Résumé : La Pointe des Sables. Héritier d'une longue tradition, Papa Longoué entreprend de faire découvrir à Mathieu Béluse l'histoire de leurs origines. Aprés lui avoir rappelé les liens entre leurs familles, il remonte à l'arrivée du navire négrier, la Rose-Marie, qui arrive en 1788 à Fort-de-France, transportant les deux ancêtres qu'une sourde et violente rivalité oppose. On apprendra plus tard que l'un a permis la capture de l'autre, avant d'être lui-même emporté. Le vieillard s'étend longuement sur l'horreur du voyage et la traite. Les deux hommes sont vendus à deux propriétaires rivaux, La Roche et Senglis. Mais dés son arrivée sur la plantation de La Roche, l'esclave qui prendra le nom de Longoué s'enfuit dans un morne, libéré par une jeune femme, Louise, qui deviendra sa femme. L'autre esclave est acheté par Senglis pour servir, sur l'ordre de sa femme, qui est aussi la maîtresse de La Roche, à la reproduction, au "bel usage", par quoi il reçoit son nom de Beluse, tandis qu'une des deux femmes qui l'accompagnent est emmenée par un géreur, Targin. Longoué songe toujours, même aprés la naissance de son fils Melchior (en 1791), à se venger de Beluse. Il rencontre en 1798 La Roche qui remet à Longoué divers objets que se transmettront ses descendants. Le lecteur apprend également que Louise est la fille de La Roche, et que les descendants de Longoué auront la peau de plus en plus claire. Longoué a un second fils, Liberté, en 1792 et Beluse un fils, Anne, en 1794. Roche carrée. Melchior suit les traces de son pére, en devenant quimboiseur. Désirant la même femme que lui, Anne tue Liberté en 1831 et attendra une vengeance de Melchior. Ce dernier prend pour femme la fille d'un couple de marrons, dont il aura une fille (1833), Liberté, l'aïeule des Celat et un fils (1835), Apostrophe. Ce dernier vivra, à partir de 1858 avec Stéphanise, la fille de Anne Beluse, qui aura un frére en 1835, Saint-Yves, et qui partira défricher, aprés l'abolition de l'esclavage (1848) de nouvelles terres. La Roche meurt sur le Rose-Marie, venu livrer une cargaison clandestine d'esclaves, alors que des commis distribuent et imposent des noms aux esclaves libérés. Carême à la Touffaille. Installés à la Touffaille depuis 1820, les Targin subsistent péniblement. Le propriétaire Senglis cherche à récupérer cette terre pour y faire de l'élevage. En 1872, Stéphanise a un fils, Papa Longoué -le narrateur-, Saint-Yves engendre Zéphirin et en 1873, naît Edmée Targin, qui sera la compagne du dernier Longoué, à partir de 1890. Ils auront un fils, Ti-René, qui ne retiendra rien de l'héritage de son pére, quittera le morne et mourra pendant à la guerre, en 1915. Zéphirin aura un fils en 1891, Mathieu. Celui-ci aura lui-même un fils, Mathieu, en 1926. en 1905, les Targin sont partis s'installer dans les mornes. La Croix-mission. En 1935, Mathieu rencontre Papa Longoué pour la premiére fois. Il ne commencera ses visites réguliéres auprés de lui qu'en 1940, visites qui dureront jusqu'à la mort du dernier Longoué, en 1945. Il aura au dernier moment fait remettre à Mathieu les objets que conservaient les Longoué depuis le début, aprés en avoir éclairci le mystére. En 1946, Mathieu épouse Marie Celat (Mycéa). avait réellement débitées, lui, ou plutôt un autre,, un étranger inconvenant qui aurait pris sa place auprès du feu, frappant comme lui la pipe de terre contre la pierre la plus rapprochée ? Il s'étonnait d'un si long discours, et d'avoir pu l'écouter, à mesure qu'il le prononçait, sans impatience. Seigneur oui, c'était préférable une parole de temps en temps : chacun pouvait s'y retrouver. Bien mieux que dans le courant de tous ces mots trop raisonnes. L'orateur eut alors grand peur que Mathieu se moquât par-dessous ; il coula un regard inquiet vers le jeune homme : celui-ci était presque absent, tout fixé sur la ligne des bambous. Il rêvait. - Tu veux faire croire, murmura-t-il enfin, qu'il y avait une histoire, avant ? C'est ça que tu dis ? Ah ! Jeunesse... Il y a