aurais voulu courir mais dans un musée, on ne court pas. Cela fait partie des règles tacites. Je marchais à la limite de la vitesse autorisée, presque en fraude, comme quelqu’un qui aurait quelque chose à se reprocher et fuirait le lieu du crime. Mais le crime, ce sont les autres qui l’ont commis. - J’étais comme dans un rêve, je ne voyais plus rien, ou des silhouettes blanches, une sorte de foule arrêtée, des gens de toutes sortes, des hommes, des femmes, nus, vêtus, rassemblés pour une cause inconnue, des manifestants silencieux venus d’autres siècles pour nous dire quelque chose que nous ne pouvions pas entendre. Les femmes de marbre des Cyclades aussi auraient voulu parler mais je ne pouvais que les regarder. Elle m’a dit, je t’appellerai quand je serai prête à t’aimer. Et si tu n’es jamais prête ? Je te le dirai. Mais quand ? Le temps ne peut pas se mesurer. Donne-moi un terme, une limite. Tu veux une limite, toi qui parlais d’absolu ? Pour qu’il soit plus facile d’attendre. Plus facile d’attendre a-t-elle répété, laissant sa voix en suspens. Attendre n’est jamais facile, a-t-elle dit, comme marquée d’une longue expérience - de sa vie je ne connais que ce qu’elle a bien voulu me raconter. J’ai essayé. Il n’y a pas de terme ? Quand je serai guérie. Guérie, ce fut son dernier mot, je n’ai plus rien entendu jusqu’à aujourd’hui et j’ai gardé l’espoir comme un objet précieux qu’on transporte dans le creux de la main à travers les montagnes et les plaines. - Tous ces corps mutilés soudain immobilisés comme sur nos écrans de télévision diffusant en boucle les guerres civiles, les attentats. Les noms de lieux changent, l’Irak, le Darfour, le Rwanda, la Côte d’Ivoire, l’Afghanistan, recouvrent les territoires d’empires anciens, l’Assyrie, Rome, les Perses, et ces villes États, Sparte ou Troie, ces lieux mythiques à l’origine de notre monde, dit-on, Babylone, Thèbes, dont les objets qui nous sont parvenus paraissent faussement paisibles parce que dépolis par le temps et fixés dans la pierre, dont les objets pourtant, le plus souvent, ne parlent que de guerre. Je ne regarde plus, ne veux plus regarder. C’est la guerre perpétuelle, en eux, en nous – entre nous. - L’image d’un marbre fin comme l’ivoire, presque transparent, la finesse d’une peau tendue et d’une extrême blancheur. Les semaines s’écoulent sans que j’entende sa voix, j’attends mais je ne sais pas combien de temps. Qu’elle soit prête ou non, elle doit me le dire, prête à accepter l’amour dans sa vie – si elle ne dit rien, c’est qu’elle hésite encore, mais qu’elle ne veut pas renoncer. Parfois je pense que la durée joue contre moi – je n’ose dire contre nous – parfois je pense l’inverse. Parfois je pense qu’elle a oublié. Il faudrait qu’au moins sa parole me délivre – pour le moment je suis détenu par ses mots, la promesse qu’elle a énoncée, si c’est une promesse, comme à l’époque des serments, et ce lien invisible est aussi fort que les chaînes qui emprisonnaient les vaincus à l’époque des statues. Vaincu par l’espérance, j’attends la délivrance. - Il y a quelqu’un qui marche aussi vite que moi et qui regarde aussi peu. Un homme encore jeune, enfermé dans ses pensées - je l’ai remarqué depuis deux salles. Il est assez grand, j’aime bien son allure, au moins son corps est vivant et intact. Sent-il mon regard ? m’a-t-il vue ? Je suis juste derrière lui, dans la salle précédente nous étions côte à côte, nos corps se sont presque frôlés– j’ai l’impression de le suivre. Je ne trouve pas les merveilles promises mais je crois que je me suis trompée de musée. - J’ai ralenti le pas – je ne suis pas en fuite et si je sors trop vite, que vais-je faire, courir dans les rues? À l’intérieur, l’attente