Marguerite YOURCENAR (1903-1987) Ma vie était rentrée dans ľ ordre, mais non pas ľ empire. Le monde dont j'avais hérité ressemblait ä un homme dans la force de l'äge, robuste encore, bien que montrant deja, aux yeux d'un médecin, des signes imperceptibles d'usure, mais qui venait de passer par les convulsions d'une maladie grave. Les négociations reprirent, ouvertement désormais ; je vis répandre partout que Trajan lui-méme m'en avait chargé avant de mourir. Je raturai d'un trait les conquétes dangereuses : non seulement la Mésopotamie, ou nous n'aurions pas pu nous maintenir, mais ľ Arménie trop excentrique et trop lointaine, que je ne gardai qu'au rang d'État vassal. Deux ou trois difficultés, qui eussent fait trainer des années une conference de paix si les principaux intéressés avaient eu avantage ä la tirer en longueur, furent aplanies par l'entregent du marchand Opramoas, qui avait l'oreille des Satrapes. Je tächai de faire passer dans les pourparlers cette ardeur que ďautres réservent pour le champ de bataille ; je forcai la paix. Mon partenaire la désirait d'ailleurs au moins autant que moi-méme : les Parthes ne songeaient qu'ä rouvrir leurs routes de commerce entre Finde et nous. Peu de mois aprěs la grande crise, j'eus la joie de voir se reformer au bord de l'Orondte la rille des caravanes ; les oasis se repeuplaient de marchands commentant les nouvelles ä la lueur de feux de cuisine, rechargeait chaque matin avec leurs denrées, pour le transport en pays inconnu, un certain nombre de pensées, de mots, de coutumes bien ä nous, qui peu ä peu s'empareraient du globe plus surement que les legions en marche. La circulation de ľor, le passage des idées, aussi subtil que celui de ľair vital dans les artěres, recommencaient au-dedans du grand corps du monde ; le pouls de la terre se remettait ä battre. La fiěvre de la rebellion tombait ä son tour. Elle avait été si violente, en Egypte, qu'on avait du lever en toute häte des milices paysannes en attendant nos troupes de renforts. Je chargeai immédiatement nom camarade Marcius Turbo ďy rétablir ľordre, ce qu'il fit avec une fermeté sage. Mais l'ordre dans les rues ne me suffisait qu'ä moitié ; je voulais, s'il se pouvait, le restaurer dans les esprits, ou plutôt ľy faire régner pour la premiére fois. Un séjour ďune semaine ä Péluse s'employa tout entier ä tenir la balance égale entre les Grecs et les Juifs, incompatibles éternels. Je ne vis rien de ce que j'aurais voulu voir : ni les rives du Nil, ni le Musée d'Alexandrie, ni les statues des temples ; ä peine trouvai-je moyen de consacrer une nuit aux agréables debauches de Canope. Six interminables journées se passerent dans la cuve bouillante du tribunal, protégée contre la chaleur du dehors par de longs rideaux de lattes qui claquaient au vent. D'énormes moustiques, la nuit, grésillaient autour des lampes. J'essayai de démontrer aux Grecs qu'ils n'étaient pas toujours les plus sages, aux Juifs qu'ils n'étaient nullement les plus purs. Les chansons satiriques dont ces Hellenes de basse espěce harcelaient leurs adversaires n'étaient guěre moins bétes que les grotesques imprecations des juiveries. Ces races qui vivaient porte ä porte depuis des siěcles n'avaient jamais eu la curiosité de se connaítre, ni la décence de s'accepter. Les plaideurs épuisés qui cédaient la place, tard dans la nuit, me retrouvaient sur mon banc ä l'aube, encore occupé ä trier le tas ďordures des faux témoignages ; les cadavres poignardés qu'on m'offrait comme pieces ä conviction étaient souvent ceux de malades morts dans leur lit et volés aux embaumeurs. Mais chaque heure ďaccalmie était une victoire, précaire comme elles le sont toutes ; chaque dispute arbitrée un precedent, un gage pour ľavenir. H m'importait assez peu que ľaccord obtenu fůt extérieur, impose du dehors, probablement temporaire : je savais que le bien comme le mal est affaire de routine, que le temporaire se prolonge, que ľextérieur s'infiltre au-dedans, et que le masque, ä la longue, devient visage. Puisque la haine, la sottise, le délire ont des effets durables, je ne voyais pas pourquoi la lucidité, la justice, la bienveillance n'auraient pas les leurs. L'ordre aux frontiěres n'était rien si je ne persuadais pas ce fripier juif et ce charcutier grec de vivre tranquillement côte