toujours une histoire, avant. Ils n'avaient pas hérité la haine, ils l'avaient apportée avec eux. C'était venu avec eux, sur toute la mer. Tu mets le manger, le feu, l'eau, juste comme il faut. Tu allumes. Tu attends que le vent monte jusqu'au toit de la case. Le vent monte, il passe comme une grande chaleur, et quand il est là-haut, c'est fini, ton feu est mort, la banane est cuite, tout à point. C'est ainsi. Ils sont venus sur l'océan, et quand ils ont vu la terre nouvelle il n'y avait plus d'espoir ; ce n'était pas permis de revenir en arrière. Alors ils ont compris, tout est fini, ils se sont battus. Comme une dernière parade avant de s'attabler à la terre ; pour saluer la terre nouvelle et glorifier l'ancienne, la perdue. Ils voulaient mettre peut-être un point final à leur histoire y ils ne désiraient pas se tuer, mais, si cela se trouve, seulement se couper un peu, pour que l'un d'eux puisse dire : « Tu marcheras dans ce pays nouveau mais tu ne seras pas intact ! Moi je suis intact ! » Et simplement s'arracher un bras, ou peut-être un œil ; pour que l'un crie à l'autre la victoire de la vieille haine sur la misère désormais promise. Comme si toute l'eau de la mer, depuis la dernière côte là-bas jusqu'aux végétations salies de cette rade, s'était dressée en muraille pour les pousser à ce combat, de même que ce vent d'un seul coup allume, flambe et éteint le charbon sous le canari de bananes. Car la haine voulait qu'ils vivent l'un et l'autre : non pas que celui-ci ou cet autre meure, mais que l'un des deux assiste impuissant au triomphe du second. Quel triomphe ? D'achever le voyage sans un soupir, d'entrer avec toute la force dans le pays inconnu, et surtout, surtout de savoir que l'autre ne serait rien qu'un infirme sur cette terre, qui ne pourrait jamais la posséder, jamais ne la chanterait ; que cela était l'œuvre du triomphateur ! Et le commandant monsieur Duchêne était certes capable de comprendre une pareille fureur : mais il connaissait le voyage, il ne soupçonnait pas que des haines pussent résister à la houle épouvantable du voyage ; que ces nègres sauraient encore trouver, non pas même la force mais le désir de se battre, après ces semaines de mort lente. Et il fut épouvanté d'une telle découverte : pensant du coup qu'il faisait vraiment commerce de bêtes, de bêtes fauves et non pas de dociles animaux domesticables. Mathieu voulut d'un geste chasser le vent contre ses tempes : le garçon ne consentait pas à de telles explications, il n'entendait pas accepter des raisons si claires, si propres. Mais le vent qui monte ne peut être chassé. ; - C'est cet arrivage, dit-il. Trop net. Trop simple. On voit la rade, le bateau, les nègres, tout clair et tranquille. Je ne peux pas ! ///Car il eût préféré entendre décrire, à une heure passé midi, la séance de fouet ; voir le maître d'équipage choisir avec soin un instrument efficace mais sans risques ; l'écouter consulter le coq sur la matière ou la forme (cuir large ou cuir rond, souple ou droit ; et le maître de nage intervenait : « Gare, si tu les estropies, tu y passes ; puis les rires, les deux esclaves ligotés au mât dos contre dos, en sorte que le deuxième reçoit comme un écho des coups assénés à l'autre et qu'il ressent, attendant son tour, le tremble- 38 39 ment du poteau., le choc du corps contre le bois.» chaque fois que le fouet tombe ; et les lanières-qui ronflent, le halètement de l'exécuteur, les corps meurtris qui se tendent et soudain s'affaissent, le sang giclé, l'indifférence des marins habitués à pareil spectacle, qui s'affairent autour du lot, peut-être s'écartant légèrement de la trajectoire du fouet comme on s'écarte sur un chemin de la branche qui y pend, les deux nègres détachés, frottés de sel, de saumure et de poudre à canon, descendus dans les grandes gabarres, couchés sur le ventre à côté des autres qui ne les regardent même pas, et le silence, la profondeur tranquille du silence que seuls avaient ponctué les sifflements des fouets, le piétinement des pieds