Extraits de « Attention éclaircie », roman, publié aux Editions de la Table Ronde, 2007 Premier extrait : Rien ne serait arrivé si, en ce matin de réveillon, les langoustines avaient toutes été de la même grosseur. Si, anonymes et frétillantes, elles avaient attendu, entassées dans un seul cageot. J’aurais poursuivi tranquillement ma vie aux côtés de Dominique et des deux veuves de la gymnastique dans ce brouillard épais qui atténue les bruits, les lumières et les souffrances. Un brouillard iodé : on y entend les vagues, le vent et les marées, on peut se saisir du sable et des goémons mais surtout on oublie que, là-bas, à l’horizon, il existe une île. Rien ne serait arrivé. Longeant le chemin obscur, je serais allée, comme tous les matins, rendre visite à Eléonore, mon amie des marais, et, par elle, prévenue du danger – non, pas du danger, de l’évènement -, j’aurais été plus calme devant mes invitées. Déjà, je n’aurais pas oublié la mayonnaise. Mais, depuis bien des années, la vie et la mort des langoustines, leur destin sur nos tables, ont terriblement changé : autrefois, on les servait seulement pour les mariages et les communions, les baptêmes et les repas de galas, évidemment, pour les réveillons de Noël, après les huîtres, avant la lotte et le cabillaud. Il existait une cérémonie de la langoustine. On avait du respect pour elle. Pour ceux qui la pêchaient, la vendaient et ceux qui l’achetaient. « Tu lui as pris des langoustines ? » On vous aimait si, dans votre assiette d’invité, en dehors des fêtes habituelles, on vous servait des langoustines. Vous deveniez une grande occasion. Vous-même. Mais tout a changé. Les gens venus de l’intérieur ont multiplié les occasions. On a banalisé la langoustine. Même en semaine. N’hésitant pas à en vendre de petites, toutes petites. Des classes entières de petites et de moyennes langoustines sont arrivées sur le marché. Ces gens, venus de l’intérieur vers nos côtes, déjà ravis de déguster des huîtres laiteuses en plein mois d’août, ont filé, tête baissée, vers les langoustines. « Est-ce que vous avez des langoustines ? Ma femme et moi, nous adorons… » Les gens venus de l’intérieur n’aiment pas, ils adorent. Il fallait bien les satisfaire, ces affamés. « Oui, nous en avons, mais elles sont petites… Cela ne fait rien. » Et ils sortaient leur porte-monnaie. C’est là que l’on a commencé à trier. Ce tri sans lequel rien ne serait arrivé. On a séparé les enfants de leurs mères, les petites des moyennes et les moyennes des grosses. On s’est vite habitué aux trois cageots. Frétillantes, attendant les galas, les mariages, ignorant toujours qu’elles doivent crier pour en finir avec la vie, les langoustines ont, depuis cette affaire de tri, tout simplement perdu leur dignité. Il fait froid en ce samedi d’hiver, jour de réveillon, veille de Noël, alors que j’hésite devant les trois cageots. Je lorgne les grosses et le prix des grosses. Je recule pour mieux les voir. Je reviens vers les moyennes. Mais que vont dire mes invitées ? « Il n’y avait pas de grosses ? Un soir de Noël ? Tu rigoles ? » On s’impatiente derrière moi. Je prends mon temps. Mes invitées auront déjà bu du champagne, mangé les petits fours, les huîtres… J’économise en rêve, inutile de calculer, je n’ai pas le choix. Ma mère me l’a appris – sur la côte, toutes les mères l’apprennent à leurs filles : « On ne lésine pas avec la langoustine, si tu n’as pas assez pour les grosses, tu prends autre chose. Et si tu n’as pas suffisamment, c’est bien de ta faute, je t’ai vue choisir ta robe en Basse-Ville la semaine dernière. Je ne suis pas idiote, t’as cru qu’en cachant l’étiquette je n’apprendrais pas le prix ! Mais, ma pauvre fille, les mères ont des yeux partout ! Un réveillon, ça se prépare. Pas les deux pieds dans le même sabot. On met de côté. On fait des enveloppes. On fouille dans les armoires. Ta robe d’avant, elle