INTRODUCTION «Parlons americain si nous le somraes devenus ! » J'avoue ne plus croire que nous puissions jamais rendre compte de nous-memes en francais a cause (fun fait primordial: 1'invention et la forme de TAmerique ne sont pas francaises. Convergences, Jean Lemoyne1 L:americanite est un concept-poubelle. Ponbelle dans le sens d'un ramassis heteroclite d'enonces dont on reussit difflcilement a trouver la forme. Poubelle aussi dans le sens d:un concept qu'il taut rejeter, car inutile sinon dangereux, pour comp rendre le parcours historique de la nation francais e d'Ameriqne. Concept fcurre-tout, auquel il faut nean-moins se confronter car I'amencaiiite est an coeur du questionnement identitaire du Quebec contemporain. En effet, ramericanite n'est ni le propre des litter aires ni celui des bistoriens ou sociologues, elle n'est poli-tiquement ni souverainiste ni federaliste2, et elle n'est 1'apanage ni des intellectuels ni des artistes, ou des politiciens. L'americanite fait largement 1. Convergences, Montreal, Hurtubise HMH, 1961, p. 27. 2. Yvan Lamonde precise toutefois : « Je suis porte a penser, a la lumi£re de la question americaine. que la valorisation de la dimension americaine de 1'identrte quebecoise fut davantage le fart de nationalistes ou, a tout le moins, de critiques de l'Union et de la Confederation » (Ni arec eux ni sans eux. Le Quebec etles t,iats-Unis, Montreal, Xuit blanche, 1996, p. 88). Ce constat nous apparait toujours vrai. Bien que ramericanite ne soit pas Fapanage des nationalistes, e'est chez cette population que .qa seduction opere le plus. CRITIQUE DE L * A M É R I C A N I T É INTRODUCTION-PREMIERE PARTIE consensus, elle est le signe de ralliement du Quebec francais des années 1980 et 1990. Née dans la poursuite du projet technocratique des années 1960, raméricanité est une affirmation identitaire qui refuse de se penser ainsi, dévoilant par le fait méme les impasses identitaires du Quebec contemporain. Le dévoilement de Petre veritable I/américanité s'affirme au depart comme Pidéologie anti canadienne-francaise par excellence. Elle se veut le signe de la rupture entre la nation ethnique et la nation civique. Elle serait la premiere veritable formulation ďune identitě débarrassée des scories essentialistes de la nation ethnique canadienne-francaise. Dans une réponse acerbe au sociologue Fernand Dumont qui osait affirmer, dans un texte du Devoir au debut des années 1980, que raméricanité, en diluant l'identite du Quebec francais au seul rapport á la langue, «... n'a rien á faire avec notre étre veritable ».[...] «... parlons américain si nous le sommes devenus», poursuivait-il, Lise Bissonnette rétorquait: «Vouloir définir la spécificité culturelle au-delá ďun enracinement, prétendre á la veille du vingt et uniěme siěcle que les individus ďune collectivité doivent prendre garde de ne pas trahir un "étre veritable" qui serait encore définissable relěve de Popération politique3». Étre un Québécois moderně, c'est évacuer toute reference identitaire autre que la langue pour affirmer sa normalitě dans le partage, avec le reste de la planete, ďune méme culture américanisée. Lise Bissonnette n'est toutefois pas representative des penseurs de raméricanité québécoise, qui ne pourront faire Pimpasse, eux aussi, comme dans toute demarche identitaire, ďune reference á « Petre veritable4». La reference á Paméricanité comme vérité enfin révélée de Petre 3. Pour les textes de Fernand Dumont, voir « Parlons américain si nous le sommes devenus!» Le Devoir, 3 septembre, et «La classe du samedi», Le Devoir, 17 septembre 1982; pour le texte de Lise Bissonnette,« De notre agonie», 1 et 2, Le Devoir, 10 septembre 1982; 18 septembre 1982. 4. Dans 1'Avant-propos qu'elle a rédigé pour 1'ouvrage d'Alain Finkielkraut, L'ingratitude. Conversation sur notre temps, coll. «Débats», Montreal, Quebec Arnériquc, 1999, elle porte un jugement plus nuance sur le besoin d'heritage dans québécois est en effet présente dans toute la littérature portant sui lama i canité; c'est méme Pune des constantes de cette tradition. Ainsi verr.i ( un s'y profiler partout un postulát positiviste que l'on oppose contimicik-ment á Paffirmation purement idéologique du Canada francais. Poui sVn convaincre, commencons par rappeler ces trois textes de Jean Lemoytu', écrits au debut des années 1950 et reproduits dans Convergences5, écrits dans lesquels, s'interrogeant sur le détour européen qui sembla si longtemps nécessaire á la littérature américaine pour se croire capable d'atteindre des valeurs universelles, Lemoyne en vint á découvrir son étre veritable, c'est-a-dire son appartenance américaine. Ces textes, á juste titre, sont considérés par plusieurs comme les premieres affirmations littéraires ďune américanité québécoise6. Dans les deux premiers, Lemoyne s'interroge sur le «destin nord-américain » des ceuvres des littéraires étatsuniens du XIXe siěcle Scott Fitzgerald et Henry James. Confrontés á leur «destin nord-américain », ces auteurs, pense Lemoyne, ont le sentiment d'etre des prisonniers ďune culture qui leur refuse Paccěs á Puniversel. C'est pourquoi ils prendront le chemin de PEurope, non pas pour nier leur américanité mais pour mieux la une democratic radicale. Un certain respect pour la memoire est le moins que Ton puisse exiger de la nouvelle directrice de la Grande bibliotheque du Quebec. 5. II s'agit de «Fitzgerald» (1951); «Henry James et les ambassadeurs» (1951), et «Lectures anglaises» (1956), dans Convergences, op. cit 6. Certes, on peut trouver avant les annees 1950 maintes affirmations du caractere continental de la culture canadienne-francaise, autant dans ia litterature politique ~ chez les Patriotes par exemple - chez les essayistes du tournant du siecle - Edmond de Nevers, Arthur Buies -, chez les litteraires - notamment Alfred Desrochers et Jean-Charles Harvey dans les annees 1930. Ces affirmations ne furent jamais toutefois preponderantes dans la representation savante de l'univers canadien-francais. Les Canadiens francais auraient ete americains sans le savoir et sans le vouloir. Pour une histoire de la representation «americaine» ou «continentale» dans la tradition canadienne-francaise, voir Yvan Lamonde, Ni avec eux ni sans eux. Le Quebec et les Etats-Unis, Montreal, Nuit blanche, 1996; Jacques Cotnam, «La prise de conscience d'une identite nord-americame au Canada francais {1930-1939)», dans G. Kurgan (dir.), Les grands voisins, Bruxelles, Editions de l'Universite de Bruxelles, 1984; Guildo Rousseau, «Les relations litteraires Qucbec/Etats-UnLs au XIX1' siecle, dans C. Savary (dir.), Les rapports culturels entre k Quebec et /<". Pints UniSy Quebec, 1Q.RC, 1984, p. 71-95. Selon Lamonde, comme ccrivan) cCiptes guerre Lemoyne annonceraii la prise en compte radicale de l'amcii< anile tUttt la culture qu^Wcoise (p. 71 et ss.). CRITIQUE DE L' A M E RI C AN I T E comprendre. La confrontation europeenne, affirme-t-il, permet ä James «d'acceder ä un plan d'universality d'oü, en tant qu'artiste, il jugera l'Europe et l'Amerique». Ce detour european est percu par Lemoyne comme dechirement, pas encore alienation toutefois, car c'est pour lui, dans ce premier temps, un dechirement constructif en autant que «ce voisinage plutot qu'habitation de I'universel» permet une combinaison heureuse entre 1'acces aux references classiques universelles (europeennes) et «la portion la plus vaste et la plus lumineuse de notre conscience» [l'americanite]7. Lemoyne associe alors explicitement, comme une dyna-mique cr£atrice, l'experience de dedoublement culturel que vecurent Fitzgerald et James. II n'hesite pas ä en faire la matrice propre ä la fois ä l'univers culturel americain et ä l'univers culturel canadien-francais. Or, nous autres, Canadiens, Americains, nous sommes ä la fois separes de notre reference classique et veritablement li£s au dyna-misme de son devenir actuel. Notre realite totale c'est ceci: le dedoublement inherent ä notre situation dans le monde. Le dechirement que comporte notre evolution, le defaut de coincidence et de contemporaneity avec nous-memes8. Lemoyne n'est pas encore un partisan de l'americanite, comme ne sont pas encore completement americaines les ceuvres litteraires etudiees -l'Amerique ne restant comprehensible qu'ä travers l'Europe. Dans le troi-sieme texte,« Lectures anglaises», ecrit quelques anneesplus tard, en 1956, Lemoyne revient toutefois sur ce jugement relativement favorable ä Texperience du dedoublement culturel. James avait pu, pense-t-il, comprendre l'Amerique car il etait « assez pourvu d'experience et d'expression pour entamer avec l'Europe un dialogue en pleine contemporaneity9 ». Cette conscience nous serait impossible, ä nous Canadiens francais; nous serions «trop pauvres », «trop attardes » pour elaborer un dialogue fructueux avec la culture europeenne. D'oü cette affirmation lourde de sens qui resume ä eile seule les impasses de l'americanite : «J'avoue ne plus croire que nous puissions jamais rendre compte de nous-memes en francais ä cause d'un 7. Jean Lemoyne, « Henry James et les ambassadeurs », Convergences, op. at., p. 203. 