Lecture de Alain Roussel Le 2 Juillet 2010 Festival « Le mois de lecture » 1 Bonjour, Je tiens d'abord á exprimer le plaisir que j'eprouve d'etre present parmi vous pour cette lecture, ici en République Tchěque. Certains aspects de la poésie Tchěque, sens du quotidien et humour notamment, me touchent tout particuliěrement. L'amitie que je partage avec Petr Král depuis de longues années y est indéniablement pour quelque chose. Je vais commencer cette lecture par 5 textes extraits d'un livre publié aux Editions Lettres Vives : « La légende anonyme ». Ce sont en effet de trěs courtes légendes qui relatent les tribulations de l'homme face á l'espace, le temps, l'errance, la presence et l'absence, les jeux du meme et de l'autre. Il marche dans la neige. C'est peut-étre un champ, mais on en cherche en vain les limites. Peut-étre marche-t-il dans l'etendue, sans mémoire et sans nom. Il marche depuis toujours, c'est-a-dire ici : en quelque sorte un piétinement élargi. Il faudra bien qu'il s'arrete un jour, mais il ne connatt pas l'immobilite. De trěs voisins l'appellent l'itinerant. Quand la neige a fondu, il marche dans les blés ou dans les coquelicots, mais c'est encore comme une tache blanche devant lui et il appelle cela sa lumiěre. Le reflet lui fut fatal. Quand il découvrit son image dans l'etang, elle le renvoya d'image en image vers un visage qu'il ne connaissait pas. Il devint 2 un vagabond, ni identite, ni domicile. A force d'epier, il se laissa gagner par le recul et finit par pousser son voyage devant lui. Il prit ainsi du retard sur les choses et sur lui-meme, retrouvant en tous lieux sa trace ancienne. Il ne savait plus traverser. L'intimite des forets lui etant interdite, il allait par les lisieres. Souvent, on le voyait marcher vers le soleil, balbutiant des mots sans suite dont il ecoutait longuement l'echo dans l'espoir qu'il lui revTnt avec le chant natal. Quand tout a coup la fatigue le prend, il s'arrete et s'endort : il attend en secret que la nuit vienne prendre possession du cristal. Il y a l'echo, d'un mur a l'autre. Lui, c'est le mur d'en face, toujours le mur d'en face. C'est comme cela qu'il habille son creux : une politesse pour le neant. D'ou vient le vent qui porte la voix ? Il regarde du mauvais cote sans doute, a chaque fois etre pris au depourvu : balle deja renvoyee, lui laissant seulement un murmure, bruit d'un mince filet d'eau pour evoquer la mer. Mais le plus terrible, c'est dans la brique : cette repetition du ricoche dans les couloirs. Les mots le harcelent jusque dans son sommeil, autres interlocuteurs se faisant passer pour lui. Mais qui est-il, apres tout ? Il reste a son actif que le bord du mur est aussi le bord du ciel. Il prit sur toutes choses la revanche du mongol. Dans son renoncement a trouver un centre, le neant fut son modele, l'etendue son guide. Detruisant huttes et cabanes, cette fragilite insistante des lieux, il repandit partout une sorte d'effacement. Il voulait sans doute que le monde soit plus leger, que ciel et terre se confondent au creux d'un meme reflet insaisissable dans le miroir, son propre visage nie. Sa croyance au desert en fut un nomade, mais sans tribu, cette reconnaissance. Cependant, a force de vouloir etre personne dans ce n'importe ou provisoire qu'il transportait au fil de sa marche dans la duree, il finit par ne ressembler qu'a lui-meme. 3 II retrouva un lieu, se reconnut dans la glace. II identifia ses traces et vit que le desert lui offrait creux et bosses, une accumulation de bornes tassees et de reperes qui le remirent sur sa propre route. Il apprit a reconstruire sa cabane, avec du ciel autour et du ciel dedans. C'est vraisemblablement pour cela que depuis il entend en lui-meme les plus beaux chants d'oiseaux. Chaque matin, il se preparait pour le role. C'etait toujours la meme piece, les memes decors exterieurs, mais il s'interessait surtout aux coulisses ou, sans public, se jouait l'autre drame. De celui-ci, il ne connaissait rien sinon la necessite intime de lui preter sa voix et ses gestes pour une representation dont il croyait etre l'intrigue. Aussi, faisait-il confiance a son souffleur, et il recitait aveuglement, respectant les accelerations soudaines et les silences qui lui venaient du fond du trou. Il ne savait rien non plus de ce souffleur, mais un jour qu'il se penchait plus profondement en lui-meme sans pour autant l'identifier, il parvint a lui voler le livre qu'il tenait ouvert dans ses mains. Il s'apercut alors qu'il n'y avait rien d'ecrit : le recto et le verso de l'abTme restaient obstinement blancs. Il continue pourtant de se preparer pour le role, s'offre dans les coulisses a la representation. Tout est en ordre : le souffleur est dans le trou avec le livre et dicte avec la meme aisance. Mais lui maintenant, ayant perdu son alibi, il balbutie. 