sur le pont, le bruit sourd des barques et) des larges radeaux contre le flanc gauche du navire ; enfin cette sale, croupissante activité qui répondait si bien à la tristesse de la pluie finissante, avec de loin en loin les éclats de voix qui bouffaient hors de la cabine, ou peut-être le léger grondement des vagues contre la boue du rivage, là-bas... Car il eût préféré ô gabarre moi gabarre et il moi sur le ventre la poudre moi bateau et cogne sur le dos le courant et l'eau chaque pied moi corde glisser pour et mourir la rade pays et si loin au loin et rien moi rien rien pour finir tomber l'eau salée salée salée sur le dos et sang et poissons et manger ô pays le pays (« la certitude que tout était fini, sans retour : puisque la gabarre et les barques s'éloignaient du bateau, qu'il n'était même plus permis de s'accrocher au monde-bateau flottant fermé mais provisoire ; qu'il faudrait maintenant fouler la terre là-bas qui ne bougerait pas ; et dans le vide et le néant c'était comme un souvenir des premiers jours du voyage, une répétition des premiers jours quand la côte, maternelle, familière, stable, s'était éloignée sans retour ; oui le bateau regretté, malgré l'enfer de l'entrepont, parce qu'il n'était certes pas apparu comme un lieu irrémédiable, jusqu'à ce moment où il avait fallu le quitter ») et moi dos si loin loin il siffle qui monte il monte moi la force moi maître (« très vite ho, les embarcations voguant à mi-chemin de la terre, cette main qui par un des sabords balança un paquet d'eau sale dans la mer, comme pour saluer ceux qui avaient définitivement quitté la Rose-Marie pour une existence inconcevable ; oui, ce geste familier, tellement familier, de ceux qui à l'escale nettoient leur bâtiment, et qui parut vraiment comme l'ultime paraphe dans le ciel lavé, du moins pour les deux ou trois parmi le troupeau qui avaient eu la force de regarder en arrière : l'ultime ponctuation, avec ce battement lourd de l'eau du lavage tombant dans la mer et ce raclement - ce cliquetis - du baquet contre le bois de la coque, puis encore le silence, le silence, le silence ») et moi boue sur le ciel avec quoi crier oho ! ho ! soleil vieux soleil dans la foule la mort accordé toi ici pour deux cents un bon lot toutes les dents vingt-deux ans une vierge la vierge sa mère ne peut rien inutile trop vieille sans la mère voici pour les champs un bon prix par ici au suivant regardez appréciez tâtez tâtez au grand jour sans secret et intact et santé et docile (« et bien sûr, les marins avaient frotté les corps de jus de citron bien vert et les corps avaient brillé, exhalant cette senteur acre d'acide mêlé de sueurs qui avait étourdi les affamés ; mais le vent d'est avait chassé l'odeur, il ne restait que la belle et neuve carnation ; de sorte que les acquéreurs - qui faisaient lécher par leurs vieux esclaves la peau des nouveaux arrivés - en étaient pour leurs frais, étant donné que même le goût de citron avait disparu, dilué dans les sueurs tièdes et la crasse raclée et le sel de mer ») moi la fin sans espoir et visages visages des bêtes des cris des trous des poils mais sans yeux sans regard moi le vent et partir dans le fouet quand délire délire délire et -cria-t-il : « Même ! Est-ce que tu peux me dire comment ils avaient enlevé leurs fers, pour se battre ainsi dans tout le bateau ? » \\\ Il réfléchit encore. « C'est des mensonges. Ils n'ont pas pu détacher les chaînes ! » Sa voix tranquille comme la brise sur l'herbe. essaya plusieurs fois de se faire au moins admirer dans sa nouvelle tenue, mais papa Longoué se retirait sous les bois derrière la case et le soldat restait seul sur le terre-plein criant a la volée , « Tu es un sauvage ! Plus que toi, il n’y a pas ! » - après quoi il redescendait lourdement. ////Il embarqua, sans avoir embrassé son père, sur le premier transport de troupes. Ce départ avait remué le pays, l'allégresse était grande, nul ne pouvait ignorer l'événement. Papa Longoué, de l'extrême hauteur, observa la sortie du