— Henri, si tu ne viens pas tout de suite sur moi, tu seras longtemps sans mettre tes fesses dans mes draps. — Viens ici, que je te dis. Persuadée par autant ďinsistance, Amélie se leva et vint á la fenétre. Henri lui céda son poste d'observation. Elle regarda longtemps, en silence, puis elle se recula. Henri regarda de nouveau. Un soldát tenait un clairon au bout de son bras tendu horizontalement. Derriere lui, suivait un cercueil porte par six autres soldats et enveloppé dans un drapeau. Une dame en robe blanche de mariée escortait le cercueil. Le cortege se fer-mait sur les gamins du village qui, batons de hockey sur l'é-paule, marchaient avec solennité. lis passěrent devant la maison ď Amélie et disparurent vers l'autre bout du village. — C est Corriveau, dit Henri. — Oui, c est Corriveau qui revient. Amélie retourna sallonger dans son lit. Son mari Iy ac-compagna. Leur étreinte fut de plus en plus violente et, un instant, sans qu ils nosent se l'avouer, ils s'aimerent. La porte etait etroite. II ne fut pas facile d'introduire le cercueil dans la maison. Les soldats etaient mortifies de ne pou-voir respecter la symetrie de leur mouvements. La porte de la petite maison des Corriveau n'avait pas k\k faite pour qu'y passe un cercueil. Les porteurs le deposerent dans la neige, calculerent dans quel angle il pourrait passer, 6tudierent 44 P ^4 1 ( de quelle maniere ils ^vaient se placer autour, discuterent, finalement le Sergent donna un ordre, ils reprirent le cercueil, cetait lourd, ils l'inclinerent, ils le placerent presque sur le cant, ils se firent le plus minces possible et ils reussirent a en-trer, hors d'haleine, epuises. — Laissez-le maintenant, grogna le pere Corriveau. C'est assez qu'il soit mort; vous n'avez pas besoin de le balancer comme ca. Cette porte ouvrait sur la cuisine. Au milieu, il y avait une grande table de bois familiale. — Mettez-le la, dit la mere Corriveau, sur la table. Et mettez-Iui la tete ici, a ce bout-ci de la table. C'est sa place. Comme cela, il se sentira moins depayse. Les soldats Anglais ne comprenaient pas ce langage que les vieux parlaient. Ils savaient que c'etait du French, mais ils en avaient rarement entendu. — Sur la table, repeta le bonhomme Corriveau. Les porteurs reprirent le cercueil sur leur epaules et ils cherchaient des yeux ou le placer. — Sur la table, ordonnait la mere Corriveau. Les Anglais haussaient les epaules pour exprimer qu'ils ne comprenaient rien. Le bonhomme Corriveau allait se mettre en colere. II dit tres fort. — Sur la table: on le veut sur la table. Le Sergent eut un sourire. II avait compris: il donna un commandement. Les soldats ob&ssants se tournerent vers la porte, ils allaient sortir le cercueil. Le bonhomme Corriveau courut devant la porte et, les bras ouverts, il leur barra le passage. 45 — Vieux pape de Christ! lis sont venus nous le prendre de force, il nous l'ont fait tuer sans nous demander la permission et maintenant, il va falloir le leur enlever a coups de poings. Le bonhomme, rouge de colere, menacait du poing le Sergent qui se demandait pourquoi tout le monde ne parlait pas English comme lui. — Vieux pape de Christ! — Put it on the table, dit Molly qui, apres avoir soigneuse-ment secoue la neige de sa robe, entrait. — Qu'est-ce quelle vient faire ici, celle-la, dit la mere Corriveau. C'est notre mort a nous. Quand elle vit les soldats obeir a Molly, la mere Corriveau accepta sa presence, et lui demanda, avec un air de reconnaissance au visage: — Dites-leur d'enlever cette couverture car il va avoir trop chaud, notre petit. Molly traduisit. Les soldats lancerent un regard courrouce" a la mere Corriveau qui avait ose appeler « couverture » le dra-peau britannique. La vieille femme ne se doutait pas quelle avait offense l'Angleterre, et elle aurait ete ebahie si quelqu'un lui avait dit que cette « couverture » etait le drapeau pour lequel son fils etait mort. Si quelqu'un le lui avait dit, elle aurait baise le drapeau comme elle baisait chaque soir ses reliques de la tunique de Jesus-Christ a vingt-trois ans. Le Sergent prit la decision de n avoir pas entendu l'offense. Les soldats plierent le drapeau, le Sergent souffla dans son clairon une plainte qui fit trembler les vitres des fenetres et pleurer les villageois deja rassembles autour de Corriveau. La voix du clairon avait abasourdi Anthyme Corriveau qui, dans une reaction nerveuse avait laisse tomber sa pipe. II jura contre 46 ses dents cariees qui ne savaient plus retenir sa pipe. A vingt ans, Anthyme Corriveau avait des dents dures qui savaient emietter un verre, le macher. Maintenant ses dents pourries, etaient le signe qu'il avait tous les os aussi pourris. II etait si vieux, Anthyme, que ses fils commencaient a mourir. « Quand les fils commencent a vous laisser, vous n'avez pas un long temps avant d'aller les retrouver. » — Anthyme, dit sa femme, va chercher ton tournevis. Je veux voir si la figure de notre garcon a ete bien massacree ou bien s'il a su se proteger le visage, comme je le lui conseillais. Dans chacune de mes lettres, je lui disais: « Mon enfant, pense d'abord a te proteger le visage. Un homme unijambe, ou sans jambe meme est moins affreux pour une femme qu'un homme qui n'aurait qu'un oeil ou pas de nez ». Quand il me repondait, le cher enfant me disait toujours: « je me protege bien le visage. » Anthyme ! je t'ai demande le tournevis. Je veux qu'on ouvre le cercueil. Molly, pratiquant son metier, avait appris quelques mots francais — les French Canadians de Terre-Neuve aimaient beau-coup Molly. Elle expliqua, selon ce quelle comprenait, la vo-lonte des Corriveau. Le Sergent dit: — No ! No ! No ! No ! Ses hommes agitaient la tete pour dire «no » aussi. La mere Corriveau empoigna la main du Sergent et serra de toute sa force: elle aurait voulu la lui ecrabouiller comme un oeuf. Le Sergent, avec une force courtoise, se libera. Son visage etait tout pale, mais il souriait. Le Sergent avait pitie de ces French Canadians ignorants qui ne connaissaient meme pas le drapeau de leur pays. — Anthyme Corriveau, tu vas prendre ta carabine et sor- f tir de ma maison ces maudits Anglais. lis m'ont arrache mon fils, ils me l'ont fait tuer, et maintenant, ils m'empechent de le voir. Anthyme Corriveau, sors ta carabine et tire leur entre les fesses s'ils en ont. Elle sanglotait, ecrasee par le plus lourd desespoir. Le pere Corriveau rallumait sa pipe. II n'y avait, en ce moment, rien de plus important que de reussir ä rallumer sa pipe. — Anthyme, criait la mere Corriveau, si tu ne veux pas te servir de ta carabine, donne-leur des coups de pied. Et commence tout de suite. Apres, tu iras chercher ton tournevis ... — Vieille pipe de Christ. Demande-moi aussi souvent que tu voudras de m'apporter le tournevis, je ne me rappelle plus ou je Tai range la derniere fois que ... — Anthyme ! Vide la maison de ces maudits Anglais ! Le pere Corriveau eteignit son allumette dont la flamme lui mordait les doigts. II parla apres avoir fume quelques bouf-fees: — La mere, on ne peut rien faire. Que tu le voies ou que tu ne le voies pas, notre garcon est parti ... La mere Corriveau dit simplement: — Nous allons prier. Son mari lui avait rappele la plus evidente verite: «nous ne pouvons rien faire », avait dit