Présentation de l’extrait Depuis l’ère des Indépendances, la république de la Côte des Ebènes est en proie à de profonds bouleversements. Fama, prince déchu de la lignée des Doumboya, respecte malgré tout la tradition des anciens. Il organise les processions funéraires et prie Allah pour que sa femme, la belle Salimata, lui donne enfin un enfant. Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances, Le Seuil, Paris, 1970, p 9 1. Le molosse et sa déhontée façon de s'asseoir Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n'avait pas soutenu un petit rhume... Comme tout Malinké, quand la vie s'échappa de ses restes, son ombre se releva, graillonna, s'habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. Sur des pistes perdues au plein de la brousse inhabitée, deux colporteurs malinké ont rencontré l'ombre et l'ont reconnue. L'ombre marchait vite et n'a pas salué. Les colporteurs ne s'étaient pas mépris : « Ibrahima a fini », s'étaient-ils dit. Au village natal l'ombre a déplacé et arrangé ses biens. De derrière la case on a entendu les cantines du défunt claquer, ses calebasses se frotter ; même ses bêtes s'agitaient et bêlaient bizarrement. Personne ne s'était mépris. « Ibrahima Koné a fini, c'est son ombre », s'était-on dit. L'ombre était retournée dans la capitale près des restes pour suivre les obsèques : aller et retour, plus de deux mille kilomètres. Dans le temps de ciller l'oeil ! Vous paraissez sceptique ! Eh bien, moi, je vous le jure, et j'ajoute : si le défunt était de caste forgeron, si l'on n'était pas dans l'ère des Indépendances (les soleils des Indépendances, disent les Malinkés), je vous le jure, on n'aurait jamais osé l'inhumer dans une terre loin- Cet extrait est l’incipit de l’œuvre. Portez votre attention sur l’usage du français : que pouvez-vous dire ? Par opportunisme plus que par conviction, Fama a lutté contre la colonisation française et au moment venu, il a attendu la récompense. Hélas, il a dû se contenter de « la carte nationale d’identité et de celle du parti unique », seules gratifications qui lui soient échues. À ces déconvenues politiques s'ajoutent des malheurs domestiques car Salimata, l'épouse « à la senteur de goyave », se dessèche dans une inexorable stérilité, en dépit des bizarres pratiques de sorcellerie dont elle accompagne les étreintes conjugales. Maintenant naissaient dans les rues et les feuillages les vents appelant la pluie. Le coin du ciel où tantôt couraient et s'assemblaient les nuages était gonflé à crever. De brefs miroitements embrassaient et secouaient. Fama déboucha sur la place du marché derrière la mosquée des Sénégalais. Le marché était levé mais persistaient des odeurs malgré le vent. Odeurs de tous les grands marchés d'Afrique : Dakar, Bamako, Bobo, Bouaké ; tous les grands marchés que Fama avait foulés en grand commerçant. Cette vie de grand commerçant n'était plus qu'un souvenir parce que tout le négoce avait fini avec l'embarquement des colonisateurs. Et des remords ! Fama bouillait de remords pour avoir tant combattu et détesté les Français un peu comme la petite herbe qui a grogné parce que le fromager absorbait tout le soleil ; le fromager abattu, elle a reçu tout son soleil mais aussi le grand vent qui l'a cassée. Surtout, qu'on n'aille pas toiser Fama comme un colonialiste ! Car il avait vu la colonisation, connu les commandants français qui étaient beaucoup de choses, beaucoup de peines : travaux forcés, chantiers de coupe de bois, routes, ponts, l'impôt et les impôts, et quatre-vingts autres réquisitions que tout conquérant peut mener, sans oublier la cravache du garde-cercle et du représentant et d'autres tortures. Mais l'important pour le Malinké est la liberté du négoce. Et les Français étaient aussi et surtout la liberté du négoce qui fait le grand dioula, le Malinké prospère. Le négoce et la guerre, c'est avec ou sur les deux que la race malinké comme un homme entendait, marchait, voyait, respirait, les deux étaient à la fois ses deux pieds, ses deux yeux, ses oreilles et ses reins. La colonisation a banni et tué la guerre mais favorisé le négoce, les Indépendances ont cassé le négoce et la guerre ne venait pas. Et l'espèce malinké, les tribus, la terre, la civilisation se meurent, percluses, sourdes et aveugles... et stériles. C'est pourquoi, à tremper dans la sauce salée à son goût, Fama aurait choisi la colonisation et cela malgré que les Français l'aient spolié, mais avec la bénédiction de celui qui... Parlons-en rapidement plutôt. Son père mort, le légitime Fama aurait dû succéder comme chef