Il est temps d’expliquer comment Merlin naquit. Du moins cette fois. En ce temps-là… – Qu’est ce que ça veut dire « ce temps-là ? » Quel temps-là ?… Ça veut dire il y a plus de mille ans, nettement plus. Il est difficile d’être précis, et d’ailleurs inutile. C’était en ce temps-là… Les anciens dieux n’étaient pas morts, ils vivaient dans les forêts, les lacs et les sources, les hommes les connaissaient, les rencontraient parfois, ne les craignaient guère. En échange d’une aide, d’une faveur ils leur faisaient des cadeaux, un pigeon, des fleurs, une poupée, un plat de pois au lard, à la mesure de leurs moyens, qui étaient minces. Les dieux ne se montraient pas exigeants. Ils étaient pauvres et modestes, comme eux. Mais dans ce bout du continent qui avait encore des noms changeants, un dieu nouveau s’avançait, venu de Jérusalem, où il était mort et ressuscité, en même temps qu’il régnait en permanence dans les cieux. Il balaya devant lui les autres dieux. Ce n’était pas qu’il refusât le partage : il n’en avait même pas l’idée. Il était l’Unique, il occupait la totalité de l’espace et du temps, qu’il avait créés. Il eût, malgré cela, bien toléré les autres dieux, ils ne le gênaient pas, ils étaient éparpillés, minuscules, ils ne se différenciaient pas essentiellement de lui, ils étaient son propre reflet émietté par les miroirs de la vie. Mais une armée de prêtres et de moines intolérants ratissaient en son nom les campagnes, proclamant qu’il était un dieux jaloux, ce qui était faux, à son niveau on ne peut être ni jaloux, ni vengeur, ni justicier. La justice se fait d’elle-même dans le cœur des vivants. Les prêtres et les moines, les uns sincères, les autres calculateurs, tous dans l’erreur, promettaient et menaçaient en Son Nom, promettaient à ceux qui L’adoraient et Lui obéissaient les délices d’une moelleuse vie éternelle et menaçaient les mécréants des souffrances abominables de l’Enfer. C’est ainsi que, par leurs sermons et leurs vociférations, ils coupèrent l’Unique en deux. Dans l’esprit des croyants alléchés et épouvantés, il y eut désormais en haut le Dieu blanc, dispensateur de la félicité, et en bas le Dieu noir aux dents sanglantes et aux mains de feu, qui guettait leurs défaillances. C’est ainsi que le Diable, puisqu’ils croyaient en son existence, exista. En peu de temps – deux ou trois siècles – moines et prêtres conquérants occupèrent le Continent et les îles, au nom de l’Unique, et avec l’aide de la crainte qu’inspirait Son Ombre. Les anciens dieux s’étaient réfugiés dans le fond des sources ou les racines des arbres, dans l’attente d’un temps meilleur où il leur serait de nouveau permis de se montrer et d’aider les humains, dans la limite de leurs pouvoirs et dans l’immense bienveillance de l’Unique père de tout. Les humains, jeunes et vieux, mâles et femelles, continuaient de vivre avec Dieu et le Diable comme leurs anciens l’avaient fait avec les anciens dieux, c’est-à-dire dans une familiarité de tous les instants. Dieu était là, avec eux, quand ils mangeaient la soupe, récoltaient les fèves, tissaient le lin, forgeaient la charrue, bottaient le cul du porc qui s’en prenait aux navets au lieu de se contenter de glands sous le chêne. Dieu ne les quittait jamais, Il accompagnait tous leurs gestes, écoutait toutes leurs paroles, dont beaucoup s’adressaient à Lui. Ils Lui parlaient, moins pour Lui demander ses faveurs ou son aide que simplement parce qu’Il était là, familier, écoutant amicalement tout ce qu’on Lui racontait. Cette présence était merveilleusement réconfortante, c’était une cuirasse de duvet autour de l’existence. On n’était jamais seul, jamais abandonné. Dieu était là. Le Diable aussi, bien sûr. Un peu plus loin, à l’écart, mais veillant et surveillant, l’œil vif comme l’hameçon, partout, dans les coins d’ombre, sous les lits, dans le grand soleil paresseux, au dernier rayon du placard, au fond de la bourse, guettant les défaillances, ses griffes ouvertes prêtes à se refermer plus vite que l’éclair. Les humains le craignaient beaucoup, mais faisaient confiance à Dieu pour les protéger, et à Son fils, pour leur pardonner s’ils fautaient. Ainsi vivaient-ils en compagnie permanente et familière avec Dieux bienveillant et le Diable furieux. Cela donnait à leur vie signification et plénitude. Furieux, le Diable l’était de plus en plus, car malgré l’aide des moines et des prêtres qui allongeaient chaque jour la liste des fautes impardonnables, son Enfer restait vide. Totalement vide. Jésus pardonnait !… Un soir, alors qu’il était minuit moins cinq en Bretagne, le Diable parcourait son Enfer souterrain en se broyant les dents de rage. Sa longue Avenue des Tortures, qui allait des Champs-Elysées à Broadway, était absolument vide. Pas une âme ! Vides les tours de béton, les usines de fer ! Inutiles les marteaux à défoncer les oreilles, les roues à écraser, les musiques à désosser, les plages à rôtir, les mers empoisonnées, les piscines de chlore, les entonnoirs à pétrole, les abattoirs, les cages à poules, les sifflets, les hurlements, les tremblements, les abominations et les dévastations, tout fonctionnait à merveille mais à vide, vide, vide !… Que faire ? Le Diable est unique, et en même temps légion. A chacun de ses pas, un autre lui-même surgissait de lui et se mettait à le suivre. Et comme il allait de plus en plus vite, il y eut bientôt une multitude de Diables qui tourbillonnaient sur les places et les avenues d’enfer, emplissaient les immeubles cubiques, en coulaient par les fenêtres, se grillaient sur le sable, grouillaient dans la mer de Capri à Vladivostok. Des nuages et des nuages noirs de méduses diaboliques et de taupes cornues infernales fouissaient la terre et les eaux. Et chacun de ces milliards de diables se broyait les dents de fureur. – J’ai une idée ! cria soudain le Diable numéro sept-cent-quatre-vingt-douze. Tous les autres se tournèrent vers lui. Il grandit, pour être vu et entendu. Il dépassa la plus haute tour de verre et d’acier. Une fusée à décerveler lui entra dans une oreille et sortit par l’autre, sans qu’il la sentît. – Alors quoi ? dit un milliard de voix. – Si nous n’avons plus personne ici, c’est à cause de Son Fils ! Il est venu sur Terre pour sauver les âmes, Il est descendu jusque chez nous, Il nous a tout pris, même Caïn et Judas, et Il ne laisse plus descendre personne ! Il pardonne, Il pardonne, Il pardonne, c’est horrible !… Et les sept-cent-quatre-vingt-douzième se mit à sangloter et à grincer des dents. Et ses larmes creusèrent de nouvelles salles infernales jusqu’au centre de la Terre. Vides, vides, vides... – On le sait ! dirent deux milliards de voix. Et alors ? Sept-cent-quatre-vingt-douze cracha six rangées de canines aiguës, et dit : – Alors, faisons-nous, nous aussi, un fils sur Terre ! Il sera présent partout, il poussera les hommes et les femmes dans le mal, et nous les expédiera avant qu’ils aient eu le temps de se repentir ! – Ouaiai ! hurlèrent les méduses et les taupes cornues, enthousiastes. – D’accord ! dit le Diable à lui-même. Exécution !… René Barjavel, L’Enchanteur, 1984.