était très bien. Toutes ces paillettes sur la nouvelle ! T’as l’air d’une guirlande ! » Sur la côte, les mères ne meurent pas. Elles s’absentent. Le temps des funérailles et des condoléances. Le temps des couronnes de fleurs, des faire-part de décès, des services religieux. Ceux de la première semaine et des semaines à suivre. Elles piétinent et chuchotent dans le sombre couloir du retour. Il leur arrive de perdre patience, de s’énerver. Cette année de deuil qui n’en finit pas. Enfin, les voilà ! Elles reviennent. Triomphantes. Ah ! Tu croyais être débarrassée. Elles demeurent alors dans l’ombre, tellement vivaces. Il n’est même plus nécessaire d’aller au cimetière. Elles lessivent leur tombe elles-mêmes parce que ma fille s’il fallait compter sur toi ! Quand on voit le désordre de ta cuisine ! En marge dans leur linceul mais toujours présentes, les mères sur nos côtes se mêlent de tout et donnent des conseils. Non, des ordres. Elles observent, critiquent, parfois jubilent. Souvent jubilent. Toujours jubilent. Et ce matin, ma mère se frotte les mains de mon hésitation. « Fallait y penser avant ! Les langoustines sont hors de prix à Noël, ma pauvre fille, et même si tu les mélanges avec des moyennes… T’aurais mieux fait d’économiser sur ta robe ! Elle coûtait combien ta robe ? Et pour briller devant qui ? Je me demande ! Il n’y a même pas de bonshommes à votre réveillon ! » Justement ! Nous serons entre femmes ce soir : Dominique, du bureau de poste, Odile et Solange, les deux veuves de la gymnastique, et moi, Ellen Pogam. Et même en l’absence d’hommes, ou surtout en leur absence, il est hors de question pour chacune d’entre nous de porter une robe déjà vue. Alors, cent cinquante euros la robe ? Tant pis, ou tant mieux ! J’aurais de toute façon hésité devant les langoustines. C’est mon tour à présent. Depuis un bon moment c’est mon tour. J’écoutais ma mère. Non. Elle m’agaçait, me pétrifiait. Elle m’encombrait et la poissonnière s’impatiente. « Alors, Ellen, tu rêves ou quoi ? » On attend derrière moi. Réfléchir à mon argent un soir de réveillon, je croyais que ce temps-là ne reviendrait jamais. J’aurais dû fouiller dans mes cartons. Il devait bien y avoir une robe jamais vue ici, certainement démodée, qu’importe après tout. Mais non, je m’égare. Si dans ce domaine je peux compter sur le silence de Dominique, rien n’échappe aux deux veuves de la gymnastique. « Ah, bon ! C’est de nouveau à la mode ? » Un « de nouveau » qui aurait gâché ma soirée. Alors, tant pis pour les cent cinquante euros. On s’impatiente. Une voix masculine. « C’est Noël. On ne compte pas, ma petite dame…La vie ne repasse pas les plats…la vie ne repasse pas les plats….la vie ne… » Une voix masculine et satisfaite. Un instant d’hésitation, un instant seulement et je le reconnais. Lui aussi m’a vue…sinon ? Même ! Il serait bien capable d’apostropher une inconnue pour qu’elle se décide enfin et que ce soit son tour. A lui. Cet homme, juste derrière moi. Il est certain qu’aux temps de la grande prospérité des langoustines, des grosses langoustines, je ne l’aurais pas vu. Ni même entendu. J’aurais commandé rapidement dans le silence maternel et je serais déjà à la pâtisserie ou même en train de ranger mes courses dans la voiture. Mais j’ai tant hésité devant ces trois cageots. Perdu tant de minutes ! « La vie ne repasse pas les plats ! » Il n’y a que lui pour dire cela. Sûr qu’il m’a reconnue – le brouillard se fait moins épais sur la place du marché -, il m’a reconnue et se réjouit sans doute de me voir hésiter, lorgner les prix, reculer, compter mon argent. Je le laisse passer. Les petits budgets doivent s’effacer devant l’abondance des étalages. « Tiens, prends mon tour… Je n’arrive pas à me décider… - Tu es trop bonne ! » Avant même de me demander pourquoi je suis là, sur cette place de marché, dans ce bourg au brouillard épais, il