4 Voici maintenant un extrait de « La vie privee des mots », publie en 2008 aux Editions de la Difference. C'est un livre difficilement traduisible. En effet, j'ai utilise pour l'ecrire deux techniques singulieres. L'une est la « cabale phonetique » qui permet, a partir des sonorites, de la phonetique, de jouer sur le sens des mots. L'autre est une interpretation symbolique tres personnelle de la forme des lettres de l'alphabet. Ainsi, pour prendre un exemple, dans le mot « mot », en francais, le « m » represente pour moi un enigmatique chameau a trois bosses, particulierement utile pour la traversee des deserts a plusieurs dimensions de l'imaginaire, le « o » est son ceil et le « t » est un gouvernail avec lequel il se dirige dans l'inconnu de la langue. Le but est d'intervenir sur la materialite des mots pour degager un sens nouveau qui existe mais que l'usage courant de la langue ne nous permet pas de voir. J'ai applique ces methodes a la langue francaise, mais elles sont evidemment utilisables dans d'autres langues. Pour cette lecture, j'ai choisi des extraits plus facilement traduisibles. J'emets en effet, vers la fin du livre, l'hypothese qu'il manque une lettre a l'alphabet. Qu'est-elle devenue ? A-t-elle ete assassinee ? A-t-elle ete kidnappee ? Est-elle tombee amoureuse d'une lettre d'une autre langue ? Voici ces extraits : Et s'il manquait une lettre ä l'alphabet, rien qu'une lettre ? De ce fait, il manquerait aussi dans la langue tous les mots dont elle fait partie. Le langage serait alors impropre ä exprimer certains aspects du monde, certains états de l'étre, certaines emotions. Il y aurait des blancs dans l'expression, des lieux aveugles correspondant pourtant ä des choses bien reelles. Par consequent, celles-ci ne seraient évoquées que par défaut, d'une maniere trés approximative. On parlerait d'expérience ineffable, indicible, inexprimable, innommable, de réalité insaisissable, impénétrable, 5 de mystere indechiffrable, autant de preuves de notre incapacite ä dire vraiment, un constat de carence. L'invention de cette lettre, ou sa redecouverte s'il s'averait qu'elle eüt ete perdue comme l'affirment certains mythes, serait susceptible d'ouvrir des perspectives nouvelles ä l'expression et ä la connaissance. Apres tout, cette lettre est peut-etre allee vivre ailleurs, dans une autre langue. Ce n'est pas irrealiste. Elle a pu tomber amoureuse d'une lettre etrangere. Si elle est tres attirante, comme je le pense, les soupirants ne doivent pas manquer. Je l'imagine tres bien tomber amoureuse d'une lettre de l'alphabet hebreu, arabe ou sanskrit, charme oriental oblige, s'enfuir et aller la rejoindre dans une de ces langues pleines des suavites et des splendeurs de l'Orient. La voilä dans un palais des mille et une nuits, dansant pour je ne sais quel sultan du verbe, lui revelant, au fur et ä mesure qu'elle se devoile, ses voluptueux mysteres. Ah, l'amour ! Rien ne lui resiste. Meme le roi Salomon n'avait pas pu s'empecher de transmettre, sous l'emprise de la passion, le secret de la langue des oiseaux ä la reine de Saba. C'est une piste parmi d'autres. D'autant plus que je la sens un peu volage, cette lettre. Je ne crois pas en sa fidelite. Elle aurait pu tout aussi bien s'amouracher d'un hieroglyphe egyptien ou d'un ideogramme chinois. Le seul element de l'enquete dont je suis certain, c'est qu'il y a une lettre manquante, qu'elle ait existee ou qu'elle soit encore ä naTtre ! Que dire d'autre ? C'est le matin. Apres de longs jours de pluie et de grisaille, le soleil vient enfin d'apparaTtre. Je l'apercois par ma fenetre ouverte. Il eclaire les arbres, les buissons, les facades, les passants, les nuages, le ciel. Sous cette lumiere, le monde m'offre de multiples formes qui m'interpellent. L'univers parle, l'univers ecrit, meme si je n'en comprends pas forcement la langue. Comme le vent, la montagne, la nuit, 6 le jour, nous faisons tous partie de son alphabet. Chaque homme, chaque fleur, le moindre caillou sont des lettres. Les mots du monde s'unissent a notre insu pour creer des phrases qui tournent indefiniment sur elles-memes, comme la terre, le temps et l'espace. Voulant comprendre cette langue etrange de la nature, l'homme invente ses propres mots. Il cherche a travers son verbe imparfait une traduction impossible, essayant de nommer arbitrairement les choses qui parlent un autre langage que le sien, un langage ou le signe et l'etre sont inseparables. Aussi improbable que cela puisse paraTtre, il y a parfois des rencontres fulgurantes. Les mots de l'homme et ceux du monde se rejoignent, fraternisent. Soudain des portes s'ouvrent. J'ai deja eprouve cette sensation qui transporte, qui porte en extase. Je la voudrais plus frequente, pouvoir la reproduire plus souvent. Le sens devient alors lumineux, d'une evidence absolue, au-dela ou en dehors des mots meme, et si nous voulons en parler, nous ne le pouvons pas : nous sommes reduits au silence. A cet instant, regardant par la fenetre, le monde me tient a distance. Il ne me lance pas de passerelle. Je peux neanmoins en apprecier toute la beaute. L'arbre devant moi, avec son feuillage de lettres, est magnifique. Je ne me lasse pas de le contempler. Si je voulais, je pourrais l'etreindre. Serais-je amoureux ? C'est possible. L'arbre est un grand seducteur. J'en arrive a me dire que la lettre perdue n'est peut-etre pas si introuvable que je le pensais. Par amour, elle serait passee du cote du monde. Je l'imagine fort bien se prendre de passion pour un de ces arbres, semblables a celui qui se penche avec desinvolture sur ma terrasse, se demandant peut-etre ce que je fais la, sur ce qu'il considere comme son territoire. Je peux meme imaginer qu'elle a fini, d'arbre amant en arbre amant, par echouer ici, cette lettre. Elle serait la, se pamant parmi les feuilles, impudique. Il ne me resterait plus qu'a la decouvrir, au milieu d'une vaste variete de formes sans cesse renouvelees par