a des dimensions raisonnables – dehors, elle s’étire à l’infini. Cette femme, là-bas, qui ne manque pas d’élégance, il me semble l’avoir vue quelque part. - Un instant nos regards se sont croisés puis il s’est détourné et je suis restée comme en suspens – je voudrais tellement me reposer, l’arrêter. - Je ne la connais pas mais il me semble qu’elle me regardait - une impression fugitive, sans doute une illusion. - Il est retourné dans ses pensées. Comment le faire revenir vers moi ? Il marche moins vite, j’ai ralenti le pas. Je vais le dépasser, l’attendre dans la salle suivante – je ne fais plus attention à ce qui nous entoure, aux statues rassemblées, aux figures des vases rouges sur fond noir ou noires sur fond rouge, aux poignées d’amphores stylisées, vivaient-ils vraiment parmi ces animaux étranges, des taureaux ou des lions ailés, des chevaux aux traits épurés, et ce besoin de tout orner, ces statues qu’ils appellent Achille ou Prométhée et dont aucune ne ressemble à une autre. J’aimerais lui parler. - Elle me regarde, j’en suis sûr, elle avait les yeux tournés vers l’entrée de la salle comme si elle m’attendait – près d’une jeune femme en argile doré de Tanagra qui incline légèrement la tête et porte un chapeau rond, un éventail qui semble né des plis de sa robe, qui incline la tête comme en signe d’assentiment – et cette jeune femme, pas celle de Tanagra mais la visiteuse du musée incline aussi la tête et se détourne un peu, hésite, me parle. Elle me parle, c’est incroyable, et elle vient de Paris. - Il habite Paris, il est venu à Berlin pour ce week-end prolongé, s’est décidé au dernier moment - comme moi. Avais-je reconnu quelque chose en lui indiquant le pays, la langue ? À quoi pourrait-on reconnaître - un maintien, une façon de s’habiller ? - Avais-je reconnu quelque chose en elle ? Un moment, j’ai cru l’avoir déjà rencontrée. - Parfois on se croise dans la rue sans se remarquer. - On fait le même trajet à quelques minutes d’intervalle et il reste quelque chose, une présence, un parfum… - Une ombre… Je lui ai proposé de visiter ensemble l’autre musée, demain matin, celui que je voulais voir. Un rendez-vous, je n’imaginais pas que ce serait possible. - Un rendez-vous dans une ville étrangère, un lendemain… L’OMBRE Certaines œuvres, mystérieuses, dessinent le temps – parce qu’elles n’ont jamais été achevées, parce que leur auteur y a travaillé toute une vie ou est mort de les avoir terminées. Cette statue, un homme de bronze au mouvement harmonieux, s’appelle l’ombre et pourtant, ne ressemble pas à l’idée qu’on pourrait se faire d’une ombre. Mais peut-être est-ce son destin. Rescapée d’une œuvre monumentale, Les Portes de l’enfer, à laquelle travaillait Rodin, prévue pour l’entrée du musée des Arts décoratifs - un bâtiment qui devait être érigé à la place de celui de la Cour des Comptes, incendié par la Commune, et qui ne fut jamais construit - elle n’est que l’ombre de l’œuvre projetée. Quarante ans de travail pour une oeuvre inachevée dont il ne reste que des sculptures éparses considérées comme des pièces uniques - le Penseur, ou cette ombre - alors qu’à l’origine, elles devaient appartenir aux Portes de l’enfer comme les romans de Balzac appartiennent à une Comédie humaine incomplète. Les portes sont des œuvres au long cours - qui occupent toute une vie et ne se referment jamais. Des siècles auparavant, Ghiberti avait tenté des Portes du paradis, à Florence, pendant vingt ans il avait travaillé mais lui aussi mourut avant de les avoir achevées. Comme les deux autres qui devaient l’accompagner au sommet de l’ensemble monumental et avoir le même visage, le même corps, et désigner de la main le Penseur, l’ombre, dans son geste