transatlantique. Debout, seul, plus abandonné ce jour-là qu'il ne le serait jamais dans sa vie, et immobile entre les palmistes qui bordaient la crête, il voyait loin en avant et enj^as le bateau qui fumait comme un boucan de branches vertes balancé au vent sur le vert de la mer (pour eux le premier bateau en partance, après tant d'autres qui n'avaient fait qu'arriver), et entre le bateau et lui, le carrelage de terres muettes, désertes sous le soleil. « Allez, songeait-il, allez,, mon fils qui n'est pas le fils de Melchior, et qui est sauvage comme Longoué mais incroyant comme Apostrophe. Si tu. ne reviens pas dans la terre, il n'y a plus de terre pour moi. Allez mon fils. Parce que personne ne répond, quand je crie avec mes bras. » Et il ouvrait les bras sur l'étendue ; puis il riait, disant : « Tu vas finir par devenir fou, ho Longoué. » René Longoué qui, ce bateau encore au milieu de la rade, et après un fugitif - comme honteux - regard accordé aux mornes vert sombre, déjà organisait dans la cale qu'on leur avait aménagée une partie de serbi. Tout de suite violent, avec ces manières précipitées qui ne le quitteraient plus jusqu'à la fin. Il ne reconnaissait d'autorité qu'aux gradés blancs, et encore, à partir du grade de lieutenant. Il trouvait par exemple déshonorant qu'un chef pût être sous quelque chose, et en conséquence refusait tout net l'autorité des sous-lieutenants, estimant abusif l'usage qui voulait qu'on les appelle lieutenants tout court. Telles étaient ses préoccupations, tels ses problèmes. Pour le reste, la contestation 277 était sa loi. Il passa la majeure partie de la traversée dans les fers, mais il en riait sauvagement. « Qu'est-ce que tu es? criait-il. Un sergent. Est-ce que tu crois qu'un sergent peut me monter sur les pieds ? » Il lui fut bientôt reproché de nuire, par sa conduite et sa mauvaise réputation, à l'ensemble de ses compatriotes. Quand il se trouvait libre, il parvenait à pénétrer dans les cuisines d'où il rapportait tou- jours d'énormes tas de mangeaille. Les autres ne faisaient pas de manières pour partager avec lui ces providences ; satisfait et méprisant, il en riait sous cape. Turbulent, indompté, toute son exubérance tomba pourtant, quand le bateau entra dans le port du Havre. Le froid depuis long- temps les avait saisis ; il s'en était moqué, prétendant ne rien ressentir et affectant de se découvrir par moments. Mais la terre brumeuse à l'infini, le sol de neige fondue, les écla- tantes volées des toits blancs, l'activité de ruche enfiévrée, les embarras, toute cette familiarité goguenarde d'une guerre qui ne se révélait pas encore interminable, l’étei- gnirent pour un long temps. Il n'en devint que plus arrogant avec ses camarades, se gaussant de leur maladresse à évoluer dans ce nouveau milieu - lui qui, au début, sursautait dans les rues barrées de boue glacée, chaque fois que surgissait en klaxonnant une de ces automobiles qui le fascinaient tant. Il est vrai que son indéniable pouvoir de séduction le fit rapi- dement adopter par les habitants et par les enfants - qui l'appelaient Blanchette - et qu'il put se prévaloir d'un cer- tain nombre d'invitations à dîner, dont il tirait grande gloire. Sa pratique de la langue française se raffermit dans la fréquentation des soldats blancs, qu'il eut la surprise de découvrir aussi démunis que lui face à l'autorité des chefs. Il intégra sans manières à son parler français un certain nombre de termes anglais ou canadiens, et quelques pro- verbes de Normandie. Ces dispositions ne l'empêchèrent pas d'être victime d'une aventure comique, dans le nord-est de la France, à 278 l'arrière des lignes. Invité à dîner dans une famille, face à la caserne où son régiment prenait ses quartiers avant de gagner la zone des combats, il se trouva un soir assis devant un étrange légume [que la maîtresse de maison avait présenté en disant : « j’espère que vous aimez les artichauts, il nous en reste par ce temps. »]. Le voici donc assis là, ne sachant absolument pas ce qirif