commande, très à l’aise et devant moi – budget confortable – trois kilos de grosses langoustines. « De grosses, celles-là ? - Evidemment, celles-là…et peut-être une livre de petites pour décorer la terrine… » Ils auront donc terrine à leur réveillon ! Les crevettes surgelées sont nettement moins chères, c’est ce que moi, Ellen Pogam, j’achète pour mes décorations, mais avec son argent qu’il étale devant tous, pourquoi s’arrêter ? Terrine de saumon. Le traiteur, évidemment. Il n’a pas de temps à perdre. Lui. Le premier mari de Claire. Je ne crois pas au hasard : si je rencontre Jean, le premier mari de Claire, en ce jour de réveillon, sur le marché d’une petite ville de Cornouaille, c’est qu’une histoire tente de s’approcher. Après vingt années de silence, on ne se retrouve pas ainsi, à la veille de Noël, devant des cageots de langoustines. Dans la capitale peut-être, ou dans les grandes villes de l’intérieur, au cours d’une manifestation ou dans les musées, les bars, les librairies. « Ah ! J’étais certaine de rencontrer quelqu’un, eh bien voilà, c’est toi ! Qu’est-ce que tu deviens ? On va prendre un verre ? » Mais là ? Dans ce brouillard épais ? A cette heure ? Devant des langoustines ? Je m’étonne mais lui semble très à l’aise. Nous continuons notre parcours de marché puisqu’il semble être le même en ce froid matin de réveillon. Sauf que Jean sort les billets sans un regard. Il ne compte pas. Il achète. Ma mère est là, dans l’ombre, qui hausse les épaules. « C’est un couple à deux paies ! » Elle en rêvait ma mère. Enfin non. Elle se sentait trop rapidement concernée par la deuxième paie. Alors, elle transformait. Ah, si ton père gagnait assez. Non. Plus. Enfin, suffisamment. Et rejoignait son rêve. Le ravalement de la maison, une véranda ! Surtout une véranda ! Ou tout simplement un tailleur. Chic. Pas élimé. « Tu comprends, ma fille, pas élimé aux poignets. Pas râpé sur les coutures. T’as vu devant les vitrines, celles-là qui regardent, le porte-monnaie plein ? D’ailleurs, elles ne regardent pas. Elles entrent. » Puis elle soupirait de son tailleur usé, résignée. « De toute façon, on finit toujours dans le même cimetière. » Sans doute le pensait-elle à l’époque. Elle n’avait pas encore choisi son terrible isolement dans la mort. Deuxième extrait C’est sur son lit de départ vers l’au-delà, son lit de mort, que ma mère m’a demandé de promettre. Pour cette année et les autres à venir. Toutes les autres à suivre. Elle avait été hospitalisée d’urgence et la direction de l’hôpital m’avait prévenue. Je vivais dans une autre ville avec mes enfants. Déjà séparée de Bernard, mais bien avant cette histoire de Claire. Bien avant nos vacances dans le Sud. Bien avant cette affaire d’oubli. Après la mort de son mari, autrement dit de mon père, ma mère avait déménagé, vendu la maison, et acheté un appartement totalement anonyme dans une ville qu’elle ne connaissait pas. Je me demande même si elle en avait vu des photographies. Si elle en avait regardé la situation sur une carte ? Son éloignement de la mer ? Comment avait-elle choisi cette ville et cet appartement ? Je ne l’ai jamais su. Je n’ai connu que cet hôpital où l’on m’avait fait venir. (…) Cette ville où personne ne la connaissait. Où personne ne pouvait dire en la voyant marcher dans la rue : voilà la veuve Pogam. (…) Ma mère ne voulait pas des ragots mais je crois surtout qu’elle ne voulait pas mourir devant tout le monde. Je veux dire, devant les voisines, les relations, bref, devant son entourage. Elle ne voulait pas que cela se sache. Ni qu’on la voie passer de vie à trépas. Elle voulait que tout un chacun, ou surtout chacune, garde en mémoire le souvenir d’une Mme Pogam, veuve après tout, si l’on ne pouvait s’empêcher de le dire, mais d’une Mme Pogam vivante. Elle ne craignait pas de mourir. Elle n’avait pas peur de l’autre côté et s’en fichait totalement de ce