Anthyme. Toute une vie leur avait appris qu'ils ne pouvaient rien faire... La mere Corriveau n'etait plus en colere et eile avait dit d'une voix douce: — Nous allons prier ... Elle s'agenouilla, son mari l'imita, puis les villageois qui etaient venus, puis Molly, en prenant soin de ne pas froisser sa robe de mariee. La vieille femme commenca la priere, cette priere quelle avait apprise des levres de sa mere qui la tenait de sa propre mere: — Norre-Dame des fideles defunts: qu'il repose en paix par-mi les saints du Seigneur. Les sept soldats s'agenouillerent: la vieille femme en fut si etonnee quelle ne trouva plus la suite de ses formules. —Anthyme, grogna la mere, au lieu de te laisser distraire pendant que ton fils brule dans le feu du purgatoire, tu ferais mieux de prier pour lui. Tes prieres lui rendraient ses souffran-ces moins longues. Puis, quand je pense a la maniere dont tu las eduque, je ne sais plus s'il est au purgatoire ou bien en enfer. II doit etre plutfit en enfer. En enfer ... Elle fut etranglee par les sanglots. Anthyme reprit, en ses mots dliomme qui avait du prier chaque fois que sa femme l'avait menace de l'enfer: — Que le Seigneur des fideles defont les lunes en paix dans la lumiere du paradis ... Tous repondirent: — Amen. — Je vous salue Marie, pleine et grasse, le Seigneur avez-vous et Benedict et toutes les f emmes et le fruit de vos entailles, Albanie. — Amen. L'incantation fut reprise plusieurs fois. Tout a coup, Anthyme Corriveau fut seul a prier. Personne ne repondait plus a ses invocations. Que se passait-il ? II continua de prier, mais il ouvrit les yeux. Tous regardaient sa femme perdue dans un reve heureux. Elle souriait. La bonne Sainte Vierge avait fait comprendre a son coeur de mere que son fils etait au ciel. Tous les peches de son fils, 48 49 f ses jurons, ses blasphemes, les caresses qu'il avait faites aux filles du village et surtout aux filles des vieux pays ou il avait fait la guerre, ses soirs d'iyrogneries ou, il se promenait dans le village en jetant ses vetements dans la neige, ces soirs ou, torse nu et ivre, son fils levait le poing vers le ciel en criant: « Dieu, la preuve que tu n'existes pas, c'est que tu ne m'ecrases pas ici, immediatement»; tous ces peches de Corriveau etaient pardonnes; la bonne Vierge l'avait inspire a sa mere. La main de Dieu, ces soirs-la, si elle n'ecrasait pas Corriveau, pesait sur le toit des maisons. On n'oublierait pas ces nuits d'alcool au village, mais Dieu les avait pardonnees a Corriveau. Sa mere sentait en son ame la paix qui etait celle, main-tenant, de son enfant. Son fils avait ete pardonne parce qu'il etait mort a la guerre. La vieille sentait en sa conscience que Dieu etait oblige de pardonner aux soldats morts a la guerre. Son fils avait revetu la robe immaculee des elus. II etait beau. II avait un peu change depuis son depart a la guerre. Une mere sliabitue, a voir ses enfants ressembler de plus en plus a des etrangers. Mourir transforme un visage, aussi. La mere Corriveau voyait son fils parmi les anges. Elle aurait ai-me qu'il baisse les yeux vers elle, mais il etait tout absorbe par une priere qu'il murmurait en souriant. La vieille pleurait, mais c'etait de joie. Elle se leva: — Enlevez mon fils de la cuisine et transportez-le dans le salon. Nous allons manger. J'ai fait vingt-et-une tourtieres au pore .. . Anthyme, va me deterrer cinq ou six bouteilles de cidre. 50 L'on deplaca les meubles pour liberer un mur contre le-quel le cercueil fut place. Devant, Ton disposa les chaises en rangees, comme a l'eglise. Anthyme etait alle au hangar cher-cher de gros troncons de merisier qui firent de sohdes pieds au cercueil. La mere Corriveau sortit de ses tiroirs toutes ses bougies et ses chandelles, les benites et les autres. Les benites avaient protege la famille, lors des soirs de tonnerre et d'eclairs vehements; les autres servaient tout bonnement d'eclairage lors-que les tempetes ou le verglas arrachaient les fils electriques. Les soldats se placerent au garde-a-vous. Anthyme, avec d'autres villageois, s'installa devant eux et tout a coup s'endormit comme chaque fois qu'il s'asseyait. La mere Corriveau bourrait de bois sa cuisiniere car elle n'aurait pas assez de vingt-et-une tourtieres: — Quand il y a un mort dans la maison, les demeurants doivent manger pour ceux qui sont partis ... Les villageois, meme ceux qui n'avaient pas parle aux Corriveau depuis dix ans ou plus, «tout le monde » comme disait Anthyme, arrivaient en vetements noirs ou allaient venir. — Nous venons dire une petite oraison pour que son ame ait le requiescat in pace. A genoux, les mains jointes sur le cercueil, Molly priait. Quelle priere pouvait-elle dire, elle qui ne savait que parler en Anglais ? « Elle doit prier son bon Dieu, le bon Dieu des Anglais, pensait Anthyme. Mais, il n'y a pas de place pour deux bons Dieux. Le bon Dieu des Anglais et celui des Canadiens francais ne doit pas etre le meme; ce ne serait pas possible. Eux, les Anglais protestants sont damnes; alors il ne peut pas y avoir un bon Dieu pour les damnes de l'enfer. Elle ne prie pas; elle fait seulement semblant de prier. » 51 — De notre garcon, rectifia Anthyme. Ouvre-Iä. Vite. A cause de cette lettre, Corriveau etait vivant. Iis oubliaient que leur enfant etait couche dans son cercueil. La vieille de-chira febrilement l'enveloppe. Ce n'etait pas vrai qu'il etait mort, puisqu'il ecrivait. Cette lettre corrigeait la vie. Les villa-geois, d'un groupe ä lautre, se repetaient que les Corriveau a-vaient recu une lettre de leur fils, ils continuaient de rire, de manger, de boire, de prier. La mere Corriveau commenca ä dechiffrer lentement cette lettre que Ton avait trouvee dans la poche de son fils: — Bien chers parents, Je vous ecrirai pas longtemps car je dois garder mon casque d'acier sur la tete et si je pense trop fort, la chaleur pour-rait ramollir mon casque qui ne me protegerait plus tres bien. Les chaussettes que maman m'a envoyees sont vraiment tres chaudes. Donnez-moi des nouvelles de mes freres. Y en a-t-il qui se sont fait tuer ? Quant ä mes soeurs, elles doivent conti-nuer ä laver de la vaisselle et des couches. Jaime mieux rece-voir des obus dans le derriere plutöt que de penser ä tout cela. J'ai gagne une decoration; c'est agreable. Plus on a de decorations, plus on se tient loin des Allemands. (La mere Corriveau reprit, en insistant, ce passage). J'ai gagne une decoration ... Le pere Corriveau, emerveille, arracha la lettre des mains de sa femme et proclama en bousculant tout le monde: — Mon garcon a gagne une decoration I Mon garcon a merite une decoration ! De tous les coeurs, du fond des coeurs de ceux qui priaient et du fond des coeurs de ceux qui dejä etaient ivres, monta un hymne qui fit vibrer le plafond: 64 « II a gagne ses epaulettes Maluron malurette II a gagne ses epaulettes Maluron malure. » Finalement, Ton s'empiffrait aussi dans le salon. Le dra-peau qui recouvrait le cercueil de Corriveau etait devenu une nappe jur laquelle on avait laisse des assiettes vides, des verres, et renverse du cidre. Assis sur la table de cuisine, ou appuye contre un mur a cause de l'equilibre difficile, l'assiette dans une main, le verre de cidre dans l'autre, la graisse de tourtiere degoulinant sur le