René Maran (1938), Paris, Albin Michel, p 19-20 I Laissant un faible amas de cendres chaudes encore, le feu de garde qu’on a accoutumé d’allumer chaque soir s’est lentement consumé au cours de la nuit. Le mur circulaire de la case suinte de tous ses pores. Une confuse clarté filtre par le porche servant d’huis*. Sous le chaume* grouille, discret, continu, le travail des termites, forant, à l’abri de leurs galeries en terre brune, le faîtage de la toiture basse et déclive* qui les protège de l’humidité et du soleil. Dehors, les coqs chantent. A leur « kékérékés » se mêlent le chevrotement des cabris sollicitant du mufle le sexe de leurs femelles, le ricanement des toucans, puis, là-bas, au fort de la haute brousse, le long des rives de la Pombo et de la Bamba, le hochement rauque des enfants de Bacouya, le singe à gueule de chien. Le jour vient. Le grand chef Batouala, Batouala, le mokoundji de tant de villages, percevait parfaitement ces rumeurs, malgré la somnolence où il se complaisait. Il bâillait, avait des frissons, s’étirait. Lui fallait-il se rendormir ? Lui fallait-il se lever ? Se lever ! Par N’Gakoura, pourquoi se lever ? Il ne tenait pas à le savoir, dédaigneux qu’il était des résolutions simples à l’excès ou à l’excès compliquées. Or ne lui fallait-il pas faire un immense effort rien que pour se mettre sur pied ? Il était le premier à convenir que la décision à prendre pouvait paraître de la plus extrême simplicité aux hommes blancs de peau. Il trouvait, quant à lui, la chose infiniment plus difficile qu’on ne croyait. D’ordinaire, réveil et travail vont de pair. Robuste, membru, excellent marcheur, il ne se connaissait pas de rival au lancement du couteau de jet ou de la sagaie*, à la course ou à la lutte. On renommait, du reste, sa force légendaire, d’un bout à l’autre du pays banda. Ses exploits, qu’ils fussent amoureux ou guerriers, son habilité de vaillant chasseur et sa fougue se perpétuaient en une atmosphère de prodige. Et quand Ipeu, la lune, gravitait parmi le ciel planté d’étoiles, il n’était pas rare que l’on chantât les prouesses du grand mokoundji Batouala jusque dans les plus lointains villages m’bis, dakpas, dakouas et la’mbassis, cependant que les sons discordants des balafons et des koundés s’unissaient au tam-tam des li’nghas sonores et vides. LEXIQUE Huis : porte d’une maison Chaume : paille qui couvre le toit des maisons Déclive: en pente Sagaie : Lance, javelot Balafon instrument de musique africain (Chapitre 5) Aux clameurs et à la bousculade indicibles, succéda une stupeur formidable et brusque. Puis, dans un silence, tout à coup, un cri monta : - Le commandant !… Le commandant !… Ce fut un sauve-qui-peut général vers les villages. - Le commandant !… Le commandant !… Le bruit multiplié de cette multitude en fuite décrut peu à peu. Parmi les débris de toutes sortes, les foyers, les victuailles, les pagnes, il ne demeurait qu’un vieillard qui paraissait dormir profondément, appuyé contre l’un des li’nghas. - Ine… deille !… Ine… deille !…, Ine… deille !… A droite !… att… Un roulement de crosses sur le sol. Les tourougous du poste de la Bamba étaient de retour. -Ixe ! commanda le sergent Silatigui Konaté. Et, après un temps : - Po ! Le commandant arrivait, au petit trot de son m’barta, qui se mit à hennir, sentant l’écurie toute proche. « A doite !… lignement, commanda encore Silatigui. - Que siginfie ce barouf, Sandoukou ? damanda le commandant, appelant le sergent par son surnom indigène. D’où provient ce boucan que j’entendais, il n’y a qu’un moment ? - Ma commandant, Boula y’en a faire couillon trop. Alors m’bis et son camarade y’en a beaucoup contents vinir au poste saouler son gueule. Les hommes m’y en a dire tout à l’heure sur la route comme ça. - Bon. Parfait. Tous les chefs m’bis, et pas plus tard qu’aujourd’hui, devront payer chacun cent francs d’amende. Sinon, gare à la prison, la chicotte et la barre ! - Bien, ma commandant. - Et quel est ce salaud de nègre qui dort là ? - Ça, y’en a Batouala son père. - Et que fout-il là, cet abruti ? - Moi y’en a croire lui crévé fini, passé qué lui y’en a boire kéné pacaille. Tu voir pas bouteilles pernod son côté ? - Une crapule de moins. Moins on en aura, mieux ça ira. Ceci dit, il faut que Batouala vienne prendre au plus vite sa charogne de vieux père. Et cette andouille de Boula ? Où est ce veau à trois pattes de Boula ? Ah ! le voici. Bonjour Kouloungoulou ! B’jour, m’sieu ! Sale frappe, va ! Je ne sais pas ce qui me retient d’amocher ta large petite gueugueule en or ! Ça viendra. En attendant, pour t’apprendre à trop bien garder le Poste en mon absence, et à y laisser régner la pagaille, veux-tu permettre que je te fasse matabiche de quinze jours de prison dont huit sans solde ? Et maintenant, allez, ouste ! que l’on décampe, raclure de fiente ! Et encore, je te flatte ! Môssieur est mécontent ? Non ? Sans cela, Môssieu Boula n’a qu’à aller se plaindre au Gouverneur. Et le Gouverneur, s’il court aussi vite que je l’empapaoute !… Silatigui !… repos pour tout le monde. Aujourd’hui, campos. Dimanche. Je vais en écraser. Je en veux être dérangé par personne. Telle est la consigne. Compris ? Rompez. » Dans la brume épaisse survenue, les koungbas coassaient. C’était le petite jour, un petit jour de saison sèche.