Il y avait la nappe blanche qui recouvrait la table et dont avec effort maintenant on pouvait se souvenir qu’elle avait été blanche, lumineuse sous l’effet du soleil quelques heures plus tôt, dressée de cristal et d’argenterie sur pourtant de simples planches de bois posées sur de simples tréteaux avec lesquels toute la soirée il avait fallu que les pieds composent pour ne pas écrouler l’édifice. Combien étaient-ils, les invités en ce jour de fête, qui avaient commencé par promener dans le jardin leurs coupes de champagne proposées dès l’entrée par une haie de serveurs en vestes blanches, si raides et impassibles qu’on ne savait plus si c’était à leurs corps ou à leurs vestes elles-mêmes qu’il fallait accorder ces adjectifs, raides et impassibles, présentant chacun leurs plateaux remplis de coupes à demi pleines, incapables de sourire, dressés pour servir, et disant seulement ce bonsoir aimablement sec à chaque fois qu’une main se tendait vers eux pour se saisir d’un verre. Bonsoir, leur était-il répondu, sans que les regards, ni celui du serveur ni celui de l’invité, ne se croisent, obnubilés chacun par le verre à prendre et si fiers, les invités, d’assister aux noces d’Henri Delamare et de Lise, Delamare aussi désormais. Ç’avait pourtant été une belle fête, ce mariage, elle comme une adolescente au milieu de la foule conviée, et le faste affiché de cette bourgeoisie de province mêlant les cousins, les amis et les toujours mêmes serveurs aux doigts musclés sous leurs plateaux d’argent dont la raideur, à mesure que la soirée avancerait, trancherait encore plus avec la rumeur montante de la noce et les rires champagnisés de chacun. Et chacun d’abord s’était extasié sur le paysage de mer, à discuter de l’île dont on apercevait les contours au loin, qui par ce temps si clair déchiquetait l’horizon et fascinait de distance mais aussi de contraste, là même où le soleil tomberait un peu plus tard, noircirait l’eau, le ciel, l’île à même teinte obscure et sourde, là où la lune, plus tard encore, s’y substituerait au millimètre pour éclairer fadement, non plus l’île ni ses contours rocheux mais cette même table fatiguée, saoule des conversations déjà évanouies, du brouhaha qui aura plané toute la soirée sur la noce, blagues, sentences, rires, et Henri ce soir-là en roi du monde. Il faudra bien s’y faire, ai-je pensé, à ce nom et à cette maison, à ce mariage inoubliable, dirait Henri. Oui c’est vrai, penserais-je, inoubliable. Et comment j’aurais fait pour oublier, même dix ans plus tard, ce moment où je m’étais retrouvé à côté d’elle, Lise, ce même après-midi dans l’affreuse salle des mariages à signer les registres, la grosse main du maire qui tenait le livre ouvert à la bonne page, son gros doigt qui montrait où signer, et ma main tremblante, forcément tremblante qui rendait tout ça légal et propre, puisque j’étais le témoin. C’est elle qui me l’a demandé, Lise, d’être témoin, et la question de seulement me dérober ou de lui déplaire, je crois qu’elle ne m’est pas venue à l’esprit, ni ça ni rien qui contrevienne au désir d’une soeur quand je l’ai accompagnée dans la salle en la tenant par le bras, Henri derrière nous, et il ne manquait plus que la musique qui va avec. Mais qu’avais-je à faire là, Lise, dans cette salle ce jour-là, puis sur les marches de l’hôtel de ville, dans ce costume mal seyant qui contrastait tant avec la robe blanche, effrontément virginale, du mariage célébré avec lui, qu’avais-je à faire dans la file maintenant des félicitations, attendant mon tour avec le même air joyeux emprunté à mes voisins de queue, attendant de t’embrasser et de murmurer comme chacun quelques mots ruminés à ton oreille, bonheur et longue vie, t’ai-je dit sans tremblement dans la voix. Mais cette poignée de main entre toi et moi, Lise, on aurait dit qu’elle contenait tous les secrets de la terre prêts à s’envoler sur la place, et pour rien au monde à ton tour tu n’aurais laissé s’échapper ton regard du sol froid de la mairie, si terrible était-il, ce seul regard posé par toi sur moi et qui cachait si mal les sentiments mêlés de honte et de foudre à l’intérieur de nous, de honte et de foudre, comme si tout, tout ce que personne ne savait jusqu’alors, tout ce que personne ne devrait jamais savoir, avait jailli en pleine lumière, éclairé par les vitres, distribué sur chacun, et qu’ils m’avaient regardé, tous, les quelques cent personnes qui ensuite t’embrasseraient et te jetteraient du riz au visage. Tanguy Viel, Insoupçonnable, 2006.