8. Jb»"rf.,p.2U. 9. Ibid., p. 26. INTRODUCTION-PREMIERE PARTIE fait primordial: 1'invention et la forme de I'Amerique ne sont pas francaises10 ». Comment Lemoyne arrive-t-il a ce constat pessimiste? Ce sont ses lectures anglaises qui lui ont fait realiser comment la culture d'ici est devenue etrangere au lieu ou elle habite. Depuis une dizaine d'annees, precise-t-il, la part anglaise de mes lectures s'est accrue considerablement, jusqu'a devenir preponderante lorsqu'il s'agit de romans. Ces lectures anglaises lui ont revele une « correspondance du milieu et de 1'expression », un «.accord intime entre {'ambiance et la conscience ». Autrement dit, il «habitait mieux» la Htterature anglo-saxonne, celle-ci correspondait davantage, pour reprendre 1'expression de Dumont, a son «etre veritable ». Cette correspondance entre le milieu et 1'expression, cet accord entre I'ambiaijce et la conscience, Lemoyne affirme ne les avoir jamais ressentis ni dans sa formation classique, ni dans la Htterature francaise d'ici ou d'Europe. Cette derniere etait « chose partiellement vecue», «artificielle», precise-t-il. Meme l'univers de l'information quotidienne lui apparait alors sous un jour nouveau; la francaise ne rejoint pas «l'instinct, le quotidien », Fanglo-americaine fait appel a «la vie11». Ce texte peut etre considere, a juste litre, comme la premiere formulation contemporaine de l'americanite quebecoise. L'americanite est la veritable identity quebecoise, verite longtemps cachee par cette croyance imaginaire que le Canada francais etait de culture franchise. Une telle affirmation, on la trouvera a profusion dans tous les ecrits s'identifiant a l'americanite. La decouverte de l'americanite apparait alors, pour ceux qui 1'ont vecue, comme une veritable experience cathartique qui purifie la culture quebecoise de ses elements etrangers et imaginaires. De Jacques Languirand, ce grand prophete radiophonique de notre americanite retrouvee, qui disait dans un texte programmatique des annees 1960 : «Tout se passe comme si j'avais peur d'etre nord-am<§ricain, comme si mon americanite' avait ete refoulee12», a la journaliste Nathalie Petrowski, trente ans plus tard, qui apres un retour d'Europe crie fort son «bonheur 10. Ibid., p. 27. 11. Ibid., p. 29. 12. Jacques Languirand, 1971, «Le Quebec et l'americanite», Klondyke, Montreal, Cercle du livre dc Prance, p. 219-237. CRITIQUE DB [.'AMERICANITE INTRODUCTION-PREMIERE l> A KT I I .K- rrtrmwr Fair libre de FAmerique13», le devoilement de son america-nite' est racontc corame un passage initiatique a la nature vraie, instinc-iiu-lle, de I ctrc quebecois. Racontant Fexperience de Jean-Charles Harvey qui, en 1935, dans Le Canada, deplorait la dimension mimetique de la literature d'ici en regard de celle de la France - «nous ne nous sommes jamais trouves nous-memes. Nous sommes des reflets» -, Jacques Cotnam dira de ce dernier qu'il s'est «resigne a etre desormais lui-meme et a vivre sa propre vie14 ». Meme type d'affirmation chez Guildo Rousseau en regard de la «presence liberatrice» exercee, sur certains auteurs canadiens-francais du XIXe siecle, par des ecrivains americains, tels Fenimore Cooper et Henry Wadsworth Longfellow: «elle leur a permis, a certains egards, d'etre eux-memesI5». Ce passage de l'ombre a la lumiere, du faux au vrai, de Fideologie a la claire conscience de soi, de Fartificiel a I'instinct est aussi present dans F apprehension des representations collectives. II distingue la fausse representation canadienne-francaise de la perception objective presente dans l'americanite quebecoise. II y a quelque chose de «pathetique», rappelle Jean Morisset, dans cette identite largement fondee «sur le refus de l'Amerique et le refus du metissage16». Le refus de Famericanite dans la pensee canadienne-francaise se fonde, affirme pour sa part Gerard Bouchard, sur un passe «largement imaginaire » et de « fausses representations de soi et des autres17». Car celle-ci, - la representation canadienne-francaise - releve «largement de Futopie » et « beaucoup de Fimaginaire »; 13. Citee par Jean-Francois Chassay, «Litterature et americanite: la piste techno-scierttifique», dans G. Bouchard et Y. Lamonde (dirs.) Quebecois et americains. La culture quebecoise auxXLXe etXXe siecles, Montreal, Fides, 1995, p. 176. 14. Jacques Cotnam, «La prise de conscience d'une identite' nord-amiricaine au Canada francais (1930-1939)», op. cit, p. 77-78. 15. Ibid., p. 74. 16. Voir Jean Morisset et Eric Waddell, Amiriques, Montreal, Hexagone, 2000, p. 25. II faut pr^ciser que pour Morisset ce cote pathetique persiste dans Fidentit£ « Quebec », qui n'aurait pas encore completement effectu£ son virage «ameri-quain». L'orthographe ameriquain veut id distinguer les «AmeYiquains» des « Americains», comme l'ame'ricaiiite est a distinguer de Tam£ricanisation. 17. Gerard Bouchard,« Le Quebec comme collectivity neuve. Le refus de Famericanite dans le discours de la survivance», dans G. Bouchard et Y. Lamonde (dirs.), Quebecois et amiricains..., op. cit., p. 16. sa litterature a un caractere «stereotype et un peu artificiel18». Äu um-traire, la reconnaissance de son americanite dans le Quebec eonteraporaifi est le resultat d'une lecture plus vraie de la realite, «une reflexion plus eclairee... une perception plus juste de soi etdes autres19». Breien repre* nant les formulations de Lemoyne, la rencontre du Quebec et.de son americanite temoigne d'une correspondance mieux reussie entre le milieii et Fexpression, d'un accord plus intime entre Fambiance et la conscience. Ä Foppose de Fintentionnalite culturelle du Canada francais, qui est presentee comme une culture d'importation, artificielle, detacher de la vraie vie, Famericanite s'affirme comme une culture sans intentionnaiite, une sorte de matiere premiere ou d'instinct accessible par la seule insertion territoriale dans le continent americain. II y a ici un etrange postuJat orga-nique, essentialiste, positiviste, en rapport ä la culture, sur lequel il nous faudra revenir. L'americanite est une culture qui n'aurait pas ä se penser, eile est une culture de proximite, d'imm£diatete, une maniere moins civilisee, plus naturelle, une forme primaire d'appartenance au monde. Ce n'est pas, comme on le verra, le moindre des paradoxes de Famericanite qu'en voulant rompre avec la culture canadienne-francaise, qualifiee d'ethnique en raison de sa pretendue filiation avec une culture francaise d'origine, Fon reduise le fait culturel ä un rapport mecanique, objectif, ä un territoire, ä un continent. C'est ä la suite de l'echec du referendum de 1980, pense Marc Henry Soulet, que les intellectuels en seraient venus ä la conclusion que « au risque d'une separation de la queb6citude d'avec la vie concrete, le Quebec se doit d'assumer son americanite20 ». Quand l'americanite n'est pas l'am^ricanisation Quelle serait done cette culture qui sourdrait comme rapport n£ces-saire, originaire, ä Fappartenance continentale du Quebec? Avant de tenter de repondre ä cette question, precisons une chose. L'americanite, au dire de ses partisans, n'est pas Famericanisation. Yvan Lamonde a formule cette 18. Ibid., p. 25. 