194 MARIA CHAPDELA1NE b^ftuj'i bouleaux, les aulnes et les trembles, le bois de charme se couvrait de fleurs roses, et apres le repos force de 1'hiver le dur travail de la terre etait presque une fete; peiner du matin au soir semblait une permission benie... Le betail enfin delivre de 1'etable entrait en cou-rant dans les clos et se gorgeait d'herbe neuve. Toutes les creatures de I'annee: les veaux, les jeunes volailles, les agnelets batifolaient au soleil et crois-saient de jour en jour tout comme le foin et Forge. Le plus pauvre des fermiers s'arretait parfois au milieu de sa cour ou de ses champs, les mains dans ses poches, et savourait le grand contentement de savoir que la chaleur du soleil, la pluie tiede, l'alchimie genereuse de la terre — toutes sortes de forces geantes — travaillaient en esclaves soumises pour lui... pour lui... Apres cela c'etait l'ete; 1'eblouissement des midis ensoleilles, la montee de 1'air brulant qui faisait vacil-ler l'horizon et la lisiere du bois, les mouches tourbil-lonnant dans la lumiere, et a trois cents pas de la maison les rapides et la chute — ecume blanche sur 1'eau noire — dont la seule vue repandait une frai-cheur delicieuse. Puis la moisson, le grain nourricier s'empilant dans les granges, l'automne, et bientot 1'hiver qui revenait... Mais voici que miraculeuse-ment 1'hiver ne paraissait plus detestable et terrible: il apportait tout au moins 1'intimite de la maison close, et au dehors, avec la monotonie et le silence de la neige amoncelee, la paix, une grande paix... Dans les villes il y aurait les merveilles dont Lorenzo Surprenant avait parle, et ces autres mer- MARIA CHAPDELAINE 195 veilles quelle imaginait elle-meme confusement: les larges rues illuminees, les magasins magnifiques, la vie facile, presque sans labeur, emplie de petits plai-sirs. Mais peut-etre se lassait-on de ce vertige a la longue, et les soirs ou Ton ne desirait rien que le repos et la tranquillite, ou retrouver la quietude des champs et des bois, la caresse de la premiere brise frakhe venant du nord-ouest apres le coucher du soleil, et la paix infinie de la campagne s'endormant tout entiere dans le silence? « doit etre beau, pourtant! » se dit-elle en son-geant aux grandes cites americaines. Et une autre voix s'eleva comme une reponse. La-bas c'etait l'etranger: des gens d'une autre race parlant d'autre chose dans une autre langue, chan-tant d'autres chansons... Ici... Tous les noms de son pays, ceux quelle entendait tous les jours comme ceux qu'elle n avait entendus qu'une fois, se reveillerent dans sa memoire: les mille noms que des paysans pieux venus de France ont donne aux lacs, aux rivieres, aux villages de la contree nouvelle qu'ils decouvraient et peuplaient a mesure... lac a l'Eau-Claire... La Famine... Saint-Coeur-de-Marie... Trois-Pistoles... Sainte-Rose-du-Degele... Pointe-aux-Outardes... Saint-Andre-de-l'£pouvante... Eutrope Gagnon avait un oncle qui demeurait a Saint-Andre-de-l'fipouvante; Racicot, de Honfleur, parlait souvent de son fils qui etait chauffeur a bord d'un bateau du Golfe, et chaque fois c'etaient encore des noms nouveaux qui venaient s'ajouter aux anciens: les noms de villages de pecheurs ou de petits 196 MARIA CHAPDELAINE ports du Saint-Laurent, disperses sur les rives entre lesquelles les navires d'autrefois etaient montes bra-vement vers l'inconnu... Pointe-Mille-Vaches... Les Escoumains... Notre-Dame-du-Portage... Les Gran-des-Bergeronnes... Gaspe... Qu'il etait plaisant d'entendre prononcer ces noms, lorsqu'on parlait de parents ou d'amis eloigned, ou bien de longs voyages! Comme ils etaient familiers et fraternels, donnant chaque fois une sensation chaude de parente, faisant que chacun son-geait en les repetant: « Dans tout ce pays-ci nous sommes chez nous... chez nous...» Vers l'ouest, des qu'on sortait de la province, vers le sud, des qu'on avait passe la frontiere, ce n'etaient plus partout que des noms anglais, qu'on apprenait a prononcer a la longue et qui finissaient par sembler naturels sans doute; mais ou retrouver la douceur joyeuse des noms fran^ais? Les mots d'une langue etrangere sonnant sur toutes les levres, dans les rues, dans les magasins... de petites filles se prenant par la main pour danser une ronde et entonnant une chanson que Ton ne compre-nait pas... Ici... Maria regardait son pere qui dormait toujours, le menton sur sa poitrine comme un homme accable qui medite sur la mort, et de suite elle se souvint des cantiques et des chansons naives qu'il apprenait aux enfants presque chaque soir. A la claire fontaine, M'en allant promener... Dans les villes des fitats, meme si Ton apprenait aux enfants ces chansons-la, surement ils auraientvite MARIA CHAPDELAINE 