Nouvelles de annie saumont La gifle du mardi Il venait toutes les semaines. Il est peut-être pas venu le premier mardi, le mardi de la rentrée. Ou s'il est venu on l'a pas remarqué. Vu que ce soir-là papa était à la sortie des classes, ayant demandé à finir sa journée une heure plus tôt que d'habitude pour aller chercher son gosse. Mais comme on (moi le gosse) était pas en larmes il (lui papa) a décidé que le lendemain on reviendrait seul à la maison. Le lendemain. Les autres jours aussi. ça voulait dire tout au long des études. Les primaires. Les secondaires. Quelque chose comme l'éternité. Et le règne du Grand a commencé. La première fois (le mardi de la semaine après la rentrée) il était là mains dans les poches, en dehors de la grille. Ceux du cours préparatoire l'avaient déjà passée, la grille. On suivait assez loin derrière parce qu'on s'était arrêté pour regarder tomber une feuille du marronnier. On avançait sans se presser, on était encore comme dans un rêve. A cause de ces feuilles qui tombent en planant si joliment. Il a dit, Toi elle me revient pas ta tête. Et v'lan. Une baffe. ça cuisait. On a rien dit. Lui c'était un grand et on était petit. Très vite on a su que le grand se pointerait chaque semaine pour aider le maître à préparer la séance de cinéma du mercredi, dans le préau. La Caisse des Ecoles louait les films. Le grand s'amenait avec les bobines sous le bras (le bras qui donnait pas la gifle). Le grand montait l'écran et installait des bancs. Les gens de la Caisse des Ecoles le payaient pour sa peine. Il avait d'autres petits métiers. Mais quoi au juste on savait pas. On lui demandait rien. C'était seulement lui qui causait. Et il était pas très causant. Ou peut-être qu'il l'aurait été si on avait eu une tête qui lui serait revenue. Mais ça doit pas être évident pour un type qui flanque une torgnole à un môme de se mettre aussitôt à lui raconter sa vie. Un môme qui regarde ses pieds. Qui renifle. Le mardi suivant, les feuilles de l'arbre auprès des cabinets étaient par terre, froissées, très sales. Les marrons avaient tous été ramassés presto par les gars du cours supérieur qui s'en étaient servis pour canarder ceux du cours moyen. On était au cours préparatoire, on s'en tirait pas trop mal avec seulement à la récré des morceaux de bogues piquantes glissés dans le cou sous la chemise. Lorsqu'on est sorti en fin d'après-midi il était là, le grand. Il a lancé, Eh bien non je m'étais pas trompé elle me revient pas ta tête. Et v'lan. La baffe. On a senti les larmes qui montaient. On a encore reniflé. ça coulait mais à l'intérieur. Valait mieux. Quand il l'avait donnée, la gifle du mardi, le grand était sympa. Il fournissait plein de renseignements sur la séance de ciné. Il disait, Demain c'est les bélugas du Saint-Laurent, des petites bêtes qui nagent, en voie d'extinction faut pas manquer ça. Très chouette. Ou bien, Demain te dérange pas c'est chiant. Il faisait son monsieur l'important il expliquait, Ben oui j'ai visionné, s'agit pas de se laisser refiler une copie esquintée. Il jouait au type chargé d'une vraie mission. Après il disait Salut ou Ciao ou Bye bye. On encaissait. On a jamais eu l'idée de rapporter au maître l'histoire de la gifle du mardi. Ni de se plaindre à papa qu'aurait pu réclamer à son chef une heure de liberté (à rattraper sur les congés payés) pour lui régler son compte au grand. On n'y tenait pas. ça aurait été comme démolir une maison où chacun a ses habitudes et la reconstruire plus confortable et s'apercevoir après que personne y est à l'aise. Une fois il a cogné un peu trop fort. Le grand. Il avait dit, Demain manque pas la séance de ciné, l'histoire d'une bande de mecs qui font des coups fumants. Un truc d'enfer. Avec une chasse à l'homme sur les toits c'est