19. Ibid., p. 16. 20. Marc Henry Soulet, Le silence des intellectuels. Radioscopie de Vintellectuel quibecoh, Montreal, Les editions cooperatives Aibert Saint-Martin, 1987, p. 86, . 10 CRITIQUE DE L' A M E RIC A NI T E INTRODUCTTON-PREMIERB PARTIE distinction d'une maniere claire et largement partagee, a notre avis, par i tous les defenseurs de Famericanite quebecoise : ... precisons que l'americanisation du Quebec, concept de resistance ou de refus, est ce processus d'acculturation par lequel la culture etatsunienne influence et domine la culture autant cana-dienne que quebecoise - et mondiale - tandis que Famericanite, \ qui en globe tout autant FAmerique latine que FAmerique ; saxonne, est un concept d'ouverture et de mouvance qui dit le j consentement a son appartenance continentale21. } L'americanite serait a l'americanisation ce que le marxisme, le com- ; munisme doctrinal, fut au communisme reel: un possible detache de son i application concrete. Tout comme, pour des generations de marxistes, les dimensions repressive et totalitaire du communisme reel n'avaient pas \ entache la purete de Fideal du communisme doctrinal, la presence d'une Am£rique americanisante serait susceptible d'etre separee des virtualites positives de Famericanite. II fallut bien convenir toutefois, dans le cas du -: communisme reel, que le ver etait dans le fruit et qu'il etait impossible de dissocier completement le reel historique de sa representation utopique. Un meme effort semble necessaire en regard de Famericanite et de l'americanisation. II apparait difficile, en effet, de maintenir une telle distinction, j qui repose ultimement sur la complete autonomic d'une representation : identitaire - Famericanite - du principal sujet historique qui la porte - ; l'Amerique etatsunienne -, d'autant plus que Famericanite se veut une ! lecture «objectives du reel historique eloignee des faussetes de la repre-sentation, C'est pourquoi ultimement Famericanite apparaitra comme le pendant culturel de l'americanisation. Empiriquement, au depart, il n'est pas vrai que les travaux portant sur Famericanite - a commencer par les propres etudes de Lamonde - tentent de definir une realite politique, economique ou culturelle qui engloberait Fensemble de l'Amerique et qui se distinguerait de l'americanisation -Finfluence americaine sur le reste de l'Amerique22. C'est FAmerique 21. Yvan Lamonde, Ni aveceux ni sanseux.,.,op. at., p. 11. 22. On se referera, pour s'en convaincre, a 1'imposant ouvrage dirige' par G. Bouchard ct Y. Lamonde, Quebecois et americains, op. at., qui se voulait un etat des lieux de etatsunienne qui fascine les personnages des romans dits de Famericanite. C'est parce que Faction se deroule indistinctement entre Montreal, New York, la Californie ou la Floride, ou encore parce que les personnages de ces romans sont, comme Fhomme de la frontiere americaine, des personnages de Ferrance que ces romans sont dits de Famericanite. Dans les travaux socioeconomiques, Fintegration economique continentale dont il est question est bel et bien Fintegration aux Etats-Unis, car le veritable espace economique continental, meme reduit a Fespace de FAccord de libre-echange nord-americain - ALENA tient encore plus du reve que de la realite. C'est encore a la tradition du republicanisme americain qu'on se refere pour inserer Fhistoire politique du Quebec dans la grande tradition democratique, non a celle plus autoritaire et corporatiste de l'Amerique latine. II est effectivement peu question, dans les travaux portant sur Famericanite quebecoise, de FAmerique du Sud, dont le parcours apparait a bien des egards aux antipodes de ses voisins du Nord, avec qui die partage pourtant le continent. Seules exceptions notables a cette regie, sur laquelle nous reviendrons, les tentatives de Jean Morency en litterature et de Gerard Bouchard en histoire de comprendre Famericanite comme parcours historique de societes neuves23. Plus fondamentalement, une telle distinction ne tient pas par F orientation theorique que Fon a voulu donner au Quebec au concept d'ameri-canite. L'americanite quebecoise n'est pas le projet d'inventorier les multiples manieres nationales d'etre en Amerique, mais bien celui de concevoir, au-dela des differences, une «appartenance continentale». Comme le rappelle Jean Morisset dans son commentaire sur la serie «L'americanite» produite par FOffice national du film, au milieu des annees 1980, le mot meme d'americanite provient de FAmerique latine {americanidad) et sert la-bas a dissocier le parcours americain des pays du ramericanite quebecoise et dont 1'ensemble des textes, a de tres rares exceptions, discutent exclusivement du rapport entre le Quebec et les fitats-Unis. Meme le Canada anglais, pourtant «l'americanite» la plus proche du Quebec, y est absent. 23. D'autres travaux, dont on fera usage a l'occasion, etablissent des elements de comparaison entre le Quebec et le reste de l'Amerique - le Sud compris. Us nous apparaissent justement comparatifs et non porteurs d'une definition integrative de I'americatute. CRITIQUE DE L'A M É RI C AN I T É Sud de celuj de FAmerique etatsunienne24. Ii y aurait alors, selon une teile Hypothese, une americanite bresilienne, argentine, mexicaine, etc., diffcrente de Famericanite etatsunienne. C'est justement cette reference ä une americanite difförenciee - comme le voulait la reference ä FAmerique francaise dans l'ancienne representation canadienne-francaise, ou ä la que-b£citude dans celle des sociologues de la Revolution tranquille - que l'americanite quebecoise contestera. Cessons, dit-on, de presenter le par-cours historique du Quebec francais en Amirique comme un parcours singulier, differencie du reste de FAmerique (anglo-saxonne). Regardons plutot les similitudes, les ressemblances, acceptons Fhypothese de sa normalite historique, c'est-ä-dire celle d'un parcours qui correspond ä sa vMte empirique et qui doit se transformer en consentement ä son appar-tenance continentale. Cette volonte de faire du concept d'americanite une recherche des similitudes plutöt qu'une comprehension des parcours differencies contraint l'analyse ä ne pas pouvoir distinguer americanite et americanisa-tion - toujours est-il qu'une telle chose soit possible - et de confondre bien souvent, comme on le verra, ces deux processus avec celui de modernisation. L'americanite se rapporte des lors ä une forme d'ultramodernite oü toute velleite d'introduire dans celle-ci une intentionnalite autre - meme amerlcaine - est condamnee d'avance ä ne plus pouvoir £tre fondee analytiquement. Une teile difficulte de Famericanite ä preciser son objet apparaitra plus clairement ä la suite de la description que nous nous appretons ä faire des grands themes recurrents de 1'americanite. Nous degagerons quatre grandes routes par lesquelles Famericanite tente de nous conduire ä Fetre veritable des Quebecois, au consentement ä Fappärtenance continentale : 1) l'americanite comme etre americain; 2) I'americanite comme adaptation materielle; 3) Vamericanite' contre Veuropeanite; 4) Vamericanite comme parcours de societes irenves. Quatre routes qui traversent la reflexion contemporaine sur Famericanite quebecoise. Quatre routes qui conduisent ä autant d'impasses. 1 . 