Marina Koubalghaï Ici repose Nikolaï Kotchkourov, alias Artiom Vessioly, ici reposent les brutes qui l’ont battu et les brutes qui l’ont assommé, ici repose l’accordéon qui jouait la marche des Komsomols quand les sbires ont interrompu la fête, ici repose une flaque de sang, ici repose le verre de thé que nul n’a terminé ni ramassé et qui est longtemps resté au bas du mur, semaine après semaine et mois après mois se remplissant d’une eau de pluie qui paraissait trouble, et où deux guêpes vinrent se noyer le 6 mai 1938, près d’un an plus tard, ici repose le roman de Vessioly où le narrateur exprime le souhait, à l’heure de l’agonie, d’être assis près d’un feu de camp et près des arbres, au bord d’une route, avec des soldats qui chantent une chanson russe, une mélodie à la beauté envoûtante, au lyrisme simple et sans égale, ici repose l’image du ciel au jour de l’arrestation, un ciel que presque rien n’embrumait, ici repose l’inoubliable roman de Vessioly La Russie lavée par le sang, le livre est tombé pendant la bagarre, car Vessioly n’était pas un écrivain de pacotille, n’était pas un communiste d’opérette ni un rat craintif du bureau ou d’arrière-bureau et il n’avait pas encore été disloqué par la police, le chef-d’œuvre est tombé dans le sang pendant que Vessioly se débattait et il est resté là, oublié, ici reposent les argousins qui n’ont lu de Vessioly que des déclarations dactylographiée et de courts textes que Vessioly tuméfié et ruisselant refusait de signer, ici reposent l’héroïsme instinctif de Vessioly, son besoin insatiable de fraternité, ici reposent les épopées imaginées et vécues par Vessioly, ici reposent le clair-obscur puant des cellules, l’odeur des placards de fer, l’odeur des hommes roués de coups, ici repose le claquement des articulations sur les os, ici reposent l’envol des corneilles et le cri des corneilles dans les sapins quand la voiture s’est approchée, ici reposent les milliers de kilomètres parcourus dans la crasse et les miasmes en direction de l’Orient sordide, ici repose le corbeau apprivoisé de Vessioly, nommé Gorgha, une fière femelle noire superbe qui observa l’arrivée de la voiture et son départ, et qui ne quitta pas sa haute branche pendant sept jours puis, ayant admis l’irrémédiable, se fracassa sur la terre sans même ouvrir les ailes, ici repose l’insolence de ce suicide, ici reposent les amis et les amies de Vessioly, les morts et les mortes qui ont été réhabilités et les morts et les mortes qui ne l’ont pas été, ici reposent ses frères de prison, ici reposent ses camarades du Parti, ici reposent ses camarades du deuil, ici reposent les balles qui ont transpercé sa chair encore adolescente alors qu’il guerroyait contre les Blancs, ici repose le découragement de Vessioly, dont le pseudonyme et russe évoque une gaieté que rien jamais n’aurait dû dégrader, ici reposent les pages enivrantes de la littérature épique selon Artiom Vessioly, ici repose la belle Marina Koubalghaï à qui il n’eut pas le temps de faire ses adieux, ici repose le jour où Marina Koubalghaï a cessé de croire qu’ils se reverraient tous deux avant leur mort, ici repose le bruit des roues sur les aiguillages couverts de glace, ici repose l’inconnu qui lui a touché l’épaule après sa mort, ici reposent les braves qui ont eu la force de se tirer une balle dans la bouche quand la voiture s’est approchée, ici reposent les nuits de neige et les nuits de soleil, ici reposent les nuits de loup pour l’homme et les nuits de vermine, les nuits de petite lune cruelle, les nuits de souvenirs, les nuits sans lumière, les nuits d’introuvable silence. A chaque fois qu’elle disait Ici repose, Marina Koubalghaï montrait son front. Elle levait la main, et ses doigts indiquaient une zone précise de sa tête, d’où les réminiscences sourdaient. Je ne lui faisait pas entière confiance pour l’exactitude des détails, car il y avait plus de deux siècles qu’elle récitait la même litanie, en s’arrangeant, par coquetterie et ardeur poétique, pour que chaque version diffère de la précédente, mais je n’avais aucun doute sur la qualité du tissu qu’elle utilisait pour broder son évocation, sur sa véracité. Je regardais avec nostalgie le visage ridé de Marina Koubalghaï, ses mains difformes, ses os devenus plus durs que pierre, sa chair comme la mienne devenue rude, recouverte par une peau luisante et brune, avec nostalgie car je pensais au temps où cette femme avait eu vingt ans, trente ans, et où elle avait été fantastiquement attirante. En disant je, je prends aujourd’hui la parole au nom de Laetitia Scheidmann. J’avais fini de traire les brebis et Marina Koubalghaï était venue s’accroupir à côté de moi pour bavarder, comme souvent à cette heure. L’après-midi s’achevait, plus aucune tâche ménagère ne s’imposait avant le soir. Marina Koubalghaï se tut. Elle observait les lueurs du couchant. Dans la lumière déclinante, ses yeux avaient une transparence sorcière. Après un moment, elle reprit, toujours montrant l’intérieur de son crâne, Ici reposent les livres qu’Artiom Vessioly n’a pas pu terminer et ceux qu’il n’a pas pu écrire, ici reposent les manuscrits qui lui ont été confisqués, ici reposent la chemise déchirée d’Artiom Vessioly et son pantalon taché de sang, ici repose la violence qui ne faisait pas peur à Vessioly, ici reposent les passions de Vessioly, ici reposent la première nuit en face des interrogateurs, la première nuit au milieu des hommes entassés, la première nuits dans un cachot où avaient coulé, sans exception, tous les liquides que contient le corps des humains, la première nuit en présence d’un communiste dont on avait cassé toutes les dents sans exception, ici reposent la première nuit de transfert en train et ensuite toutes les nuits dans un wagon glacial, les nuits de somnolence à côté des cadavres, et la première nuit en contact avec la folie, et la première nuit de véritable solitude, la première nuit où les promesses étaient enfin tenues, la première nuit dans la terre. Antoine Volodine, Des Anges mineurs, 1999. Varvalia Lodenko Varvalia Lodenko posa son fusil, prit une large inspiration et dit : – Décervelés ! Écervelées ! Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à cendre, une planète d’ordure, un champ d’ordures, des océans que seuls les riches traversent, des déserts pollués par les jouets et les erreurs des riches, nous avons devant nous les villes dont les multinationales mafieuses possèdent les clés, les cirques dont les riches contrôlent les pitres, les télévisions conçues pour leur distraction et notre assoupissement, nous avons devant nous leurs grands hommes juchés sur une grandeur qui est toujours un tonneau de sanglante sueur que les pauvres ont versé ou verseront, nous avons devant les brillantes vedettes et les célébrités doctorales dont pas une des opinions émises, dont pas une des dissidences spectaculaires n’entre en contradiction avec la stratégie à long terme des riches, nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant les machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l’œil et interdisent aux pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu’ils nous désignent pour nos haines, toujours d’une façon subtile, avec une intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur lutte contre la pauvreté, leurs programmes d’assistance aux industries des pauvres, leurs programmes d’urgence et de sauvetage, nous avons devant nous leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l’effort et leur promesse pour plus tard d’une richesse universelle, pour dans vingt générations ou dans vingt mille ans, nous avons devant nous leurs organisations omniprésentes et leurs agents d’influence, leurs propagandistes spontanés, leurs innombrables médias, leurs chefs de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démonter les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien, je suis devant cela, en terrain découvert, exposée aux insultes et criminalisée à cause de mon discours, nous sommes en face de cela qui devrait donner naissance à une tempête généralisée, à un mouvement jusqu’au-boutiste et impitoyable, dix décennies au moins de réorganisation impitoyable et de reconstruction selon nos règles, loin de toutes les logiques religieuses ou financières des riches et en dehors de leurs philosophies politiques sans prendre garde aux clameurs de leurs ultimes chiens de garde, nous sommes devant cela depuis des centaines d’années, et nous n’avons toujours pas compris comment faire pour que l’idée de l’insurrection égalitaire visite en même temps, à la même date, les milliards de pauvres qu’elle n’a pas visités encore, et pour qu’elle s’y enracine et pour qu’enfin elle y fleurisse. Trouvons donc comment faire, et faisons-le. Varvalia Lodenko arrêta là son discours. Derrière la yourte, les brebis s’agitèrent, car dans la nuit le bruit des paroles les avait tout d’abord dérangées, ensuite bercées, et, maintenant, l’absence de voix les réveillait. Les vieillardes avaient allumé un feu à quelques mètres d’une yourte. Les flammes se reflétaient sur leur peau tannée, au fond de leurs yeux qui bien qu’écarquillés semblaient entrouverts à peine. C’était une nuit magnifique de juin. Les constellations étaient lisibles d’horizon à horizon, et la chaleur du jour persistait jusqu’aux étoiles et vibrait, porteuse des parfums de la steppe, tandis que sur nos visages se déposaient des flocons d’absinthe, des mouches nocturnes. Varvalia Lodenko était habillée pour le voyage, avec une veste de soie bleue et une chasuble en marmotte, et des pantalons brodés que Laetitia Scheidmann lui avait offerts. Sa très petite tête pointait hors de ces vêtements comme si elle avait été réduite par une équipe de Jivaros, et les sœurs Olmès, pour lui donner une allure moins momifiée, avaient rembourré ses joues et même ses paupières avec des boudins remplis de feutre mongol. Ses membres aussi avaient été consolidés aux endroits qui présentaient des failles. Le bras droit, qui en cas d’affrontement allait devoir supporter le poids de la carabine et son recul, avait été cerclé de bracelets sur quoi Marina Koubalghaï avait attaché des plumes de corbeaux, des poils d’ours. – Voilà, soupira Varvalia Lodenko. Voilà ce que je dirai, en introduction. Il y eut un murmure approbateur, puis le silence retomba. L’assemblée des vieillardes allait méditer à présent pendant une heure ou deux, allait ruminer une dernière fois les propos de Varvalia Lodenko, afin d’y repérer des maladresses qui auraient pu leur avoir échappé. En dépit du soin qu’elles avaient collectivement apporté à l’élaboration de ce manifeste, en effet, elles savaient que des défauts pouvaient encore être corrigés avant le départ de Varvalia pour le vaste monde du malheur : des mollesses de style, par exemple, ou des lourdeurs. Varvalia Lodenko se pencha au-dessus du feu. Elle y rajouta une brindille. Elle avait l’air ratatinée et minuscule, et pourtant, si tout se déroulait comme prévu, c’était d’elle qu’allait jaillir l’étincelle qui remettrait le feu à la plaine. Antoine Volodine, Des Anges mineurs, 1999.