interrompu, ne prend son sens qu’au regard de ce qui manque, de ce qu’elle ne peut plus désigner. À l’inverse du conte, ce n’est pas l’homme qui a perdu son ombre mais l’ombre qui a perdu sa raison d’être et qui la cherche dans l’harmonie du mouvement, dans les courbes qu’elle dessine, qui la cherche au-delà d’elle-même sans trouver autre chose que le paysage alentour, les jardins dans lesquels elle apparaît au gré du temps. À l’origine, les ombres tenaient un rouleau sur lequel étaient inscrits les vers de Dante – lasciate ogni speranza, voi ch’entrate, vous qui entrez, laissez toute espérance car dans les cercles de l’enfer, vous verrez les vaincus – et le groupe s’appelait les Vaincus. Mais avec le temps Rodin a changé le nom, supprimé l’inscription, le rouleau, la main – les ombres tendent le bras et leurs bras se rejoignent tandis qu’elles forment une sorte de ronde inachevée tournée vers un centre invisible – une absence. L’Ombre est en bronze au jardin des Tuileries, devant l’Orangerie, l’Ombre est à Lyon ou au cimetière du Vésinet, monument funéraire d’Eugène Rudier (fils d’Alexis, le fondeur de Rodin) à qui Arno Beker demanda une réduction de la porte de l’Enfer à un moment où la fonte du bronze était interdite et réservée aux armes mais pour le sculpteur officiel du nazisme, on pouvait faire une exception - ainsi la porte de l’Enfer se trouva-t-elle momentanément au cœur de la machine de destruction, et l’ombre planait avec elle. L’Ombre de bronze se dresse sur la terrasse des Tuileries, du côté de la Seine, derrière elle se dessine la Méditation – chaque statue est une approche, une approximation, un pas supplémentaire vers la forme idéale, un pas qui en éloigne aussi. Les portes de l’Enfer inachevées, absentes, d’un édifice lui-même absent, finirent par trouver place dans la gare d’Orsay devenue musée, construite à l’endroit du musée des Arts décoratifs dont elles devaient former l’entrée – ainsi ont-elles finalement rejoint le lieu pour lesquelles elles avaient été conçues. Quant aux ombres arrachées à leur matrice, elles vivent leur vie dans les cimetières, les jardins. Sagement alignées le long de l’allée centrale, regroupées autour des bassins, dispersées dans le jardin, à découvert sur les terrasses ou discrètes dans la végétation, combien de millions de personnes avons-nous vu passer, soulevant la poussière, aveuglées par le soleil sans se laisser détourner du devoir, allant du Louvre à la Concorde, de la Concorde au Louvre sans nous prêter attention… Les visiteurs restent une ou deux heures au musée et sur le chemin des Champs-Élysées, admirent la place, ses fontaines - une place miraculeusement épargnée par les lignes verticales, laissant le champ libre au ciel qui s’étend comme nulle part dans Paris. De loin, leur foule paraît compacte mais de plus près, il y a des interstices où le regard se glisse, un peu d’espace entre les groupes et les amis, les familles, les couples, entre les langues du monde qui se retrouvent ici. Nous aimons la foule, le mouvement. Nous préférons l’indifférence et le trop-plein au vide des périodes de malheur. La Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace – ils citent toujours ces noms quand nous mériterions aussi leur admiration car nous sommes intactes comme les autres l’étaient à leur époque, ils ne voient que le fruit du hasard, le résultat de destructions dont on ne sait quand elles se sont produites ni pourquoi – c’est l’aléatoire, l’arbitraire qui les mène. Vous préférez la guerre et les intempéries à notre histoire plus lisse et pourtant, si vous vouliez nous écouter, vous sauriez qu’à l’endroit où vous marchez il s’est produit des choses, que cette allée ne fut pas toujours la voie