le vent. Courage mon ami ! Me voici a l'ouvrage, scrutant les dentelures, fouillant les jupons de verdure, a la 7 recherche d'une lettre amoureuse dont je ne sais meme pas ä quoi eile ressemble. Je ne puis m'empecher de penser ä la lettre manquante. Je suis litteralement obsede par eile. J'invente les scenarios les plus extravagants, allant meme jusqu'ä pretendre que c'est le monde qui, cedant ä la curiosite, serait passe du cöte du langage des hommes. Dans la boule de cristal de mon imagination, je vois la scene assez precisement. Un scribe des temps anciens est installe sous un coudrier dont il a decoupe un morceau d'ecorce sur lequel il vient de recopier les lettres de l'alphabet. L'air satisfait, il s'allonge sous le feuillage pour une longue sieste. Pendant tout ce temps, l'arbre n'a pas cesse de l'epier. Il l'a observe par les nceuds ecarquilles de son bois. Apres tout, il en avait bien le droit. C'est sur un fragment de son ecorce que le copiste a ecrit et donc cela le concerne, meme s'il se serait bien passe de cette mutilation. D'abord meurtri, puis offense, puis courrouce, puis intrigue, il veut en savoir plus sur les signes etranges qui lui ont coüte cette blessure. Profitant du sommeil du calligraphe, il fait appel ä une fourmi noire -c'aurait pu etre une araignee ou un moustique, mais c'est une fourmi, allez savoir pourquoi- pour se rendre sur les lieux. La voilä partie. Elle arpente maintenant l'ecorce. Avec celerite, elle court d'une lettre ä l'autre, mais elle n'y comprend rien. De guerre lasse, elle repart, en laissant derriere elle son empreinte dans l'encre qui n'est pas encore seche. Le dormeur ne s'est apercu de rien. Il se reveille, ramasse l'ecorce qu'il confit ä un autre scribe. Celui-ci recopie l'alphabet. Croyant qu'il s'agit d'une lettre, il y integre la marque de la fourmi. Celle-ci venant du monde, elle conferera aux mots qui la contiennent un pouvoir sur le monde. En raison du danger que comporterait sa divulgation entre des mains profanes, cet alphabet sera tenu secret, transmis seulement d'initie en initie respectant la « discipline 8 de I'arcane ». Cette calligraphie magique, susceptible d'influer sur les evenements, existe-t-elle encore aujourd'hui ? Je n'en sais rien. Je soupconne toutefois certaines enluminures, certains grimoires, certains sceaux et talismans d'en porter la trace, mais deformee et ayant ainsi perdu beaucoup de sa puissance. J'en connais maintenant un peu plus sur la vie privee des mots. S'il y a dans ma demarche une originalite, elle consiste le plus souvent a tenter de debusquer le sens directement a partir des signifiants en agissant, par le biais de la cabale phonetique et d'une interpretation symbolique de la forme des lettres, sur leur morphologie orale et ecrite. De cette maniere, les mots m'ouvrent leurs portes, leurs fenetres, et meme leur cceur. Ils me font des confidences, me devoilent des secrets et en gardent d'autres dont j'ai le pressentiment qu'ils sont de la plus haute importance et concernent le mystere de nos origines et de nos fins, de notre presence au monde. Ils peuvent aussi me reveler des passages derobes donnant sur d'autres mots, ou tout simplement sur la vie, pour relancer ailleurs la quete du sens. Ils sont inepuisables. Il m'arrive d'etre temoin de leurs ebats, de leurs jeux, de leurs querelles, de leurs batailles. D'un siecle a l'autre, les mots se modifient physiquement. Des lettres sont ejectees et remplacees par d'autres, au gre des combats sans merci qu'ils peuvent parfois se livrer. Je ris avec eux. Je danse avec eux. L'avouerai-je ? Je pleure avec eux. Ils m'apportent de la lucidite, du reve, du legendaire, de la volupte et une sorte de spiritualite a ciel ouvert, en dehors des religions qui ne sont trop souvent que des caricatures et des moyens d'asservissement. Meme si je les malmene, j'ai le sentiment, sans doute un peu narcissique, que les mots m'aiment bien, qu'ils sont prets a m'accueillir. Sans doute peuvent-ils aussi me tenir a l'ecart, me rejeter. Comme je l'ai deja ecrit, j'essaie alors d'entrer par effraction. Je peux aussi les traquer sans relache, les acculer. 9 Mais cette facon de proceder n'a pas ma preference. Je ne l'utilise qu'en dernier recours. Si les mots se taisent, c'est que je ne suis pas mür pour entendre, qu'il me faut encore attendre. Si je cherche un sens cache, c'est surtout celui qui echappe ä toute premeditation, ä toute volonte de cryptage. Je cherche bien davantage, par une methode basee sur des connotations phonetiques, ä inventer un sens, ä donner du sens ä ma pensee, ä ma vie, dans une perspective ä la fois ouverte et ramifiee. Je frotte des lettres, des syllabes, ä l'interieur des mots, liberant l'etincelle. Avec des techniques qui peuvent sembler archaiques, j'apprends ä faire un feu de langue. Des significations usuelles, il ne reste que la cendre. Attise par le vent, l'esprit s'envole de flammes en flammes, relancant la quete toujours plus loin, toujours plus haut. Du moins c'est ce que je voudrais. Cette activite intense m'a ouvert ä la vision. Je vois des choses que je n'avais jamais vues. J'entends des choses que je n'avais jamais entendues. La pensee, dont la mienne n'est qu'un fragment, rayonne. S'il y a de ma part une recherche sur la langue, elle releve de la poesie et non de la linguistique. A quelques exceptions pres, je n'ai qu'une attirance restreinte