fallait faire de cette chose, et tous autour de la table, sous couvert de politesse, le dévisageaient avec une indéniable curiosité, attendant de voir comment ce jeune sauvage se servirait de ses mains, de sa serviette, de son assiette. « Oui, dit-il en riant. » « N'est-ce pas », dit le père de famille. « Oui, oui », dit-il encore, puis soudain : « Excusez, je dois sortir, je reviens ! » Laissant là cette tablée interloquée, se précipitant à travers la place, bousculant les sentinelles du corps de garde, faisant irruption dans la chambrée, hors d'haleine, criant : « Vite, vite, comment qu'on mange les artichauts ? » Et les autres, du moins les quelques Blancs qui étaient avec eux, dans une explosion d'hilarité lui donnant les conseils les plus fantaisistes : « Tu prends un mouchoir, tu l'enveloppes dedans, tu le suspends à ton cou, tu fais le tour de la table sur un pied », jusqu'à ce que, passé le divertissement, l'un d'eux lui fournisse enfin les explications. Et lui, rageur, retraversant au pas de course la place, s'asseyant essoufflé à la table d'où nul n'avait bougé, puis, avec des gestes exquis et un large sourire, commençant à dépiauter l'artichaut qui lui donnait mal au cœur. C'en était fini - après cette aventure - de son prestige : il en conçut un irrémédiable dépit. Ce qui l'entraîna, quand ils furent au front, à prendre des risques exagérés, d'ailleurs contraires à la discipline, et dont il se glorifiait par la suite. Mais il connaissait de longues périodes de prostration, dont la guerre n'était pas cause. Il semblait au contraire que cet homme ne parviendrait jamais à concevoir l'intensité des affres de la mort autour de lui, ni le danger qui le menaçait 279 en permanence. Son sergent, un solide professionnel de l'encadrement pour troupes coloniales, lui disait : « Tu n'es rien qu'un flambard », et lui, qui avait vite appris les détours de la langue, répliquait : « Le flambard, il vous pisse au cul. » Il était bien vu [sinon noté] des officiers, lesquels n'appliquaient pas à ce régiment les règles qui d'ordinaire régissent les relations entre la troupe et les gradés supérieurs. L'un d'eux, qui l'avait remarqué au combat, lui demandait par exemple avant chaque attaque : « Alors, c'est pour aujourd'hui, Blanchette ? » - réflexion qui n'eut certes pas été recommandée dans une autre unité. C'était incroyable comme ce tanneur des Tropiques ignorait la peur. On avait fini par ne plus porter cette bravoure à son crédit mais au compte d'une nature « spéciale » ; aussi ne fut-il jamais proposé, et même pas après les trois sorties qu'il avait marquées de son action, pour un galon ni pour une médaille. Il s'en moquait. Un jour, comme il précédait une fois encore ses camarades et ses chefs, au cours d'une attaque de ligne, il sauta par pur plaisir gymnastique dans un trou d'eau croupie, où un obus arriva en même temps que lui. « Je savais bien que j'aurais sa peau », pensa le sergent dans un éclair. On retrouva son matricule, ce fut tout ce qui resta, identité ou réalité désincarnées, de l'homme d'acharnement qu'avait été René Longoué.) [Et de longtemps je le savais, j'avais reçu un papier, peut-être cinq ans avant son retour, et ce papier je l’avais enterré dans le bois près de la case, à l’endroit à peu près où devaient se trouver Louise, Longoué, Melchior et les autres. Je le savais, mais je voulais l’entendre de sa bouche, puisqu'il avait assisté en témoin à la chose. Et il était devant moi, Mathieu Béluse qui n'était pas encore le père de Mathieu Béluse, lui qui était resté deux années là-bas après la fin de la Grande Guerre, il tournait et retournait, je lui ai dit : « En toutes manières, il ne peut pas ressusciter. Alors assieds-toi sur cette caisse, et raconte-moi le jour, l'heure, 280 l'endroit. » Il s'assied, c 'est un homme plein de dignité, il ne pouvait pas croire que je criais au fond de moi, il faisait le portrait de l'infirmerie de campagne, depuis ce jour je vois les tentes relevées par-devant, la paille et les hommes