de transit d’un parcours touristique. Parfois, vous venez vous reposer à l’ombre, sur un banc – et vous lisez un livre en attendant un rendez-vous. Quand vous levez les yeux, c’est pour regarder le jardin, les fleurs – chaque année les variétés, les couleurs changent et cette année, ce sont des couleurs douces, nous les aimons, nous aussi, c’est une vue apaisante après l’éclat des allées, cette terre, cette poussière qui recouvre tout, et nous aussi, blanches sur nos socles, nous contribuons, les jours d’été, à cette impression d’un désert minéral. Ces jours-là nous attendons le soir, quand la lumière s’adoucit, le soleil s’est couché derrière l’arc de Triomphe et il ne reste qu’une lueur, à l’ouest, une tache claire qui donne un sentiment de plénitude. La rumeur s’est tue, quelques mots s’échappent encore, des passants attardés, l’atmosphère calme des dimanches soirs quand tout le monde est rentré. Notre regard porte au-delà du jardin, nous voyons d’un côté la ville et de l’autre la Seine, le pont récemment construit – une passerelle au tablier de bois – le musée d’Orsay, en face, et les bateaux qui passent, chargés de touristes, les premiers étals de bouquinistes. Et les tentes nouvellement apparues – des tentes rondes où campent les solitaires dans des natures sauvages, au sommet des montagnes qu’ils veulent conquérir ou dans des étendues désertes infinies, et qui viennent désormais hanter les bords de la Seine, les rues de Paris. Ils dorment dans la rue. Ils sont dehors, à la merci. Comme nous – mais nous sommes en pierre, en bronze, en marbre. Quand ils sont d’une matière fragile, au dedans comme au dehors. Sans abri. Certains d’entre vous, choqués, aimeraient qu’on les éloigne – quelle indécence dans les beaux quartiers, si près de l’Assemblée nationale ! Paris est la Ville Lumière, dites-vous, et non la ville des pauvres. Il faut les repousser en dehors de nos enceintes, de nos rues – au-delà du périphérique – et puis vous parlez d’autre chose. Vous passez et nous vous regardons passer. À l’époque de Catherine de Médicis, vers la fin du XVI° siècle, il n’y avait ici que des terrains vagues, des fabriques de tuiles. Le palais des Tuileries dont la reine avait décidé la construction s’élevait lentement mais elle ne l’habita jamais. Cent cinquante ans pour construire, cent cinquante ans pour détruire. Nous sommes des vestiges, la trace des événements dans vos villes, ici, une plaque cachée évoque l’ancien palais, peu de choses au regard de ce qu’il fut. Henri IV eut le premier l’idée de relier au Louvre les Tuileries - un palais déjà délaissé, inachevé - par l’addition d’une galerie – et on bâtit le pavillon de Flore à la croisée des édifices royaux. Louis XIV reprit l’ensemble pour lui donner une unité, faisant transformer les jardins à l’italienne en jardins à la française. Nous arrivions, sujets mythologiques ou portraits de reines, simples ornements – venant parfois d’ailleurs, pour donner un peu de gaieté, de légèreté aux lieux. Pourtant sous Louis XIV, nous ne pouvions rivaliser avec nos semblables des jardins de Versailles, et d’ailleurs le roi habita peu aux Tuileries, s’installant à Versailles dès que le château fut construit, emmenant la Cour avec lui - mais chez nous il faisait loger des courtisans, des artistes, des retraités, des gens de toute condition auxquels il souhaitait accorder sa faveur. (…) Près de nous, les comédiens venaient répéter leur rôle dans des pièces de Corneille, de Molière, nous écoutions, nous avions la primeur des spectacles lorsque l’opéra, après l’incendie qui le chassa du Palais-Royal, fut hébergé en ces lieux, puis la Comédie Française. Vous voyez quelle histoire prestigieuse fut la nôtre. La nôtre car