J’en ai déjà parlé précédemment, mais il n’est pas inutile de souligner à nouveau son rôle dans notre histoire. La lune. Son rôle dans notre histoire. Tantôt elle éclairait nos mondes de ténèbres, tantôt elle les noircissait. Je parle ici au nom des Untermenschen et de tous. Elle pourrissait nos rêves d’insanes. Elle pourrissait nos rêves d’insanes et elle s’en fichait. Sous ses reflets on nous voyait souvent nous allonger sans pudeur, hallucinés, frétillant du museau et du râble comme des chats malades d’amour, et, tandis que derrière nos paupières closes nos globes oculaires tressautaient, nous la recevions en nous, la sueur sourdant par tous les pores et incisives ou crocs claquant sans cesse l’un contre l’autre. L’ivresse nous gagnait, la lune se fondait en nous. Elle se substituait à nous. D’autres fois nous nous languissions de la rejoindre coûte que coûte. Nous gravissions l’interminable escalier noir qui nous séparait d’elle, et, même si nous étions loin encore de l’avoir atteinte, nous délirions sur les délices que bientôt elle nous offrirait. À l’avance nous entamions sur ses chairs froides de vastes promenades, ou bien nous allions gésir sur ses immensités qu’on nous disait vierges et poudreuses. Pendant un instant les plus émotifs d’entre nous émettaient des râles de bonheur, mais à la fin une force toujours agissait sous nos consciences, nous poussant à la rejeter, à nous écarter d’elle et même à désirer sa destruction en tant que lune. Peut-être nous souvenions-nous des avertissements que nous avions reçus alors que nous étions encore en état de veille. Peut-être entendions-nous, même au fond du sommeil, les hurlements des vieilles de Poulailler Quatre qui nuit après nuit appelaient à une insurrection populaire contre la nuit. En tout cas, quelque chose toujours intervenait qui nous conseillait son meurtre. • UN ATTENTAT, MILLE ATTENTATS CONTRE LA LUNE ! • SI QUELQU’UN COURT VERS LA LUNE, LAVE-TOI, TUE-LE ! • SI LA LUNE APPROCHE, TUE-LA ! Dans nos discours devant les masses, c’est-à-dire devant les agonisants qui traînent dans Poulailler Quatre sans vivre ni mourir, nous accusions la lune d’une multitude de dévastations criminelles et nous insistions sur son arrogance, sur sa présence monstrueuse au-dessus de notre naufrage, sans oublier sa beauté d’ivoire, si insultante, si décourageante, si obscène. Nous dénoncions les sarcasmes que contenait son silence. Nous qualifiions de moquerie cruelle sa manière d’envahir les endroits où nous somnolions, hors de tout espoir ou vautrés sur les résidus de l’absence d’espoir. Souvent à son sujet nous disions n’importe quoi, emportés par une fureur verbale dont la grandiloquence ne s’apaisait pas, même lorsque notre dernier auditeur avait fui. Pour donner de l’ampleur à notre propos, nous ne répugnions pas à citer les vociférations des mendiantes, leurs slogans venus d’ailleurs et allant vers l’ailleurs. Nous divaguions avec brio, évoquant les conséquences catastrophiques de l’irradiation lunaire sur l’environnement social passé et à venir. Couchés sur des cartons d’emballage, les mourants nous écoutaient sans rétorquer. Ils étaient distraits, il est vrai, par le spectacle des vautours qui dansaient non loin d’une patte sur l’autre, et qui guignaient leurs yeux pour plus tard. Parfois se glissait de la poésie dans nos appels au soulèvement, et parfois nous nous contentions d’émettre des directives sanglantes. Parfois aussi nous raisonnions à voix basse près de l’oreille des aliénés, un peu déconfits de devoir mentir pour les convaincre. Nous parlions de vengeance, d’en découdre avec le mauvais sort en infligeant à la lune des dommages irréversibles. Certains, et j’en connais, ne se contentaient pas de mouvements de glotte. Ils lançaient en direction de la lune des projectiles destinés à la craqueler, des fusées incendiaires qui d’après ce que promettait leur mode d’emploi