1 L'americanite comme étre americain « California Crazy h> ecrivit-il tout en haut de la premiere page de son journal. Je ne suis pas fou, et je ne plaiderai pas le coup de bambou. Les delires califor-niens, Fassassinat a la mitraillette des clients innocents et affames d'un McDonald's, les lames de rasoir introduces dans les fruits frais d'un supermarche, les bonbons a la strychnine, le gout du sang, Fenvie de devenir millionnaire et tout-puissant ne s'attrapent pas a Faeroport comme se respirent les virus, que je sache. Une histoire americaine, Jacques Godbout Dans un texte intitule «Le Quebecois, un certain homme nord-américain», Guy Rocher affirmait que «Fhomme quebecois» est avant tout un Nord-Américain. Ľaméricanisation serait un fait qui imprégne en profondeur 1 etre quebecois, «son rythme de vie, sa nourri-ture, son vétement, sa maniere ďaborder les problemes, son mode de relations humaines sont ceux d'un Nord-Américain1». Ce constat n'empé-chait pas pour autant Rocher de conclure que le Québécois était un étre 24. Jean Morisset, «Á propos de la série "L'americanite": promenade dans une Amérique en quéte du Québec », Sequences, n° 135-136, sept. 1998, p. 38. 1. Guy Rocher, «Le Quebecois, un certain homme nord-americain », dans J. Sarrazin (dir.), Dossiers-Quebec, Paris, Stock, 1977, p. 37. Deja en 1971 Guy Rocher affirmait dans un autre texte portant sur le Canada francais : «l'americanisation du Canada francais n'est pas une menace, c'est un fait» { « Les conditions dune Francop honie nord-americaine originale», le Quebec en mutation, Montreal, Hurtubis« i.971 p. 99). : ;'\ "' CRITIQUE DE L ' AMERICAN J T á américain particulier. Arrétons-nous toutefois, avant de discuter de la portée du constat de «Fhomme quebecois» comme étre américain, ä la description des caractéristiques habituellement associées ä ce fait. On est ici au cceur de Faméricanité comme ethos culturel. II ne s'agit pas de s'interroger ä savoir si 1'étre québécois vit sur le continent américain, s'il est intégré dans des réseaux économiques ou politiques qui couvrent 1'espace nord-américain, ou méme s'il constitue un peuple, mais bien s'il participe ďune méme culture profonde, spécifique ä FAmérique, culture qui définirait tant sur le plan individuel que collectif son étre veritable- il est certes difficile et méme hasardeux ďessayer de décrire les traits anthropologiques culturels profonds ďune collectivité. Cela est ďau-tant plus difficile dans des sociétés modernes marquees par Findivi-dualisme et la pluralité des modes de vie. Cest au nom de ce pluralisme des valeurs, de cette modernitě québécoise, que Lise Bissonnette avait sommé Fernand Dumont de décliner les traits caractéristiques de 1'étre québécois sinon de cesser ďen parier2. Marcel Rioux, qui lui aussi, comme Fernand Dumont, persistait á croíre ä 1'étre québécois, n'a-t-il pas vaine-ment tenté, au debut des années 1980, de décrire les « pratiques émanci-Patrices» qui feraient du Quebec une société distincte3 ? Malgré ces difficultés, au risque ďinvalider la demarche explicative des sciences sociales, qui visent justement, au-dela de la diversité des pratiques humaines, ä dégager une intelligibilité ďensemble, ne faut-il pas persister ä vouloir déchiffrer dans le réel un idéaltype éclairant celui-ci ? Cela ne veut pas dire pour autant que tous les «types ideaux» se valent ni qu'ils réussissent ä rendre significatives les pratiques qu'ils se proposent ďex-pliquer - ce qui est le cas, il nous semble, de 1'américanité ou encore qu'en cherchant ä construire un tel idéaltype ä partir de la psýché individuelle de 1'étre américain ou québécois les tenants de 1'américanité ou de la québécitude aient regardé au bon endroit. N'aurait-il pas fallu s'interesser plutót ä la mise en forme collective de ces pratiques opérée ä travers la 2. On se rotere ici au debat - Fernand Dumont; Lise Bissonnette - dans ies pages du Devoir, debat auquel nous avons fait reference en premiere partie de cette section. 3. Dans Lcs Quebecois, Paris, Seuil, 1975, Marcel Rioux a tente de presenter aux Francais une description ethnologique des caracteristiques propres aux Quebecois francophones. Ii faut bien avouer que cette description ne convainc pas et qu'elle appa rat t un pcu ringarde en regard du Quebec contemporain. I/AMÉRICANITÉ COMME ÉTRE A M Ř R 1 C A I N representation? De toute facon, e'est sur un tel postulát - l'existence d'un étre américain comme étre veritable de 1'étre québécois - que se charpente le discours sur 1'américanité. Essayons ďen dégager les principaux para-métres. De 1'antiaméricanisme au non-étre américain On peut commencer á décrire 1'idéaltype de 1'étre américain construit par Faméricanité québécoise par la caricature qu'en véhiculent la culture populaire et particuliěrement 1'antiaméricanisme. L'etre américain serait un personnage vulgaire, sans raffmement, une espéce d'etre primaire débarrassé des vernis de la civilisation. Grossier, Fétre américain serait mediocre, imbu de lui-méme, égoiste, ne retirant de satisfactions que des plaisirs matériels. Son habillement serait sans convenance, sa nourriture une forme de melange inodore visant essentiellement á répondre á la nécessité animale de se nourrir le plus rapidement possible et au moindre coút. La culture américaine apparait děs lors comme une non-culture, un délestage de «l'áme» au nom du factuel, une « adoration de ce qui arrive, l'expulsion de F instinct, le bolide du fait4»; la nation américaine un simple arrangement hétéroclite, utilííaire traverse par des pulsions violentes issues de son individualisme radical, de sa fragmentation infinie, de son culte de Fauthenticité. Voulant décrire 1'américanisation des Québécois et, en méme temps, la critiquer, le cinéaste Pierre Falardeau a inventé un Québécois loufoque, Elvis Gratton, au langage peu articulé, aux préjugés faciles, ne \ vibrant qu'au clinquant de Fargent vite gagné et au rythme d'une pop music i réduite á un melange informe de quelques sons primaires. Preuve de Faméricanisation des Québécois, les jeunes Québécois n'auraient pas percu la charge critique contenue dans la caricature que leur présentait Falardeau et ont fait d'Elvis Gratton Fun de leurs personnages fetiches5. 4. Pierre Vadeboncceur, Trois essais sur I'insignifiance, Montreal, Hexagonc, 1983, p. 90. 5. Si Ton peut trouver, a la fois dans le Quebec contemporain et dans Fhistoire du Canada francais, nombre ďexemples de propos ramenant 1'étre américain a la caricature que nous venons ďen dresser (et les penseurs de ('américanité m W génent pas habituellement pour les extirper), ií y a tout un pas, que .nous íhS franchirons pas, á faire de Fantiamericanisme la tramě dc fond de ritHťntioímalító 34 35 CRITIQUE DE L'AM ÉRIC ANI TÉ I' A M é R I C A NI T é C O M M K k T R E AMERICAIN Peu importe, retorquera-t-on, la charge critique contre I'americanisa-tion, Famericanite n'est pas Famericanisation. Pourtant, a regarder de plus pres, on est frappe par la similitude entre les traits caricaturaux, les preju-ges associes a Fantiamericanisme et certaines descriptions empathiques de l'etre americain produites par le camp de I'americanite. L'etre americain presents dans la litterature, le theatre ou le cinema quebecois est la plupart du temps ce personnage de l'errance, sans convictions fortes, 1'homme de mauvais gout qui cherche desesperement par un voyage a travers FAme-rique une identite toujours refusee. Ainsi, en litterature, «si les heros d'un Godbout ou d'un Poulin, par exemple, se rendent volontiers aux Etats-Unis, ils en reviennent le plus souvent amers, d£cus par la violence et le conformisme de cette societe6 ». Salut Galarneau de Jacques Godbout a 6te consider comme un grand roman « de l'expression quebecoise de I'americanite » parce que le personnage central, un etre peu structure' qui se cherche desesperement tout en parlant une langue truffee d'anglicismes, refuse les references franchises pour une vie plus vraie, plus authentique - il est vendeur de hot dogs7. La ville de Montreal est, dans le roman Le nez qui voque de Rejean Ducharme, une ville americaine inadequate a la culture francaise parce que vulgaire, royaume inconteste de l'automobile et du sexe8. Victor-Levy Beaulieu est dit un grand ecrivain de I'americanite quebecoise parce que, en plus de s'interesser aux grands recits de la litterature americaine, il est fascine par les personnages de la marge : «les exegetes protestants qui hantent Vh&ri-tage, les "quakers du Bas-Canada" de Sagamo Job J, les fantasmes assassins du Canada francos (on y reviendra). Rien n'indique, par ailleurs, que sur cette question le Quebec fran^ais soil particulier. L'image ďune Amérique décadente, materialisté, sans coherence culturelle, est un vieux récit qui a une histoire planétaire - particuliěrement á gauche par ailleurs - et dont on peut continuer á suivre les péripéties mensuellement dans un journal aussi branché que Le Monde diplomatique. 