menton et sur les joues, ou bien la tete echouee sur un tas de vaisselle graisseuse, ou bien soutenu par le montant de la porte ouverte sur la neige et le froid, essayant de vomir le vertige, ou bien les deux mains sur les fesses genereuses d'Antoinette ou bien, essayant de transpercer du regard la laine ajustee sur les seins de Philomene, Ton mangeait de la tourtiere juteuse au salon, dans l'odeur des bougies qui allaient s eteindre et Ton priait dans l'odeur lourde de la cuisine, l'odeur de la graisse a laquelle se meiait celle de la sueur de ces hommes et de ces femmes. L'on priait: — Sainte-Marie pleine et grasse, le seigneur, avez-vous ? Entrez toutes les femmes ... Ces gens ne doutaient pas que leur priere serait comprise. Ils priaient avec toute leur force dliommes, toute leur force de femmes accoucheuses d'enfants. Ils ne demandaient pas a 65 3 Dieu que Corriveau revint sur terre; ils imploraient tout sim-plement Dieu de ne pas I'abandonner trop longtemps aux flammes du purgatoire. Corriveau ne devait pas étre en enfer. II était un enfant du village, et il aurait semblé injuste, á ces villageois, qu'un de leurs enfants fůt condamné aux flammes éternelles. Plusieurs méritaient peut-étre un trěs long purgatoire, mais non personne ne méritait vraiment 1'enfer. Amélie était venue avec Arthur, pendant qu'Henri, son desertem- de man, était reste tapi dans son grenier, bien protege par des malles lourdes glissées sur la trappe: — Au purgatoire, le feu fait moins mal qu'en enfer. On sait que Ton peut sortir du purgatoire; on pense á cela pendant que Ton brůle. Alors le feu mord moins fort. Prions done pour que le feu du purgatoire purine Corriveau... Je vous salue Marie ... Amélie mettait bout á bout ses priěres, des formules apprises á 1'école, des réponses de son petit catéchisme, et elle sentait qu'elle avait raison. — Prions encore une fois, dit-elle. Comment une femme qui menait une vie malhonnéte avec deux hommes dans la maison pouvait-elle étre si pieuse ? Comment pouvait-elle expliquer les choses surnaturelles de la religion et de 1'enfer avec tant de sagesse ? Malgré sa vie impure, Amélie était bonne. Des occasions comme ce soir-lá étaient heureuses, se disait-on: il fallait des morts et des enterrements de temps en temps pour se rappeler la bonté des gens. Les villageois ressentaient uné grande douceur dans lame: il netait pas possible qu'il y eůt un enfer. Dans les imaginations imbi-bées de cidre et de lard, les flammes de 1'enfer étaient á peine plus grosses que des flammes de bougies sur le cercueil de Corriveau. Ces flammes ne pouvaient bruler toute leternite, tous les feux que Ton connaissait seteignaient apres un certain temps les feux d'abatis comme les feux de bois ou le feu de l'amour; une flamme eternelle ne semblait pas possible, il n'y a que Dieu deternel, et comme Corriveau etait un enfant du village ou les gens sont bons malgre leurs faiblesses, il ne resterait pas longtemps au purgatoire; on le sortirait a force de prieres et peut-etre meme etait-il sorti maintenant ? — Memento domine domini domino ... — Requiescat in pace ! La mere Corriveau n'arrivait pas a remplir les assiettes toujours tendues vers elle comme des bees affames; Anthyme, au sous-sol deterrait de nouvelles bouteilles de cidre. Les Anglais etaient au garde-a-vous, impassibles: des statues. Leurs yeux meme ne bougeaient pas. On ne les remar-quait plus. Ils faisaient partie du decor comme les fenetres, les lampions, le crucifix, le cercueil, les meubles. Si quelqu'un les avait observes de proche, il aurait remarque une moue de de-dain a la pointe de leurs narines et aux commissures de leurs levres: — Quels sauvages, ces French Canadians ! Ils ne bougeaient ni ne se regardaient. Ils etaient de bois. Ils ne suaient meme pas. Mains dans les poches, le derriere appuye contre le cercueil, Jos et Pit causaient: — Ce sacre Corriveau, j'aimerais savoir a quoi il pense dans son cercueil, avec toutes ces femmes qui rodent autour de lui. 6b 67 — II y a beaucoup de femmes qui vont pleurer á son en- i tenement. ¥ — II y a plusieurs femmes qui vont réver la nuit á un fan- ¥ tome aux mains douces. i — Moi, je mettrais la main dans la merde qu'il a désha- § billé au moins vingt-deux femmes qui sont ici: Amélie, Rosalia, i Alma, Théodélia, Josephine, Arthurise, Zélia ... — Qu'est-ce que cela lui donne ? trancha Jos; maintenant \ Corriveau est couché entre ses quatre planches, tout seul. II ne ■ se lěvera plus. — Albinia, ,continua Pit, Léopoldine, Patricia, puis ta ■ f emme ... j \ — Qu'est-ce que tu dis, Calvaire ? — Je te dis la vérité. ; Avant ďavoir prononcé la derniěre syllabe, Pit recut un coup de poing sur les dents. II tomba á la renverse, parmi les assiettes et les verres, sur le cercueil de Corriveau. Les soldats s'avancerent dun méme pas, ils empoigněrent les deux homines, les jetěrent, par la porte ouverte, dans la neige, et re- 1 vinrent reprendre leur poste. L'on entendait les cris des deux ennemis qui hurlaient de douleurs et leurs blasphemes dans lair froid. Pendant qu'ils s'entre-dechiraient, Ton priait pour le salut de Corriveau. — Donnez-lui le salut éternel. Pardonnez-lui ses offenses. L'on cessa de manger. L'on n'osa plus porter un verre á ses lěvres. Tous priaient. LTriver redevint silencieux. — Ils se sont tués, gémit une f emme. Les deux hommes apparurent dans l'embrasure de la porte, visage sanglant et bleu, enneigés, les vétements déchirés. Ils se tenaient embrassés. — Ce n'est pas la peine de se battre si Corriveau nest pas de la bataille, expliqua Pit. Ils se dirigerent vers Corriveau: — Tu as manque une Vierge de belle bataille, dit Jos. Pit mit deux doigts dans la bouche. II lui manquait quelques dents. — La paix vaut bien un verre de cidre ! proclama Anthyme. * * * Molly regardait dormir Berube, la tete sur sa vareuse repliee en guise d'oreiller. Elle s'etaitreveillee parce quelle avait froid. Elle se pressa contre sa poitrine. La chaleur de cet homme en-dormi etait bonne. Berube ronflait. A chaque expiration, il en-veloppait la figure de Molly d'une haleine qui sentait le scotch et la saucisse pourrie ... — Comme cela pue: un homme qui dort... Elle detourna le visage pour ne pas recevoir cette odeur desagreable sous le nez, mais eile resta collee ä lui, chair contre chair. Elle glissa son bras sous Tepaule de Berube, pressa un peu plus encore sa poitrine contre celle de Berube comme si elle avait voulu confondre ses seins avec son torse dur. Le sexe de Berube s'eveilla doucement. Aupres de Berube, ane-antie par un vertige brillant, elle aurait voulu se jeter en lui comme en un gouffre sans fond. L'on riait au rez-de-chaussee. Ton y priait aussi, et, sous son drapeau, Corriveau etait mort, il ne rirait plus jamais, il ne prierait plus jamais ,il ne mange-rait plus, il ne verrait plus la neige, il ne verrait plus jamais une femme, il ne ferait plus l'amour. Molly, de toute sa bouche, baisa la bouche endormie, elle aurait voulu lui arracher 68 69 A coups de pieds, Beruhe bouscula Arsene vers la porte, et le poussa dans la neige. — Va, soldat, va m'ecraser trois ou quatre maudits Alle-mands ! Les villageois glougloutaient en se vidant de leur rire et toutes leurs tripes avaient envie de sorür avec leurs rires. lis se tenaient le ventre, ils