auraient dû la rétrécir et souiller sa clarté d’une suie graisseuse. La lune toutefois se révélait imblessable. La plupart du temps, les projectiles la frôlaient sans l’atteindre. Ils retombaient sur la ville, sur des quartiers endormis ou plongés dans une insomnie sans perspective. Quand nous mettions sur pied de telles opérations, nous nous arrangions pour que les dégâts, qu’il était aisé de prévoir, touchent des ennemis du peuple et des millionnaires plutôt que d’autres, plutôt que nous-autres et les nôtres. Nous calculions les trajectoires au plus près et, même si nos notions de balistique comportaient des lacunes, même si nos artificiers avaient des théories et des physionomies qui dénonçaient un fort dérangement mental, nous ne bombardions pas au petit bonheur. Les obus de mortier qui filaient hors de nos tubes allaient finir leur course sur des immeubles très éloignés de Poulailler Quatre, très à l’écart des ghettos et camps annexes où se regroupaient réfugiés, laissés-pour-compte et laissés-pour-morts. Ils n’éclataient pas sur la lune mais ils frappaient des cibles secondes et réussissaient du moins à égratigner l’ennemi et à l’effrayer. Ils causaient de brefs ravages dans l’univers des éternels vainqueurs, ils détruisaient ici une paire d’appartements somptueux, là quelques bunkers privés, des garçonnières, des nids de gentilhommes, des clubs pour anciens génocideurs, et l’affaire en restait à ce stade, souvent avec peu de victimes. Nous ne revendiquions jamais nos actes, par humilité et par prudence, et aussi parce que, de l’organisation qui nous employait, nous ne connaissions ni le programme minimum ni le nom. L’absence de signature interdisait aux idéologues de qualifier nos crimes, qui dès lors échappaient à la publicité. La police peinait sur des impasses, et, après avoir vainement exploré des voies de garage, les limiers jetaient l’éponge. La police n’attrapait pas les coupables. Non sans duplicité, car en son sein nous comptions des alliés, elle ouvrait les dossiers et les laissait vides sans les clore, pendant longtemps, puis elle les archivait. Les attentats contre la lune n’avaient pas lieu avec une grande régularité, mais ils faisaient partie de la nuit au même titre que les criailleries des manifestantes bolcheviques ou la puanteur des mouettes, ou les cérémonies magiques d’évocation des morts, ou la chaleur étouffante. Ils appartenaient à notre nuit et nous les approuvions, même si, au fond, nous n’étions plus guère capables de réfléchir dessus à intelligible voix ou même de croire aveuglément en leur pertinence. Car même les moins découragés d’entre nous, même les plus battants, déjà à cette époque ne prétendaient pas pouvoir infléchir le cours des choses. La pleine lune éclairait le dernier état de la barbarie humaine avant la fin, avant notre fin, et, quoi que nous eussions pu entreprendre, elle continuerait à baigner, de sa lumière ensorcelante, le final naufrage. Elle continuerait à illuminer les ghettos, les camps, les ruines, le capitalisme absolu, la mort, notre mort, la mort des nôtres. Même les plus décidés d’entre nous désormais flairaient dans toute action la vanité d’agir. Nous savions que l’épuisante modification du climat se poursuivait, que l’été bientôt s’élargirait encore, atteindrait douze mois par an et même plus, et que notre vie serait à jamais peuplée d’araignées et de décès et de moments d’inconscience ou de semi-conscience. Nous pressentions qu’il y avait bien peu de chances d’un jour connaître l’aube ou le réveil. Les attentats contre la lune ne nous apaisaient pas, ils ne contrariaient pas notre tendance à sombrer fous. Mais à nous, qui n’avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus d’intelligence et plus d’espoir, ils donnaient l’impression qu’à l’envers du décor, peut-être, l’existence avait gardé une ébauche de sens. Antoine Volodine, Songes de Mevlido, 2007.