6. facques Pelletier, «Toutes couleurs réunies», Lettres québécoises, n° 73, printemps 1994, p. II. 7. Michel Tétu, «Jacques Godbout, ou l'expression québécoise de I'americanite», Uvres et auteurs québécois, Quebec, PUL, 1970, p. 270-279. Ce texte de Tétu est 1'une des premieres references explicites á I'americanite. 8. Joan-Francois Chassay, « Montreal et les États-Unis : ideologie eí interdiscursivité r.\wr Ie«n Basíle et Réjean Ducharme», Voix et Images, n° 48, printemps 1991, |. .0! 36 (TUn revequebecois [...], Fhomosexualite de Oh Miami, Miami, Miami9». Ainsi, Jean-Francois Chassay peut terminer son ouvrage sur le roman quebecois contemporain face aux Etats-Unis en rappelant que ces romanciers expriment le « creuset de tous les possibles et le lieu de tous les interditsl0». «"Corps non fini et polymorphe traverse de toutes les migrations des hommes et des idees" [...] I'americanite vue par le Quebec demeure une abstraction seduisante », affirmera Diane Pavlovic a la suite de son analyse de I'americanite de la scene quebecoise". Abstraction seduisante qui se degage de la legerete de l'etre americain, de sa nature bigarree, de sa fragmentation infinie. Car, si l'etre americain est un personnage de l'errance, de la marge, de l'int£gration mal reussie, il est aussi 1'habitant d'un lieu sans lieu, 1'auteur d'une histoire sans histoire, le seul etre veritable sans verite. La culture americaine, vue par I'americanite du tbiatre quebecois, ce n'est pas une culture mais un grand centre commercial a pretention plan£taire, lieu de tous les possibles : La tendance a incorporer tous les discours, a «magasiner» dans le bagage culturel universel et a y consommer abondamment, faute d'un langage et d'une tradition propres, est incontestablement nord-americaine; prives du poids d'une longue histoire, les artistes americains et quebecois ont envers leurs "classiques" une attitude comparable12, Ces themes - de la marge, de l'errance, du vide, de la violence, du mauvais gout ~, on les trouve aussi abondamment illustres dans le cinema quebecois contemporain. Passons sous silence Fidee de la decadence au coeur du film de Denis Arcand, Le declin de VEmpire amiricain, car Arcand ne se reclamerait pas de Famericanite et son propos doit plutot etre associe 9, Jean Morency, « Victor-Levy Beaulieu : la litterature americaine et la chasse á la baleinew, JVmíí blanche, n° 51, 1995, p. 44-48. 10. Jean-Francois Chassay, Uambiguité americaine. Le roman québécois face aux États-Unis, Montreal, XYZ éditeur, 1995, p. 190. 11. Diane Pavlovic, «Le theatre québécois recent et I'americanite », Etudes francaises, vol. 26, n° 2,1990, p. 44, emprunte cette citation á Marie-Héiene Falcon et Jaeqwe* Vézina dans le programme de presentation du Festival de theatre des Atnériqtm, 12. Ibid., p. 47 4S. 37 CKITIQUB DE Ľ A M É RI C A N IT É ĽAMÉRICANITÉ C O M M E ÉTRE AMÉRICAIN .'( Li figure de 1'antiaméricanisme. Pour Arcand, néanmoins, Fétre i.((h;Ih';coíh qui a choisi «le confort et 1'indifference* ä l'exigeante .tífii niatiou nationale au cours de deux référendums confirme bel et bien ' Li decadence, c'est-ä-dire ramericanite québécoise. Jean Larose, qui ne saurait étre associé ä l'antiamericanisme, bien qu'il ne partage pas les ] premisses de 1'américanité, dira des films québécois des «années 80», c'est-ä-dire ces films que 1'on associe au «realisme postmoderne» - tous les , films québécois récents n'etant pas des films des « années 80», précisera- : t- il - qu'ils sont des films de « nulle part». Ce sont des films - les exemples choisis par Larose sont les films Un zoo la nuit, de Jean-Claude Lauzon, et i Pouvoir intime, de Lea Pool - oü la «grossierete», la «vulgaritě», la « violence » s'affichent comme une preuve ďauťhenticité; ce sont des films oü 1'intimité, dorénavant débarrassée de tout rapport de filiation, de tout contexte normatif, de toute articulation precise ä une culture donnée, ■ s'affirme comme un pur rapport de pouvoir, un rapport brut, quasi ] animal13. Ce sont des films de 1'américanité québécoise. Ä prime abord, la dimension documentaire des collections L'america-nité et Parier d'Amerique de 1'Office national du film aurait dů conduire ä déroger de l'image de Fétre américain comme étre de nulle part14. Ces deux collections n'avaient-elles pas justement comme ambition de décrire la j part ďaméricanité dans 1'identité québécoise? Pourtant, que ce soit Le i grand Jack (Kerouac) ďHerménégilde Chiasson ou Alias Will James de Jacques Godbout, ces Québécois ■ Jack Kerouac, en raison de ses parents | ďorigine canadienne-francaise, est largement approprié comme un auteur j québécois dans la pensée de 1'américanité - qui auraient faconné 1'imagi-naire américain, vivent leur américanité sous le signe du manque, de la i déchéance, du mensonge. La quéte identitaire de Kerouac ä travers 4 13. Jean Larose, La petite noirceur, Montreal, Boreal, 1987. 14. Collection L'americanite: La poursuite du bonheur (1987) de Micheline Lanctot; Le grand Jack (1987) de Hermenegilde Chiasson; Le voyage au bout de la route (1987) de Jean-Daniel Lafond; Le voyage en Amirique sur un cheval emprunti (1987) de Jean Chabot; L 'amour... a quel prix? (1988) de Sophie Bissonnette; et Alias Wilt James (1988) de Jacques Godbout. Collection Parler d'Amerique: Un cirque en Amerique (1989), de Nathalie Petrowski; Chere Amerique (1990) de Marito Mallet; Hotel Chronicles (1990) de Lea Pool; Le Diable d'Amerique (1990) de Gillcs Carle; Une. aventure americaine (1991) de Vincent Martorana; et Ce qu'il '■ii restti (1991.) cle Marquise Lepage. 1'Amerique se termine mal, il ne pourra pleinement habiter 1'imaginaire americain que ses voyages lui font decouvrir alors que son voyage interieur se transforme en une veritable decheance personnelle. Plus heureuse sera la destinee d'Ernest Dufault alias Will James, ce Quebecois, francophone d'origine, repris de justice qui vit aux Etats-Unis sous une fausse identite et qui sera, grace a ses romans et portraits de cow-boys, 1'un des grands inspirateurs contemporains du mythe western americain. Will James, qui sait difflcilement distinguer la realite du reve, n'a pu atteindre cette heureuse destinee qu'en cachant ses origines, qu'en mentant sur son identite. Dans un commentaire, par ailleurs fort enthousiaste, des heureuses mutations qu'une telle americanite produit sur la quete identitaire quebecoise, Michele Garneau conclut neanmoins que «tous les films des deux collections rendent compte, chacun a sa maniere, d'une perte : d'une perte vecue soit comme catastrophe, soit comme valeur, soit les deux a la foisls». Si 1'americanite est devenue l'une des trames de fond, sinon la trame de fond, du renouveau culturel quebecois, il faut bien voir que le type ideal -qui se degage de cette aventure presente pour l'essentiel 1'americanite sous le signe du vide, de 1'absence, de la negativite. On a peine souvent, comme ' on vient de le voir, a distinguer le portrait dresse par l'antiamericanisme de celui presumement plus empathique des penseurs de 1'americanite. Par exemple, 1'ceuvre de Jacques Godbout - autant litteraire que cinemato-graphique - est parfois presentee comme l'une des expressions les plus centrales de ramericanite quebecoise16; pour d'autres, elle releve de l'antiamericanisme17. Meme chose pour les romans de Rejean Ducharme ; 15. Michéle Garneau, «Ľémergence d'une nouvelle identité», Ciné-bulles, 10, 3, 1991, p. 8. En plus de Garneau, voir, pour des commentaires mettant en perspective certains des films ces collections en regard de ľaméricanité, Yves Lever, «Will James : Ľaméricanité des Québécois», Relations, 549, avril, 1989, p. 71-72; Jean Morisset, «Á propos de la série "Ľaméricanité": promenade dans une Amerique en quéte du Québec », Sequences, rŕ 135-136, sept. 1998, p. 38-43; et ľarticle « Le cheval du reel »de Jean Larose, dans L'amourdu pauvre, Montreal, Boreal, 1998, p. 87-100. 