Jacques Ferron, LeCiel de Québec (1969) Il y a peu de romanciers québécois ou d’auteurs canadiens anglophones modernes à vouloir exploiter, comme Cohen ou Ferron, la matière indienne, du moins et avant la vague des auteurs issus des premières nations. Le Ciel de Québec est de ce point de vue un roman novateur, notamment en ce qui concerne la synthèse syncrétique du mythe indien du voyage au pays des morts et du mythe antique racontant l’aventure malheureuse d’Orphée et d’Eurydice. À vrai dire, Le Ciel de Québec est un roman complexe que la critique a eu du mal à cacatériser. On parlait d’épopée fragmentaire, de « saga farfelue d’Un Québec mythique », de pamphlet, de chronique, etc.[1] La construction du récit, en sept filons narratif enchêvetrés, est complexe. Réduisons la présentation à l’aspect mythique, notamment en rapport avec l’espace et l’imaginaire de la ville. L’aspect mythique d’abord. Que l’un des buts du roman consiste, en effet, dans la création d’un mythe étiologique sur lequel se fonderait la nouvelle culture québécoise, semble être indiqué par un personnage, Dugal Scott, évêque anglican de Québec, qui explique au député Power : « Je crois qu’ils forment un peuple jeune qui se cherche une mythologie. » (CQ 68). De ce point de vue, le titre du roman est une antiphrase, car l’idée de Ferron, présentée dans le roman, est que ce n’est pas d’en haut qu’une culture et ses mythes se construisent, mais à partir du bas, vers le haut, autrement dit à partir du peuple qui, chez Ferron, est un peuple métissé, issu du mélange d’Indiens, de Métis et d’Européens de toutes les provenances, tant anglophones et francophones qu’aallophones. Il faut que les élites descendent vers le peuple. Et cette conception s’inscrit dans la topographie de Québec, car l’histoire du roman est encadré par la descente de Mgr. Camille Roy, éminent professeur de littérature, défenseur nationaliste de la canadianité et prélat de l’Église catholique, de la Haute-Ville de Québec, où lui et l’évêque anglican, son ami habitent, vers la Basse-Ville oéu il se rend pour dire la messe au couvent du Précieux-Sang. Sa descente commence au premier chapitre et se termine dernier chapitre, au bout de 400 pages, à la porte du bordel de la rue Saint-Vallier au moment où le grand poète de la modernité québécoise, Hector de Saint-Denys Garneau sort de l’enfer, Orphée malheureux de n’avoir pu sauver son Eurydice. Le thème de la catabase est récurrent. Un autre filon narratif du roman, lié au personnage Frank-Anacharsis Scot, fils de l’évêque anglican, descend lui aussi de la Haute-Ville de Québec avec l’intention de fonder une nouvelle paroisse (en fait une nouvelle cité) dans un village déshérité, habité par des Indiens, des Métis et des colons francophones et la capitanesse Eulalie nomme « fils du soleil, filles de la lune, enfants de Dieu » (CQ 77). Il est d’ailleurs secondé par un Métis Henry Scott (ou à l’occasion Sicotte). Pour construire la nouvelle église, les habitants, pauvres et dépouvus, volent dans les églises abandonnés de la région en argumentant : « [...] nous ne volons rien, car pour le plus grand bien de Dieu, nous ne faisons que convertir des matériaux hérétiques, dont l’hérésie d’ailleurs s’est retirée, les cédant à nos besoins » (CQ 402) Au moment de la consécration, à Sainte Eulalie, « un hymne en anglais archaïque qui étonna et ravit le peuple chiquette qui oncques n’avait ouï si beau latin » (CQ 399). Le patronnage de Sainte-Eulalie est doublement symbolique. D’abord par son étymologie eu-lalein, avec renvoi au bon parler, à la bonne parole et aux Évangiles. Ensuite parce que Eulalie est bien un patronnage syncrétique, alliant la martyre romaine, la religieuse canadienne, Eulalie Durocher, musicienne, et Eulalie l’Indienne. Eulalie est donc « à la fois vierge et martyre, musicienne et fondatrice de la communauté, sage-femme et capitanesse. » (CQ 404) Quels sont les mythes indiens auxquels Ferron fait appel? Il y en a deux, dont l’un a été également repris par Leonard Cohen dans Beutiful Losers. Il s’agit du voyage au pays des âmes que le jésuite Jean de Brébeuf a noté dans sa deuxième lettre, envoyée de Saint-Joseph (Ihonatiria) en Huronie au supérieur de Québec Paul Le Jeune.