pleuraient, ils pietinaient, ils trepignaient, ils s'etouffaient. Berube saisit le bras de Molly sideree: — Darling, demanda-t-elle, why did you do that? — What ? — It was a bad joke. — Allons faire un petit dodo, a nap. — Darling... — Des fois, je me sens fou. * * * Les bougies s etaient eteintes sur le cercueil de Corriveau. Le salon n etait plus eclaire que par la lumiere debordant de la cuisine. Une lumiere jaune, comme graisseuse. Les soldats a-vaient assiste imperturbables au massacre d'Arsene. Ils avaient re-garde dun oeil impassible cette fete sauvage noyee de rires epais, de cidre et de lourdes tourtieres mais le degoüt leur serrait les levres. Quelle sorte d'animaux etaient done ces French Canadians ? Ils avaient des manieres de pourceaux dans la porche-rie. D'ailleurs, ä bien les observer, ä les regarder objectivement, les French Canadians ressemblaient ä des pourceaux. Les Anglais longs et maigres examinaient le double menton des French Canadians, leur ventre gonfle, les seins des femmes gros et flasques, ils scrutaient les yeux des French Canadians flottant inertes dans la graisse blanche de leur visage, ils etaient de vrais pores, ces French Canadians dont la civilisation consistait ä boire, manger, peter, roter. Les soldats sa-vaient depuis longtemps que les French Canadians etaient des pores. « Donnez-leur ä manger, donnez-leur oü chier et nous aurons la paix dans le pays», disait-on. Ce soir, les soldats avaient sous les yeux la preuve que les French Canadians etaient des pores. Corriveau, ce French Canadian qu'ils avaient transports sur leurs epaules dans une neige qui donnait envie de s'y eten-dre et de geler, tant la fatigue etait profonde, Corriveau, ce French Canadian qui dormait sous leur drapeau, dans un uniforme semblable ä celui dont ils etaient si orgueilleux, ce Corriveau etait aussi un pore. Les French Canadians etaient des pores. Oü s'arreteraient-ils ? Le Sergent jugea que le temps etait venu de prendre en main la situation. Les French Canadians etaient des pores in-dociles, indisciplines et fous. Le Sergent dessina dans sa tete un plan d'occupation. Ses subalternes se souvenaient de ce qu'ils avaient appris ä lecole. Les French Canadians etaient solitaires, craintifs, peu intelligents; ils n etaient doues ni pour le gouvernement, ni pour le commerce, ni pour l'agriculture; mais ils faisaient beau-coup d enfants. Quand les Anglais etaient arrives dans la colonie, les French Canadians etaient moins civilises que les Sauvages. Les French Canadians vivaient, groupes en petits villages, le long de la cote du Saint-Laurent, dans des cabanes de bois remplies d'en- 90 91 fants sales, malades et affames, de vieillards pouilleux et agoni-sants. Tous les ans, les bateaux anglais montaient dans le fleuve Saint-Laurent parce que l'Angleterre avait decide de s'occuper de la Nouvelle-France, negligee, abandonee par les Frenchmen. Devant les villages, les bateaux anglais jetaient l'ancre et les Anglais descendaient ä terre, pour offrir leur protection aux French Canadians, pour her amitie avec eux. Des qu'ils aper-cevaient le drapeau anglais battre dans le Saint-Laurent, les French Canadians se sauvaient dans les bois. De vrais animaux. Iis n'avaient aucune politesse, ces pores. Iis n'avaient m6me pas I'idee de se defendre. Ce qu'ils laissaient derriere eux, leurs cabanes, leurs animaux, leurs meubles, leurs vetements etaient si sales, si grouillants de vermine, si malodorants que les Anglais devaient tout brüler pour desinfecter la region. Si elle n'a-vait pas ete detruite par les Anglais, la vermine aurait envahi tout le pays. Puis les bateaux repartaient, les French Canadians ne sortaient de la foret qua rautomne. Iis s'empressaient de construire d'autres cabanes. Pourquoi n'acceptaient-ils pas l'aide que les Anglais leur offraient ? Puisque la France les avait abandonnes, pourquoi ne voulaient-ils pas accepter le privilege de devenir Anglais? L'Angleterre les aurait civilises. lis ne seraient plus des pores de French Canadians. lis sauraient comprendre une langue civilisee. lis parleraient une langue civilisee, non un patois. Habitues a I'ob&ssance, les soldats sentirent qu'on leur donnerait un ordre. Iis tournerent les yeux vers le Sergent qui fit un geste de la tete. Les soldats avaient compris. lis execute-rent l'ordre avec ferveur. Iis ramasserent ä travers la maison, les bottes, les manteaux, i < les foulards, les chapeaux et les jeterent dehors. Les villageois i f etaient invites ä s'en aller. I Plus preoccupes de retrouver leurs vetements que de pro- \ tester contre 1'insulte, ils sortirent en se bousculant. * * * IQuand ils furent dehors, les pieds enfonces dans la neige ä la croüte durcie par le froid qui glacait la salive sur les le-vres, les villageois songerent qu'ils avaient ete chasses par des Anglais de la maison du pere de Corriveau, qu'ils etaient em-peches, par des Anglais, de prier pour le repos de lame de [ Corriveau, un fils du village, mort ä la guerre, la guerre des 1 Anglais. L'humiliation leur faisait mal comme une blessure physique. Des Anglais les emp&chaient de se recueillir et de pleurer sur le cercueil de Tun des leurs. Chaque villageois, parce que dans le village la vie etait commune, 6tait un peu le pere ;; de Corriveau, chaque femme etait un peu sa mere. Les femmes :> \ pleuraient ä grosses larmes, les hommes attisaient leur colere. Chacun retrouvait peu ä peu les vetements qui lui apparte-naient. Ils n'avaient plus froid. La colere les defendait contre j: le vent. La mere Corriveau n'avait pas aime la conduite des soldats; mais elle ne pouvait le leur faire comprendre dans leur langue. Elle mettait du bois dans le feu de sa cuisiniere. — C'est ä coups de rondin qu'il faudrait leur parier ä ces Anglais. Anthyme ne dit pas s'il 6tait d'accord ou non. 92 93 La měře Corriveau, sans rien ajouter, fit signe aux Anglais de s'asseoir á la table oů elle leur servit, arrosées de sauce par-fumée, de généreuses portions de tourtiěres. Le pere Anthyme navait pas envie de faire boire son ci-dre par des Anglais qui avaient jeté dehors ceux qui étaient venus prier pour son fils. Mais il descendit dans son sous-sol déterrer d'autres bouteilles. — Nous savons vivre, dit-il aux soldats qui sourirent parce qu'ils ne comprenaient pas. Deserteur, pour ne pas risquer d'etre pris et ramen6 ä l'armee par les soldats anglais, Henri etait reste tapi dans son grenier, immobile au fond de son lit, pendant qu'Amelie et Arthur etaient alios prier pour le salut de Corriveau. Henri res-pirait prudemment, il evitait tout mouvement, tout craque-ment de son vieux matelas qui aurait pu reveler, dans ce silence trop parfait, la presence d'un homme qui refusait d'aller faire la guerre. Henri devait se faire oublier mSme de ses enfants et de ceux de sa femme, c'est-ä-dire ceux quelle avait eus d'Arthur. La pr&ence, dans le village, de ces sept soldats qui accom-pagnaient Corriveau, lui donnait des palpitations: les soldats pourraient bien ne pas s en retourner les mains vides; ils etaient nombreux les deserteurs, au village. Parce qu'Amelie avait voulu vivre avec deux hommes dans la maison, Henri serait Tun des premiers deserteurs ä £tre capture. Les gens du village n'aimaient pas que deux hommes vivent avec la meme femme. 