Roger Nimier (1925-1962) Le Hussard bleu Longtemps, j'ai cru m'en tirer sans éclats. J'appartenais à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé. On nous aura donné le plus beau cadeau de la terre: une époque où nos ennemis, qui sont presque toutes les grandes personnes, comptent pour du beurre. Votre confort, vos progrès, nous vous conseillons de les appliquer aux meilleurs systèmes d'enterrements collectifs. Je vous assure que vous en aurez grand besoin. Car, lentement, vous allez disparaître de cette terre, sans rien comprendre à ces fracas, à ces rumeurs, ni aux torches que nous agitons. Voilà vingt ans, imbéciles, que vous prépariez dans vos congrès le rapprochement de la jeunesse du monde. Maintenant vous êtes satisfaits. Nous avons opéré ce rapprochement nous-mêmes, un beau matin, sur les champs de bataille. Mais vous ne pouvez pas comprendre. Cette sale histoire que j'ose à peine appeler ma vie, cette sale histoire a duré cinq ans. D'abord j'ai été bien déçu, en 40, de voir que nous étions battus. On ne m'avait pas élevé dans ces idées-là. Prisonnier, je le suis resté jusqu'au jour où des imbéciles ont monté des postes de téhessef clandestins. Quel ennui! Je nie suis évadé dans la semaine qui a suivi. Alors, par manque d'imagination, je me suis inscrit dans la Résistance. Un an plus tard, mes camarades me faisaient entrer dans la Milice pour préparer un assassinat politique. Ils m'avaient prévenu, ils m'avaient dit que ce serait une épreuve pénible. Mais j'ai trouvé des garçons énergiques, pleins de muscles et d'idéal. Les Anglais allaient gagner la guerre. Le bleu marine me va bien au leint. Les voyages forment la jeunesse. Ma foi, je suis resté. A présent, j'ai revêtu un uniforme plus humain, celui des armées alliées. Dunkerque, la Somme, ces histoires datent au moins d'un siècle. Il y a une fête sur la place du village. La musique des chevaux de bois me casse les oreilles. La poussière aveugle les enfants. Elle m'aveugle. Ce n'est pas le hasard qui m'a conduit dans cette première armée française. J'ai eu tort, je le sais, et je meurs de rage. La guerre de 39 était idiote, la Résistance à moitié folle; quant à la Milice, eh bien, c'était mal. Donc je mourrai dans cette campagne, ce sera beaucoup plus simple. Je mourrai facilement. Maintenant que je suis tout seul, je peux l'avouer: je déteste la violence. Elle est bruyante, injuste, passagère. Mais je ne vois pas encore qui saura me la reprocher. Sûrement pas les démocrates qui sont les plus tapageurs des hommes. Pour la justice, ils y croient. Ils l'ont vue plusieurs fois, le samedi soir, au cinéma. Il faudrait qu'on me trouve un chrétien de bonne race, un saint Grégoire de Nazianze, par exemple. Il serait assis devant moi, propre et débraillé, son calot de travers sur son front têtu. Il m'épaterait en jonglant avec des vérités tranquilles. Volontiers j'aurais honte et je confesserais mes péchés. Hélas, personne n'en voudrait. Au XX^è siècle, ça n'existe plus. Et puis, vous savez, j'ai cherché partout saint Grégoire de Nazianze n'est pas au XVI^e hussards. Pour montrer comme je suis devenu raisonnable, je n'ai plus qu'à fermer les yeux. Alors les événements s'avancent en rangs. Je les reconnais au passage et, humblement, je les salue, car ils sont monotones, comme les flaques d'eau dans lesquelles nous marchons le soir. Mais prenons garde: en penchant la tête nous risquons d'y voir le reflet d'une étoile. Ainsi nos moindres gestes poursuivent-ils des signes venus de loin. A cinq heures, mes camarades se sont levés. A dix heures, on est venu examiner dans la grange ma trachéite. A midi, on m'a apporté la proclamation du colonel : le XVI^e hussards ne tardera pas à rencontrer l'ennemi. Chacun ricane. J'ai fait une ignoble purée avec du lait condensé, du chouine-gomme, du maïs, un œuf et du calvados. Tout le monde m'a regardé manger avec horreur. L'après-midi, Florence est passée dans sa jeep. Dommage qu'elle