qu’elle allait y découvrir. Elle était vexée. Tout simplement vexée de devoir prendre ce train de la mort en laissant du monde sur le quai. Prévenue, j’arrivai le plus vite possible. Après tout, elle demeurait ma mère, malgré toutes ces Ellen foutues à la poubelle. Je crois qu’elle était royalement agacée. En colère même. « Si tu crois que ça m’arrange de mourir ! » Je me renseignai : « Peut-être avait-elle un ouvrage en cours ? Etait-elle chagrinée de partir avant de l’avoir terminé ? Avait-elle laissé du déballage dans sa cuisine ou dans sa chambre ? Elle avait été hospitalisée d’urgence et, dans ces cas-là, on voit ce qu’il y a à faire mais on ne peut agir ? Si elle était chagrinée de tout cela, qu’elle me le dise : je pouvais y aller tout de suite et prendre des photos d’un ordre nouveau afin qu’elle le voie cet ordre nouveau. Il était en effet difficile de me croire lorsque je disais en partant : je vais ranger. Une souillon pareille ! » « Mais non, assura-t-elle. Je ne suis pas comme toi. Tout est propre. J’ai eu le temps de mettre de l’ordre. Je m’y attendais. » Vexée de mourir. Vexée de partir avant moi. Enfin vexée de partir devant moi. Il n’y aurait pas eu cette histoire de promesse qu’elle ne m’aurait pas prévenue de son hospitalisation. « Ellen… » Elle avait tant besoin de moi qu’elle parla doucement à ce prénom donné par Claire et qui d’habitude rejoignait la poubelle et plus vite que ça. Elle était mourante. Avait reçu les derniers sacrements. Le prêtre avait apporté de l’huile bénie à l’évêché. « Une huile sacrée, madame Pogam. » Ma mère s’en foutait complètement du caractère sacré de cette huile venue de l’évêché. Cette bénédiction lui faisait perdre son temps. En partant, le prêtre avait conseillé des prières, des dizaines de chapelets. « Non, mais pour qui il se croit, lui ? Comme si j’étais venue à l’hôpital avec un chapelet ! Cela fait longtemps que ce n’est plus à la mode d’égrener des chapelets ! » Le prêtre avait à peine fermé la porte qu’elle me parla de son agenda. « Apporte-le ». Je le connaissais bien. Bleu à tranche dorée, pas très ordonné, enfin moins ordonné qu’aujourd’hui sur ma table. De nombreuses adresses figuraient sur de petites feuilles volantes. « Oui, celles-là, je ne savais si j’allais les garder mais si finalement… » Je dus les recopier devant elle. « Tu t’arrêteras lorsqu’elles viendront apporter le repas ou faire les soins. Je suis censée préparer ma mort et prier. Tu comprends que j’aie bien autre chose à faire ! » Elle s’arrêta un moment. « Ellen, tu vas me promettre… » Je crus qu’il s’agissait de prévenir, au cas où… C’est très poliment, avec beaucoup de précautions que je murmurai « au cas où » puisqu’il était évident pour l’équipe médicale qu’elle allait partir. Toutes ces personnes en blouse blanche ne disaient pas « mourir ». Elles disaient « partir ». Elles disaient : « nous quitter ». Madame Pogam va « nous quitter ». « Prévenir au cas où ? - Non, surtout, tu ne préviens personne de mon départ, mais tu vois : tous ces gens, toutes ces femmes…au 1^er Janvier… Enfin, à l’époque des vœux…tu leur envoies une carte, une très belle carte de ma part. Une carte de bonne année, de meilleurs vœux. » Elle parlait sans difficultés. « Tu n’auras aucun mal à imiter mon écriture, ni ma signature… si tu n’y arrives pas, tu glisses une feuille tapée à la machine. Tu comprends, Ellen, ma douce Ellen, je veux vivre encore ou du moins que toutes ces bonnes femmes le croient. Tu n’oublies personne…. » (…) Je mis un moment à comprendre la folie de sa promesse. Mais elle avait malheureusement toute sa tête et me demanda de feuilleter son agenda, lettre après lettre, de A à Z. Je devais écrire un G. Un G devant les garces. Celles dont les adresses seraient concernées par ses vœux. Ses vœux de l’au-delà. Ses vœux formulés par moi. Les garces ? Toutes ces femmes, qui, un jour ou