nous faisons corps avec le jardin – maintenant unique vestige d’un édifice qui fut pendant trois cents ans au cœur de Paris. La première du Barbier de Séville eut lieu dans la salle de spectacles du palais et quatorze ans plus tard, le 6 octobre 1789, Louis XVI et Marie-Antoinette quittaient Versailles et revenaient à Paris, provisoirement, pensaient-ils. (…) Les jardins sont des enclaves de durée au cœur des villes, des lieux de halte, de passage mais le passage se fait aussi en vous, et lorsque vous sortez, que ce soit du côté du Louvre ou de la Concorde, vous êtes différents. Vous dites que les arbres reposent, incitent à la méditation, élèvent l’âme et le regard, vous dites que l’eau des bassins apaise, les pelouses, mais vous ne savez pas que nous aussi nous contribuons à ce changement intérieur, que sans nous regarder vous nous voyez et que nous vous incitons à une autre vision du temps. - J’ai bien fait d’entrer dans ce jardin, je ne voulais pas passer la journée enfermé dans mon atelier mais pour s’arracher à la pesanteur des lieux et des habitudes, il faut de l’énergie et presque du courage. Je suis venu à pied – Paris n’est pas si grand, il m’a fallu à peine trois quarts d’heure pour descendre du nord vers le centre, je voulais voir l’exposition de l’Orangerie mais je ne sais pas si j’irai, j’aime être là, dans la foule, au milieu des touristes de tous les pays, toutes les villes, cela me donne l’impression de voyager. Je vais rester un peu, il y a un banc vide devant ce petit jardin dans le jardin, une sorte de potager orné de sculptures aux couleurs et aux formes inhabituelles, ce grand champignon blanc qui fait penser à Alice au pays des merveilles – un côté pour grandir et l’autre pour rapetisser jusqu’à ce qu’elle atteigne la bonne taille pour prendre la clé et ouvrir la porte qui lui donnera accès au pays des merveilles – un jardin. Alice, le lapin blanc – je cherche ce qui est blanc et les allées des Tuileries sont blanches de poussière, et les bassins sont blancs, les statues, et au fond, les deux galeries, d’un côté l’Orangerie et de l’autre le Jeu de Paume. La symétrie, d’un côté le fleuve et de l’autre, la rue, on voit jusqu’à l’arc de Triomphe dans l’allée centrale et jusqu’aux tours de la Défense où la grande Arche prolonge la perspective – et dans cent ans, quelqu’un décrétera peut-être la construction d’un autre arc, dans l’axe, plus loin – construire est la seule façon de marquer le temps. C’est pourquoi je préfère les jardins aux édifices, c’est pourquoi je cherche le blanc – pour effacer le temps. Mais le temps se venge, aujourd’hui – l’ennui d’un long week-end s’étire, ces week-ends prolongés où tout est fermé, où tout le monde part. - Installée sur ce banc, je regarde le jardin, ses perspectives nettes - cela me rassure de comprendre où mènent ces lignes droites, de savoir où aller. Si la vie pouvait être ainsi, si les rencontres suivaient un tracé simple, étaient des lieux de promenade ou de repos… - Elle s’est décidée brusquement et m’a laissé un message, même pas sa voix sur le répondeur mais des caractères anonymes sur l’écran du téléphone portable – je passe le week-end à Berlin. Sans explication et sans un mot plus doux, sans signature, une simple initiale. J’aurais pu l’appeler mais je ne veux pas courir après une ombre, pourtant elle sait que je n’aime pas les dimanches, les jours de fête, et elle me laisse seul. Le week-end de Pâques est le pire, le monde retient son souffle jusqu’au mardi, les messes sont retransmises, le pape prononce sa bénédiction – et quand on aimerait croire mais qu’on ne peut pas, on se sent en dehors du monde. Je ne sais même plus si j’ai effacé son message – oui, je l’ai effacé, et