à brassard, vraiment je connais tout sur l’infirmerie de campagne, il expliquait comment on monte en première ligne, comment on descend, tous les titres des compagnies et des régiments, les numéros, les uniformes, je lui dis : « Mais est-ce que tu étais avec Ti-René ? » Il me dit : « Depuis dix ans, papa Longoué, qu'on ne se quittait pas », et moi je dis : « Ah ! Parce que tu es un Béluse, le fils de Zéphirin qui était le neveu de ma mère Stéfanise », et il dit : « Oui, papa Longoué. » Mais c'était déjà un homme tout en dignité, il allait bientôt pour être géreur à Fonds-Caïmite, depuis dix ans il était camarade avec Ti-René, l'un qui faisait les bêtises, l'autre qui passait derrière pour réparer. Oui, et sa dignité faisait qu'il racontait toute la guerre, par exemple un homme placé en sentinelle qui était écrasé sous la peur et qui avait tué son capitaine quand celui-ci revenait d'inspection, et moi tout ce que je voulais c'était savoir comment ce trou était fait, à la fin des fins il me raconte, et même, pour me consoler, pour me dériver, il fait l'histoire d'un autre homme dans un autre trou et un obus tombe entre ses jambes mais l'obus n'éclate pas, cet homme reste là sans bouger, il crie, il crie, et quand on l'a déplacé il était devenu fou ; oui je songe à tout ça. Et lui Mathieu est à la fin reparti vers les six heures du soir, je le voyais descendre ; qui m'aurait dit que le fils de Béluse viendrait sur les mornes me demander un jour le quoi et le pourquoi ? Aujourd'hui, c'est une autre guerre. Qu'y a-t-il eu pour nous, sinon un grand trou que le temps a sauté d'un seul coup ? Et aujourd'hui, voilà, combien de trous sont ouverts dans la terre au moment même où je parle, et qui sait combien d'hommes sont devenus fous avant de mourir ? (Les Français ont pris Bir Hakeim, dit Mathieu.) Puis le silence ; le vieillard et le jeune homme assis même la sécheresse, comme collés aux choses immédiates ; mais en pensée ils traversaient l'épaisseur du monde, les 281 de citations latines (il était licencié ès lettres) accablaient le public de son mépris véhément. Celui qui tout d'un coup refusait de bouger. Garcin, fondateur de secte et authentique visionnaire. Tous témoins inentendus. Acteurs sans acte. Soleils tombés. Tous ivres de n'avoir pas éprouvé la longue filiation dont Mathieu, pour l'avoir devinée puis, grâce à papa Longoué, approchée, d'une autre façon subissait l'ivresse. Et cette révélation de l'antan lui était comme une massue de lumière. Alors il parlait - dans sa vision - au vieux quimboiseur, tant que celui-ci était encore visible sous les branchages du bois. Et : « C'est le vertige, disait-il, cette vitesse à tomber sans souffler sans parer dans tout de suite une lumière si solide, on bute dedans... » ///Car il eût préféré suivre tout en paix la longue et méthodique procession de causes suivies d'effets, la chronologie logique, l'histoire déroulée comme un tissu bien cardé ; voir tout du long la terre d'abord intouchée, dans cette solitude primordiale où ne frappait nul écho de Tailleurs (où nul égaré ne débattait entre étouffer dans le feu clos ou partir pour la parade), puis, de manière suivie, avec les détails et l'accident du temps - le bois qui roussit et la roche qui devient labour - consigner le lent peuplement, l'étreinte calamiteuse par quoi ces « gens » et ce pays avaient mérité d'être inséparables, puis encore, et toujours par voie de logique et de patiente méthode, examiner comment un La Roche et un Senglis s'étaient isolés, ausculter ce moment, méditer pourquoi le sol qui leur fournissait richesse avait cesssé de leur parler (si c'était parce qu'ils l'avaient toujours considéré comme un bien brut, un avoir qu'aucune folie de haine ou de tendresse ne forçait à risquer) et ensuite - mais là, en scrutant les nuances - étudier cet autre moment, quand ces « gens », sortis de la canne, lavés de son suint, commencèrent à devenir ce qu'on appelle gentil, au point que le premier imbécile de gouverneur venu - son costume