Grace au succěs de leur société, Hector et Brigitte déménagěrent dans un appartement de cinq pieces, compose ďun grand salon et de quatre chambres. Chaque soir, le couple torride changeait de lit pour faire 1'amour. lis pensaient vraiment que la routine était une question de lieu et non de corps, illusions. ■ II II est impossible de savoir exactement á quel moment la chose s'est produite. II s'agit surement du vague echo d'un sentiment au depart incertain. D'ailleurs, on ne peut pas dire qu'Hector se soit alarme dans les premiers jours. Cet été était davantage qu'une promesse, on savait avec certitude que les rayons du soleil chatouil-leraient les corps des amoureux; á une époque oú tout le monde parlait de la mort des saisons, sujet favori de tous ceux qui ont vraiment quelque chose á se dire, cet été n'allait trahir personne. Brigitte avait mis une tenue des plus quelconques pour faire ce qu'elle appelait son menage. Hector voulait aider (leur manage avait tout juste un an), mais Brigitte riait en disant que son aide lui ferait perdre du temps, ah les hommes. Hector se mit á chanter quelques paroles d'une vieille chanson, Brigitte adorait sa voix. Elle se sentait heureuse et rassurée, heureuse méme dans le nettoyage du samedi aprěs-midi.fCet 6t6, ils avaient decide de ne pas partir pour profiter de Paris sans les Parisiens. Ils se promeneraient le long de la Seine, le soir, avec les etoiles filantes et les amoureux fixes par leur bonheur. Brigitte serait une princesse. Pour 1'instant, il fallait nettoyer. Les rayons du soleil trahissaient le manque de netted des vitres. ; Le manque de nettete des vitres, c'est le debut de notre drame. La vitre est ouverte. Au loin, on entend surement le bruit des femmes pressees et des hommes press6s de les rattraper. Hector, a son habitude, est assis a lire une revue de decoration, il pense au mobilier de son salon comme il pourrait penser a la rentr6e scolaire de ses enfants s'il avait eu le temps de procreer. Brigitte s' active dans son menage, Hector releve la tete, il quitte la revue. Brigitte est sur un escabeau en bois, ses deux pieds ne sont pas positionnes sur la meme marche, si bien que ses mollets supportent deux poids differents; autrement dit, le premier mollet sur la marche superieure est d'une rondeur sans faille, alors que le second demeure marque par la nervure de 1'effort. L'un est naif, 1'autre sait. Apres la vision de ses deux mollets, Hector remonte la tete pour embrasser du regard les handles de sa femme. On + ■ i' per9oit un mouvement leger, des ondes regulieres comme les calmes ressacs du soir, et il suffit de rele- ver davantage la t6te pour comprendre le pourquoi de ce mouvement. Brigitte nettoie les vitres. On ralen- 85 tit. Brigitte nettoie la partie supérieure des vitres^ Cest du bon travail, et le soleil profite déja des premieres brěches dues ä la propreté. Avec délica-tesse, avec evidence dans le poignet, Brigitte nettoie et traque les moindres traces sur les vitres; il faut ne plus rien apercevoir, faire apparaitre la transparence. Brigitte replace quelques měches de che-veux dans sa queue-de-cheval. Hector n'a jamais rien vu ďaussi érotique. Certes, son experience en matiěre ďérotisme ressemble au charisme ďune fissure. Le salon se chauťfe au soleil. Sentant un regard bloqué sur eile, Brigitte se retourne pour verifier : effectivement, son Hector de mari a les yeux rivés * sur eile. Elle ne peut pas voir ä quel point il a la gorge sěche. Et voilä, la vitre est propre. Hector vient de se confronter au bonheur, c'est aussi simple que 9a. II ne faut surtout pas y voir une manifestation machiste, Hector est l'echantillon le moins machiste qui soit, vous le savez. C'est juste que le bonheur ne