94 Henri savait qu'il était de trop. Les soldats le retrouveraient trěs vite, s'ils le cherchaient. II détestait sa peur comme il se détestait d'avoir perdu Amélie. Méme s'il avait son tour dans le lit ďAmélie, méme si elle l'appelait lorsqu'Arthur était sorti, Henri n'ignorait pas qu'Ar-thur était son préféré. Sous sa peau, dans sa chair, les picotements de son angoisse le tourmentaient; il aurait eu besoin de se gratter, de se griffer jusqu'au sang. II ne se pardonnait pas d'etre un homme caché au fond ďun grenier glacial, un homme á qui on avait pris sa femme et qui craignait que 1'on vint 1'arracher á ce trou nohou il avait peur, oů il se détestait, pour 1'amener de force á la guerre. Le soleil était tombé trěs tót derriěre lliorizon comme tous les jours ďhiver oú méme la lumiěre ne résiste pas au froid. Malgré la nuit envahissante, Henri ne setait pas endormi. En toute justice, cétait, ce soir, á son tour de dormir dans le lit ďAmélie, mais á cause de Corriveau, il perdait sa nuit. Lui, il navait osé se faire voir á 1'extérieur. Amélie s'etait fait accompagner par Arthur pour aller voir Corriveau. Henri pensa tout á coup qu'il était aussi dangereux pour Arthur que pour lui-méme de sortir et ďapparaítre devant les sept soldats, puis-qu Arthur était aussi déserteur que lui. Arthur était plus cri-minel qu'Henri, parce qu'il navait méme jamais porte 1'uni-forme. Comme il allait prier avec Amélie, Arthur avait exigé de passer la nuit dans son lit. Henri avait été dupé une fois de plus. II se détestait. Peut-étre Amélie et Arthur le livreraient-ils aux soldats ? Henri s'aplatissait dans son lit et tirait les draps et couvertures de laine par-dessus sa téte. Arthur partagerait 95 deux nuits de suite avec Amélie pendant qu'il se morfondrait dans son grenier. Toutes les nuits, il était torture par cette méme idée: sa femme n'etait plus la sienne, sa maison n'etait plus la sienne, ni ses animaux, ni ses enfants qui tous appelaient Arthur: papa. II jurait contre la guerre, il rassemblait ensemble tous les ju-rons qu'il connaissait, il en inventait qui remontaient du fond de son coeur, et il les lancait contre la guerre. II ha'issait de toute son áme la guerre. Mais il pensait parfois qu'il serait peut-étre moins malheureux á la guerre que dans sa maison. Puis il se disait qu'il valait mieux étre malheureux dans un grenier froid que malheureux dans la boue de la guerre. II lui semblait méme plus souhaitable d'etre malheureux dans sa famille, dans sa maison, quetre heureux á la guerre. Mais il savait surtout que 1'homme est malheureux partout et que dans le village, le seul homme á ne pas étre malheureux était Corriveau, á la condition qu'il n'y eut pas d'enfer, ni de purga-toire. Noyé dans les remous désordonnés de sa pensée, Henri s'endormit. II se réveilla en pensant au soleil, peu longtemps aprěs. L'idee du soleil l'avait reveille á la maniěre d'un vrai rayon de soleil qui vous caresse le visage un matin d eté. Le soleil d'Henri n'etait qu'un mirage, une pauvre idée qui ne ravivait pas la terre morte sous la neige et la glace, une idée qui n eclairait pas le grenier oů Henri avait peur de la nuit et de ses mystěres d'ombre. Henri remonta par dessus sa téte ses couvertures pour se redonner une impression de sécurité chaude. Le soleil d'Henri néclairait méme pas Jes re-coins tristes de sa téte. Henri avait reve d'un gros soleil, bien rond, comme un beau fruit, il le voyait encore dans son esprit, precis, haut, immense, vertigineusement immobile. Henri imaginait qu'il etait suspendu a un fil; si quelqu'un avait coupe ce fil, le soleil serait tombe en ouvrant la gueule et il aurait avale le monde entier. Henri con-templait ce soleil. II n'y avait rien au-dessus, ni a cote. C'etait un soleil bien seul. Henri remarqua, sous le soleil, que se dressait quelque chose, sur la terre. Cela ressemblait a une maison, mais en observant plus attentivement, il vit non pas une maison mais une grande caisse, et y pensant mieux, c'etait le cercueil de Corriveau qu'il avait vu passer dans la rue, recouvert du drapeau des Anglais. Henri voyait done, tres haut, le soleil et, sur la terre, n'exis-tait que le cercueil de Corriveau. A la verite, ce cercueil sous le soleil etait plus gros que celui de Corriveau car les gens du village un a un, l'un derriere l'autre, y entraient, comme a l'eglise, courbes, soumis, et les derniers villageois tiraient avec eux les animaux, les vaches, les chevaux, tous les autres suivaient, le cortege etait silencieux. Le cercueil etait beaucoup plus vaste que l'eglise du village car, at part les villageois et leurs animaux, entraient aussi les ecureuils, les couleuvres, les chiens et les renards, meme la riviere soudainement rampa comme la couleuvre pour en-trer dans le cercueil, des oiseaux descendaient du ciel pour y penetrer, et Ton arrivait des villages voisins, le cortege etait ininterrompu, les gens venaient avec leurs bagages et leurs enfants et leurs betes, Henri etait parmi ces etrangers, il entrait aussi dans le cercueil, les maisons bougeaient comme de mala-droites tortues, couvertes de neige et de glace, elles glissaient lourdement et disparaissaient dans le cercueil de Corriveau, 96 97 des gens venaient en foule, c'etait des villes que Ton venait, en nombre immense, les gens attendaient patiemment leur tour, ils venaient en trains, des centaines de trains, maintenant des paquebots geants accostaient et deversaient leurs foules dans ■le cercueil de Corriveau, et des quatre horizons, Ton accourait, Ton se precipitait dans le cercueil de Corriveau qui se gon-flait comme un estomac; la mer aussi, meme la mer s'etait faite douce comme une riviere et elle se vidait dans le cercueil de Corriveau, Henri pouvait tout observer puisqu'il etait a l'interieur du cercueil, il vit apparaitre des poissons a huit mains, a trois tetes, des crabes a dents terrifiantes, des insectes aussi, des betes tout en ecailles qui semblaient des cailloux, puis il n'arri-va plus rien: la mer entiere avait ete bue par le cercueil de Corriveau et sur toute la terre, il ne restait que le seul cercueil de Corriveau. — Maintenant c'est fini, songeait Henri. La terre etait deserte. Le cercueil semblait maintenant tout petit, a peine grand comme celui qu'Henri avait vu passer sur les epaules des soldats anglais. La terre etait muette, figee. Henri etait soulage de ne plus penser a rien. De 1'horizon subitement dechire jaillirent des hommes, de 1'horizon dechire en plusieurs endroits, jaillirent des groupes d'hommes a la discipline mecanique, ils etaient des soldats, ils etaient armes, ils marchaient au pas, ils etaient des armees innombrables qui marchaient l'une vers l'autre, leur marche etait implacable et feroce; Henri comprit que leur point de convergence etait le cercueil de Corriveau, ils ne leverent pas leurs armes, mais ils entrerent, martiaux, dans le cercueil de Corriveau; Henri attendit longtemps, il ne se passa plus rien. Sur la terre, ne subsistait que le cercueil de Corriveau sous le drapeau des Anglais. II s'ecria: — Je deviens fou ! II gémit: — Je deviens fou. II se dressa dans son lit. Ce n'etait plus la nuit. Le jour s'etait levé dans son grenier. Henri apercut le cercueil de Corriveau. II était dans son grenier. Henri le voyait, au fond du grenier. Une main poussait dans le dos d'Henri, une main le poussait vers le cercueil de Corriveau qui, maintenant, était juste assez grand pour contenir un seul homme: Corriveau ou lui. — Au secours ! II sauta de son lit, poussa les malles empilées, souleva la trappe, il se laissa descendre, il courut au rez-de-chaussée. Les enfants dormaient, les murs craquaient comme si le diable les eůt grignotés. Henri enfila les bottes d'Arthur, il passa son veston de laine, son bonnet de fourrure. Malgré le danger d'etre pris par les soldats et ramene á la guerre, Henri décida qu'il irait re-joindre les autres, chez Corriveau. La porte ouverte, il hésita sur le seuil. La nuit était si noire, le village était si bien noyé dans la nuit, la nuit semblait si profonde qu'Henri en éprouva du ver-tige. II empoigna sa carabine. 