pour les travaux de ces specialistes. Je les ai lus ou essaye de les lire. La plupart du temps, dans leurs livres, les mots s'ennuient ä mourir. Ils voudraient etre ailleurs. Les seuls qui m'inspirent, dont j'ai l'impression qu'ils me rendent plus intelligents ä chaque lecture, qu'ils m'emmenent en voyage, ne sont pas vraiment des linguistes, ä peine des semiologues. Il y a en eux une sensualite des signes qui les rend frequentables. Je pense tout particulierement ä Roland Barthes, avec « L'empire des signes », et ä Umberto Eco. Le monde a sa propre langue, je dirais meme ses propres langages. Ce que nous en saisissons par l'intermediaire de nos sens n'est qu'une infime partie que nous essayons de traduire par des mots. Le reste, qui n'est pas ä 10 dimension humaine, est incomprehensible. Cependant, le champ du reel auquel nous avons acces, aussi petit soit-il au regard de l'univers, nous apparaTt immense, et il I'est en effet. II est aujourd'hui meticuleusement etudie par les sciences, grace a des techniques de plus en plus elaborees. Mais, dans des moments privilegies, il peut parler autrement a I'homme, non pas dans une distance mentale, mais dans une connivence qui les rapproche, illumine les sens, la pensee, la parole. NaTtre ensemble, tel est la nature de cette connaissance d'ordre magique, mystique ou poetique, comme on voudra, mais toujours sensuelle. Sans avoir a agir sur les signifiants -cette autre voie que j'ai privilegie dans ce livre-, mais les employant tels quels, une autre signification se revele. Le monde se met a penser dans l'homme. Les signifies, ces « representations psychiques de la chose », sont comme transfigures. Se faisant echo au fil de la phrase, ils disent ce qu'ils n'avaient jamais dit. La quete du sens, incluant justement cette sensualite, par les signifies, selon une methode basee sur le principe des correspondances, qui n'est pas nouvelle, a ete tres largement exploree par Malcolm de Chazal. Je renvoie les lecteurs a ses ouvrages, notamment « Sens plastique » et « La vie filtree », hauts lieux d'une humanisation poetique du monde. Tout n'a pas encore ete dit. A cote de cette voie royale, qui n'est pas d'ailleurs sans tatonnement, il reste encore des chemins a arpenter, des liens a tisser, des signifies en apparence tres eloignes a rapprocher. Le plus souvent, l'homme est condamne a dire maladroitement le monde. Mais meme mal dit, il le dit, et il est bien le seul, parmi toutes les creatures, a pouvoir le dire. Sa voix aurait pu etre un cri au milieu d'autres cris, avec juste ce qu'il faut de distinctif pour se faire reconnaTtre comme cri humain. Sans doute en a-t-il ete ainsi au commencement. Grace a ses capacites de phonation, l'homme avait vocation a articuler, a parler, a nommer les choses. Les nomme-t-il selon leur nature, en partie seulement. Les mots sont doubles. Par l'intermediaire des organes des sens qui les 11 construisent, les signifies sont des representations des choses, entretiennent avec elles une relation quasiment naturelle, au plus proche. S'il n'y avait qu'eux, la signification serait en quelque sorte figee par l'evidence de la designation. C'est le signifiant, dans son rapport arbitraire au signifie, qui apporte l'indispensable mobilite du sens et ouvre indefiniment l'espace de la connaissance. On ne dira jamais assez que cet arbitraire-la ne signifie pas gratuite mais implique, une fois admis, une necessite. Dans une culture donnee, a un moment donne, le signifie « äne » a pour signifiant « äne ». Pourquoi ce mot plutot qu'un autre, je n'en sais rien et cela ne m'interesse pas vraiment. C'est ainsi, c'est tout ce que je puis dire. Comme dans un couple oü l'homme et la femme s'inventent des ressemblances, je constate simplement que, dans la liaison fatale constituee par le signe, le signifiant se met a mimer, au moins symboliquement, le signifie, et reciproquement. Sans etre le portrait crache, le signifiant « äne » a un petit quelque chose du signifie « äne », dans sa dimension metaphysique, psychologique et meme physique. En meme temps, le mot « äne », parce qu'il reste arbitraire, peut se creer toutes les relations possibles et imaginables avec les autres mots. Il voyage a travers la langue par la connotation, la cabale phonetique, mais aussi comme il l'entend, en toute liberte. Apres tout, si le mot « äne » veut s'acoquiner avec le mot « coqueluche », « fourchette », « parasol » ou « ministre », c'est bien son droit et c'est souvent moins incongru qu'il n'y paraTt. Il peut meme, comme je l'ai dejä ecrit sous une autre forme, nous porter, de signifiant en signifiant, de signifie en signifie, de signifiant en signifie, de signifie en signifiant, vers les plus hauts sommets du sens, jusqu'ä l'extase, jusqu'au divin, jusqu'ä l'indicible. Le mot « äne » se vide alors de toutes les significations, se remplit d'une lumiere radieuse, et on reste devant lui, ebahi, incapable de parler, l'esprit aussi vide que lui, et tout illumine, comme Jacob Böhme devant son vase en etain inonde de soleil. Igne, le signe : le signe est en feu. 12 Je vais continuer ma lecture par des extraits de « L'ordinaire, la metaphysique », publie chez Cadex. J'ai cherche dans ce petit livre ä reinterroger les objets les plus banals : qu'est-ce-que la chaise, la table, la porte etc., dans une perspective que je qualifie de metaphysique, plus precisement quelque