s'annonce jamais. Dans certaines histoires, il se manifeste au moment oů le chevalier sauve la prin-cesse; ici, il surgit au moment oů le héros regarde 1'heroine laver les vitres. Je suis heureux, pensa Hector. Et cette pensée n'etait pas pres de le quitter. Aprěs le nettoyage, Brigitte partit rejoindre une copine pour profiter des soldes de juillet; eile revien-drait ä coup sür avec deux robes, un gilet mauve, et quatre culottes. Hector avait rendez-vous avec rien, t ■ 86 ■r 1 alors il resta assis face a la vitre propre. Puis, subite-ment, il se leva et s'etonna du moment d'absence qu'il avait v6cu. Cela faisait une demi-heure que sa femme etait sortie. II avait vegete, la gorge seche, dans un monde mort. Aucune pens6e n'avait traverse soncerveau. i i 1 En plein cceur de la nuit suivante, Hector repensa a ce grand moment pendant lequel sa femme avait lave les vitres. Ce moment de bonheur pur, un instant dans la vie de ma femme, pensa-t-il, un instant adore. Immobile, il se positionnait face a la nuit avec un sourire, humiliant par son 6tonnant developpement tous les sourires de son passe. Tous ceux qui vivent un intense bonheur 6prouvent la peur de ne plus par-venir k revivre un tel instant. V 6trangete du moment elu le troublait tout autant. On aimait parfois d'une maniere extravagante dans le douillet du quotidien, c'etait peut-etre aussi simple que 9a. II ne fallait pas chercher k comprendre, on gachait trop souvent les bonheurs & les analyser. Alors Hector caressa dou-cement les fesses de Brigitte, sa culotte 6tait neuve. Elle se retourna, inlassable f6minit6, et quitta ses reves pour Thomme de son lit. Hector glissa le long du corps de Brigitte et lui ecarta les cuisses; elle perdit ses doigts dans ses cheveux. U 6quilibre venait vite, leurs deux corps 6taient face h face, blancs et utiles. Elle serrait fortement son dos, il attrapait sa nuque. Au bord de la sensualite somnolait la violence. II n'y avait rien que l'acte. Les soupirs fai- 87 - 1 \ 1 saient penser a des gorgees d' eau dans le desert. On ne pouvait pas savoir qui prenait le plus de plaisir, 1'omniscience s'arretait devant les orgasmes possibles. On savait juste qu'Hector, au moment de vejjy^alors que sa tete avait 6t6 une coquille vide, au moment de j ouir, etait encore hant6 par cette image, Brigitte qui lavait les vitres. Les jours suivants passerent sans encombre. Hector repensa a ce qu'il avait ressenti, sans 8tre encore capable de percevoir le lien avec son passe. Se croyant completement gu6ri de la collectionnite, il se moquait parfois de cette folle facon qu'il avait eue de mener sa vie en marge de l'essentiel. Depuis » qu'il avait rencontre Brigitte, toute idee de rechute lui paraissait improbable. La sensualite 6vidente, la saveur brigittienne, toutes ces nouvelles sensations avaient un point commun : l'unicite. II n'existait qu'une Brigitte comme la sienne, et en tombant en adoration devant un objet unique, l'objet de son amour, il se sevrait de son angoisse d'accumulation. On peut collectionner les femmes, mais on ne peut pas collectionner la femme qu'on aime. Sa passion pour Brigitte etait impossible a dupliquer. Et plus il l'aimait, plus elle etait unique. Chacun de ses gestes, unique. Chacun de ses sourires, aussi unique qu'un homme. Mais ces 6vidences n'empechaient en rien la possible fascination pour un seul de ces gestes. N'etait- 88 ■ ce pas ce qui se tramait dans le cerveau d' Hector ? Un peu trop sür de lui, il oubliait son passe et l'achar-nement avec lequel la collectionnite etait toujours revenue s'imposer ä lui. La pensee tenace du lavage de vitre respirait la rechute perfide. Hector devait faire tres attention, une tyrannie le guettait, et, fidele ä sa legendaire