canon, et puis des flics qui se prennent une gamelle. A la fin ils vont en taule, les loubs. Ou alors la Caisse des Ecoles aurait pas signé le bon de commande. Mais ça enseigne un tas d'astuces qui peuvent servir. On écoutait bouche bée l'exposé de ce programme éducatif. Le grand s'excitait, plein d'enthousiasme. Ce serait bien pourquoi la gifle a été plus cinglante que jamais. Et pourquoi au souper maman a demandé, Qu'est-ce que t'as sur la joue. Ces marques. On a inventé qu'à la récré on avait reçu le ballon de foot, v'lan en pleine poire. Maman a pas insisté. Un mardi quand on l'a vu devant la grille il était pas tout seul. Le grand. Avec lui y avait une fille. Elle regardait l'arbre auprès des cabinets. Elle a dit, Les branches d'un arbre sont des bras suppliants lancés vers le ciel. On a eu envie de chialer. Tant d'efforts pour supporter sans broncher les emmerdes, la gifle hebdomadaire, c'était vraiment pas la peine. C'était pas la peine d'être devenu comme qui dirait insensible. Puisque maintenant on craquait à cause d'une fille qui parlait des arbres. Lançant vers le ciel des bras suppliants. Les arbres. Nus les bras. C'était l'hiver. Le grand il a fait les présentations, Dis bonjour à ma copine Ginette. Tiens voilà le gniard que je dresse. Pas de la tarte. Il a dit encore, Approche. On n'a pas bougé. Il s'est avancé. V'lan. La tarte, justement. On a gardé la tête basse. On a entendu la voix de la copine. Ginette. Une voix en sucre filé. Elle disait, Pauv' môme oh t'es vache. C'était dit très doux. ça soulageait pas mal. Si y a une chose que faut pas faire devant les grands (ou bien les vieux) c'est chialer. ça les agace. On le sait parce qu'ils se gênent pas pour le dire. Arrête de pleurnicher, tu nous agaces (papa). Et aussi, Tu vas te noyer dans tes larmes (maman). Arrête de pleurnicher merde t'es agaçant (le commis boulanger). Et aussi, Tu pourras plus m'aider à porter le pain, tu le mouilles. Le grand si on pleure il dit, T'en veux une autre ? De baffe. ça a duré toute l'année. La gifle du mardi. Toute l'année scolaire. Moins les petites vacances. Peut-être trente beignes au total. Moins le mardi où on était à la maison avec sur la poitrine un cataplasme de farine de moutarde qui cuisait encore plus que la plus cuisante des baffes. Moins le mardi quand maman est partie soigner grand-mère qui avait ses douleurs et on s'est réveillé si tard qu'on a eu peur que le maître il pique une sacrée colère alors on est resté au lit. Il donne pas de gifle, le maître. C'est défendu dans le règlement. Après, y a eu les grandes vacances. On est allé chez marraine, à la campagne. Marraine elle est jamais contente elle crie. Elle frappe pas. C'est un principe. Qu'elle dit. Là-bas on a vu beaucoup d'arbres. Qui lançaient vers le ciel leurs bras suppliants. Feuillus les bras. C'était juillet. On s'est roulé dans l'herbe. On a dévalé la pente aux bruyères. On a taillé des sifflets dans des baguettes de noisetier. Le journalier à marraine se rappelait comment s'y prendre. De quand il était petit. On s'est bourré de mûres et de prunes vertes. On a eu la colique. On est entré jusqu'aux cuisses dans le ruisseau et parfois en douce on enlevait le short et le tee-shirt et on se mouillait tout entier, grelottant de froid et de plaisir. On a enfoncé des bâtons dans les taupinières. On a touché du doigt le pis des vaches aux trayons comme des quéquettes. On a regardé s'allumer les étoiles dans un ciel de velours violet. On pensait plus au grand. Ni à ses gifles. Papa maman sont venus un dimanche. Papa a dit à marraine les nouvelles de la rue où on habite et de l'endroit où il travaille et que le petit à Marcel, Tu sais ce type qu'était dans le même atelier que moi avant les licenciements je t'en avais parlé, eh bien il a