16. Michel Tetu, « Jacques Godbout ou ľexpression quebecoise de ľaméricanité », op. cit.; Jean Larose, L'amour du pauvre, op. cit., p. 87-100; et Yvan Lamonde, Ni avec eux ni sans eux..., op. cit, p. 77-78. 17. Gerard Bouchard, «Une nation deux cultures. Continuités et ruptures dans la pensée québécoise traditionnelle (1840-1960)», dans G. Bouchard et S. Gourville (dirs.), La construction d'une culture. Le Québec et ľ'Amérique francahe, Quétm;, l'Ul, 1993, p. 19. critique de l' a m e ri c a n iT e tantöt expression centrale des angoisses existentielles d'une urbanitě américaine18, tantöt le «parfait representant* d'une littérature québécoise avec « son univers clos, irrespirable » et «la volonte de puissance de ceux qui ont été humilies19». Michel Tétu, tout en applaudissant 1'américanité de Salut Galarneau, fournissait déja en 1970 la clé de cette énigme. Si on pouvait, disait-il, s'interroger dans les ceuvres précédentes de Godbout sur Faméricanité de 1'identité québécoise, «dans Salut Galarneau, la réponse est nette. II faut accepter cette américanité, avec son postulát de mediocrite20». Ce juge-ment porte sur Godbout, il est permis de Fétendre ä Fensemble du champ culturel québécois, qui a fait de Faméricanité son nouvel étendard identi-taire. L'americanite est une non-culture, mais c'est lä notre veritable culture. II y a dans le postulát de Faméricanité une soumission de Fétre culturel ä Fétre veritable, une abdication devant les faits, un regard pessi-miste sur Faventure humaine. Accepter Faméricanité « avec son postulát de médiocrité », c'est affirmer en méme temps que Faméricanité de la culture franchise d'Amerique n'est pas véritablement affaire de consentement; eile serait un fait, une question d'instincts, une destinée, destinée heureuse néanmoins car Fétre américain, comme non-étre, semble posséder les qualités nécessaires pour libérer le Quebec des pesanteurs de Fétre canadien-francais. De 1'étre de la frontiere á 1'étre démocratique On rétorquera que la negativitě de Fidéaltype québécois de Faméricanité ne saurait rendre compte de la complexité de Fétre américain - et on aura raison. Pierre Nepveu, qui note lui aussi le mode essentiellement négatif du «poéme québécois de FAmerique», plaide en faveur d'une conception de Faméricanité ouverte ä Fintériorité de «Farne de 18. Jean- Francois Chassay, « Montreal et les États-Unis : ideologie et interdiscursivité chez Jean Basile et Réjean Duchařme », op. cit. 19. Francine Bordeleau, «Dany Laferriěre sans arme et dangereux», lettres québécoises, n° 73, printemps 1994, p. 9. 20. Michel Tétu, «Jacques Godbout ou 1'expression québécoise de l'amérícanité », op. cit., p. 274. l'americanite comme etre am er i cain FAmerique ». Un tel chemin doit pour lui prendre la route des «enjeux:tk la spirituality et du messianisme puritains, de cette "jeremiade" ctiuikv jusque dans ses retombees contemporaines par un Sacvan Bercovitch2' »...11 ne semble pas qu'une telle voie soit celle qui ouvre effectivement l'americanite a une comprehension de son originality historique et encore moins a une positivite partagee par tous les etres americains. Les experiences du spiritualisme et du messianisme puritains apparaissent, au contraire, les avenues par lesquelles justement FAmerique etatsunienne a suivi et suit un chemin fort diffyrent de la nation franchise d'Amerique. Aussi etrange que cela puisse paraitre, c'est en approfondissant encore davantage la negativity de Fidealtype americain qu'une meilleure comprehension de Fidealtype de Fetre americain est possible. Pour cela, quittons un instant l'americanite quebecoise pour celle de «l'americanite » etatsunienne. La premiere deviendra-t-elle plus comprehensive a la lumiere de la seconde? Le celebre texte de Fhistorien americain Frederic Jackson Turner, «The Significance of the Frontier in American History», ecrit en 1893, servira de porte d'entree a cet elargissement de Fidealtype de Fetre americain. II y a d'ailleurs - de maniere implicite la plupart du temps, parfois de facon explicite - dans Fidee de l'americanite quebecoise une reference continue a la these de la « frontiere » telle que formulee par Turner; car, comme dans Fidealtype de l'americanite quebecoise, Fexperience etatsunienne de la frontiere se vit au depart sur le mode negatif. Qu'est-ce au juste que Fexperience de la frontiere? C'est le socle fondateur, nous dit Turner, de Fethos americain, de la creation dans le Nouveau Monde d'un etre nouveau dote d'un nouvel imaginaire social. A la difference de Fexperience europeenne, ou la frontiere fut une cloture, une «forteresse» etablissant une separation nette entre des univers etrangers - les univers sociaux differents de Fespace moyenageux, ou des differences nationales, etc. -, la frontiere americaine fut un lieu de rencontre, un espace ouvert. Elle fut au depart une rencontre entre la « civilisation » et la « sauvagerie », une ouverture du monde europeanise sur la nature sauvage de FAmerique. La frontiere americaine fut ouverture aussi en autant qu'elle ne tracait pas une ligne de passage definitive entre 21. Pierre Nepveu, «l.e poéme québécois d'Amerique», Etudes francium,. 1990, vol. 26, n° 2, p. 18. 41 critique de raméricanité ľa mérica nit é comme étre a m (i (t i (.', á f n. ks univers qu'elle séparait. La frontiěre s'est continuellement déplacée, refoulant toujours plus ä Fouest la ligne ďavancée de la civilisation, donnant l'impression d'un monde ouvert, inflni et qui reste ä conquérir. La frontiěre fut ouvertuře encore en regard de Factivité de travail, au sein de laquelle, en raison de l'abondance des terres ou encore de Féternel recommencement qu'implique la colonisation d'un nouveau territoire, se déploient avec force des activités de travaüleurs libres (chasseurs, paysans-propriétaires, petits producteurs et entrepreneurs). Enfin, la frontiěre est une ouvertuře ä Fautre, certes, ä l'univers de «l'Indien», personnage emblématique de la frontiěre, mais aussi ä la diversité culturelle. Si la Nouvelle-Angleterre avait été le lieu d'un peuplement relativement homogene, profondément marqué par l'imaginaire puritain, plus la frontiěre s'avance vers Fouest, plus elle est le fait d'une immigration différenciée aux origines nationales et religieuses diverses. La frontiěre américaine fut le premier lieu d'une veritable interculturalité. C'est pourquoi c'est le Metis plus que l'Indien qui sera finalement la figure héroique de Faméricanité22. En subissant 1'épreuve de la frontiěre, Fimmigrant européen perd ses repěres culturels traditionnels. La frontiěre, precise Turner, est une sortě de «retour aux conditions d'existence primitives23», eile est le Heu d'un continuel recommencement oů Fhomme civilise, au contact d'un monde ouvert, doit se régénérer. La frontiěre n'est done pas une simple experience de déconstruction; elle est aussi reconstruction. «Dans le creuset de la frontiěre, les immigrants sont américanísés, liberés, et fusion nés dans une race metissee24.» L'Amerique nait de Fexpérience de la frontiěre. Reconstruction nationale certes - le fameux creuset de Fexpérience nationale américaine - sur laquelle nous reviendrons, mais aussi reconstruction 22. Au Quebec, la figure du Metis est au coeur de la reflexion du géographe Jean Morisset (avec Eric Waddell, Amériques, Montreal, Hexagone, 2000). II s'agit ici toutefois d'une reflexion qui conduit á mettre de 1'avant la spécificité du métissage francais - québécois - en Amérique, ce qui place Morisset en marge des penseurs de faméricanité québécoise, qui tentent au contraire de préciser la similitude des processus américain et québécois. 