I90 VICTOR HUGO LA LEGENDE DES SIĚCLES 191 « L'envieux 14 oiseau nocturne, Triste, ouvrira son ceil rond ; Les nymphes, penchant leur urne, Dans les grottes souriront; « Et diront : « Sommes-nous folles ! « C'est Leandre avec Hero 15; 50 « En ecoutant leurs paroles « Nous laissons tomber notre eau. » « Allons-nous-en par l'Autriche ! Nous aurons l'aube a nos fronts; Je serai grand, et toi riche, Puisque nous nous aimerons. « Allons-nous-en par la terre, Sur nos deux chevaux charmants, Dans l'azur, dans le mystere, Dans les eblouissements 16! « Nous entrerons a l'auberge, 60 Et nous pairons l'hotelier De ton sourire de vierge, De mon bonjour d'ecolier. « Tu seras dame et moi comte ; Viens, mon coeur s'epanouit; Viens, nous conterons ce conte Aus etoiles de la nuit. » La melodie encor quelques instants se traine Sous les arbres bleuis par la lune sereine, Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait S'eteint comme un oiseau se pose; tout se tait11. 70 L'AIGLE DU CASQUE Ce poéme a paru en 1877 dans la nouvelle série de la Legendě des Siěcles; mais le sujet avait été fourni á Hugo par un article du médiéviste Jubinal, paru en 1846, et qui lui inspira également Le Mariage de Roland et Aymerillot. Dans le cas present, c'est la Geste de Raoul de Cambrai que Jubinal a révélée au poete (cf. Moyen Age, p. 40-41). Hugo a transporte la scene eh Écosse, sans doute sous l'influence d'Ossian et de Walter Scott; il a déployé, pour animer la poursuite, toutes les ressources de sa rythmique ; enfln il a imagine un denouement grandiose oil passe le frisson sacré du merveilleux épique. (Vers 252-280, 372-fin ; cycle des Avertissements et Chůtiments.) Charge par son grand-pěre mourant de venger Vhonneur de sa famille děs qu'il serait armé chevalier, Angus, á seize ans, ose défier le terrible Tiphaine. // attaque vaillamment, mais lorsque Tiphaine d son tour fond sur lui, « le pauvre petit »,prisdepanique jette sa lance et s'enfuit. « Alors commenca I'apre et sauvagepoursuite, Et vous ne lirezplus ceci qu'en frémissant. » Tremblant, piquant des deux, du cóté qui descend, Devant lui, n'importe oú, dans la profondeur fauve, Les bras au ciel, l'enfant épouvanté se sauve l, Son cheval l'aime 2 et fait de son mieux. La forét L'accepte et l'enveloppe, et l'enfant disparait. Tous se sont écartés pour lui livrer passage. En le risquant ainsi son aiieul fut-il sage ? Nul ne le sait. Le sort est de mystěres plein; Mais la panique existe et le triste orphelin 10 Ne peut plus que s'enfuir devant la destinée. Ah ! pauvre douce téte au gouffre abandonnée! — 14 En quoi peut-il donner cette impression ? — 15 Prétresse de Vénus aimée de Léandre. II est naturel que les nymphes évoquent des amants de la legende grecque. — 16 Noter cet élargissement progressif (depuis le v. 52), et souligner le contraste avec la strophe suivante. — 17 Analyser le rythme. — I Que traduit le rythme ? — 2 Cf. l'atti-tude de la forét. II s'echappe, il s'esquive, il s'enfonce a travers Les hasards de la fuite obscurement ouverts, Hagard, a perdre haleine, et sans choisir sa route; Une clairiere s'offre, il s'arrete, il ecoute, Le voila seul; peut-etre un dieu l'a-t-il conduit ? Tout a coup il entend dans les branches du bruit... — Ainsi dans le sommeil notre ame d'effroi pleine Parfois s'evade et sent derriere elle l'haleine 20 De quelque noir cheval de l'ombre et de la nuit; On s'apercoit qu'au fond du reve on vous poursuit. Angus tourne la tete, il regarde en arriere; Tiphaine monstrueux bondit dans la clairiere, O terreur! et l'enfant, bleme, egare, sans voix, Court et voudrait se fondre avec l'ombre des bois. L'un fuit, l'autre poursuit. Acharnement lugubre. Rien, ni le roc debout, ni l'etang insalubre, Ni le houx epineux, ni le torrent profond, Rien n'arrete leur course; ils vont! ils vont! ils vont! La nuit tombe. Un vieillard, des religieuses, une femme supplient en vain Tiphaine d'epargner Angus : il les repousse sauvagement. 30 Ce fut dans on ne sait quel ravin inconnu Que Tiphaine atteignit le pauvre enfant farouche 3; L'enfant pris n'eut pas meme un rale dans la bouche; II tomba de cheval, et, morne, epuise, las, II dressa ses deux mains suppliantes ; helas ! Sa mere morte etait dans le fond de la tombe, Et regardait4. — Tiphaine accourt, s'elance, tombe Sur l'enfant, comme un loup dans les cirques romains, Et d'un revers de hache il abat ses deux mains Qui dans l'ombre elevaient vers les cieux la priere; 40 Puis, par ses blonds cheveux dans une fondriere 11 le traine. — Et riant de fureur, haletant, II tua l'orphelin, et dit : Je suis content! Ainsi rit dans son antre infame la tarasque 5. Alors l'aigle d'airain qu'il avait sur son casque, Et qui, calme, immobile et sombre, l'observait, Cria : Cieux etoiles, montagnes que revet L'innocente blancheur des neiges venerables, O fleuves, 6 forets, cedres, sapins, erables, Je vous prends a temoin que cet homme est mediant! 50 Et, cela dit, ainsi qu'un piocheur fouille un champ, — 3 Apprécier le ton. — 4 Hugo croit fermement que les morts restent en contact avec les vivants. — 5 Monštre dont sainte Marthe aurait débarrassé le midi de la France.