Lettre sur les ruines de Kaliningrad (in fine) au trio des Commère Passée l’humeur batailleuse qui m’avait conduit à l’arpentage de champs de guerre (et villes dont les sièges avaient été illustres) — poème à faire où serait humé cette communauté supposée d’une Europe toujours à naître sous ses charniers —, j’arrivais donc là. Antichambre, je croyais, de la ténébreuse et gigantesque Russie, qu’encore la Chine assoiffée de pétrole nomme « l’ours polaire » — le plantigrade fourré redouté du Congrès de Vienne, déjà, et caresses du pelage dans le bon sens: “Surtout ne pas énerver l’ours russe!“ J’avais lu Custine, ses lettres, et c’est ce même univers de suspicion faussement débonnaire qui attendait au léger poste-frontière bordant la Mazurie (sa guirlande de lacs). Dans l’aube d’août où nous étions seuls, on nous ordonna par trois fois de soulever le capot des voitures et trois fois on scruta les passeports — visages anthropométriquement revus de face et de profil qu’un doigt impératif faisait pivoter près du guichet. Discret frisson le long des Kalachnikovs en bandoulière, des treillis impavides: mânes sitôt ravivées de Pilniak, Mandelstam, Ginzburg et Chalamov... Ecoulées ces deux heures bureaucratiques (« Nous, beaucoup papiers », dans un mauvais anglais), on troque l’euro contre le rouble mythique adorné d’un Pouchkine, d’un Pierre le Grand, et on détale... Rats en campagne aussitôt: enfants maigres, blonds, moitié-nus poussant les troupeaux d’oies; cigognes entées aux cheminées d’usines délabrées; kolkhozes désertés; routes incertaines (pas de cartes pour les touristes, mais pour les autres?) ombrées d’arceaux bas de cerisiers. Déambuler ainsi dans un vieux temps presque immobile où la pauvreté ressemble soudain à cette paix ancestrale, perpétuellement promise. Et, au détour d’une rue vide, cabossée, poussiéreuse, sous le fouillis des rosiers rouges de ce qui fut peut-être un village de pionniers actifs, un buste de Lénine, le visage théâtralement las de tout cet abandon — moins le regard toujours de bronze véhément cherchant très loin l’avenir radieux... Prémices d’une tradition de calme débâcle que Jean-Loup Trassard avait exactement saisi dans ses Images de la terre russe. L’enclave vaut deux petits départements d’ici ou la grande Ile-de-France. Six mois d’un siège terrible pour saisir enfin cet accès à la mer libre de glaces; six mois d’un pilonnage incessant des canons russes et des bombardiers alliés rasant ce qui passait pour l’une des plus belles villes hanséatiques — une perle de la Prusse, fut-elle d’Orient. On entre dans ce demi-rêve escompté par le cauchemar d’une banlieue de barres atroces, telle que les nôtres prennent soudain un petit air de fête! Cassant essieux, amortisseurs, cassant ses reins sur les pavés disjoints d’où pointent par endroits les jointures métalliques des rails du tramway: comment ne pas penser à ce qu’écrit W.G. Sebald de l’Allemagne au fil des pages noires de son essai De la destruction comme élément de l’histoire naturelle ? Le démembrement, la ruine, le fracas, la désolation, l’écroulement et la déchéance montrent partout leur victoire, affleurant sous la misère grasse des babouchka vendant tout sur les trottoirs crevés: harengs séchés graisseux d’huile aigre, carottes étiques, vodka de tout calibre, cigarettes aux noms magiques. Et, dans les bondes jaunes grinçantes aux essieux, l’eau à 1 rouble le gobelet de ferraille, filtrée par la rouille boursouflant la peau lépreuse des tonnes. Poncif des choses vues fleurant l’anticommunisme primaire (et pas volé) — la slavophobie que les ahans fondus-sculptés des héros du peuple, dominant là ou là les jardins publics insalubres, dénient à peine parmi la jonchée des ordures... Mais la disgrâce d’ici est sauvée par les fleurs que de grosses dames joviales proposent sur l’empan d’un long trottoir, devant un parc; fleurs à foison où domine le blanc des lys, et qui masquent soudain l’empire de la grisaille. Stendhal, qui me gratifie d’une bourse, vint ici. Rescapé de la déroute napoléonienne et du bûcher moscovite: trop chaud, trop froid, il date de ce hâvre climatérique, gagné à pied, le début d’une mélancolie reconnue, mais plus tard, dans les feuillets de The history of his life. «L’ennui m’a pris à Konigsberg» — lui qui n’arrive jamais à orthographier la cité à l’allemande (ailleurs, il écrit Könisberg ). Il y prit un bain chaud, sans doute désabusé; l’eau en était-elle aussi boueuse que celle, dégorgeant par saccades, du robinet de l’hôtel Tchaïka (Pugacheva ulitsa)? A l’abri dans les murs du port opulent (Beyle le quitte au 1er janvier de 1813), le