Biographie langagiére Je ne garde aucun souvenir des langues parlées autour de moi pendant ma toute petite enfance ; pourtant j'ai vécu en Tunisie jusqu'ä Page de quatre ans et je sais par mes parents que l'arabe, le francais et I'italien étaient également et fortement presents dans mon environnement sonore. Ä la maison, le francais ; dans la rue, chez les voisins et dans les magasins, l'arabe et I'italien. Ai-je compris certains mots prononcés dans une autre langue que le francais et les ai-je répétés ? Ai-je eu au moins conscience des changements de langues - sons différents, musiques des phrases et gestualités différentes - ? Je ne saurais le dire. Je n'ai méme aucun souvenir de la ville ou nous habitions, des habitudes et des comportements de ses habitants. Pourtant quand, beaucoup plus tard, j'ai visité la region du Levant espagnol, j'ai éprouvé la trěs étrange sensation de reconnaitre les paysages, l'ambiance des rues, les odeurs, la chaleur des rapports entre les gens. Leur maniěre de parier fort m'etait également familiäre. Ce voyage, plus que me plaire ou m'etonner, me bouleversa : j'etais de retour chez moi, j'avais retrouvé mes origines. Je n'ai plus jamais oublié P evidence de cette certitude (éprouvée nulle part ailleursj et je suis encore totalement convaincue qu'elle se devait ä cette petite enfance pendant laquelle j'avais entendu « tchacher » avec une vehemence des mots et des gestes profondément méditerranéenne. Mon enfance n'a pas eu « d'autres rencontres » avec les langues étrangěres. Bien sür, tous les ans, nous allions passer un mois dans un petit village pres de Collioure : on y parlait le Catalan autant que le francais et assez souvent, I'espagnol. J'aimais ces changements de langues ainsi que les longues journées de fétes auxquelles étaient liées des traditions aux noms exotiques : « els castellers », « els gegants »... Ce n'est que vers 12 ans que j'ai commence ä apprendre ma premiere langue étrangěre. Cétait I'espagnol : proximité des territoires et des cultures. Je suis entrée dans cet apprentissage sans apprehension et sans peur du ridicule. J'attendais « quelque chose de nouveau »et j'avais häte aussi de connaTtre le professeur dont tout le monde parlait au college. Mademoiselle Gaudin avait une excellente connaissance de la langue et de la littérature du pays auquel eile consacrait toute sa vie. Elle nous introduisait avec enthousiasme dans cette langue qui nous semblait celle du jeu, une langue, ä la fois proche et différente, ä laquelle étaient associés des saveurs, des odeurs, des rires, des plaisanteries mais aussi des chants, des pleurs et les chuchotements des nuits de processions de la semaine sainte... Nous n'avions pas beaucoup d'heures de cours, nous devions apprendre tous les rudiments de l'histoire, de la géographie, de la littérature espagnoles et done le temps que nous consacrions ä prononcer et ä parier n'a jamais été trěs long ; de fait, il n'a jamais suffi pour acquérir la pronunciation et la fluiditě de parole que j'aurais souhaitées. Notre lexique était plus proche de celui de Cervantes que de celui des adolescents espagnols. Mais je ne regrette absolument pas ces limitations puisque se trouvait réuni ce qui pour moi est le plus important dans I'apprentissage d'une langue étrangěre : cette implication affective, cette curiosité pour ce qui est different, cette envie d'apprendre qui fait que Ton retient facilement et que Ton cherche ä bien parier une langue pour laquelle on a de I'estime. J'ai done appris I'espagnol sans méme m'en rendre compte, avec facilité et e'est tout naturellement que j'ai decide plus tard de faire une licence d'espagnol pour l'enseigner ä mon tour. Lapprentissage de I'anglais, par contre, commence peu de temps aprěs, a été totalement different: ii me semblait beaucoup plus froid, un peu triste, il sentait la pluie et le brouillard ; le professeur semblait s'ennuyer avec nous et je me suis ennuyée ä apprendre cette langue. J'ai étudié pour ne pas redoubler, pour obtenir le Bac ; il s'agissait ďune activité scolaire, c'est-ä-dire nécessaire, et il m'a fallu bien des voyages en Angleterre pour découvrir ďautres vertus ä cette langue qui n'a jamais été la mienne : langue du tourisme, langue de courts échanges sans grande intimitě. Plus- tard, j'ai decide de partir en Espagne et de m'y installer. Cest alors que, peu a peu, les années passant, je suis entrée dans le monde du bilinguisme, territoire mouvant, complexe et passionnant; mais ca, e'est une autre histoire, plus longue á raconter. Annie Lévecque (professeur)