23. Frederic Jackson Turner, «The Significance of the Frontier in American History », dans G. R. Taylor, The Turner Thesis Concerning the Role of the Frontier in American History, Toronto, D. C. Heath, 1972, p. 4. Les extraits du texte de Turner ont été traduits par nous-méme. 24. Ibid., p. 17. culturelle, 1'élaboration d'un homme nouveau. En se libéraiit át .s«í■<;t;t|l;i,y;ci traditionnelle, en se confrontant ä l'univers de la non-dvilis.il ion, «-n vivant Fexpérience quotidienne de la diversité religieuse et ethnique, čit développant des activités de travailleur libře - le self made man américain - Fétre américain sourd des conditions d'existence de la frontiěre; «demoerate et non sectaire»..., «facile, tolerant et satisfait»..., «profondément enraciné dans la prosperitě materielle25». Ce ne sont toutefois pas que des caractéristiques individuelles que Turner définit ainsi. L'etre américain qui surgit de la frontiěre est ä la source d'une nouvelle culture, d'un ethos qui a fonde une culture américaine. On trouvera facilement dans la description faite par Turner les traits principaux associés, encore aujourd'hui, par nombre d'observateurs ä la culture américaine : goüt d'independance individuelle, faible attachement ä son lieu de naissance, hétérogénéité ethnique et religieuse des commu-nautés, esprit d'entreprise, experience du multiculturalisme qui n'est pas attachement ä une filiation mais identification ä un groupe d'appar-tenance. C'est toutefois ailleurs, pour Turner, que la frontiěre a produit ses effets les plus bénéfiques et permanents sur la conscience américaine : L'effet le plus important de la frontiěre se fit sentir dans la promotion de la democratic ici et en Europe. Comme il a été indiqué, la frontiěre est productrice d'individualisme. Une société complexe est précípitée par sa nature sauvage dans une sorte d'organisation primitive basée sur la famille. Elle produit de Fantipathie au con-tröle, et particuliěrement ä tout contröle direct26. Voici un étre américain plus complexe, dira-t-on, que l'etre de nulle part de Faméricanité culturelle québécoise, mais qui permettra de mieux le comprendre. L'idealtype turnerien se confond avec la modernitě, Citant Féconomiste Italien Loria, Turner dira: «L'Amerique fournit la clé ä Fénigme historique que 1'Europe avait cherchée en vain pendant des siěcles, et la terre qui n'avait pas d'histoire a révélé lumineusement le cours de Fhistoire universelle27». Cette definition de Faméricanité, microcosme 25. Ibid., ■g. 21. 26. Ibid., p. 22. 27. Ibid,, p. 9. CRITIQUE DE L'AMERICANITE L'AMERICANITE COMME ÉTRE AMERICAIN de la modernitě, a été reprise récemment par Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein dans Fun des rares textes de la littérature anglo-américaine utiiisant un tel concept28. Pour ces derniers, Famericanite, caractérisée notamment par «la deification et la réification de la nouveaute», est et a toujours été un « element essentiel de ce que nous entendons par modernitě, la matiěre premiere culturelle [cultural staple] du systěme-monde global29». L'etre americain ne serait rien d'autre que Fétre moderně, l'americanite une autre maniěre de dire la modernitě. L'americanite québécoise, le simple constat tardif de la modernitě québécoise ? Creusons un peu cette idée de Famericanite comme énigme résolue de la modernitě. Cette interrogation, on le sait, était au coeur du question nemění d'Alexis de Tocqueville sur la democratic américaine, lui qui, cinquante ans auparavant, avait élaboré un idéaltype de Fétre americain étrangement similaire ä celui de Turner. Tocqueville, en effet, effectue son voyage en Amérique, pour étudier la seule grande democratic stable et prospěre, convaincu qu'il est que la democratic est le futur des sociétés modernes. «J'avoue que dans FAmerique j'ai vu plus que FAmerique», précise-t-il en introduction ä De la démocratie en Amérique3®. Ce que Tocqueville voit de plus que FAmerique dans FAmerique, c'est ce grand mouvement social qui traverse l'Europe depuis pres de sept siěcles, cette marche ineluctable vers « Fégalité des conditions », la construction d'une «societe d'individus», ou encore le « proces de personnalisation31», bref, 28. Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein, «Američanky as a concept, or the Americas in the modern world-system», International Social Science Journal, vol. XLIV, n° 4, 1992, p. 549-557. Méme si Quijano est latino-americain, ce texte n'est pas typique de la tradition latino-américaine, qui voit habitueilement dans Famericanite une autre Amérique. Ici, ä partir du modele de 1'économie-monde de Wallerstein, comme dans 1'américanité québécoise, il s'agit ďun concept inclu-sif propre aux sociétés neuves issues de l'immigration. 29. ifnU.p. 549-550. 30. Alexis de Tocqueville, Tocqueville. De la democratic en Amérique, Souvenirs, UAnden Regime et la Revolution, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 49. 31. Les expressions société d'individus et proces de personnalisation sont assimilées ici au concept ď«égalité des conditions ». Elles sont des formulations qui expriment bien que Fégalité des conditions chez Tocqueville ne se réfěre pas ä une égalité de fait mais a la dénaturalisation des inégaiités, ce qui fait apparaítre non pas Fégalité mais une société d'individus, ou, dit autrement, un proces de personnalisation. Voir sur ces questions Marcel Gauchet, «Tocqueville, FAmerique et nous», Libre, n° 7,1980, ■ une « revolution démocratique », qu'on peut apprivoiser mais que nul ne m saurait arréter. V Amérique présente toutefoís des particularités. La i i démocratie, pense Tocqueville, y a trouvé, pour ainsi dire, les conditions naturelles ä son épanouissement. Quelles sont ces conditions qui permirent ä FAmerique etatsunienne d'etre ce terrain fertile au déploiement de la démocratie moderně? Cest parce que les Américains, répond Tocqueville, ont un «etat social... I éminemment démocratique32 » que la démocratie a pu s'y déployer si libre- ment. Tout comme pour Fétre de la frontiěre décrit par Turner, la description tocquevillienne de Fétat social des Américains - Fétat social démocratique - laisse entrevoir Fexistence d'un non-étre, la presence , d'une forme de désocialisation, Fexistence ďun processus de dilution du I lien social. Tocqueville ne parle pas explicitement de Fexpérience de la í frontiěre, mais il dira de la réalité de I'Ouest americain qu'elle permet « ďobserver la démocratie parvenue ä sa derniěre limite ». Pourquoi ? Parce ] '■ que la colonisation est une experience de recommencement absolu qui ne s'inscrit dans aucune tradition : « on vit alors des sociétés inconnues sortir ^ tout ä coup du desert». Dans ces Etats neufs, les habitants « se connaissent i ä peine les uns les autres, et chacun ignore Fhistoire de son plus proche voisin ». Tocqueville s'interroge méme ä savoir s'il faut réellement parier de société lorsque Fon fait reference ä la sociabilitě nouvelle - démocratique ~, tant la vie humaine est comme ramenée ä sa réalité précivilisa-; tionnelle. « Les nouveaux Etats de FOuest ont déja des habitants; la société n'y existe point encore33». L'etre americain, pour Tocqueville, c'est Fétre de la démocratie radi-cale. On sait que ce dernier travaillait ä partir de deux grand types idéaux, I Fidéaltype aristocratique et Fidéaltype démocratique, qui représentaient i pour lui deux formes de sociétés diamétralement opposées, deux types i ďhumanité. «L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue a chaine qui remontait du paysan au roi; la démocratie brise la chaine et met 1 chaque anneau ä part.» L'etat social démocratique rompt non seulement I les rapports stables qui tissent les liens des individus avec leurs p. 43-120; Gilles Lipovetsky, L'ere du vide, Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983. 