part entre la poesie et la metaphysique. LA CHAISE : La chaise est toujours assise. Elle se mime assise jusqu'ä s'identifier assise, elle ne sait pas qu'elle est chaise. Elle s'appuie sur quatre pieds fragiles qui, ä peine elances, se tordent pour construire un socle de bois. Le dossier court est une derniere concession ä la verticalite, mais l'apparence generale, par le jeu trop rigoureux des angles droits, n'exprime aucune ferveur ou envolee. La chaise est fondamentalement le lieu d'une incroyance. Elle n'attend personne. Que je vienne m'asseoir, moi l'homme, que je daigne ä mon tour me plier, prendre la posture, et elle s'insurge. Elle se met ä grincer, ä peser sur le sol d'un poids qui n'est pas le sien. C'est lä, dans l'epreuve, dans l'acceptation de l'occupant, qu'elle commence ä se reconnaTtre comme chaise. Je suis assis, cela je le sais, mais je ne sais pas encore que je suis chaise. Qui me fera prendre conscience de ma nouvelle 13 nature ? Le ciel alors viendra s'asseoir sur moi, un ciel tassé qui me dictera mon nom et mon role. Je sais maintenant que je suis chaise. Le ciel, évidemment, sait qu'il est assis, mais qu'il soit chaise il l'ignore encore. Qui le lui dira, á lui, l'unique, qui viendra s'asseoir sur lui pour lui prouver ? Le néant, d'un seul coup de pied, a envoyé la chaise voler. LA TABLE: La table est toujours au centre. Méme dans un coin, elle est au centre. Elle ne reconnatt pas d'autres lieux que sa propre surface. Son bord est pour elle une limite infranchissable : en dehors, il n'y a rien. C'est tout juste si elle admet l'existence de mes coudes posés á méme le bois, mais elle nie mon visage qu'il me faudra chercher ailleurs. C'est cela, la table, en occupant le centre, me condamne á l'errance. Longtemps, j'ai marché dans son jeu, j'ai joué l'usurpateur par toutes sortes d'approches destinées á lui ravir la place. Aujourd'hui je préfěre me tenir á distance, l'esprit vide dans la partie vide de la piěce. Je n'existe peut-etre pas, mais c'est ma force. Que peut la matiěre contre moi ? Depuis, la table s'est mise á douter, mais elle cache soigneusement son écorchure sous une nappe blanche qui lui sert de linceul. LA PORTE : La porte fait face á la rue. Elle me tourne le dos, moi qui suis de l'autre cóté, dans la piěce, á jouer á l'intériorité, cette carapace. La porte s'oppose á toute tentative d'intrusion qui viendrait troubler ma tranquillité d'etre. Elle filtre meme les bruits qui ne me parviennent qu'étouffés, traduits dans un langage paisible pour que j'accepte de les entendre : rue suffisamment lointaine pour mettre mes sens aux aguets sans créer véritablement le danger. Celui-ci viendra á son heure, d'un lieu profond ou il n'y a rien et qui se moque des espaces. C'est dans la porte que le mur trouve son cceur. C'est lá que la pierre vient s'adoucir et révéler sa fracture. La porte trop 14 ouverte n'est plus une porte : elle s'efface devant le seuil. Si elle n'est qu'entrouverte, elle révěle son absence de profil, mais sourit quand méme avec un léger grincement. Pour sortir, il faut la tirer ä soi, prendre ce recul qui vous donne des armes intérieures pour affronter la rue. Mais si je reste, le mouvement de la clef dans la serrure ne clôt pas le débat. Ce que je crois étre le plus intime, cette pensée ä laquelle il m'arrive de m'identifier, est aussi une porte qui donne sur une rue inconnue oú nul n'a jamais marché. LA VILLE Pour Petr Kral La nuit venue, la ville appartient au nomade. Dans la galaxie des facades eclairees et des trous noirs, il suit sa bonne etoile qu'il reconnaTt a ce leger tremblement du voilage dans la fenetre entrouverte. Derriere, l'ombre qui passe, chevelure deployee, est une comete. Mais l'interiorite de la ville est ailleurs, dans la rue meme qui ne cache rien, squelette dehors, nerfs a vif, veines ouvertes sous le scalpel de mon pas qui cherche le cceur. Sous le regard bienveillant des mille lunes portees a bout de bras par d'obscurs lampadaires, je suis d'instinct la piste qui mene a la petite place, avec son arbre, sa fontaine et son banc. Ces restes de campement une fois identifies, trace encore fraTche reperee, je repars a travers la ville a la poursuite d'un reve de pierre, de toutes ces pierres assises qui se souviennent d'avoir ete poussiere ou sable, et d'avoir donne a l'errance la forme d'un pied. LE PIED Le pied est ce qu'il y a de plus horizontal dans l'homme. Constamment, il touche le sol et tient la tete, qui croit le gouverner, a distance. D'ailleurs, 15 c'est lui qui regne sur la marche dont la pensee la plus subtile n'est qu'une imitation. La-haut, c'est l'exil et il le sait, lui qui tient sa plante tournee vers la terre et qui trouve partout son lieu, maintenant l'homme en ligne droite avec le centre. Comme il craint par-dessus tout le desequilibre, il s'invente un double de l'autre cote du corps pour rattraper le mouvement qui l'entraTne et qui, sans cette alternance, risquerait de mettre en peril la fiere verticalite du bipede. Et les orteils ? C'est un piano au fond de la chaussure pour completer l'orchestre et alleger la pesanteur. Dans le sommeil, c'est le corps tout entier, etendu dans le lit, qui devient pied, mais un pied immobile, tandis que le pied lui-meme, soudain delaisse, se dresse en oreille attentive pour ecouter dans le reve la marche enigmatique du dormeur. LA TETE : Le sens de la perfection aurait