Chamoiseau Chronique des septs misères Messieurs et dames de la compagnie, les trois marchés de Fort-de-France (viandes, poissons, légumes) étaient, pour nous djobeurs, les champs de l'existence. Une manière de ciel, d'horizon, de destin, à l'intérieur de laquelle nous battions la misère. En vous confiant qui nous étions, aucune vanité n'imprégnera nos voix : l'histoire des anonymes n'ayant qu'une douceur, celle de la parole, nous y goûterons à peine. Riches seulement d'une brouette et de son maniement, nous ne cultivions rien, ne péchions rien, n'apportions rien. Et notre participation à la vie du marché n'avait point, comme pour les tôles du toit, les grilles ou le ciment des établis, la confortable certitude d'y être indispensable. Dès l'instant où la marchande eut des paniers trop lourds, apparurent les djobeurs, d'abord pour l'aimable coup de main, puis le service de chaque jour que la marchande payait en fin de journée, selon son cœur. Cela s'inscrivit bientôt dans un savoir-faire dont les règles se transmirent. Comment connaître qui furent nos pères? Ils avaient certainement, comme beaucoup mais sans doute avec moins de talent, quitté la boue des plantations en vue d'affronter l'existence sur le ciment de la ville, moins propice aux dérapages. Ils durent, dans leur errance d'exil, s'habituer à venir gober les mouches là où il y avait grande vie et la présence rassurante de leurs campagnes natales : les places de marché. On vit les nœuds de leurs bras. La vigueur de leurs cuisses. On les sollicita pour tel et tel service, telle commission à charrier vers untel - merci -beaucoup... On les appela afin de maîtriser les bœufs, rattraper les cochons, déplacer les bourriques obstinées. Ils se bâtirent et nous héritâmes de leur science, imperceptible, mais qui déjà nous distinguait des nègres inaptes, ceux qui n'ont d'industrie que le battement de leur cœur. Transporter des paniers de marchandes, les produits à exposer sur des nappes de madras, leur ramener une la-monnaie, rendre de menus services en échange de quelques sous, c'était la crème du djob – notre moyen d'existence. Mais nous avions si peu d'attaches que notre présence était presque impériale parmi ceux qui devaient, ancrés à leurs étals, plumer tant de misère pour mordre dans l'existence. Entre ces paniers de légumes, les jours n'avaient que peu d'éclat, aucune exaltation n'enflammait le regard, mais ici, dans les diverses périodes, la dèche affrontait ses meilleurs adversaires. Or, le meilleur de tous fut de tout temps Pipi, maître-djobeur, roi de la brouette, coqueluche des jeunes marchandes et fils de toutes les vieilles. Calebasse majeure, il recueillit en lui les bourgeons et la pulpe, et, comme une seule mangue dit les essences de l'arbre, ce qu'il fut nous le fûmes. Donc, manmaye ho! parler de nous rend inévitable et juste de vous parler de lui... l'envers. Cela stoppa net Anatole-Anatole qui, de retour, s'apprêtait à pointer. Le dorlis versa des larmes d'impuissance sur ce contre-charme invincible. Il quitta la case pour en informer son père, impuissant lui aussi. Revenu dans la chambre, il tourna sur lui-même, malheureux comme un crabe sans trou, jusqu'à ce que l'aube inopinée lui donnât cette gifle magistrale qu'elle réserve aux engagés * surpris par la lumière. Depuis, Anatole-Anatole eut une moitié de visage blanche comme une bougie Saint-Antoine et devint chauve d'un seul côté. Désormais épouvantable, il se dissimula sous un chapeau-bakoua aux ailes tombantes sur les oreilles et ne sortit plus du cimetière qu'à minuit, menant une hécatombe au mi tan des femmes endormies sans protection. Rassurée par l'efficacité de son contre-charme, Héloïse retrouva une partie de son ancienne sérénité. Presque heureuse, elle attribua la disparition de ses règles aux heures d'effroi traversées, et se consacra à ses ventes de glace et d’épices. Son ventre se réveilla, mais elle ne comprit pas tout de suite. Elle ne comprit pas non plus quand il prit la courbe d'une calebasse et que ses seins s'alourdirent comme sacs de sel. Elle ne crut pas davantage, tant c'était inconcevable, sa cliente la plus fidèle