de tout le Horodougou. Mais il buta sur intrigues, déshonneurs, maraboutages et mensonges. Parce que d'abord un garçonnet, un petit garnement européen d'administrateur, toujours en courte culotte sale, remuant et impoli comme la barbiche d'un bouc, commandait le Horodougou. Évidemment Fama ne pouvait pas le respecter ; ses oreilles en ont rougi et le commandant préféra, vous savez qui ? Le cousin Lacina, un cousin lointain qui pour réussir marabouta, tua sacrifices sur sacrifices, intrigua, mentit et se rabaissa à un tel point que... Mais l'homme se presse, sinon la volonté et la justice divines arrivent toujours tôt ou tard. Savez-vous ce qui advint ? Les Indépendances et le parti unique ont destitué, honni et réduit le cousin Lacina à quelque chose qui ne vaut pas plus que les chiures d'un charognard. Après le marché, l'avenue centrale conduisait au cimetière et au-delà à la lagune qui apparaissait au bout chargée de pluies compactes. Cette avenue centrale, Fama la connaissait comme le corps de sa femme Salimata ; cette avenue parlait et du négoce et de l'agitation anticolonialiste. Mais au fond, qui se rappelait encore parmi les nantis les peines de Fama ? Les soleils des Indépendances s’étaient annoncés comme un orage lointain et dès les premiers vents Fama s'était débarrassé de tout : négoce, amitiés, femmes pour user les nuits, les jours, l'argent et la colère à injurier la France, le père, la mère de la France. Il avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation. Cette période d'agitation a été appelée les soleils de la politique. Comme une nuée de sauterelles les Indépendances tombèrent sur l'Afrique à la suite des soleils de la politique. Fama avait comme le petit rat de marigot creusé le trou pour le serpent avaleur de rats, ses efforts étaient devenus la cause de sa perte car comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher, les Indépendances une fois acquises, Fama fut oublié et jeté aux mouches. Passaient encore les postes de ministres, de députés, d'ambassadeurs, pour lesquels lire et écrire n'est pas aussi futile que des bagues pour un lépreux. On avait pour ceux-là des prétextes de l'écarter, Fama demeurant analphabète comme la queue d'un âne. Mais quand l'Afrique découvrit d'abord le parti unique (le parti unique, le savez-vous ? ressemble à une société de sorcières, les grandes initiées dévorent les enfants des autres), puis les coopératives qui cassèrent le commerce, il y avait quatre-vingts occasions de contenter et de dédommager Fama qui voulait être secrétaire général d'une sous-section du parti ou directeur d'une coopérative. Que n'a-t-il pas fait pour être coopté ! Prier Allah nuit et jour, tuer des sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puits ; et ça se justifiait ! Les deux plus viandes et gras morceaux des Indépendances sont sûrement le secrétariat général et la direction d'une coopérative... Le secrétaire général et le directeur, tant qu'ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l'argent du monde sans qu'un seul œil ose ciller dans toute l'Afrique. Mais alors, qu'apportèrent les Indépendances à Fama ? Rien que la carte d'identité nationale et celle du parti unique. Elles sont les morceaux du pauvre dans le partage et ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. Il peut tirer dessus avec les canines d'un molosse affamé, rien à en tirer, rien à sucer, c'est du nerf, ça ne se mâche pas. Alors comme il ne peut pas repartir à la terre parce que trop âgé (le sol du Horodougou est dur et ne se laisse tourner que par des bras solides et des reins souples), il ne lui reste qu'à attendre la poignée de riz de la providence d'Allah en priant le Bienfaiteur miséricordieux, parce que tant qu'Allah résidera dans le firmament, même tous conjurés, tous les fils d'esclaves, le parti unique, le chef unique, jamais ils ne réussiront à faire crever Fama de faim... La pluie avait monté l'avenue jusqu'au cimetière, mais là, soufflée par le vent, elle avait reculé et hésitait à nouveau, mais déjà des éclaircies brillaient sur la lagune et le cimetière se dégageait. Le cimetière de la ville nègre était comme le quartier noir : pas assez de places ; les enterrés avaient un an pour pourrir et se reposer ; au-delà on les exhumait. Une vie de bâtardise pour quelques mois de repos, disons que c'est un peu court ! Fama passa deux boutiques de Syriens à droite, une troisième à gauche, mais avec un petit sourire narquois contourna celle d'Abdjaoudi. Ce bâtard d'Abdjaoudi, quand sombra le négoce, ne trouva pas mieux que de s'installer