fait des conneries. Maman a corrigé, Des bêtises tu veux dire. Et encore elle a corrigé, Quand tu dis le petit c'est pas le mot à employer. Vu que ce petit-là depuis longtemps il dépasse son père d'une bonne tête. Papa a dit que maintenant il dépasse plus personne. Il est dans un lit d'hôpital. Puis maman a raconté cette chute du haut des toits, la colonne a trinqué. On aurait bien voulu savoir ce que le petit à Marcel qu'est plus grand que Marcel faisait sur les toits. Et justement marraine a dit, Qu'est-ce qu'il faisait sur les toits ? Papa a redit, Des conneries. Des bêtises. C'était maman qui rectifiait. Ou plutôt - papa a expliqué - il en avait fait. Des bêtises. De la fauche dans une bijouterie. Vol par effraction. Et il cavalait là-haut. Avec les policiers au cul. Maman l'a repris, Au derrière. Elle a dit aussi que les policiers se démenaient comme des sauvages, braillant qu’ils allaient tirer. On avait encore rien dit. Comme papa se taisait un moment on s'est risqué, Peut-être que sa tête leur revenait pas. Papa a dit, Sa tête ? Non ils lui ont pas tapé sur la tête. Maman a dit, Il a eu peur, il est tombé. Alors on a demandé, Qui c'est le petit à Marcel ? Maman a dit, Tu connais pas. Marraine elle a déclaré avec sa voix qu'est toujours comme la voix d'une personne en colère, Ceux qui s'écartent du droit chemin, quand leur arrive des malheurs faut pas accuser la police. Bizarrement elle a ajouté que Dieu châtie ceux qu'Il aime. On trouvait pas ça normal. On aurait eu plutôt tendance à croire que la tête au petit à Marcel elle lui revenait pas. A Dieu. Donc Il a décidé que son pied glisserait au bord des ardoises, que son dos se casserait en bas sur le bitume. Et c'était encore la rentrée des classes. Un vendredi. On passait au cours élémentaire. Le nouveau maître hurlait, Silence. Le maître donnait pas de claques, ça continuait à être pas permis. C'est seulement le lundi soir qu'on a pensé à la gifle du mardi. Le lendemain à la sortie de l'école on se sentait le coeur chamboulé. Mais près de la grille y avait pas de grand qui attendait. Pas de grand tout seul ou avec sa copine. Ginette. Pas de Ginette. Celle qui parlait si bien des arbres. Dressant vers le ciel leurs bras suppliants. Des bras roussis par l'automne. ça faisait comme un manque. Après, on a encore oublié. Les choses avaient changé. Plus de cinéma le mercredi. L'argent de la Caisse des Ecoles servait maintenant à payer les entrées à la piscine. Et puis un jour - on était en plein hiver, et de nouveau le marronnier tendait vers le ciel des bras nus (suppliants) - un jour qui était un mardi, on est sorti avec la classe mais à la traîne au bout du rang. On l'a reconnu. Le grand. Qu'avait plus l'air si grand. Parce qu'il était recroquevillé, engoncé dans son anorak. Assis dans un fauteuil roulant. On s'est arrêté devant lui. A bonne distance. On a rien dit. Alors il a lancé, Ben quoi, me reluque pas comme ça. T'en as jamais vu des mecs qu'ont des problèmes avec leurs guibolles ? J'suis tombé du toit. Je travaillais là-haut, j'ai perdu l'équilibre. Il a dit, C'est le destin c'est la vie. Il s'informait si ça durait encore les séances de ciné. On a dit non. Que maintenant le mercredi on apprenait à nager. Que c'était pas marrant. Il a dit, Ah. Tant pis pour toi. Il a dit que les bélugas putain avaient pas besoin d'apprendre. Eux. Les bélugas du Saint-Laurent fallait pas manquer ça j't'avais pourtant prévenu. Et sans qu'on ait eu le temps de répondre il a crié, T'écoutes jamais, tête à claques. On a demandé, Et ta copine ? Ginette. Il a dit, Ginette, les mecs comme moi elle en a rien à foutre. Il a dit qu'il veut plus la revoir. Ni lui parler. Et non plus qu'on lui en parle. Il a dit, Toi comme les autres. Surtout toi. Avec ta sale tête. Il