ä côte. La paix était mon but, mais point du tout mon idole ; le mot tneme ďidéal me déplairait comme trop éloigné du reel. J'avais songé ä pousser jusqu'au bout mon refus des conquétes en abandonnant la Dacie, et je ľeusse fait si j'avais pu sans folie rompre de front avec la politique de mon prédécesseur, mais mieux valait utiliser le plus sagement possible ces gains antérieurs ä mon regne et deja enregistrés par ľhistoire. Ľadmirable Julius Bassus, premier gouverneur de cette province nouvellement organisée, était mort ä la peine, comme j'avais failli moi-méme succomber durant mon année aux frontiěres sarmates, tué par cette täche sans gloire qui consiste ä pacifier inlassablement un pays cm soumis. Je lui fis faire ä Rome des funérailles triumphales, réservées ďordinaire aux seuls empereurs ; cet hommage ä un bon serviteur obscurément sacrifié fut ma derniére et discrete protestation contre la politique de conquétes : je n'avais plus ä la dénoncer tout haut depuis que j'étais maítre d'y couper court. Par contre, une repression militaire s'imposait en Mauretánie, oú les agents de Lusius Quietus fomentaient des troubles ; eile ne nécessitait pas immédiatement ma presence. H en allait de méme en Bretagne, oú les Calédoniens avaient profite des retraits de troupes occasionnés par la guerre d'Asie pour décimer les garnisons insuffisantes laissées aux frontiěres. Julius Sévéms s'y chargea du plus presse, en attendant que la mise en ordre des affaires romaines me permit d'entreprendre ce lointain voyage. Mais j'avais ä coeur de terminer moi-méme la guerre sarmante restée en suspens, d'y Jeter cette fois le nombre de troupes nécessaires pour en finir avec les depredations des barbares. Car je refusals, ici comme partout, de m'assujettir ä un systéme. J'acceptais la guerre comme un moyen vers la paix si les négociations Marguerite YOURCENAR, Mémoires d'Hadrien, Pans, Gallimard, 1951. Marguerite YOURCENAR (1903-1987) n'y pouvaient suffire, ä la facon du médecin se décidant pour le cautěre aprěs avoir essayé des simples. Tout est si compliqué dans les affaires humaines que mon rěgne pacifique aurait, lui aussi, ses périodes de guerre, comme la vie d'un grand capitaine a, bon gré mal gré, ses interludes de paix. Avant de remonter vers le nord pour le rěglement final du conflit sarmate, je revis Quietus. Le boucher de Cyrěne restait redoutable. Mon premier geste avait été de dissoudre ses colonnes ďéclaireurs numides ; il lui restait sa place au Senat, son poste dans ľarmée reguliere, et cet immense domaine de sables occidentaux dont il pouvait se faire ä son gré un tremplin ou un asile. II m'invita ä une chasse un Mysie, en pleine forét, et machina savamment un accident dans lequel, avec un peu moins de chance ou d'agilite physique, j'eusse ä coup súr laissé ma vie. Mieux valait paraítre ne rien soupconner, patienter, attendre. Peu de temps plus tard, en Moésie Inférieur, ä ľépoque oú la capitulation des princes sarmates me permettait ďenvisager mon retour en Itálie pour une date assez prochaine, un échange de dépéches chiffrées avec mon ancien tuteur m'apprit que Quietus, rentré precipitamment ä Rome, venait de s'y aboucher avec Palma. Nos ennemis fortifiaient leurs positions, reformaient leurs troupes. Aucune sécurité n'était possible tant que nous aurions contre nous ces deux hommes. J'écrivis ä Attianus ďagir vite. Ce vieillard frappa comme la foudre. H outrepassa mes ordres, et me débarrassa d'un seul coup de tout ce qui me restait d'ennemis declares. Le méme jour, ä peu d'heures de distance, Celsus fut execute ä Baies, Palma dans sa villa de Terracine, Nigrinus ä Faventia sur le seuil de sa maison de plaisance. Quietus périt en voyage, au sortir d'un conciliabule avec ses complices, sur le marchepieds de la voiture qui le ramenait en ville. Une vague de terreur déferla sur Rome. Servianus, mon antique beau-frěre, qui s'était en apparence résigné ä ma fortune, mais qui escomptait avidement mes faux pas futurs, dut en ressentir un mouvement de joie qui fut sans doute de toute sa vie ce qu'il éprouva de mieux comme volupté. Touš les bruits sinistres qui couraient sur moi retrouvěrent creance. Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1951, pp. 109 - 113 Marguerite YOURCENAR, Mémoires d'Hadrien, Pans, Gallimard, 1951.