197 fait de les oublier! Les nuages epars qui tout a l'heure defilaient d'un bout a l'autre du ciel baigne de lune s'etaient fondus en une immense nappe grise, pourtant tenue, qui ne faisait que tamiser la lumiere; le sol couvert de neige mi-fondue etait blafard, et entre ces deux etendues claires la lisiere noire de la foret s'allongeait comme le front d'une armee. Maria frissonna; I'attendrissement qui etait venu baigner son coeur s'evanouit; elle se dit une fois de plus: « Tout de meme... c'est un pays dur, icitte. Pour-quo i rester? » Alors une troisieme voix plus grande que les autres s'eleva dans le silence: la voix du pays de Quebec, qui etait a moitie un chant de femme et a moitie un sermon depretre. Elle vint comme un son de cloche, comme la cla-meur auguste des orgues dans les eglises, comme une complainte naive et comme le cri percent et prolongs par lequel les bucherons s'appellent dans les bois. Car en verite tout ce qui fait l'ame de la province tenait dans cette voix: la solennite chere du vieux culte, la douceur de la vieille langue jalousement gar-dee, la splendeur et la force barbare du pays neuf ou une race ancienne a retrouve son adolescence.x Elle disaif. « Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restes... Ceux qui nous ont menes ici pour-raient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s'il est vrai que nous n'ayons guere appris, assurement nous n'avons rien oublie. 198 MARIA CHAPDELAINE MARIA CHAPDELAINE 199 « Nous avions apporte d'outre-mer nos prieres et nos chansons: elles sont toujours les memes. Nous avions apporte dans nos poitrines le coeur des hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt a la pitie qu'au rire, Ie coeur le plus humain de tous les coeurs humains: il n'a pas change. Nous avons marque un pan du continent nouveau, de Gaspe a Montreal, de Saint-Jean-d'Iberville a 1'Ungava, en disant: Ici toutes les choses que nous avons apportees avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu'a nos faiblesses deviennent des choses sacrees, intangibles et qui devront demeurer jusqu'a la fin. « Autour de nous des etrangers sont venus, qu'il nous plait d'appeler des barbares; ils ont pris pres-que tout le pouvoir; ils ont acquis presque tout 1'argent; mais au pays de Quebec rien n'a change. Rien ne changera, parce que nous sommes un temoignage. De nous-memes et de nos destinees, nous n'avons compris clairement que ce devoir-la: persister... nous maintenir... Et nous nous sommes maintenus, peut-etre afin que dans plusieurs siecles encore le monde se tourne vers nous et dise: Ces gens sont d'une race qui ne sait pas mourir... Nous sommes un temoignage. - « Cest pourquoi il faut rester dans la province ou nos peres sont restes, et vivre comme ils ont vecu, pour obeir au commandement inexprime qui s'est forme dans leurs coeurs, qui a passe dans les notres et que nous devrons transmettre a notre tour a de nom-breux enfants: Au pays de Quebec rien ne doit mourir et rien ne doit changer...» L'immense nappe grise qui cachait le ciel s'etait faite plus opaque et plus epaisse, et soudain la pluie recommence a tomber, approchant encore un peu lepoque benie de la terre nue et des rivieres deli-vrees. Samuel Chapdelaine dormait toujours, le menton sur sa poitrine, comme un vieil hommeque la fatigue d'une longue vie dure aurait tout a coup accable. Les flammes des deux chandelles fichees dans le chandelier de metal et dans la coupe de verre vacillaient sous la brise tiede, de sorte que des ombres dansaient sur le visage de la morte et que ses ievres semblaient murmurer des prieres ou chucho-ter des secrets. Maria Chapdelaine sortit de son reve et songea: « Alors je vais rester ici... de meme!» car les voix avaient parle clairement et elle sentait qu'il fallait obeir. Le souvenir de ses autres devoirs ne vint qu'ensuite, apres qu'elle se fut resignee, avec un sou-pir. Alma-Rose etait encore toute petite; sa mere etait morte et il fallait bien qu'il restat une femme a la maison. Mais en verite c'etaient les voix qui lui avaient enseigne son chemin. La pluie crepitait sur les bardeaux du toit, et le monde heureux de voir l'hiver fini envoyait par la fenetre ouverte de petites bouffees de brise tiede qui semblaient des soupirs d'aise. A travers les heures de la nuit Maria resta immobile, les mains croisees dans son giron, patiente et sans amertume, mais songeant avec un peu de regret pathetique aux merveilles loin-taines qu'elle ne connaitrait jamais, et aussi aux souvenirs tristes du pays ou il lui etait commande de vivre; a la flamme chaude qui n'avait caresse son coeur que pour s'eloigner sans retour, et aux grands bois emplis de neige d'ou les gar^ons temeraires ne reviennent pas.