a dit encore, Avec ta sale tête de gniard qu'a des pattes pour se barrer. Cette voix qu'il avait, suffisait de l'entendre et ça vous les coupait, les pattes, et quand même on a fait ce qu'on a pu, on leur a commandé de se remuer un peu. On a avancé d'un pas. Puis d'un autre. Marraine un dimanche en été elle avait dit, Dieu châtie ceux qu'Il aime. On s'est planté devant le grand dans son fauteuil aux roues chromées. Le grand il était pas paralysé des bras. On se tenait vraiment tout près. Il avait plus qu'à lever la main. annie saumont Moi les enfants j’aime pas tellement CHEROKEE BLUES Juste après le carrefour il a dit, Elle marche trop bien ma tire aujourd'hui. C'est pas normal. Va nous arriver quelque chose. Tiens, j'ai lu un truc de ce genre. C'était dans le bouquin d'un mec qui en a écrit des tas, des best-sellers, Cauvin (Patrick) tu connais ? Un beau matin (de juillet ?) il est dans une vieille 3 CV et elle carbure trop bien il trouve ça pas normal. Alors il s'inquiète, c'est comme dans les westerns, calme parfait le soleil brille les types jouent de l'harmonica, et tout d'un coup, patatras, les Sioux. Il a dit (lui, pas Cauvin, qu'est-ce que viendrait fiche ici Cauvin autrement qu'en citation ?) lui il a dit, Pour nous c'est pareil. On devrait se préparer. Elle a demandé, A quoi ? A se payer un platane ? T'as qu'à faire gaffe. A des ennuis pour ton divorce ? Tu changeras d'avocat. A ce que penseront mes parents ? Je suis majeure, et puis je leur bricolerai un petit chantage à la déprime. Comme ils passaient l'autre carrefour (le croisement de la nationale avec la départementale) elle a dit, On est presque à Melun. Elle a ajouté, Tu veux qu'on s'arrête ? Il dit, Oui on s'arrête on prend une chambre on se repose. Il dit encore, Bon, nous deux voilà déjà longtemps que ça dure et je n'en ai pas assez. Elle dit, Moi non plus mais moi je suis plutôt du côté des fidèles, la fille collante. Un silence. Il dit, Tu l'entends cette putain de caisse, c'était trop beau t'as pas remarqué le petit bruit ? Non elle n'a rien remarqué il se fait des idées. A Melun il gare la voiture devant l'Hôtel des Voyageurs. Il a sorti du coffre les valises légères. Le garçon consulte son registre. La 7. Avec bains. Calme absolu, fenêtre sur la cour. Il dit, Va pour la 7, c'est un chiffre qui porte bonheur en principe. Tout de suite il a dit que cette turne au papier à guirlandes ça lui plaisait. Et puis, Regarde, la baignoire est énorme. Il a dit, Enlève tes fringues. Viens. Ils ont pris un bain mêlant les rires et les caresses. Elle lui a lavé la tête, le shampooing neigeait entre ses doigts, elle disait, Voyons l'allure que tu auras quand tu seras un petit vieux aux cheveux blancs et rares aplatis sur le crâne. Elle a ri, Je t'aime mieux avec tes boucles brunes mais si on doit vieillir ensemble —— La vitre dépolie au ras du plafond était bleue de soleil. Des gouttes d'eau tombaient en un léger clapotis dans la cuvette des w.c. Les draps étaient lisses, impeccables. Elle a dit, Laisse-moi le temps de tirer les volets. Plus tard ils sont descendus pour le dîner. Elle lui a passé la carte, Toi, choisis. Il a longuement réfléchi et quand il s'est décidé elle a dit, Pour moi ce sera la même chose. Il a commandé une bouteille du meilleur vin rosé. Au dessert elle a dit, On est bien. Il a voulu sortir à la fraîche. Elle a dit, Je monte chercher un pull. Elle repoussait sa chaise il l'a arrêtée, J'y vais. Elle a dit, Non, j'en profiterai pour mettre mes baskets. Il s'est assis à l'attendre dans la salle de télévision. Sur un morceau de papier d'emballage fixé contre l'écran par deux bandes de scotch entrecroisées était inscrit Ne fonctionne plus. En entrant dans la chambre elle a vu le portefeuille sur la table. Elle l'a ouvert. Dedans