il n’y en a pas d’autre. - Je profite du silence, du téléphone qui ne sonne pas, de l’écran vide - en ouvrant mon téléphone portable, j’ai moins peur d’y trouver l’enveloppe qui indique un message, et en ouvrant la boîte aux lettres, d’y trouver une lettre de lui. Il m’appelait plusieurs fois par jour au travail pour me dire que je lui manquais et quand je rentrais à la maison, mon répondeur était saturé de messages qui se terminaient par la même phrase, rappelle-moi. J’avais beau effacer, tout restait imprimé dans ma mémoire et j’avais l’esprit envahi, je perdais le sommeil - je finissais par rappeler de guerre lasse sans savoir quoi lui dire, ni que je l’aimais ni que je ne l’aimais pas, lui demandant d’attendre, de me laisser tranquille. Il comprenait et à cet instant je me sentais mieux jusqu’au moment où la poursuite reprenait. Un jour, la foule arriva, décidée à en finir avec le roi mais la famille royale parvint à se réfugier dans la salle du manège, en face du jardin. Là se trouvait l’Assemblée législative. Les gardes suisses, qui ne pouvaient s’enfuir, furent massacrés - près d’un millier. Et il fallut nous habituer à la guillotine sur la place du Carroussel, la Convention s’installait dans la galerie des machines, à l’emplacement de la salle des spectacles – mais le temps n’était plus aux spectacles. Les institutions de justice et de mort se multipliaient, les comités aux noms d’airain, salut public, sûreté générale, et la foule venait assister aux exécutions, se réjouissait ou avait peur mais venait connaître le frisson, le moment où la tête tombe, la clameur qui s’élève et juste avant, le silence qui dure à peine assez pour que nous l’entendions. Ceux que vous exécutiez avaient eu le pouvoir et ne vous avaient pas laissé d’autre choix que d’obéir et de vivre une vie d’obscurité, sans surprise et sans horizon, et tout à coup vous croyiez vaincre enfin, renverser l’ordre établi et avoir votre place dans l’ordre nouveau, mais l’ordre nouveau s’instaurait sans vous et les luttes de pouvoir étaient tout aussi cruelles et absolues qu’avant, la machine installée sur la place, devant le jardin, faisait concurrence à d’autres machines sur d’autres places. Certains s’en prenaient à nous, coupaient les têtes des saints et des rois aux portails des églises. - Avant, je peignais des corps mutilés, écartelés comme au temps des supplices mais c’était le reflet des journaux télévisés. Je faisais des séries – des membres dispersés, des corps tordus, déformés, mais jamais de visages. Les visages, je ne pouvais pas – l’expression des yeux, la souffrance. Mes corps se vendaient bien, je n’aurais jamais imaginé qu’ils pourraient plaire à ce point. Les gens achetaient-ils ces tableaux pour les accrocher dans leur salon et faire dîner leurs invités en une telle compagnie? Moi, j’avais besoin de les peindre pour exorciser ce qui me hantait, je m’en débarrassais mais eux prenaient cette douleur, l’emportaient avec eux – la faisant leur. - Je sais qu’il attend et son attente me pèse – je devrais avoir le courage de le lui dire mais son espoir éveille en moi un faible espoir, celui de pouvoir l’aimer ou plutôt, de pouvoir aimer. - À force, le corps des femmes que je caressais, la nuit, se couvraient de blessures, et je sentais mes bras se détacher, ma peau s’ouvrir… les toiles que je n’ai pas vendues, je les ai défoncées à coups de genoux puis jetées dans une benne qui stationnait sur une avenue voisine – c’est en la voyant un jour que m’est venue l’idée de jeter. Des années de travail. Vous êtes fou, m’a dit le galeriste, qu’allez-vous montrer et moi, que vais-je raconter? Vous direz que c’est un tournant. Et celle qui partageait ma vie, qui est partie