Maréchal Soult trouva 100000 fusils anglais qui forçaient le blocus absurde. Et d’arsenal qu’elle fut jusqu’à ce juin 18O7, la ville deviendra dans l’hiver 1812, «le mouroir de la Grande armée», selon l’expression de l’amputeur Larrey — reprise par le capitaine Coignet dans ses Cahiers . De quelle fonderie glaciale coulaient donc ces rescapés miraculeux que leur empereur, défait de sa chance coutumière, honorera en ces termes: “Les hommes ordinaires ont succombé; les hommes de fer ont été faits prisonniers; je ne ramène avec moi que les hommes de bronze“...? Destin prémonitoire de toutes les multitudes casquées qui approchèrent les murs! Le troupier bourguignon eut-il le temps (pas Stendhal: il avait d’autres chats à chauffer) d’éprouver la Théorie des ponts du mathématicien Euler, rebaptisée théorie des graphes , qui proposait de partir d’un point x et d’y revenir en passant une seule fois par tous les ponts (il en subsiste assez) que la cité jette sur la Pregolia, ses canaux et ses bras? On doute que le cinquième restant de l’armada ait songé au problème. Pas plus qu’il n’imagina d’aller visiter la tombe du plus illustre rejeton de la ville, mort en 1804 — Kant. Méconnu des troupiers de l’Empire autant que des hôteliers, boutiquiers et passants des rues contemporaines: parfait inconnu que cet Immanuel-là, tout aussi ignoré dans son moderne costume labial — cyrilliquement KaHta ! Mais au détour miraculeux d’un parapet mal rebâti, une plaque de bronze à la gravure bilingue (allemand-russe) signale enfin que ce philosophe a bien vécu et médité dans ce lieu... Poussant la recherche à l’aveugle, avec le secours improbable d’un jeune vétéran des vallées afghanes à présent mobilisé par la vodka dans son treillis crasseux, on déniche le strict mausolée rose, abrité dans les contreforts de la cathédrale (rare monument debout). L’absolu fleuron du lieu russifié a tout de même son musée secret, sur trois niveaux, resserré dans la tour ouest du sacré carcan de briques emmailloté d’échafaudages: masque mortuaire à la bouche obstruée qui gît sur tissu noir. De Quincey rapporte* qu’“on rasa la tête de Kant, et sous la direction du professeur Knorr, on en fit un moulage en plâtre, non seulement du masque, mais de la tête entière, dans le dessein, je crois, d’enrichir la collection craniologique du docteur Gall“. Dessins, peintures de sa maison évanouie de la Prinzessinstrasse (Madame de Staël, qui le fait connaître en France, le nommera Prince de la pensée), éditions de l’œuvre à travers le temps, billets de banque à son effigie, médailles — tout ça qui faisait l’honneur de nos musées de province et leurs cartels calligraphiés! Grand secours de l’imagination affrontée au marasme urbain lorsque revient, s’éloignant à pas précautionneux de cette monstrance, les lignes tracées par le faussaire de la nature (toujours De Quincey) relativement à l’immédiat post mortem du grand homme, un 28 février:“ La cité de Kœnigsberg n’avait jamais vu et ne vit plus de funérailles telles que furent celles de Kant, aussi solennelles et aussi magnifiques. (...)Le corps fut levé à la lumière des torches, tandis que les cloches de toutes les églises sonnaient le glas, puis porté à la cathédrale, éclairée par d’innombrables cierges. Un prodigieux cortège suivait à pied“. La ville hanséatique connaîtra d’autres défilés, de moindre honneur. Dont ceux, hurlant la mort, de la voyoucratie nazie (on n’avait pas voulu mourir pour Dantzig, à deux pas d’ici, on crèvera beaucoup pour tous les Gdansk de la planète). A un gros siècle des pompes funèbres kantiennes, une fillette découvre dans le lacis portuaire et prospère ce que pèse l’affaissement de la pensée: “Mon grand-père était président de la municipalité libérale et conseiller municipal de Königsberg. Cependant le mot « juif » n’a jamais été prononcé entre nous à l’époque où j’étais petite fille. C’est par le biais de réflexions antisémites proférées par les enfants dans la rue — et qui ne valent pas la peine d’être rapportées — que ce mot m’a pour la première fois été révélé. C’est à partir de ce moment-là que j’ai été pour ainsi dire « éclairée »**“. La gamine Hannah Arendt n’ignorait pourtant pas que la ville avait été fondée à l’entour de 1260 par l’ordre des Chevaliers teutoniques s’obstinant à la Drang nach Osten (la poussée vers l’Est); ce « Mont du roi » (hommage à Ottokar II de Bohème) symbolisera longtemps la victoire des Chrétiens sur le paganisme, l’empire de la Croix sur tout ce qui en réfutait la folie paulinienne. Et les nazis s’en souviendront, qui magnifieront grotesquement (et par certains côtés indûment: l’ordre