qui souvent lui disait entre deux paroles inutiles: Aaah Héloïse, je suis bien contente pour toi car te voilà en situation... Un jour, elle sentit la présence d'une vie étrangère dans ses entrailles. Cette sensation inattendue la projeta dans l'horrible certitude de porter un enfant d'Anatole-Anatole, nouveau grand dorlis du pays. Trop désemparée pour tenter de s'en débarrasser, elle s'enferma * Ce terme désignait en créole ceux qui avaient passé un contrat (valets de boucaniers, petits-blancs, immigrants indiens, congolais après l'abolition de l'esclavage). On était alors aux gages de quelqu'un, tant à l'époque on exécutait aveuglément les ordres du colon. Le terme est maintenant appliqué à ceux qui sont supposés obéir au diable en échange de quelque pouvoir. « Complot de nègres égal complot de chiens!» Fils du Diable en Personne, une cigarette Mélia à demi consumée à la fente de sa bouche, n'avait eu de cesse de marteler cette parole d'enrageaison depuis le devant-jour, avant même que les cabrouets d’ordures ne débarrassent La Levée des vestiges de la bamboche de la veille. Adossé au mur de l'Imprimerie Officielle, il baillait force coups de talon vengeurs, tout-à-faitement indifférent aux gouailleries d'une grappe de marmailles d'école qui décochaient des roches aux hautes branches des manguiers du boulevard. Il eut envie de leur gueuler «Respectez ^; ces pieds de bois, foutre ! ils ont plus d'âge sur leur ? tête que vos arrière-arrière-grands-parents », mais se ravisa. Le nègre d'aujourd'hui ne comprend plus le - poids de certaines choses, hon ! Le bougre surveillait d'un œil les quarante-quatre marches conduisant au Morne Pichevin et de l'autre le Carénage où s affairaient déjà porteuses de charbon, dockers et marins. Il ne pouvait admettre que ce campagnard l’ait couillonné, lui, le nègre d'En-Ville, qui n'était point une terre rapportée, une mangouste en dérade comme tous ceux qui s'infiltraient de nuit à Trénelle ou à Volga-Plage pour y bâtir des baraques en tôle, insoucieux de la boue et des maringouins. Quel que soit le chemin que prendraient ses deux pieds ce matin, il le barrerait et lui foutrait une volée dont on se souviendrait jusqu'à la fin des temps. « Complot de nègres égal complot de chiens ! » Il songea un instant à aller boire son décollage « Aux Marguerites des Marins » dans le secret espoir que le plat de la main d'Adelise l'effleurerait une fois de plus, comme par inadvertance, et qu'elle lui baillerait un petit morceau de sourire en s'excusant, mais il ne voulait laisser aucun chance à ce chien-fer de... comment s'appellait-il encore... ce Lablonsky ! Avec un nom pareil, il aurait dû se méfier de ce nègre si noir que bleu et dont les dents du devant étaient quasiment toutes pourries. Lablonsky, hon ! Pouvait pas porter le titre de Jean-Léandre, Lheureux ou Maximin comme tout le monde, tonnerre de braise ! À cette heure, il devait se vautrer dans les bras de Philomène, cette péripatéticienne dont les cheveux avaient, au sortir de la guerre, blanchi à l'unisson (allez savoir pourquoi, messieurs et dames.!) d'aucuns évoquent quelque déchirement amoureux) et auxquels la négraille vouait une sérénissime respectation. Au temps de l'antan, ce qui revient à dire avant le Tricentenaire, Fils du Diable en Personne n'aurait pas hésité une seconde à monter l'y déloger. Qu'on se souvienne du sort qu'il avait réservé à un certain Rénor, fier-à-bras de Grand-Rivière, qui au débarqué dans l'En-Ville, avait prétendu établir son Si Cestor Livènaj n'avait pas possédé ce pied de bananes-jaunes, il faut dire que personne ne l'aurait jalousé. Je ne veux pas malparlé[r], et si ma parole porte c est en toute innocence, car c'est parole lavée au silence de minuit, bien nettoyée, bien astiquée, et balancée avec la foi en Dieu. Mais enfin, tout de même, Cestor Livènaj n'avait pas de présentation. Les gens de notre quartier (d'un quartier d'en haut-bois, ou le vent s'acoquine à l'oiseau malfini) n’étaient pas des personnes à beaux-airs, mais à beau dire a beau faire, il y a un minimum de genre à déposer quand on existe sur terre: une chemise blanche pour