brusquement ce week-end, m’a dit, tu vas enfin passer à autre chose. C’est pour elle que je l’ai fait. La première fois qu’elle a vu ma peinture, alors que tout le monde s’extasiait elle semblait horrifiée. Je ne la connaissais pas - le jour du vernissage, la moitié des gens qui viennent sont des amis d’amis, de vagues relations mais je l’avais remarquée, entre deux verres qui m’aidaient à tenir et à plaisanter, à faire comme si rien n’avait d’importance et surtout pas mes tableaux. (…) Je l’observais et elle, plongée dans mes tableaux ou peut-être dans son univers, a tressailli quand je lui ai parlé. Qu’est-ce que vous en pensez, lui ai-je demandé sans dire qui j’étais. Il faut en penser quelque chose ? a-t-elle dit et j’ai trouvé que c’était une bonne réponse. Non, il n’y a pas d’obligation. Puis elle s’est tournée vers moi comme si elle savait que j’étais le peintre et elle m’a regardée en disant, je trouve ça affreux. J’ai eu un choc car aussi bizarre que cela puisse paraître, devant cette accumulation d’horreurs, personne ne m’avait encore fait cette réflexion, tout le monde cherchait un sens au-delà du sens. Ils parlaient du chaos, de la déconstruction, de post-abstraction, de post-expressionnisme, ils élaboraient des théories auxquelles ne j’étais pas sûr d’adhérer mais je les laissais dire parce qu’ils achetaient mes toiles, le galeriste renchérissait sur leurs discours, me mettait dans une lignée, Bacon et Fautrier, cela les rassurait, cela me rassurait aussi – j’avais ma place dans ce monde et dans l’histoire de la peinture. Affreux pour le peintre de ne pouvoir faire que ça, avait-elle ajouté. Mais personnellement, je n’y connais rien, en peinture. Que faites-vous là si vous ne connaissez rien à la peinture ? C’est un ami qui m’a proposé de venir. Évidemment, comme toutes les femmes intéressantes, elle est avec quelqu’un, ai-je pensé, moi je n’ai droit qu’aux restes, aux miettes de vies organisées, c’est pour cela que je peins des corps mutilés, personne ne m’a donné la totalité de sa vie. Un ami du peintre ? ai-je demandé. Je ne sais pas, nous devions passer et aller au cinéma mais s’il s’attarde trop… Et pressée de partir, me disais-je. Vais-je m’abaisser au point de lui demander quel film ils vont voir ? Vous allez voir quel film ? Elephant. La vie des animaux? ai-je demandé pour la faire rire. Et elle a ri – j’avais un peu gagné. Pas vraiment, c’est un film sur une tuerie dans un lycée américain. D’autres corps mutilés ? C’est vrai, dit-elle, je n’y avais pas pensé. Si votre ami tarde à venir, je pourrais vous accompagner – je n’ai rien à faire de particulier, ce soir. Merci, je pense qu’il va venir. Alors un autre soir ? Pourquoi pas. Je peux vous laisser mon numéro de téléphone ou prendre le vôtre ? - En face de moi, sur un autre banc, il y a un homme seul. Les gens qui viennent s’asseoir ici sont rarement seuls, ou ce sont des personnes âgées. Lui doit avoir une quarantaine d’années, il ne manque pas de charme, ou plutôt, de présence. Il n’a pas l’air d’un touriste. Attend-il quelqu’un ? Non, il n’a pas la nervosité des gens qui attendent. Je ne devrais pas le regarder, je détourne les yeux – vers les sculptures du potager. Vous dépliez vos cartes et regardez vos plans, ou vous lisez les guides à haute voix, vous essayez de vous repérer. Que d’édifices, de monuments disparus dont il ne reste que le nom ou l’image sur un tableau. Les Tuileries – vous regardez au loin, essayant de reconstituer la silhouette, la forme, essayant d’imaginer l’ancien quartier de ruelles étroites détruit depuis longtemps et puis vous continuez de lire. Vous avez déjà beaucoup à faire en visitant ce qu’il y a sans vous préoccuper de ce qu’il n’y a pas.