flamboyant, le mépris affleurant imperceptible son regard tandis qu'il écoute une adresse fleurie - se croyait autorisé, après six mois d'exercice, à expliquer le pays, donnant (et pourquoi pas lui aussi après tant d'autres) dans l'invraisemblable profusion de das et de doudous, de nounous et de nanas, qui constituait le fonds reconnu de la tradition. Et peut-être aussi, oui, aussi, chercher la région profonde où tout ce cirque s'effondrait, c'est-à-dire l'endroit, le temps, le dessous misérable où étaient pourtant gardés saufs un couteau noir et quelques cordes, un vieux sac attaché à un boutou, la chaîne de vie et les os décolorés. Oui, tout cela selon l'ordre et la progressive montée du vent dans le goulet d'acacias, tout cela raisonnable et concluant - au lieu que tout soudain il dérivait lui Mathieu dans ce pays comme nouveau à ses yeux, tout soudain voyant (pour la première fois depuis tant de siècles) ces maisons, bâties on dirait dans un autre univers, où les Larroche et les Senglis s^?enterraient plus solidement que dans un à-pic de falaises ; tout soudain voyant Longoué (qui était entré à la nuit pleine dans la maison de M. de La Roche) et Louise (qui avait couru enfant sous les branchages des deux acajous) et les entendant crier qu'ils n'avaient aucun descendant : aucun du moins qui ait retrouvé le sentier devant les acacias. Car il eût préféré ô présent vieux présent ô fané ô jour et accoré moi patience (« soudain, figées dans le bleu, les façades blanches, lointaines derrière les jardins ombrés, qui étaient tout ce qu'on pouvait deviner des Larroche ou des Senglis, de leur âme ou de leurs maisons : des drames glauques y stagnaient peut-être : un fils dégénéré - l'heureux système des mariages n'ayant pas que du bon - qu'on enferme, ou une passion d'amour qui rancit dans la pénombre d'une chambre et n'ose plus courir dehors ni s'abattre en ravages sur les haies et les branches, ou c'est 318 319 peut-être un enfant naturel, né d'une négresse, et auquel il faut songer à payer des études ») toi veilleur vieux veilleur écume à ta bouche et profond toi momie et rester ensoucher enfoncer enterrer ô passé (« ni Familles certes ni Dynasties, la vieille rugueur dépolie, l'orgueilleux rêve dénaturé, ni ce bourgeonnement de forces cruelles qui avait noué sa force dans La Roche ou Senglis ou Cydalise Eléonor, mais l'indistinct, le grain de chapelet, le cousin casé à la Banque, le gendre commerçant du Bord de mer, tous englués dans la morne force exsangue et avide d'où la terre était retirée -mais lointains, évasifs, incapables certes de comprendre qu'une barrique peut renfermer le sel de la malédiction - et implacables, redoutés, gravé leur nom dans le registre de ceux qui par nature, par naissance, ont droit d'argumenter ») ô acacia moi terré jour tombé horizon ô passé toi pays infini le pays toi rocher, et : - « Tonnerre ! cria Mycéa, c'est cette fièvre qui revient au galop ! Elle monte dans ta tête. » Mathieu sourit, lui répondit (pendant qu'elle pointait les lèvres pour affirmer qu'il était vraiment sur la mauvaise pente) : « Non, non. C'est toutes ces feuilles de vie et de mort qu'il faut laisser pourrir maintenant. » /// Et puisque s'ouvraient en effet d'autres chemins, puisque cette ombre de la case ne l'appelait plus là-haut mais au contraire allait peut-être (ramenant le passé dans le présent fébrile) désormais conduire et aider chacun sur les terrains alentour, Mathieu réapprit ce que Mycéa disait être « la civilité ». Cette sauvagerie de caractère qui l'avait si longtemps éloigné du commun des gens, il connut qu'elle s'était fortifiée dans l'inquiétude et le désarroi : déjà elle cédait, non certes dans l'éclat d'un clair savoir, mais au moins dans l'ivresse de ce qu'il avait lui-même appelé « une lumière si solide », et qui était révélation. Mycéa l'encourageait à recommencer l'apprentissage de la vie réelle. Parfois, encore tremblant du feu de fièvre, il revenait à la tombée du jour s'asseoir sur les marches de la Croix-