[2] D’abord le cadre mythologique général. Selon les Wendats, l’âme, libérée du corps, voyage au Village des morts. Chemin faisant, elle doit passer près de la cabanne d’Oscotarach, perceur de têtes, qui enlève aux morts le cerveau, ensuite elle doit traverser le pont, simple tronc d’arbre qui enjambe un torrent et qui est gardé par un chien menaçant. Au Village des Morts, l’âme continue sa vie, semblable à la vie précédente, selon les témoignges de ceux qui, considérés morts, en sont revenus. C’est dans ce cadre qu’il faut situer le « mythe d’Orphée » de la mythologie wendate (et sans doute nadouèque et algique). Il ne s,agite pas de poète, mais d’un frère malheureux qui part à la recherche de l’âme de sa soeur décédée. Au bout de trois mois et douze jours, il arrive au torrent et au pont, gardés par la cabanne d’Oscotarach. Celui-ci lui explique que faire au Village des Morts et lui donne la courge pour capter l’âme de sa soeur. Au village, le frère perturbe la fête en l’honneur de la déesse Aataentsic (principe féminin, créatrice et génératrice du monde, et grand-mère des jumeaux Iwiskeha a Tawiscaron). Les âmes s’enfuient, le frère doit patienter toute la journée enfermé dans une maison avant qu’elles reviennent. C’est alors qu’il convainc l’âme de sa soeur d’entrer dans la courge. Au retour, Oscotarach lui remet une deuxième courge contenant le cerveau de la soeur. Pour rendre la vie au coprs, il doit le transposter au milieu de la maison, en présence de la tribu. En portant sa soeur sur son dos, il doit tourner en rond tant que le contenu des courges ne rentre dans le coprs mort. Les autres doivent garder les yeux baissés, fixer le sol. Mais la curiosité étant plus forte, l’un des membres de la tribu lève les yeux et l’âme de la soeur diapraît pour toujours. Les trois derniers pas manquaient. Comment ce mythe indien est-il inscrit dans la mytholgie québécoise? Tout d’abord la société québécoise des années 1936-1937 est présentée sous des couleurs mythologiques. Québec, la Haute-Ville, est le Ciel, l’Olympe, où les Olympiens se heurtent aux Prométhéens, proches du peuple. On y trouve, entre autres, la belle Kalliopé, mère d’Orphée, alias Hector de Saint-Denys Garneau, et amoureux de la belle Eurydice, fille du docteur Cotnoir. C’est pour elle qu’il entreprend le voyage aux Enfers. Cette catabase, Orphée la raconte deux fois. La première fois, il se confie à son ami Jean Le Moyneovi.[3] Ce récit a paradoxalement la forme d’une anticipation (CQ 277-278) : ce sont les instructions que le Métis Henry Scott/Sicotte donne à Orphée après l’enterrment d’Eurydice en le persuadant d’entreprendre le voyage. Le récit, entièrement narré au futur, concorde avec le mythe wendat. Le deuxième récit figure en conclusion du 34^e et dernier chapitre (CQ 385-393). Orphée, à peine sorti de l’enfer, se retrouve dans la cave du bordel de la rue Saint-Vallier et se heurte à Mgr. Camille Roy en train de bénir les prostituées. C’est une sorte de confession qui réunit le poète élitiste, avant-gardiste, un Olypien, et le prélat Prométhéen, défenseur de la littérature nationale. Le récit est marqué par la discontinuité narrative, à la fois sur le plan thématique et grammatical. Il commence par évoquer Jean Le Moyne et Henry Scott, ainsi que la première version du voyage au Village des Âmes. Sauf que la proposition de Scott est restée sans effet, car Orphée hésite plus longtemps que les sept semaines permises par le mythe. Passe l’hiver, arrive le printemps, le mois de mars. Orphée est invité au voyage par un autre personnage, non plus le Métis Sicotte, mais Médéric Marin, ancien maire de Montréal ou plutôt l’âme du défunt maire qui assume ici le rôle du diable tentateur. Tout au long du voyage, il reste installé à l’épaule d’Orphée pour le conseiller. Sur le plan grammatical, la discontinuité se manifeste par les passages brusques entre le futur et le passé simple : Par contre je resterai averti qu’Eurydice morte m’attendait et qu’après l’avoir évitée durant ma vie, je ne pourrais pas échapper à ce rendez-vous. L’hiver passa, personne ne vint me chercher, simple sursis. Hier