98 99 Les villageois, quand ils se retrouverent devant la maison d'Anthyme Corriveau, les pieds dans la neige aigue comme des eclats de verre, quand ils eurent compris qu'on les avait expulses de la maison d'Anthyme Corriveau, qu'on les avait jetes dans cet ocean glacial ou ils grelottaient dans leurs vete-ments trempes, quand ils penserent que des etrangers, des Anglais, les avaient chasses de chez Anthyme Corriveau, descendant de cinq generations de Corriveau, tous habitant le village et dans la meme maison sur le meme solage depuis plus de cent ans; quand ils se furent rappele que Corriveau, un petit Canadien frangais, fils du village, avait ete tue dans une guerre que les Anglais d'Angleterre, des Etats-Unis et du Canada avaient declaree aux Allemands, (Corriveau avait ete tue dans la boue des vieux pays pendant que les Anglais etaient assis sur des cpussins dans des bureaux; les Anglais sortaient quelquefois de leur abri, mais alors c'etait pour aller porter dans sa famille un jeune Canadien frangais mort a la guerre), quand les villageois eurent compris qu'ils avaient ete mis a la porte, comme des chiens qui auraient pisse sur le tapis, par des Anglais, qui n'etaient ni du village, ni du comte, ni de la province, ni meme du pays, des Anglais qui n'etaient meme pas Canadiens mais seulement des maudits Anglais, les villageois mesurerent la profondeur de leur humiliation. Gesticulant, jurant, se chamaillant, discutant, se bouscu-lant, crachant, ivres, ils langaient des blasphemes enflammes contre les Anglais qui se terraient dans la maison des Corriveau. Joseph brandit son moignon enfoui dans son pansement et cria plus fort que les autres: — Les maudits Anglais nous ont tout pris mais ils n'auront pas notre Corriveau. Ils n'auront pas la derniere nuit de Corriveau. * * * Les sueurs ruisselaient sur le corps de la petite Mireille, son visage, et mouillaient ses draps. Elle ne bougeait pas. Elle n'aurait pas pu remuer; ses membres auraient refuse. La nuit pesait comme les pierres de la telegue qui avait, l'ete dernier, capote sur elle. Settles bougeaient ses paupieres. Elle ou-vrait, fermait les yeux. Les paupieres closes, elle voyait encore. Mireille aurait voulu ne rienvoir. Elle levait son pied, elle le voyait, comme s'il n'avait pas ete son pied, comme s'il n y avait eu que son pied dans la cham-bre. Au bout de son pied, Mireille apercevait ses orteils eclai-res, elle pliait, depliait ses orteils et les regardait bouger. Tout ä coup, elle cessait. Alors son pied lui apparaissait selon sa veritable nature: il etait de cire. Elle ne pouvait plus agiter ses orteils de cire, elle ne pouvait plus faire pivoter son pied sur sa cheville. Mireille n osait toucher, meme du bout des doigts son pied de cire. Elle aurait voulu crier, mais elle etait devenue muette. Elle ne pouvait appeler ä l'aide. Mireille ne pensait pas surtout h sa peur; elle etait plu-tot preoccupee de surveiller le sourire de Corriveau couche ä la place de son jeune frere. 100 101 IF Mireille avait vu Corriveau quelquefois lorsqu'il etait du village, et, aujourd'hui, elle avait vu passer son cortege. Corriveau souriait. Mireille savait que Corriveau se leverait. Elle attendait, crispee, paralysee, muette. Elle attendait, soumise. Tout a coup, Mireille entendit le bruit de la paille du matelas. Elle vit Corriveau se lever, chercher dans les poches de son pantalon, en tirer une allumette. Avec l'ongle de son pouce, il l'alluma. II regarda autour de lui. Puis il marcha vers les pieds de Mireille, s'eclairant avec son allumette. Corriveau approcha lallumette du pied de Mireille. Elle vit naitre des petites flammes au bout de son pied de cire. Satisfait, Corriveau retourna se coucher dans le cercueil, a la place du lit de son frere. Corriveau s'etendit, s'allongea avec satisfaction, et il s'en-dormit en souriant. Mireille suffoquait. Mais elle ne pouvait rien sur ses orteils,, ces dix petites bougies allumees qui veillaient Corriveau. * * * Anthyme Corriveau et sa femme avaient done donne a manger aux Anglais comme s'ils avaient ete des fils du village, lis les observaient. Les Anglais mangeaient peu. lis parlaient peu. lis buvaient peu. Si un des Anglais parlait, les autres se taisaient, ecoutaient. Une question etait-elle posee ? Un seul a la fois repondait. lis ne riaient pas: au lieu, ils serraient les levres en un sourire avare. Anthyme et sa femme ne compre- 102 naient pas ce que disaient les Anglais, mais ils naimaient pas entendre les sons de leur langue ä cause de leurs yeux « qui n'etaient pas francs » pensait Anthyme. Ils avaient l'impression que les Anglais parlaient pour se moquer d'eux. — Nous sommes tous des Canadiens francais, ici, songeait le pere Corriveau; mon petit garcon qui est mort est un Canadien francais, tout le monde est Canadien francais, toute la province est canadienne francaise, puis il y a des Canadiens francais ä travers tout la Canada, il y en a meme aux Etats-Unis. Alors, pourquoi ont-ils envoye des Anglais reconduire mon fils ? Anthyme Corriveau ne put dominer une certaine tris-tesse; ce n'etait pas celle d'avoir perdu son enfant, mais une autre qu'il ne pouvait expliquer. A l'entendre secouer les casseroles dans l'evier, le vieil homme savait que sa femme n'etait pas satisfaite de la facon dont les choses s'etaient deroulees. — Nous etions entre nous, tous du village, reflechissait-elle. Nous nous connaissons tous, parce que nous avons la meme vie; nous elevons nos enfants ensemble. Mon fils est aussi le fils de tout le village. Tous les gens qui etaient ici etaient un peu ses parents et les jeunes etaient ses. freres ou ses soeurs, pourrais-je dire. Meme quand il arrive un malheur dans le village, nous aimons nous retrouver ensemble, nous nous partageons le malheur, alors il est moins gros. Tous ensemble, nous sommes plus forts. Alors les malheurs nous affectent moins. Pourquoi les Anglais ont-ils brise notre reunion ? Mon fils devait etre content de nous voir tous autour de lui. Mais les Anglais ont brise notre soiree. Je m'en souviendrai toute ma vie. La mere Corriveau n'avait plus envie de les servir a la table. Elle leur offrit trois ou quatre tourtieres et passa dans le 103 salon. Anthyme posa une bouteille de cidre sur la table et re-trouva sa femme agenouill6e devant le cercueil de leur fils. Dans la cuisine, les Anglais disaient a voix basse des phrases que la mere Corriveau et son mari ne se souciaient plus de ne pas comprendre. Les mains jointes sur le cercueil, Anthyme Corriveau et sa femme oublierent les Anglais dont la voix leur parvenait discrete, lointaine. Les vieux etaient seuls. C'etait la premiere fois qu'ils etaient seuls avec leur fils. lis etaient 1'un pres de l'autre, comme au jour de leur mariage. La mere Corriveau essuyait des larmes comme en ce jour. Anthyme avait des yeux qui ne laissaient pas franchir des larmes, mais, comme au jour de son mariage, il avait le violent desir de crier, de jurer, de se battre, de briser quelque chose. Avaient-ils vecu toute une vie pour arriver a ce desarroi, a cette tristesse ? Les chemins de toutes les vies, songeaient-ils, passent devant des cercueils. lis ne pouvaient accepter que cette loi fut juste. Elle pleurait. 