usurier. Fama lui fit lécher comme à un âne du sel gemme, et s'endetta jusqu'à la gorge et même au-dessus de la tête tant que le Syrien lui fit confiance. Et quand la confiance s'ébranla, il l'exhorta à prier Allah afin que lui Fama arrive à s'acquitter, car par ces durs soleils des Indépendances, travailler honnêtement et faire de l'argent tient du miracle, et le miracle appartient à Allah seul qui par ailleurs distingue le bien du mal. Fama tourna à gauche ; la mosquée des dioulas était là. Les bas-côtés grouillaient de mendiants, estropiés, aveugles que la famine avait chassés de la brousse. Des mains tremblantes se tendaient mais les chants nasillards, les moignons, les yeux puants, les oreilles et nez coupés, sans parler des odeurs particulières, refroidissaient le cœur de Fama. Il les écarta comme on fraie son chemin dans la brousse, sauta des tronçons et pénétra dans la mosquée, tout envahi par la grandeur divine. La paix et l'assurance l'arrosèrent. D'un pas souple et royal il marcha jusqu'à l'escalier, monta dans le minaret, au sommet s'arrêta et cria de toute sa force, de toute sa gorge l'appel à la prière. Il cria plusieurs fois ; la journée avait été favorable, il avait quelque chose en poche et à ses pieds des fourmis de malheureux, et en pensant, un subit contentement le souleva, et sur la pointe des pieds il se dressa pour crier plus haut, plus fort, pour voir plus loin. Du côté de la lagune, le quartier nègre ondulait des toits de tôle grisâtres et lépreux sous un ciel malpropre, gluant. Vers la mer, la pluie grondante soufflée par le vent revenait, réattaquait au pas de course d'un troupeau de buffles. Les premières gouttes mitraillèrent et se cassèrent sur le minaret. Fama redescendit dans la mosquée. Un vent fou frappa le mur, s'engouffra par les fenêtres et les hublots en sifflant rageusement. Les mendiants entassés dans l'encoignure s'épouvantèrent et miaulèrent d'une façon impie et maléfique qui provoqua la foudre. Le tonnerre cassa le ciel, enflamma l'univers et ébranla la terre et la mosquée. Dès lors, le ciel, comme si on l'en avait empêché depuis des mois, se déchargea, déversa des torrents qui noyèrent les rues sans égouts. Sans égouts, parce que les Indépendances ici aussi ont trahi, elles n'ont pas creusé les égouts promis et elles ne le feront jamais ; des lacs d'eau continueront de croupir comme toujours et les nègres colonisés ou indépendants y pataugeront tant qu'Allah ne décollera pas la damnation qui pousse aux fesses du nègre. Bâtards de fils de chien ! Pardon ! Allah le miséricordieux pardonne d'aussi malséantes injures échappées à Fama dans la mosquée ! Fama se ressaisit et se boucha les oreilles au vacarme, orages et torrents, et l'esprit aux excitations des bâtardises et damnations nègres et se livra tout entier à la prière. Par quatre fois, il se courba, s'agenouilla, cogna le sol du front, se releva, s'assit, croisa les pieds. La prière comportait deux tranches comme une noix de cola : la première, implorant le paradis, se récitait dans le parler béni d'Allah : l'arabe. La seconde se disait tout entier en malinké à cause de son caractère tout matériel : clamer sa reconnaissance pour la subsistance, la santé, pour l'éloignement des malchances et malédictions noircissant le nègre sous les soleils des Indépendances, prier pour chasser de l'esprit et du cœur les soucis et tentations et les remplir de la paix aujourd'hui, demain et toujours. La santé et la nourriture, Fama les possédait (louange à Allah !) mais le cœur et l'esprit s'étiolaient parce que sevrés de la profonde paix et cela principalement à cause de sa femme Salimata. Salimata ! Il claqua la langue. Salimata, une femme sans limite dans la bonté du cœur, les douceurs des nuits et des caresses, une vraie tourterelle ; fesses rondes et basses, dos, seins, hanches et bas-ventre lisses et infinis sous les doigts, et toujours une senteur de goyave verte. Allah pardonne Fama de s'être trop emporté par l'évocation des douceurs de Salimata ; mais tout cela pour rappeler que la tranquillité et la paix fuiront toujours le cœur et l'esprit de Fama tant que Salimata séchera de la stérilité, tant que l'enfant ne germera pas. Allah ! fais, fais donc que Salimata se féconde !... Dehors la pluie continuait de se déverser, les éclairs de scintiller et là-dedans les mendiants de se serrer et jurer. Ahmadou KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, © Éditions du Seuil, 1970, p 22-28. Questions : * Lisez attentivement le texte * Etudiez l’espace et le temps * Etudiez le personnage Fama