32. //.'(ateur~l'dgalit^ naturelle des conditions-, on aboutit ä un 6tat social different en raison des institutions politiques. 59. John George Lambton Durham, Le rapport Durham, Traduction et introduction de Bertrand et d'Albert Desbiens, Montreal, Hexagone, 1990, p. 67. 60. Ibid.,p. 186, 61. Francois-Edme Rameau fde Saint-Pere), France aux colonies, Paris, A. Jouby, Librairie-editeur, 1859. Cest encore 1'image d'une folk society, non celle d'une modernitě précoce, que renvoient les premiers sociologues et anthropologues préoc-cupés ä décrire, avec les outils des sciences sociales, la socialite canadienne-francaise - les Leon Gérin, Horace Miner, Everett Hughes, Marcel Rioux, Hubert Guindon, Fernand Dumont, etc62. L'attachement aux valeurs familiales, ä la religion, aux réseaux de parenté et de voisinage a fasciné da vantage ceux-ci que l'effervescence individualiste. Le catholicisme, non l'individualisme liberal, «se fait ici le referent culturel dominant explici-tement et implicitement sur tous les autres moděles culturels», rappeile, encore récemment, Marc Lesage dans une fine description monographique du Quebec francais ä la veille de la Revolution tranquille63. II se peut que tout ce monde ait erré et que cette perception du Canada francais - largement dominante jusqu'au milieu des années 1960 - n'ait pas correspondu aux faits objectifs de l'histoire sociale. On insiste aujour-d'hui pour dire que ces portraits étaient faux et que, derriěre un vernis culturel traditionnel, se cachait une société ouverte. II y a de toute evidence, dans ces jugements d'un Canada francais en marge de la mou-vance américaine, une part ďidéologie que la distance permet de révéler. Nous, qui connaissons la suite de Fhistoire, savons bien que 1'étre canadien-francais ainsi identifié était travaillé par des forces autrement puissantes qui allaient infléchir son histoire dans une direction nullement prévue par les contemporains. II faut convenir que la plupart des analystes n'ont pas bien percu le cadre moderně dans lequel ces references tradition-nelles s'exprimaient. A moins de croire toutefois que les representations sont insignifíantes dans l'histoire des peuples - ce que 1'américanité laisse largement supposer en préférant l'histoire des «faits» aux «representations* -, il faut bien admettre qu'ä tout le moins ces témoignages concordent ä pointer du doigt l'existence au Canada francais d'un ethos qui s'affirmait dans sa difference d'avec la civilisation anglo-saxonne d'Amerique. Nous ne parlons pas ici de dimensions exceptionnelles ou anormales en regard de la modernité, mais d'une mise ensemble collective singuliěre. Ce monde de I'apparaitre, cette culture singuliěre qui a tant 62. Nous reviendrons sur les constats de ces sociologues dans les deuxieme et troi-siěme parties de cet ouvrage. 63. Marc Lesage, Microcilé. Enquete sur l'amour, le travail et le sens de la vie dans una petite vilte d'Amerique, Fides, Montreal, 1997, p. 57, critique de l'američani té frappé les observateurs étrangers doit avoir quelque chose á dire á l'etre veritable. Que serait une culture qui ne se laisserait entrevoir que par le travail du scalpel de Fhistorien social? L'etre americain comme étre veritable du Canada francais ne convainc pas non plus d'un point de vue plus théorique. Tocqueville voyait dans le fait générateur de Fétat social d'un peuple, non pas une cause unique ni encore une description empirique des mceurs, mais une sortě de principe articulatoire «produit d'un fait, quelques fois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies; mais une fois qu'il existe, on peut le considérer iui-méme comme la cause premiere de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui rěglent la conduite des nations64 ». Nul doute que Fon peut trouver dans Fhistoire du Quebec des traces de l'individualisme des modernes que Fon associe á Famericanite. Encore faudrait-il démontrer que ces traits de mentalitě, qui á la rigueur peuvent étre identifies dans toutes les sociétés modernes, ont forme dans le cas québécois I'ethos, Fidéaltype culturel de Fétre québécois. L'etre americain peut difficilement, il nous semble, étre considéré le principe articulatoire á partir duquel l'ensemble des pratiques québécoises - de la culture populaire á la culture des elites; des contes populaires á la litterature; des rapports de parenté aux lois; des comportements religieux aux comportements politiques; des attitudes économiques aux representations symboliques d'ensemble - ont fait ou font sens. On cherche encore Fanalyse synthěse qui fera de tous les traits épars d'une américanité refoulée le fait générateur de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui a regie la conduite du Quebec histo-rique; un paradigme comme celui de nation-culture canadienne-francaise que Fernand Dumont a trace dans Genese de la société quebecoise et qui propose la reference canadienne-francaise comme la clé explicative, le fait générateur de Fexpérience canadienne-francaise. Une telle analyse n'existe pas, car Famericanite, en regard de Fétre historique québécois, demeure un ramassis hétéroclite de faits et d'impressions dont la clé explicative se trouve, non pas dans la société étudiée - le Quebec traditionnel -, mais dans le Quebec actuel et sa modernitě mal assumée. On y reviendra. 64. Alexis de Tocqueville, Tocqueville, op. cit, p. 75. l'americanite comme etre americain De l'etre americain dans le Quebec contemporain Si l'etre americain peut difficilement rendre compte de Y ethos culturel du Canada francais, se pourrait-il qu'il soit la cle explicative du Quebec d'apres la Revolution tranquille? La generalisation dans l'univers intellec-tuel quebecois de Fidee de Famericanite pourrait le laisser croire. Nous ne pouvons eliminer Fhypothese que I'americanite joue, dans 1'identite quebecoise, le role qu'a joue Fidee de survivance dans celle du Canada francais. Une sorte de fait generateur, rendant comprehensible, pour un univers donne, une plurality de pratiques sociales. Ä la question : « Quelle est la verite de l'etre quebecois contemporain?» la reponse serait alors : «L'americanite». Depuis les annees 1960, du moins en Occident, nos soci£tes ont effec-tivement ete le lieu d'une radicalisation du versant individualiste de la modernite. Ceci a eu comme effet de bouleverser profondement les articulations temporaires qui s'etaient deployees entre le pole individuel -liberal - de la modernite et son pole collectif - communautaire. Les reserves de traditions qui avaient jusqu'alors servi d'habitacle ä Findividu moderne - les traditions nationales; les singularites religieuses; les appar-tenances communautaires - se sont en quelque sorte epuisees65. L'hyper-modernite offre ä premiere vue le spectacle d'une grande normalisation ramenant toutes les societes, y compris celles qui comme le Canada francais s'etaient considerees en marge des developpements precedents, ä un meme rapport individualise ä la culture. Au tournant des annees 1980, nombre d'analystes, ici comme ailleurs, ont decrit cette nouvelle person-nalite narcissique66, qui s'est manifested tant aux Etats-Unis, en France et en Angleterre qu'au Quebec, dans le culte de soi, la recherche du plaisir, la reussite personnelle - les annees Thatcher en Angleterre, les annees fric en France, les annees Provigo au Quebec, etc. Exit les representations collectives fortes, les hyperbiens. Nous serions dorenavant voues ä n'avoir, comme Fa si bien dit Daniel Jacques en regard du Quebec contemporain, que des «humanites passageres67» issues de la volatiüte des preferences individuelles. S'est deployee, par ailleurs, dans la mouvance de la 65. Jürgen Habermas, Raison et legitimite, Paris, Payot, 1978. 66. Christopher Lasch, Le complexe de Narcisse, Paris, Laflbnt, 1979. 67. Daniel Jacques, Les humanites passageres, Montreal, Boréal, 1991.