voulu que la tete fut une boule, la plus petite planete de l'univers. Mais des cataclysmes interieurs ont modele son relief, asperite du nez, breches des yeux et de la bouche, ravinement du menton. A lui seul, le visage, qui est l'avant de la tete, degagerait une violence inou'i'e si les yeux n'etaient pas adoucis par les cils et les sourcils et si les levres ne venaient pas dessiner la bouche sur le modele d'un rapace en vol, ailes deployees pour donner de l'essor a la parole. Indispensable, la tete ? Si elle n'existait pas, l'homme verrait par les tetons, respirerait par le nombril, mangerait et parlerait avec le sexe. La seule justification de la tete est d'etre le grenier du corps et la cave du ciel, instinct et lumiere : un lieu pour la memoire oubliee du monde dont je garde fidelement les archives. LA MAIN : Dans la main, c'est la paume qui pense. Les lignes qui la plissent prouvent l'intensite de sa meditation qu'elle mene a ciel ouvert. Le cerveau est nu sous les doigts qui, souvent recroquevilles, se prosternent devant lui 16 et en méme temps le protěgent d'une barricade. Les ongles sont des boucliers pour ces fiers guerriers qui vont á la conquéte des choses et raměnent leur offrande á I'idole. Le pouce est I'ange rebelle. Faisant face aux adorateurs, il les défie un á un puis, lassé, se retire du combat pour chercher, de biais, sa propre voie dans l'espace. C'est á la commissure du pouce et de l'index qu'on trouve la bouche : elle ne parle pas, mais elle rit, jamais elle ne s'arrete de rire, pendant qu'au dos de la main, lá oú l'on compte les mois sur les bosses, le temps, décidément imperturbable, continue de jouer á saute-mouton avec la vie. L'HOMME : Celui qui cherche le sens et á ficeler le monde, c'est l'homme. Par se forme verticale et somme toute étroite, il aurait pu rester un simple point d'exclamation dans la phrase interminable qui a commence děs sa naissance. Mais l'orteil est lá, de chaque cóté du visage, á poser l'interrogation qui, sans elle, resterait en suspens dans les yeux. Alors, le regard s'envole vers la réponse. Les cils sont ses ailes, mais c'est la pointe du nez qui montre la voie. S'il la raměne, la colonne vertébrale, dressée et frissonnante, portera la téte en triomphe. Et si le regard ne revient pas . S'il se met á fuir avec le sens des choses ? Ma pensée, désorientée, se lance aussitót á leur poursuite et je me surprends á mon tour á courir derriěre sans parvenir á la rattraper. 17 Voici maintenant un extrait de « La voix de Personne », toujours aux editions Lettres Vives. Ce livre a ete ecrit, alors que j'habitais Paris, dans le XVe arrondissement. Je disposais d'une terrasse qui donnait sur un jardin. Du cote droit, un hotel deployait une vaste facade trouee de fenetres, celles des chambres. En face, un peu en biais, il y avait un grand mur et quelques arbres. Plus loin, je voyais la montee d'escalier d'un immeuble. Je venais souvent sur cette terrasse, laissant l'ecriture jaillir dans ma tete, melant le reel, l'imaginaire et la memoire. Je vais donc vous lire la derniere partie qui va s'accelerant pour, a la fin, s'epanouir en une seule phrase : « Alors la nuit, avec un rire espiegle, releve sa jupe et je vois que sa peau est blanche ». C'est comme cela que ca commence, par presque rien. Soudain la nuit est femme, avec ses grandes echancrures ouvertes sur la vie et sur la mort, avec son decollete d'africaine donnant sur la savane brulee et ses longs cils offrant un horizon a l'invisible, nuit des enlacements et des etreintes, ouvertes a coups de reins et de mots, cris et larmes meles, et ce quelque chose qui sort de soi pour s'epanouir en etoile dans le cceur de l'autre ! J'imagine tres precisement ses jambes, si fragiles aux pieds et aux chevilles, si peu en contact avec le sol, et qui s'elancent avec les mollets et les cuisses vers cette autre terre que dessine le ventre. Et cela tourbillonne autour du sexe et de l'anus, s'etrangle un peu au niveau des hanches avant de retrouver de l'ampleur avec les epaules rejetees en arriere pour projeter les seins en avant avec insolence, proue paree pour l'abordage, alors que le cou, se faisant prudent, etire son doute avec la tete, par l'interrogation de la bouche, des yeux et des sourcils tandis que la reponse s'enfuit par la chevelure ruisselant en cascade sur les reins et les fesses, le sens brusquement precipite au sol et se perdant dans la nuit sans laisser de trace, jupe aussitot rabattue. 18 La femme est nuit. De nouveau la nuit est nuit. J'aurais aime raconter sa legende, mais comment dire l'epopee de la nuit ? Il faudrait donner de la voix dans la voilure et larguer les amarres sans se retourner, sans port et sans attache, sans memoire, voguant incognito sur le vaste ocean noir du verbe, non pour decouvrir de nouveaux paysages mais pour les effacer tous d'un simple revers de vagues. Pourtant, ce n'est qu'une petite voix qui sort de ma bouche pour dire la nuit, une toute petite voix pour une toute petite nuit, celle qui vient ici tous les soirs, seulement un peu plus tot ou un peu plus tard selon les saisons et qui s'installe lentement, par petites touches de plus en plus foncees au fur et a mesure que le temps passe, y compris dans ma conscience qui se voudrait clarte absolue mais qui n'est rien sans ce point noir qui s'incruste dans le dedans comme une piqure de guepe et qui attise. C'est