balancer-descendre quand la messe sonne au bourg, une chaussure éclairée que l'on tient dans sa main haut par-dessus la boue, un chapeau escampé, un parapluie noir, un mouchoir parfumé d’eau de Cologne... toutes choses de rien mais qui, dans cette vie pas facile, sont le signe d'une personne qui affronte son destin dans l'axe d'un fil à plomb. Mais je parle je parle, et je ne dis pas la parole, et c'est toujours ça quand il faut décrire ce Cestor Livènaj. Au jour d'aujourd'hui, il n'est plus parmi nous mais lorsqu'il y était, bien vivant comme nous-mêmes, il ne se souciait ni de messe, ni d'enterrement, ni de vêpres, ni de sérénade quand les chanteurs montaient du bourg, ni de rien. Il ne se souciait pas d'enlever la boue d'au coin de ses orteils, ni de passer en quelque jour de repos un complet-syrien! A le voir, on l'aurait dit toujours en sueur dans les dégras de ses jardins que personne n'avait vus, mais qui semblaient se situer en direction de Morne-caco, juste après Fond-blanchi. Il ne prenait pas non plus le temps d'enlever ses cires de caca z'yeux ni de coiffer la paillasse qui lui baillait cheveux. À l'heure de quatre heures des dimanches après-midi, quand les manmans du quartier rassemblaient les manzelles entre leurs genoux pour leur natter des papillotes, lui Cestor Livènaj, criait de laisser leurs cheveux pousser en liberté comme les siens sur lesquels un chapeau-bakoua s'effondrait jusqu'au bord des sourcils. Sa paillasse menait un désarmement d'existence que tout un chacun pouvait constater quand, devant une personne estimée, Cestor Livènaj, poli comme caillasse de rivière, s'inclinait sous le poids d'un bonjour et soulevait son vieux chapeau jauni. Mais ce n'est pas tout dire, que cet habit de sueur et ce cheveu graine : il y avait que nostr'homme vivait seul comme mangouste dans une case en bois-bombe tressé selon une science obscure. Personne ne sentait cette case en élan contre la vie pour saisir le destin. C'était, je veux dire, une case « arrêtée » ; elle semblait vouloir se perdre dans le fond de terre rouge que les pluies ravinaient par endroits en longues — Neuf mois pour la — reconstruction du Grand Marché de Fort-de-France Textové pole: La municipalité de Fort de France a tranché : le grand marché de la rue Saint-Louis sera reconstruit, en dépit d'une valeur historique qui eût incité à le restaurer, Depuis quelques semaines, les marchandes ont évacué la bâtisse, pour une « résidence » à la Pointe-Simon offrant à leur goût moins de commodités, et l'on sait que ce transfert ne s'est pas effectué dans la plus grands sérénité. Mais il faut ce qu'il faut... En tout cas, ce déplacement du lieu du marché est le premier pas d'une opération qui devrait connaîtra son terme dans neuf mois : la reconstruction da l'édifice. Reconstruire au lieu de rénover ? La question vaut d'être posée car à l'évidence, la structure qui abritait jusqu'alors les marchandes est d'une architecture témoignant d'un contenu historique et à exagérer un peu l'on serait tenté de l'inclure dans le patrimoine foyalais. Certes, certes. Mais aux dires des responsables de la municipalité, une restauration dans un cas d'espèce où !a qualité du métal d'origine n'offre pas toute garantie de durer, ça serait peine perdue. On va donc reconstruire, mais à l'identique, précise-t’on. Les éléments de la construction future sont actuellement en fabrication au Canada. C’est la même entreprise qui a vendu à la ville de Fort-de-France le Grand Carbet du Parc Floral qui a été retenue... Le coût total de cette opération s'élève è 14 millions da francs; avec une participation de l'Etat à hauteur de 560 000 F et une subvention du Conseil Régional de 1,4 millions de francs. Textové pole: Journal France-Antilles Textové pole: NOTE DE L'ETHNOGRAPHE Aujourd'hui: plus un seul djobeur dans les marchés de Fort-de-France. Plus une seule brouette. Leur mémoire a cessé d'exister. Son ultime réceptacle, le vieux métal des grilles, n'était pas fait pour durer. Ceci pour vous dire, amis, de prendre bien soin de vous ; arrosez vos différences et soyez vigilants: seul l'ethnographe pleure les ethnocides insignifiants.