il y avait la photo d'un petit garçon déguisé en Indien. Une masse de cheveux bruns bouclés s'échappait du bandeau de la coiffure à plumes. Elle a replié le portefeuille, l'a remis juste à la même place. Ils ont marché vers le jardin public. Le jardin était fermé. Ils sont restés un moment derrière les barreaux regardant s'assombrir les parterres. Un gardien terminait sa ronde, a ramassé le ballon oublié. On voyait parmi les seringas un bac à sable, un toboggan, des balançoires. Ils sont revenus à l'hôtel sans beaucoup se parler. Elle a dit que la soirée était douce. Il a dit oui. En haut des marches elle s'est blottie un instant contre lui. Aussitôt rentré dans la chambre il est allé jusqu'à la table, a saisi le portefeuille, l'a enfoncé dans sa poche. Ils se sont déshabillés sans hâte disposant soigneusement leurs vêtements sur une chaise. Elle a dit, C'est merveilleux de ne pas compter les heures, d'avoir toute la nuit devant soi. Et puis demain toute la journée et puis. Il a dit oui encore une fois. Ils ont fait l'amour. Il a dit, Cet après-midi j'étais plus performant. Elle a souri, Rien d'étonnant, tu es fatigué ce soir, dors bien, on a toute la vie. Tard dans la nuit elle a tendu la main et sa main n'a touché que le drap froissé. Elle a allumé la veilleuse. Il avait laissé de l'argent sur la commode. Assez pour payer le dîner et la chambre, assez et même un peu plus. Elle est demeurée immobile couchée sur le dos, les yeux grand ouverts. Et enfin c'était le jour, un rai de soleil a fendu les rideaux. On a frappé à la porte. Le serveur est entré annonçant : Deux complets ; il a posé le plateau sur la table. Elle a bu tout le café, a mangé les quatre croissants, a vidé l'une après l'autre les coupelles de confiture. Elle a eu envie de vomir. Elle a pris un cachet, deux gélules. Lorsqu'elle est descendue portant sa petite valise l'employé à la réception s'est étonné, Vous nous quittez déjà ? Il a dit aussi, Vous êtes seule ? Elle a expliqué, Mon mari a dû partir en pleine nuit, je pensais que vous saviez, que vous l'aviez vu passer. L'homme a secoué la tête, il n'était pas de service. Elle a dit, Eh bien voilà, on est heureux on va profiter des vacances et soudain quelque chose arrive. C'est comme dans les westerns, les Sioux sont au campement ils fument le calumet, tranquilles devant leurs tentes. Et tout d'un coup, patatras, les Blancs. L'homme derrière son comptoir un instant a semblé perplexe, un instant est resté silencieux. Puis il a dit, Ah ; puis, Tiens, et puis, Vraiment ? Elle demande, Cauvin Patrick vous connaissez ? Il a dit non, C'est un chanteur ? C'est un joueur de rugby ? Il a dit oui qu'elle aurait l'autocar à neuf heures quarante-cinq. Qu'elle pouvait attendre dans le bar ou le salon de la télé, ou bien laisser sa valise et s'offrir un petit tour en ville. Jusqu'au jardin public. Elle est allée s'asseoir devant l'écriteau Ne fonctionne plus. Elle a fredonné un air. Once upon a time in the West. Ou peut-être, Lonesome hearted blues. Elle a regardé ses mains qui tremblaient, les gélules anti-déprime commençaient à faire leur effet. annie saumont Je suis pas un camion UN SOIR, A LA MAISON Je suce ma pointe bic, pas la pointe, le gros bout. J'ai encore attendu la dernière minute pour ouvrir mon cahier. Expression écrite, ça s'appelle. Ma mère claironne, Au lit les enfants. J'ai même pas commencé. Le sujet c'est Un soir, à la maison. Pas tellement difficile, suffit qu'on raconte. Regardez autour de vous, le maître a dit, et que ce soit vivant, j'ai regardé. Pierrot mon frère de dix-sept ans qu'a pas mal fumé se cramponne à la table, il fait des chansons il essaie J'écris du rap quand ça dérape. Lui il s'en sort guère mieux que moi, il en est encore à la première ligne. Ma sœur Carole se