l’autre, l’avaient humiliée devant tout le monde ou même humiliée en solitaire. A croire qu’elle ne pouvait rencontrer une femme sans être immédiatement humiliée. Il n’y avait pas d’homme dans cet agenda bleu à tranche dorée. « Tu es prête ? Allons-y… Tu me dis les noms et je précise… G…ou pas…. » (…) A chaque fois qu’une infirmière, une aide soignante entrait dans la chambre, je cachais l’agenda. « Comment allons-nous, madame Pogam ? » Ma mère s’impatientait : « Nous allons bien…Nous récitons des actes de contrition. Nous avons bien compris que nous n’en avions plus pour longtemps avec cette huile de l’évêché. Nous avons besoin de silence, merci de ne plus nous déranger. Nous avons besoin d’être seule pour partir… » « Votre maman est très courageuse », disait la blouse blanche en fermant la porte. « Ce qu’elles peuvent être agaçantes ! Tu es prête ? On continue… - Germaine Bordar ? - Celle-là…pfft. On n’a jamais eu un repas de bon avec elle ! - Un repas de bon ? - Une voisine qui s’ennuyait chez elle : elle mangeait plus vite que nous et dès qu’elle avait fini, elle arrivait pour le café. C’était de famille, sa mère était pareille, il parait que sa fille aussi. Peuvent pas rester chez elles, ces femmes… elle n’est pas vraiment garce, Germaine, mais elle mérite bien d’être jalouse de ma vigueur…pour celle-là comme pour les autres, tu écris bien : « Bonne année à vous, je vous espère en bonne santé. Pour ma part, je suis en pleine forme. Heureuse. Ma fille est adorable avec moi. Nous allons en cure tous les ans au mois de septembre. Je peux manger ce que je veux. J’ignore tout des dentiers, et sur ma peau, des fleurs de cimetières. Mon médecin dit que je n’ai pas la peau de mon âge, ce qui est vrai, je suis tout à fait d’accord avec lui ; et vous, connaissez-vous les fleurs de cimetière ? En avez-vous par exemple sur les mains ? Je me promène beaucoup et n’ai rien de cassé. Pas d’ostéoporose, pas de couches, ni de toutes ces choses que l’on met aux vieux. Je ne sais absolument pas à quoi ressemble un déambulateur, on m’a dit que parfois les personnes de mon âge en avaient besoin. Aussi qu’elles devenaient sourdes et portaient un appareil pour comprendre les ordres donnés par les infirmières. Loin de moi l’idée de recevoir des ordres. D’ailleurs je pense rester à la maison jusqu’à la fin, qui viendra le plus tard possible. A la maison et sans alarme autour du cou, j’ai bien plus élégant, plus chic et plus cher pour enjoliver mon visage. Je veux vivre centenaire et passer à la télévision. » Tu as bien tout noté ? On relit ? Evidemment, tu arrangeras, c’est l’esprit des cartes de vœux, ne mets pas toujours la même chose sinon elles diront que je radote ! Bon on continue.. - Philomène Bouris ? - Oui, un G, elle est venue à l’enterrement de ton père… - Bien, c’est plutôt gentil ! - Non, elle n’aurait pas dû y être…un G. - Noémie Cadoc ? - Elle n’est pas venue à l’enterrement… - Mais tout à l’heure tu disais ? - Oui, mais tout à l’heure, c’était tout à l’heure…Noémie aurait dû y être, au premier rang, dans le deuil, on l’a même attendue pour le cortège…oh, et puis tu m’ennuies avec toutes tes questions….tu me dis le nom et moi le G…ça suffira bien.. (…) Et je feuilletais l’agenda devant elle, inscrivant le G de garce devant la plupart des adresses. Sauf une. « Ah, non, celle-là est gentille, tu peux écrire : « Que vos désirs soient réalisés, amour, passion, santé, chance… » tout cela, mais je crois qu’elle est déjà morte…. (…) Nous en étions au W de Weber. « La plus garce de toutes… Marthe Weber. Elle minaudait devant ton père. Et devant moi. Alors, dès que j’avais le dos tourné, tu imagines ! Tu insistes bien sur les rides pour celle-là. Tu écris : Ma fille me dit que je rajeunis de jour en jour. Je n’ai même pas de cheveux blancs et vous ? Je vous souhaite une très bonne santé, aussi forte que la mienne, et beaucoup de