créa des bibliothèques, eux les brûlèrent) la geste moyenâgeuse et colonisatrice. Des barbaries modernes, à peine plus soft, sont toujours à l’œuvre ici, dont témoignent, frôlant les misères, de grosses cylindrées aux vitres teintées et les boutiques proposant les plus célèbres griffes à des prix ubuesques pour les bourses locales. Contrefaçons, sans doute et allégories des trafics inévitables qui sévissent dans les ports d’autant plus que l’enclave, par sa situation obsidionale, est (à ce qui se dit) la mère de tous les fricotages transfrontaliers — dont l’ambre mystique est l’acmé. La vodka plus ou moins frelatée, les cigarettes emplissent les coffres, et l’essence à bas prix que Polonais, Ukrainiens et Belarusses remportent au creux de récipients variables. On constata, avec une surprise toute occidentale, l’arrêt automatique des pompes quand leur compteur affichait, mais en roubles, à peu près 10 euros — crainte qu’on ne file en douce, le réservoir rempli... Et cet esprit d’accommodement, qui passe pour une vertu slave autant que gauloise, les douaniers arpentant sous leur vastes képis la poussière de Bagrationovsk, l’illustrent! Petit bourg où fut livré, dans le terrible février de 1807, la meurtrière et indécise bataille d’Eylau (40000 cadavres). Le buste en bronze du maréchal Bagration, qui tint ici la dragée haute à l’empereur corse, couve de ses rouflaquettes de prince géorgien et de son unique épaulette la corruption des gabelous russes recevant manuellement (et sans trop s’en cacher) des billets propices à vous faire faire un bond salutaire dans la file interminable des magouilleurs. On songe, du coup, à cette répartie de Napoléon à qui l’on signalait le cas d’un commissaire de guerre particulièrement malhonnête (il l’étaient tous): — Volant? — Oui, Sire, mais avec deux L. — Deux ailes, c’est donc pour mieux voler? A propos de rapine, autant dire que l’enclave (l’oblast ) est un parangon de filouterie géo-stratégique, à côté de quoi les petites manigances circonvoisines sont peu de choses! Capturée de haut carnage, la ville écrasée servira de camp de transit aux Allemands de la Volga rescapés de Sibérie, en route pour la terre ancestrale ruinée — sorte de miroir déformé de l’ancienne Campagne de Russie... Au gré de l’absurde fantaisie des Alliés, un sinistre ballet d’exilés sillonna l’Europe comme pour mieux marquer du sceau de la bêtise que ce bout de continent avait alors un goût affermi pour les déportations massives! Quant au baptême slave, dès 1946, l’ironie coutumière aux tyrans, fait foi: le vieux Kalinine (Mikhaïl Ivanovitch), aveugle et cancéreux, se vit déposséder par Staline du titre interminable et pesant de Président du praesidium du Soviet suprême de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (pour son âge, c’était sans doute trop long à porter). Il gagna au change, quoique mort l’année même de sa disgrâce, d’être l’éponyme d’un rapt très historique. A moins que ce ne fût pour mieux l’aider à supporter la relégation de Madame au Goulag! Mais il avait déjà donné son nom au port de Tver sur la Volga, à côté de quoi il était né, soixante et onze ans plus tôt. Sorte de Babel du Nord qu’une carte fait assez ressembler au fond d’une gueule lagunaire ouvrant ses mâchoires sur la Baltique, Königsberg abritait majoritairement depuis sa fondation des Prussiens, des Polonais, des Lithuaniens, et tous peuples divers venus du pourtour maritime et des comptoirs hanséatiques. On n’y parle aujourd’hui que le russe et les sujets de « l’ours polaire » représentent les quatre cinquième d’une population estimée à près de 500 000 âmes. Mais les données statistiques invérifiables (autant que l’absence de cartes de l’enclave) interdisent toute certitude — sans doute pour mieux coller à cette autonomie de la volonté par quoi Kant définissait essentiellement la liberté... Ledit Kant (KaHTa), dans son fameux projet philosophique Pour la paix perpétuelle (1795), notait ceci: «Hospitalité signifie le droit qu’a un étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier.» Et réciproquement sans doute... F.B. * in Les derniers jours d’Emmanuel Kant **in La tradition cachée. N.B. Voyage accompli dans l’août 2003, d’où viennent ces notes. Depuis, Kaliningrad fut mise à l’honneur commémoratif fondateur -— et Madame Poutine en étant l’enfant — à coup de reportages et d’articles qui ne lésinèrent pas sur la beauté du lieu et son dynamisme retrouvé ! Avons-nous vu la même ville ? Il est en effet peu probable qu’en deux années la légendaire célérité (post) russo-soviétique ait transmué la citrouille moisie en carrosse impeccable…[=]