peint les ongles en vert c’est tendance, maman va râler si ça barbouille les draps. Gilles et Claude – les petits – s’énervent et braillent, lançant entre les pieds des chaises leurs camions de pompiers qui se heurtent et prennent feu (ils disent). Gillou a le doigt dans son nez comme d'habitude, très mauvaise position pour garantir de l’autre main la trajectoire du véhicule. Moi je suce mon bic. Faut que je m'accroche. Un soir à la maison Nous venons de dîner. Maman demande qu'on débarrasse. Elle dit, Ne vous disputez pas, votre père est fatigué. Papa lit Le Parisien. Il dit, Merde, y en a que pour le foot. Je pourrais lui faire commenter le match des Lions contre les Bleus je recopierais l'article. Sans doute on devinerait tout de suite que ce sont pas mes mots à moi. Pourtant je me verrais bien dans les tribunes expliquant à mon voisin paumé que s'agit en premier d'avoir l'esprit d'équipe. Non, ça coince. C'est Un soir à la maison et pas Au stade dans la journée. Papa tourne la page, il dit, L'employé modèle se servait dans la caisse, la voiture folle renverse trois piétons, il tourne encore il dit, Putain, toujours les mêmes discours sur les logements sociaux à réhabiliter et on nous laisse pourrir dans du pourri. Mon grand frère Pierrot, l'air encore défoncé, émerge de son trip. Je peux pas mettre ça dans un devoir de français. Un soir, à la maison Nous venons de dîner. Qu'est-ce qu'on a mangé ? Une pizza. Maman les achète prêtes à réchauffer. Avant, quand papa avait pas été mis au rancart – comme il dit – mais allait tous les jours à l'usine, quand on payait réglo la facture Cegetel, elle commandait la bouffe au téléphone. Allô Star Pizza, Service des livraisons c'était pratique. Ma sœur Carole s'arrangeait pour recevoir le livreur. Tantôt le brun tantôt le blond ou celui qu'a des yeux bleus Carole s'en fiche, elle les trouve tous beaux gosses. Qu'elle dit. Ma mère le dit aussi. Carole ça l'agace que maman soit trop aimable avec les motards de Star Piz. Elle lui lance, Toi t'es vieille, pourquoi tu leur souris ? Maman dit que le sourire efface les rides. Maman et Carole se cherchent sans arrêt. Carole va plus en classe, elle travaille chez Leroy-Merlin, vendeuse au rayon sanitaire. Elle dit que la robinetterie elle y connaît que dalle, chez nous c'est du vieux matos y a tout le temps des fuites. Pour plus tard Carole a choisi de faire actrice de cinéma. Pierrot se marre, lorsqu'il est dans un état normal il l'encourage à courir les castings. Claude et Gilles qui ne manquent jamais un polar à la télé hallucinent, Ouais ce serait top, tu nous donnerais des billets pour le ciné. Lorsqu’elle répond, Délirez pas j’ai déjà des commandes, je les refilerai à mes copains, Gillou pleurniche. Puis il s’arrête et papa dit, Bon, t’as fini de chialer ? Gilles le doigt dans la narine et la voix encore mouillée déclare, Non j'ai pas fini, je me repose un peu. Maman dit, Tu te crois malin ? Pierrot tapote sur la table J'écris du rap quand ça dérape. C'est pas des choses à raconter, tout ça. Un soir, à la maison Maman a redit, Au lit les gamins,. J'ai protesté que j'avais pas terminé. Elle s’est approchée pour vérifier par-dessus mon épaule le titre de l'exercice. Elle a dit, T’as assez mordillé, tu t’abîmes la mâchoire, elle a essayé de me confisquer mon bic. Elle a dit, Ton maître qu’est-ce qu’il se figure, il veut savoir comment on vit, comment on passe nos soirées. Un type qui manque pas d'aplomb. Se croit tout permis parce qu'il est fonctionnaire. Elle a dit encore, Il va m’entendre, je le convoque demain pour une inspection. J'ai eu les boules, j'ai écrit : Un soir, à la maison C'est un soir très doux. Nous venons de dîner. On avait invité des amis. On a bu du champagne pour fêter la promotion de papa qui a