11 rageait. La mere Corriveau n'aimait pas que la vie fut ainsi faite. Anthyme ne pouvait la refaire, mais il 6tait convaincu que, s'il fallait passer devant des cercueils et s'arreter a un cercueil, il n etait pas juste que Ton eut en soi l'amour si evident de la vie. Les vieux pleuraient. A quoi servait-il d'avoir ete un enfant aux yeux bleus, d'avoir appris la vie, ses noms, ses couleurs, ses lois, penible-ment comme si cela avait ete contre nature ? A quoi servait-il d'avoir ete un enfant si malheureux de vivre ? A quoi servaient les prieres de cet enfant pieux qui avait la paleur des Saints sur les images ? A quoi servaient les blasphemes de l'enfant de-venu homme ? Tout etait aussi inutile que les larmes. A quoi servaient done les nuits blanches que la mere Corriveau avait passees k consoler l'enfant qui criait sa douleur de vivre ? A quoi servait le chagrin des vieux ? Anthyme ne pouvait plus rester k genoux. II avait envie de detruire quelque chose. II se dirigea vers la cuisiniere, prit des büches et les jeta au feu. La mere Corriveau essuyait ses larmes avec son tablier. — Le bon Dieu nest pas raisonnable. Elle voulait dire qu'il exagerait, qu'il etait injuste. Anthyme revint pres d'elle: — Ce n est pas la peine de faire des enfants si le bon Dieu en fait cela, dit-il en indiquant son fils. Sa femme pensait aux autres: Alberic, Ferdinand, Toussaint, Gaston, Alonzo et Anatole qui etaient dans des pays ou c'etait la guerre contre les Allemands. II y avait mSme Ernest et Naziance, dans des pays ou ils combattaient les Japonais. lis tiraient des balles, en ce moment, sans savoir que leur frere avait ete tue. La mere Corriveau pensa que c'etait la nuit: non, ses enfants, en ce moment, ne tiraient pas des balles, mais ils dormaient, puisque c'etait la nuit. Cette pensee la rassura. Quand äpprendraient-ils que leur frere etait mort ? Le sauraient-ils avant la fin de la guerre ? Les lettres arrivaient si peu souvent ä destination. Tout k coup, la mere Corriveau se leva. Une image lui etait venue, terrifiante, une image k la faire mourir de chagrin. Elle avait vu dans sa t6te les cercueils de tous ses garcons empiles les uns sur les autres. — Anthyme 1 Anthyme 1 supplia-t-elle. * Il sursauta: 104 105 — Quoi? Elle courut vers lui, en larmes, se blottit contre lui. Les bras d'Anthyme se refermerent sur elle. — II faut beaucoup prier. — Moi, je m'en vais dans la grange, j'ai envie de blasphemer. * * * Joseph-la-main-coupee se rua le premier. Les autres sui-virent. II fonca dans la porte. La maison fut secouee comme si un boeuf etait tombe sur le toit. Les fenetres tremblerent. La porte, comme arrachee, s'ouvrit. Joseph brandissait son moignon au pansement sanglant: — Nous voulons notre Corriveau ! Nous voulons notre Cor-riveau ! Vous ne prendrez pas notre Corriveau ! Anthyme s'avanca calmement vers Joseph: — Coupe-toi les mains, coupe-toi aussi les pieds si tu veux, coupe-toi le cou puisque tu aimes ca, mais n arrache pas mes portes. La mere Corriveau se tenait aux c6tes de son mari, une casserole de fonte a la main, prete afrapper: — Je Tai prise sur le feu, elle est rouge, je vais te faire cuire une joue, toi, la-main-coupee. Les Anglais s etaient leves poliment lorsque les villageois etaient rentres. Des assiettes se briserent sur le parquet, des ver-res aussi. L'on criait des menaces: — Vous ne prendrez pas notre Corriveau ! — Retournez dans votre Angleterre, maudits Anglais de calice. — II y a un train demain a midi; prenez-le et n'en redes-cendez pas! Une femme remarqua: — II est beau, ce petit-la; cest dommage qu'il soit un Anglais ... — Un Christ d'Anglais, precisa son mari qui lui donna un coup de pied sur une cheville pour la punir. — lis ne sont meme pas de vrais Anglais; ils sont venus au Canada parce que les vrais Anglais d'Angleterre voulaient s'en debarrasser. — Vous ne nous prendrez pas notre Corriveau ! — Notre Corriveau est a nous ! Les villageois se disputaient les Anglais. Chacun voulait en attraper un. L'Anglais maitrise par deux ou trois villageois, on le secouait, on lui tirait la moustache, on lui donnait des chi-quepaudes sur les oreilles. Les soldats grimacaient du degoiit de recevoir en plein visage llialeine d'alcool que projetaient ces French Canadians, ils se defendaient peu. On les faisait tqu-piller. Ils chancelaient. On serrait Ieurs cravates, les boutons ile leurs chemises volaient, les femmes s'amusaient a palper a travers le pantalon le sexe dun Anglais: chaque fois elles glous-saient: — Ils en ont une ... Tout a coup, le Sergent cria: — Let's go, boys ! Let's kill 'em! Les soldats obeirent, attaquant hommes et femmes. Les villageois redoublerent de violence et de colere. Les Anglais se deiendirent a coups de poings, ou a coups de bottes, leurs grosses bottes de cuir, ils frappaient dans les visages, dans les ventres, sur les dents, les visages etaient sanglants, Ton pi£ti- 106 107 nait des corps etendus par terre, Ton ecrasait des doigts, Ton se battait ä coups d'assiettes, k coups de chaises: — Vous n'aurez pas notre Corriveau. — Let's kill 'em! Let's kill 'em ! Les bouches crachaient du sang. — Christ de calice de tabernacle ! — Maudit wagon de Christ ä deux rangees de bancs, deux Christ par banc! — Saint-Chreme d'Anglais ! — Nous aurons notre Corriveau ! Berube apparut de nouveau dans l'escalier, nu-pieds, torse nu, en pantalon. Le vacarme et les cris l'avaient reveille. II exa-mina la situation. II comprit que les soldats se battaient contre les villageois. II sauta par-dessus les marches. II avait en-vie de casser quelques gueules anglaises. II montrerait ä ces Anglais ce qu'un Canadien francais portait au bout du poing. — Atten ... tion ! cria une voix anglaise. Ces mots paraly-serent Berube. Le Sergent avait donne un commandement: Beruhe, simple soldat, etait hypnotise. — Let's kill 'em 1 Ces mots redonnerent vie a Berube. Le soldat sans grade obeit comme il savait le faire. II frappa sur les villageois comme si sa vie avait ete en danger. II devait frapper plus fort que les gens du village et plus fort que les Anglais s'il voulait que quel-qu'un le respectät. Peu ä peu, les villageois perdirent la bataille. Sanglants, brulants de fievre, humilies, revokes, blasphemant, ils s'achar-naient, et l'un apres lautre, ils se reveillaient vaincus, la tete dans la neige. Dehors, les villageois continuerent de menacer: — Vous n'aurez pas notre Corriveau ! Le Sergent ordonna aux Anglais et a Berube de sortir dehors pour terminer cette bagarre. Sous