bonheur avec vos enfants et vos petits-enfants. Tu insistes : « Je vous écris de chez ma fille, je passe toujours je réveillon chez elle, aussi le mois de janvier, parfois février… » « Comme ça, elles te répondront chez toi. Tu écris bien ton adresse derrière, tu signes : Jeanne Pogam. On oublie le veuvage. » Il faut avoir connu ma mère pour imaginer à quel point elle pouvait jubiler de tous ces mensonges, de cette ignoble farce dont j’allais être l’actrice, si du moins j’acceptais, mais comment refuser à quelqu’un qui s’apprête à partir vers un au-delà que l’on ne connaît pas ? Elle me demanda de ranger l’agenda à tranche dorée dans mon sac et de le garder toujours sur moi. On ne pouvait savoir où me surprendraient les prochains 31 décembre. Elle me dit enfin promettre d’écrire tous ces mensonges jusqu’à ce que la dernière lettre me revienne. Jusqu’à ce que l’agenda soit vidé. Toutes les adresses barrées. « Les lettres te reviendront « décédée », là tu barres, tu élimines. Par contre : « n’habite plus à l’adresse indiquée »…tu insistes ! La personne peut être en maison de retraite et ses enfants n’auront pas eu la délicatesse de faire suivre le courrier…(…) tu me promets ? - Oui, je te promets. » J’avais passé l’âge de dire « maman » mais pas celui de promettre. Et, sur la côte, on respecte les promesses données aux morts. Il paraît – Eléonore me l’a dit – que dans les grandes villes, tout le monde s’en fout. On brûle les corps, et les promesses avec. (…) Je promis encore de garder dans mon sac, jusqu’à la fin, cet agenda bleu à tranche dorée. Je le posai à côté du mien. Le mien était presque vite à cette époque. Les amis qui n’en étaient pas, les amants qui n’aimaient pas vraiment avaient quitté les pages de mon carnet. Il restait Claire et lors de mon arrivée sur l’île, l’agenda fut complètement vide. Blanc. Plus tard, ici, dans le brouillard, j’ai mesuré mon bonheur ou du moins ma quiétude au nombre d’adresses et de numéros de téléphone que j’inscrivais dans mon agenda. (…) Puis, au fur et à mesure que se vidait l’agenda de ma mère, le mien prenait de l’ampleur. Corps à corps, tous les deux dans mon sac. Je dus promettre à plusieurs reprises. Répéter les adresses. Bien insister sur cette saloperie de Weber. Puis elle me demanda un verre d’eau. « H- élè-NEU », il y a de l’eau minérale dans le couloir…prends un verre et surtout garde l’agenda dans ton sac. Je veux dire : avec toi. » Je mis un bon moment à trouver le distributeur d’eau minérale dans le couloir. Lorsque je revins, le verre à la main, elle était morte. Elle était si vexée de mourir qu’elle avait préféré partir seule. Que cela ne se voie pas. Je la soupçonne d’ailleurs d’avoir un peu accéléré les choses, d’avoir senti la mort venir et avalé un cachet rond pour que tout aille plus vite. Surtout que moi, sa fille, je ne recueille pas son dernier soupir. Que je ne recueille rien du tout, si ce n’est ce précieux agenda à tranche dorée. On pourrait penser qu’elle est morte discrètement. Dans le plus total des silences. Alors qu’elle s’est offert une mort totalement théâtrale, sans public, c’est certain, mais tellement jubilatoire. A tel point que, moi, sa fille, je l’enviai. Je dus taire un « bravo maman ». C’eût été trop fort, mais cette fausse discrétion, cette apparente modestie, me laissèrent presque respectueuse. Dans la mort, cette femme qu’était ma mère avait bien caché son jeu. (…) Elle ne m’a pas dit « Au revoir ». Elle m’a laissé toutes ses adresses. Je ne sais pas jusqu’où allait sa confiance. Elle était persuadée en m’imposant son agenda que je remplirais ma promesse mais est-elle partie heureuse grâce à toutes ces adresses pointées ? Plus qu’à sa mort, c’est à cela que je pensais, aux G, en prévenant les infirmières de son dernier soupir. « Elle est partie. » « Elle nous a quittées. » « Elle est morte. » Allais-je tenir mon engagement ?