une nuit tombee du ciel, comme nous, et qui s'etonne a chaque crepuscule d'etre de nouveau la dans les recoins parmi les poubelles, rejetee dans les arriere-cours, souvent a l'affut, tapie dans l'ombre en quelque sorte et guettant, tel un chat de gouttiere levant la griffe, pret a l'abattre sur l'intrus qui chercherait a envahir son territoire, a lui imposer ce qu'il croit etre la lumiere, celle des hommes, fatalement etriquee, comme pour donner du sens a la nuit, alors qu'au contraire c'est la nuit, dans ce qu'elle a de plus obscur et d'incomprehensible, qui eclaire le sens. La voici rodant autour de la fenetre d'en face, prenant appui sur les rebords pour mieux faire ressortir la clarte de la piece et avec elle ces scintillements d'objets banals, de gestes ordinaires qu'on aurait a peine vus en plein jour et qui, ainsi debusques, s'illuminent soudain : un verre a la main, la femme se leve et se dirige vers la glace, s'observe attentivement sous tous les angles, essayant des mimiques, defiant peut-etre son image, avant de retourner s'asseoir sur le bord du lit, pensive, et ce mouvement dans l'espace de la chambre, a la fois erotique et quelconque, reste comme 19 en suspens, diamant de 1'éphéměre dans son écrin de nuit, un soupcon de presence, la presence d'un soupcon, dans le néant. Et on est lä ä cet instant, un peu en biais tout de méme par rapport ä la scene, quelque part dans l'espace et le temps. On ne sait d'ailleurs pas ce que c'est, mais on est lä dans ca, sans l'avoir choisi, ä tenter de dire sa propre presence, sans étre complětement sür de cette presence. C'est une impression assez vague, on ne sait pas tout ä fait quoi. On n'en a pas vraiment conscience, mais de toute facon on est ici pour quelque temps, ä jouer avec le monde ou ä le subir. On peut rester dans son coin comme si on avait peur d'entrer en scene. Pour quelle piece injouable ? Le plus souvent on finit par s'avancer quand méme, en maugréant, en titubant, sans savoir quelle force nous pousse ä aller de l'avant, avec d'autres voyageurs tout aussi démunis et perdus, se demandant eux aussi ce qu'ils font lä, en exil, mais sans lieu d'origine, pressentant obscurément qu'ils ne viennent pas d'ailleurs, qu'il n'y a pas d'ailleurs. On sait seulement qu'il faut y aller, sans savoir ou, que le temps est plus court que l'espace et qu'il viendra un jour couper la route, que la mort finira par casser le voyage et ce sera alors comme si nous n'avions jamais existé. Il ne restera rien pour la memoire au bout du compte, pour personne : on était venu lä presque par inadvertance, par la grace d'un spermatozoíde plus fort ou plus malin, peut-étre plus séducteur que les autres. C'est donc ca la vie, tout ce rien ? Ce tout petit bruit pour rien, jeté en pure perte dans l'immensité, pour dire simplement qu'on existe méme si personne n'écoute. Ce petit bruit, cette petite voix qui me vient aux lěvres, comme la saveur désabusée de toutes choses, la voix de personne. Il reste bien un peu de «je» dans l'intonation quand au fil des saisons je regarde l'arbre, la nuit, le ciel. Quand je te regarde, moi qui n'ai jamais su dire je t'aime. Le vent le dit tellement mieux quand il passe en frisson sur ta peau. C'est le vent des grands larges. Il vient avec la marée montante dans l'estuaire de tes cuisses, y apportant les embruns et avivant ce parfum 20 d'algues qui me prend aussitot a la gorge. Entends-tu ce murmure ? Sens-tu ce souffle sur tes levres ? A maree basse, la mer deplie ses jambes et, en se decouvrant, revele de nouveau ce chemin qui mene a l'Ile Callot, a travers sable et rochers. C'est par-la que tu marches. De chaque cote, les vagues provisoirement soumises s'inclinent et t'abandonnent l'etroit passage. Leur clapotis autour de tes chevilles fait echo au ruissellement de tes cheveux et a l'eclat de ton rire, mais le balancement de tes hanches, c'est pour moi seul, dans un dernier regard, alors que l'ocean commence deja, par un lent et vaste deploiement, a reprendre son territoire, en effacant nos traces. Ce n'etait donc qu'un feu de broussaille, avec quelques crepitements. Le vent a disperse la braise. Me voici de nouveau face au mur, avec sur les levres un gout de cendre. O peuple invisible qui hante mes nuits et qui n'a plus rien a dire ! Meme la petite voix ne m'appartenait pas. Elle m'a quitte, elle s'en est allee parmi le monde. Qui parle maintenant dehors, d'une voix aussi minuscule ? Qui appelle dans le desert ? Qui cherche a renouer l'alliance ? Je suis aux aguets. Je regarde, j'ecoute. J'ecoute la rumeur qui monte des choses. La pensee vide, j'entre en resonance. La parole peut jaillir d'une simple motte de terre ou d'un reflet dans la vitre. Ce ne seraient d'abord que des murmures epars, des chuchotements qui lentement se rassembleraient et finiraient par former un debut de phrase encore balbutiante. Puis, de ruisseau, la petite voix deviendrait riviere et fleuve. Chargee d'alluvions, peut-etre de pepites, la phrase prendrait de l'ampleur, se laisserait porter par le courant jusqu'a la haute mer. Dans les remous de la langue ainsi forgee, l'ecriture du monde serait fragile et menacerait a chaque instant de se noyer, de sombrer dans l'abTme, mais chaque fois elle se redresserait avec la vague, s'elancant en biais dans la lumiere vers un point de toute facon innommable, une ponctuation pour le silence. 