été nommé (deux m) ingénieur dans sa boîte. Maman avait une jolie robe, Carole aussi. Les petits ouvraient des yeux émerveillés en recevant de nos chers convives des places de cinéma, rien d'étonnant (deux n) ils viennent d'acheter l'UGC du Forum. Les petits ont dit oh merci. Ce fut une soirée super. Sauf que la robe de Carole craque aux coutures. Pour une fois Carole m'a fait des confidences. Avant c'était à Pierrot qu'elle demandait conseil, maintenant il est naze. Elle m'a glissé d'une drôle de voix qu'à mon âge je devrais comprendre. Qu'elle a grossi de cinq kilos. Qu'un mec l'a mise dans cet état, elle a dit. Un des livreurs de pizza peut-être, ça elle a pas dit mais seulement, Et où on le foutra ce môme dans cet appart’ totalement crade? Qu'il faudrait bien qu'elle se décide à annoncer la bonne nouvelle aux parents. Un de ces soirs, à la maison. annie saumont Un soir, à la maison LA BACHE C'est précieux une bâche. ça fait un toit contre la pluie. ça fait un mur de maison. Au travers s'en vont les cris les disputes. Restent les regards les sourires. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores, Miguel, Paula, Rafael Qui vivent entre et sous des bâches. C'est extra pour abriter, cacher ce qui a été piqué. Ce qui a été trouvé, que d'autres pourraient faucher. ça fait un tapis. Isolant de l'eau, de la boue. ça fait un terrain d'aventures pour los ninos pequenos. Ne risquent plus de se couper avec un tesson de bouteille ou un bout de fer rouillé. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores, Miguel, Paula Une bâche au milieu de la décharge. Soulever la bâche. Demande réflexion. Quand personne ne sait ce qui va apparaître. L'ignorance n'est pas mère de tous les désespoirs. Qui ne sait rien peut croire qu'il n'y a rien. Sous la bâche. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores, Miguel Aucun n'a vraiment envie de savoir. Plier la bâche ? Attention. En deux en quatre, en combien ? Ce n'est pas dit. Personne ne dit. Quelqu'un a juste dit de s'y prendre avec soin. Tissu renforcé, mais qui aura encore de nombreux usages. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores C'est raide et parfois ça casse. L'enduit se fendille, s'effrite entre les doigts, laisse des traces. La bâche est à la frontière des territoires de ceux d'en haut et ceux d'en bas. La décharge est comme une colline. Avec un haut et un bas. Lentement s'approcher de la bâche. A pas retenus. ça dure. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro C'est un peu de temps gagné sur la bâche. Sur ce que révélera la bâche. Longuement regarder. La bâche. Et redire que oui c'est précieux, une bâche. Qu'il y a sûrement toute une série de jeux de bâche à inventer. Enrique, Manuela, Diego, Carlos Aucun n'a envie d'essayer. Avant, les enfants d'en haut jouaient avec les enfants d'en bas. Jusqu'au jour où les grands d'en haut se sont battus contre les grands d'en bas. Les grands ont dit aux enfants qu'il y avait deux pays, celui d'en haut celui d'en bas. Enrique, Manuela, Diego Enrique, Manuela Enrique Seul debout près de la bâche. Les autres l'ont lâché, sont des lâches. Enrique est le plus petit. Il n'y a pas si longtemps Enrique en était encore à ramper sur la bâche. A baver à pisser sur la bâche. Enrique au bord de la bâche. Enrique le plus petit trop petit pour avoir vraiment peur. Trop petit aussi pour soulever la bâche. On l'a pris par la main on l'a conduit chez las Hermanas de la Compasion. Dans la maison aux murs en vrai. Les Sœurs avaient mis la table, il a bu un bol de lait, il a mangé une galette de maïs. Ce qui était sous la bâche on l'a placé sur la bâche. On a déployé dessus une autre bâche. Encore dessus on a posé un bouquet un peu fané. Et on est allé prévenir la famille. annie saumont Après