la lumiere grise de la lune et dans l'air froid qui sem-blait se fracasser comme une mince pellicule de glace, la petite guerre refusait de s'eteindre. Elle s'apaisait, puis, tout a coup, rejaillissait de toutes parts. L'on se tordait de douleur, Ton ge-missait, Ton jurait, l'on pleurait d'impuisance. Soudain, un coup de feu, sec, comme un coup de fouet. * * * Henri avait couru vers la maison d'Anthyme, poursuivi par le cercueil de Corriveau qui le suivait comme un chien affame dans la nuit. Un soldat s'etait dresse devant lui. II avait cru que le soldat voulait l'arreter pour 1'amener a la guerre. Il avait tire. La bagarre fut terminee. Les Anglais ramasserent le blesse, ils le transporterent dans la maison, ils letendirent sur la table de cuisine. Le soldat etait mort. Les Anglais transporterent la table et le soldat dans le salon, en face du cercueil de Corriveau. — C'est bien triste, dit la mere Corriveau; je n'ai plus de chandelles. * * * Tout le monde s'agenouilla. Les Anglais priaient en anglais pour leur compatriote. Les villageois priaient en canadien- 108 109 francais pour leur Corriveau. Berube ne savait pas s'il devait prier en anglais pour l'Anglais ou en canadien-francais pour Corriveau. II commenca ä reciter les mots dune priere apprise ä l'6cole: — Au fond, tu m'abimes, Seigneur, Seigneur ... II he continua pas. Les villageois le regardaient avec de la haine: la haine pour le traitre ... Parce qu'il s'etait battu avec les Anglais contre les gens de son village, Berube etait de-venu pour eux un Anglais. II n avait pas le droit de prier pour Corriveau. Les regards le lui disaient durement. Alors Berube decida de prier en anglais: — My Lord ! Thou ... Les Anglais se retournerent tous vers lui. Dans leurs yeux, Berube lut qu'ils se tolereraient pas qu'un French Canadian priät pour un Anglais. Berube sortit. Quelques bouteilles de cidre etaient abandonnees par terre, ouvertes. II en saisit une et la but. Le cidre glouglou-tait, degoulinait le long de ses joues, sur son torse. Puis il monta dans la chambre ou sommeillait Molly. II lanca ses vetements ä travers la chambre, il arracha les couvertures et se jeta sur Molly avant meme de l'avoir reveillee. — Ma ciboire d'Anglaise, je vais te montrer ce qu'est un Canadien-francais ... Revant qu'on la dechirait dun coup de couteau au ventre. Molly sursauta. Rassuree, eile fit semblant de dormir. Berube s'agitait, frenetique, suait, geignait, embrassait, e-treignait, il ha'issait. — Ces crucifix d'Anglais dorment tout le temps. C'est pour 5a qu'ils ont des petites families. Et quand les Anglais font une guerre, ils viennent chercher les Canadiens francais. Berub6 avait parle ä voix haute. Molly avait compris. Elle souriait. .D'une main lente, elle caressait le dos de Berube qui frissonna: — Cette ciboire-la va me faire mourir ... Molly se moqua: — Are you sleeping, darling ? * * * Quelques villageois avaient un imperieux besoin de dormir. Iis se coucherent trois ou quatre par lit, ou sur les tapis tresses, ou sur le parquet, dans un manteau de fourrure, quel-ques-uns dormirent assis sur des chaises, d'autre ä genoux de-vant Corriveau et l'Anglais. Mais la plupart franchirent la nuit comme si elle avait ete un plein jour. Elle s'ecoula en toute paix. Iis causaient, echangeaient des souvenirs, repetaient les aventures que 1'on racontait toujours en ces occasions-lä, comp-taient les personnes disparues, ils se rappelaient des faits et gestes de Corriveau, ils mangeaient de la tourtiere, ils buvaient du cidre, ils priaient, ils pincaient une fesse qui passait, inven-taient des histoires, ils s'etouffaient de rire, ils retournaient prier, les larmes leur montaient aux yeux: quelle injustice de mourir ä Tage de Corriveau alors que des vieillards souffrants demandaient que le Seigneur les appelät ä lui; ils se mou-chaient, s epongeaient le front, maudissaient la guerre, priaient Dieu que les Alleriiands ne vinssent pas detruire leur village, ils demandaient ä la mere Corriveau une autre pointe de tourtiere, ils rassuraient Henri desespere d'avoir tue un soldat: «tu etais en etat de legitime defense; tiens bois 1 La guerre est la guer- 110 111 re »; les femmes s'attristaient de voir leurs robes en si piteux etat. Les soldats a genoux pres de leur collegue mort au devoir etaient si attentifs a leur prieres que Dieu- lui-meme semblait etre a leurs cotes. — Vieille pipe du Christ, dit Anthyme, ces maudits protes-tants savent prier aussi bien que les Canadiens francais ! La mere Corriveau annonca que l'heure etait venue de former le cortege pour se rendre a la messe et a 1'enterrement de son fils. * * * Henri ,veillait sur Ie soldat qu'il avait abattu. Les autres a-vaient suivi le cercueil de Corriveau porte sur les epaules des Anglais et de Berube dont les services avaient ete requisi-tionnes. Henri avait peur. II avait deserte parce qu'il n'aimait pas la mort. On 1'obligeait a tenir compagnie a un defunt. Henri lui-meme l'avait tue. II ne craignait pas la punition. C'etait la guerre. Durant la guerre, on nest pas puni d'avoir tue. Henri etait bien content que cet Anglais ne l'ait pas attaque en temps de paix; Henri aurait tire sur lui, de la meme facon. Alors il aurait ete puni, parce qu'on aurait ete en temps de paix. II vit son corps se balancer au bout d'une corde, suspendu a un echafaud plante dans la neige a perte de vue et son corps etait un vrai glacon: si quelqu'un l'avait touche, son corps aurait tinte et il se serait casse en miettes, Henri avait froid, le vent sifflait en d£placant une poussiere seche qui venait heur-ter son corps oscillant au bout de la corde. Henri avait froid, 112 il boutonna son chandail de laine qu'il avait emprunte a Arthur. II n'£tait pas pendu a une corde aux grands vents dliiver au-dessus de la neige; c'est de froide peur qu'il tremblait. II avait peur de cette maison ou un mort 6tait avec lui. Il coucha sa carabine sur ses genoux. II ne voulait pas prier pour 1'Anglais. II se taisait. II attendait. Le vent essayait d'arracher les toits. Les clous craquaient, les solives se tordaient en geignant. Henri, comme un enfant, avait peur de cette musique de llnver pour un homme seul. II aurait souhaiti avoir quelqu'un avec lui. II n'aurait pas eu peur. A la v6iit6, il y avait quelqu'un avec lui, mais c'etait un mort qui rendait Henri dix fois plus seul. Avec quelqu'un de vivant, Henri aurait parl6, partage du tabac. Mais un mort ne parle pas, ne fume pas. II 6coutait. — Que pense un mort sous son drap blanc ? Un mort deteste-t-il la personne qui l'a tue ? Un mort, s'il est dam-ne comme ce Vierge de protestant, est-ce qu'il brule inte-rieurement avant d'etre enterre? Les morts font des cole-res contre les vivants. Des morts qui mettent le feu de 1'en-fer aux granges; cela s'est souvent vu: une maison qui sen-flamme tout a coup, sans raison, c'est l'enfer. Des morts, il y en a aussi qui marchent dans les murs des maisons. Pour se consoler, on dit que c'est lluver qui fait se plaindre les maisons mais c'est les morts ... Aussi longtemps qu'on n'a pas assez prie pour larracher du purgatoire, le mort vient sur la terre mendier des prieres et s'il n'est pas compris, il distribue des malheurs pour que Ton pense a lui. Est-ce Corriveau qui rampait dans les murs ? 113