21 La femme monte l'escalier, sa jupe courte permet d'apercevoir, dans un tourbillon de peau blanche, la jambe legerement posee en arriere sur la marche et qui s'etire langoureusement, tandis que l'autre, pliee, reste dissimulee sous l'etoffe, ne voulant pas montrer a autrui la crispation qui la propulse vers la prochaine etape ou ce sera a son tour d'etre en retrait, soudain lascive et offerte, et ainsi par alternance jusqu'au dernier etage de l'immeuble ou la femme cherchera sa cle dans l'ecrin noir d'un sac a main, ouvrant la porte et, dans ce mouvement, poussant une autre porte plus secrete qui donne sur un ailleurs imprevisible, ce n'est pourtant que la vie, toute la vie, immediate et lointaine, avec son frissonnement qui parvient meme a exalter les herbes du jardin subitement dressees, turgescentes, a faire vibrer leurs bords coupants en une musique etrange et sensuelle qui s'eleve dans la nuit complice jusqu'a la fenetre de la chambre derriere laquelle la femme, n'envisageant a aucun moment de tirer les rideaux, se donnant a voir a travers la legerete du voilage, se dirige en diagonale sur le damier injouable du parquet vers le miroir pour y decouvrir son visage sous un angle qu'elle ne connaissait pas, c'est comme si elle avait d'un seul coup arrache le voile et qu'elle se voyait nue pour la premiere fois, allant maintenant a sa fenetre, l'ouvrant et regardant de la meme facon, non pas l'etoile mais le monde comme s'il venait de naTtre, dans la lumiere primitive d'un verbe inconnu qui en est encore a son balbutiement et qui rassemble dans le jardin des fragments de voix, des bribes de sens, des vertiges, de la poussiere de temps, tous ces petits riens entrecoupes de silences, tous ces silences relies entre eux par le silence, tout ce silence a jamais seul et que rien ne relie mais que la voix porte en echo dans chaque mot, devinant, la femme, qu'elle n'est elle-meme, ainsi penchee a la balustrade, qu'un moment seulement plus intense, plus exalte, du deploiement de cette phrase, presente en cet instant et a cet endroit comme un phare qui eclaire par intermittence le vaste ocean de la nuit, traduisant la sourde menace du non-dit en signaux que se renvoient les 22 choses et qui les tiennent en alerte, la femme se penchant et se tournant d'abord vers l'arbre, le regard embue, nostalgique, se souvenant peut-etre du temps ou elle s'identifiait a une des branches femelles, amoureuse du vent nomade qui la soulevait et l'emportait, imaginait-elle, jusqu'au firmament ou elle dansait, dansait jusqu'a l'aube avec le ciel, tandis que le vieux tronc rugueux, ainsi delaisse, se contractait encore davantage, cherchant refuge par ses racines dans le sol natal comme on s'accroche a des certitudes, croyant tenir le centre dans le nulle part du monde et retrouver de cette facon une emprise sur tout ce qui bouge et tourbillonne, mais finalement vaincu dans sa profondeur hautaine et inaccessible, rejete de toutes les sensations dont la femme, toujours penchee a la fenetre, se fait maintenant l'echo, appelant toutes les voix eparpillees dans l'obscurite, toutes les voix declassees et oubliees, celles qui dormaient parmi les choses ou que nul n'entendait, les exhortant a monter jusqu'a elle avec le vent par vagues successives pour les rassembler en une phrase unique dont elle est en partie l'inspiratrice, montrant d'un geste a la fois solennel et desinvolte une direction dans la nuit qui commence a palir, portant deja en maints endroits les stigmates blanchatres de l'aurore, la femme relancant plus loin le voyage, quelque part la-bas dans le matin de tous les possibles, puis voici soudain qu'elle se tourne vers moi, toujours debout sur ma terrasse, heroique et vain face au mur, qu'elle m'appelle a mon tour d'un bout a l'autre du jardin, cherchant sans doute a m'entratner dans le chant qui monte du limon de la terre mais n'y parvenant pas, ne trouvant pas de prise en moi pour me faire basculer dans l'errance, elle ecoute alors une derniere fois la rumeur de la nuit qu'elle a elle-meme suscitee et que le vent emporte vers le petit jour puis, se desinteressant de cette langue nouvelle partie a la decouverte d'un nouveau monde, elle referme brusquement la fenetre et tire les rideaux, se retirant, sinon dans la transcendance, du moins dans cette marge que la vie s'invente a cote des choses comme un espace de resistance, peut-etre s'est-elle allongee sur le 23 lit et fait-elle l'amour, ramassant la phrase en un cri unique ecrit avec le souffle a meme la peau, en dehors des pages, peut-etre s'est-elle endormie, rejoignant par le reve, dont elle n'aura au reveil qu'un souvenir vague, la horde du verbe issue du chaos des choses, la guidant au milieu des tempetes vers le point de l'aube ou le soleil apparaTt, porteur d'un sens lumineux qui vient se baigner dans les vagues de la langue, peut-etre au contraire a-t-elle choisi plutot de sombrer sans remords dans un sommeil profond aux confins du silence, me laissant de tout facon seul face a l'incomprehensible, comme si j'avais ete condamne a chercher toute ma vie une traduction impossible, tandis que des oiseaux, a peine eveilles, rassemblent leurs ailes et leurs cris au-dessus de ma tete et tourbillonnent un peu hagards dans la lumiere naissante, tournant jusqu'au vertige dans mon regard autour de la pupille dilatee qui a su retrouver et garder intacte l'illumination de la nuit. 24 25