soir, je ne serai pas surpris d’entendre le roulement sourd d’une lourde voiture. Du carreau, elle me fit l’effet, longue et noire comme un corbillard, d’une voiture d’ambassadeur. Je ne douterai pas un instant qu’elle vînt du royaume des morts, de la part d’Eurydice. (CQ 386; soulignéé par nous) En même temps, le récit réyrospectif se greffe sur une vision prospective grâce à l’image de Prosepine, de la nature printanière qui retrouve sa vie, mais aussi grâce à l’image de la résurrection du Christ et aux fêtes de Pâques : « Il y a eu déjà beaucoup de printemps et il y en aura encore bien davantage, mais c’est toujours l’unique Proserpine, mère du Christ au tombeau, qui lui redonne naissance. » (CQ 238-239) Le dérèglement temporel et la rupture thématique contribuent à « situer » hors temps et hors d’espace un segment significatif du roman, à savoir le séjour d’Orphée « aux enfers » où il rencontre, comme aux Champs-Élysée ou au Village des Âmes les grande personnalités de la vie canadienne et québécoise. C’est un « hors-temps » (CQ 258) absolu, car Orphée-Garneau discutent aussi bein avec les défunts, tel Cyrano de Bergerac, mais aussi ceux qui étaient encore en vie au moment de l’action du roman (peintre Paul-Émile Borduas), voire au moment de la rédaction du roman (peintre Patterson Ewen, journaliste et politicien Jean Le Moynde son voyage, non réalisé; notons que Lemoyne est décédé plusieurs années même après Ferron lui-même). On y parle de la prochaine mort d’Orphée (Garneau mourra noyé en 1941). Surtout on discute de la littérature et de la culture. On donne aussi la clé de l’appellation Orphée-Garneau (CQ 238-239). C’est lui-même qui l’explique : il se voit comme ses prédécesseurs Rimbaud et Nelligan et comme eux, il n’pas su accepter la plénitude de la vie, faire face. Si Rimbaud s’est exilé dans les déserts de l’Abyssinie et de la Somalie et Nelligan dans la solitude de sa folie, lui, il traverse le désert de la stérilité poétique en cherchant Eurydice qu’il voudrait restituer à la vie terrestre. Au ciel de Québec correspond donc l’enfer et c’est à partir de ce point de départ que ressurgira une nouvelle culture. Notons que la ville de Québec, ici, se transforme de donnée géographique en espace culturel, national et qui se veut de portée universelle. Reste une question : Pourquoi Québec, justement? Pourquoi la ville et ses souterrains imaginaires? Analyse du texte : pages du CQ consacrés à l’enfer. Commentaires du contexte culturel en rapport avec la proplématique du centre et de la périphérie. ________________________________ [1] Např. Beaulieu, Victor-Lévy. L’année d’une prise de conscience collective. Maintenant, prosinec 1969, 312: „Le Ciel de Québec, une brique colossale de 400 pages, qui, je pense, marque l’éclatement du roman de Ferron en une espèce d’épopée, la première que nous ayons.“; Martel, Réginald. Un diable au paradis. La Presse, 13. 9. 1969, 30: „Espérons seulement qu’au-delà de la cruauté ferronienne, ses nouveaux lecteurs sauront reconnaître, dans la vaste saga dont ce roman n’est que le premier volet, un amour très vif et très exigeant du pays québécois et de ses citoyens.“; Duhamel, Roger. La saga farfelue d’un Québec mythique. Le Droit, 4. 10. 1969, 7: „Ce n’est pas un roman à proprement parler: il heurte délibérément les règles les plus élémentaires de la vraisemblance, non seulement dans son architecture générale, mais dans le cadre de chaque épisode. Ce n’est pas non plus un livre d’histoire[...]. Serait-ce un pamphlet[...]?[...] Je préfère y voir pour ma part une vaste chronique broussailleuse, rebondissante d’une péripétie à l’autre, d’un comique sain et primitif, d’une invention étonnante par son incongruité.“ [2] Relations des Jésuites. Tome I. 1611-1636Montréal: Éditions du Jour 1972. Rok 1636 (Jean de Brébeuf). Relation de ce qui s’est passé dans le Pays des Hurons. 2^e partie du chap. II., 104-107 « Quel est le sentiment des Hurons touchant la nature et l’état d’âme, tant en ceste vie qu’après la mort ». [3] Dans le roman, le nom figure sous cette forme, alors qu’il s’agit de Jean Lemoyne, journaliste et politicien proche du premier ministre Pierre Eliott Trudeau.