impolitesse, la tyrannie ne frappait jamais avant d'entrer. ■ Ce que certains de nous redoutaient eut lieu. Cla-risse ne se coupait plus les ongles depuis presque deux mois quand elle accepta un acte sexuel, somme toute assez sauvage, avec Ernest. Sa jouissance fut tres honnete et lui couta plusieurs griffures dans le * dos, traces indiscutables d'une maitresse tigresse. Grand frere d'Hector et grand dadais surtout, Ernest devait ne plus se devetir pendant une bonne douzaine de jours, et faire croire a Justine qu'il avait subi- 4 tement froid au dos. La peur d'etre decouvert ne lui faisait pas regretter tous ces instants ou il avait embrasse les epaules de Clarisse la tigresse dans l'obscurite d'une vaste chevelure. Si 1'amour physique est sans issue, Justine s'enfonca dans l'impasse pour, en pleine nuit, soulever le tee-shirt de son mari qui, il faut dire, dormait depuis douze ans torse nu. II y avait du louche, et les femmes sont toujours la pour reperer le louche. II dut faire sa valise sans 89 meme finir sa nuit, et encore moins ce r§ve 6rotique qui paraissait prometteur (une Chinoise). Avant ■ 1' aube, il sonna done chez son frere pour lui dire qu'il couchait avec une brune du cabinet, Clarisse est son pr6nom, et que sa femme, maudites griffes, venait de le d6busquer, est-ce que je peux dormir chez toi, enfin dormir, il doutait d'y parvenir, mais c'6tait juste que dormir a 1'hotel avec ce qui venait de lui arriver, 9a ne le tentait pas. Hector trouva l'energie necessaire pour deployer simultanement compassion, tendresse fraternelle, et proposition d'un lit-canape aussi mou que moderne. Ernest se sentit bien dans ce nouveau lit (et si la Chinoise revenait...), avant de se ressaisir dignement dans le malheur. Ernest avait toujours et6 solide. Adepte des grandes phrases sur la vie, le voila qui se transfor-mait en loque du dimanche. Et e'etait le pire des dimanches, celui qu'on nous raccourcissait d'une heure. II rattrapait toutes ces annees ou il ne s'etait pas laments. Le pauvre homme s'enfon9ait dans le tunnel... Et sa fille! La petite Lucie, mon Dieu, il ne la verrait plus jamais! II ne sera it meme pas la quand elle rentrerait au petit matin avec les yeux rouges des adolescentes molles et d6pravees. Voila, tout etait fini. II fallait toujours regarder les ongles des femmes avec qui on couche. Quel nigaud! II ne lui resterait plus que le travail, il s'y plongerait des demain pour crouler sous les dossiers. Quant a son ■ ■ 90 divorce, on connaissait le dicton : les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, etc. La, c'etait pareil; les avocats plaidaient affreusement mal leur ■ cause. Cest aussi pourquoi ils se mariaient souvent entre eux, pour annuler l'effet. Ernest demanderait á Berthier de s'occuper de lui. II était brave ce Ber-thier. De plus, en tant que célibataire endurci (Berthier avait atteint ce degré de celibát oil Ton oublie 1' existence des femmes), il ferait tout pour accélérer les choses. Entre homines qui allaient s'emmerder ■ sec dans la vie, il fall ait s' entraider. Non vraiment, il serait parfait ce Berthier. II aurait méme mérité d'etre mentionné plut tót dans cette histoire. Hector tut tres perturbe par la mauvaise passe de son frere, et davantage encore par une 6trangete : Ernest, jusqu'ici champion quasi olympique du bon-heur, plongeait au moment precis ou lui-meme voyait enfin la vie en rose. Ses parents n'avaient pas voulu de deux tils en mSme temps; autrement dit, ils ne pouvaient etre tous deux, simultanement, assis sur la meme case. On aurait dit que la roue avait tourne et qu'Ernest allait vivre ä son tour, et pour le plus grand bonheur d'Hector, une vie de depressif. Leur vie de frere 6tait une Schizophrenie. 91