soit la maîtresse d'O'Reish, cet officier optimiste qui s'imagine que nous allons gagner la bataille d'Iéna, la semaine prochaine. Elle a un côté agité qui ne me déplaît pas. D'ailleurs cette agitation est très mauvaise pour le colonel. Il est évident qu'il voudra se couvrir de gloire. Quand je l'aperçois, j'ai envie de lui tapoter la nuque, affectueusement, oui, plutôt affectueusement. Je sais bien ce qu'il en est, je suis passé par là. J'avais dix-sept ans et je rageais parce que ma sœur ne me prenait pas au sérieux. Je me suis engagé. Ça n'en valait pas la peine. Les Allemands nous ont bousculés avec violence et nous nous sommes retrouvés dans Dunkerque. Alors, nous avons compris notre malheur: nous étions en province. Pendant ce temps, un grand jeune homme aux cheveux gominés et aux sentiments chrétiens, qui s'appelle Bernard Tisseau, était beaucoup plus malin. Il épousait ma sœur, puis il attendait tranquillement une guerre victorieuse. Par exemple celle-ci. Je l'ai rencontré tout à l'heure, ce beau-frère patient. Comme il le dit lui-même, ce n'est pas parce qu'il n'est pas intellectuel qu'il n'est pas intelligent... D'ailleurs l'intelligence, un adjudant-chef de mon escadron, Dieu et moi, savons bien que ça n'existe pas. Je suis revenu sur la place. Un jeune crétin rn'ayant marché sur les pieds, je l'ai pris par le col et je lui ai expliqué deux choses : primo qu'il ne faut jamais bousculer plus lourd que soi, parce que, petit a, c'est mal élevé, petit b, on se fait appeler Gaston, petit c, en cherchant on trouve toujours moins lourd. En second lieu, je lui ai démontré qu'un crochet dans la mâchoire est persuasif à sa manière. Le brigadier Casse-Pompons est passé devant nous à cet instant et n'a rien vu. C'est dommage, car il me déteste cordialement. Tout cela ne m'a pas empêché d'écouter la musique du manège. Naturellement, j'ai pensé à Strawinsky et la danse de l'Ours, plusieurs cavaliers la jouaient sous mes yeux, rouges, effarés. Cette région est pleine de petites filles. Il en sort de tous les arbres fruitiers. Il ne faut pas dire qu'elles sont moches. Elles sont moches, mais ce sont des Lorraines et ce mot est si gentil qu'il faut leur sourire. Moi, je ne leur souris pas. J'ai ri une minute parce que deux hussards se disputaient pour inviter Germaine, la servante du café, qui est une grande fille veule et belle, mais on doit dire qu'elle est laide, à cause de son prénom. Quelle imagination pour trouver des raisons de se battre! Je comprendrais encore s'il s'agissait d'une actrice célèbre ou de la reine Marie-Antoinette. Ces divinités agitent la plupart des hommes: il est agréable, il est urgent de tromper l'humanité en couchant avec Marlène Dietrich. Mais cette petite servante! Quand les habitants de la planète seront un peu plus difficiles, je me ferai naturaliser humain. En attendant, je préfère rester fasciste, bien que ce soit baroque et fatigant. Ces imbéciles, avec leur dispute, m'ont gâché cette fête. Je commençais à l'apprivoiser. Elle n'était plus tout à fait vraie, ce qui est nécessaire pour une fête. Un enchanteur au grand bonnet pointu, nommé Strawinsky, l'avait entraînée dans un autre pays où j'étais seul à regarder, où je n'existais pour personne. Maintenant, j'ai perdu confiance. A pas lents, j'ai marché le long d'un ruisseau noir qui traverse le village. Pc grands morceaux de pain flottent sur les bords et nos officiers s'indignent car ils ont le respect de ces choses. Elle n'est pas mal, cette eau. On y trouve notre essence, notre crasse, et ces grands crachats ronds que les petits paysans regardent avec admiration quand les Bretons du régiment les laissent filer de leurs lèvres. Pourtant, il suffit de se pencher, on aperçoit son visage. C'est l'autre côté du visage, il faut le comprendre. Il est sombre, bien sûr, et triste. Mais il ne s'ennuie pas. Il veille sur nos plaisirs et nos malheurs. Il les couve d'un œil qui sait tout à l'avance. Si nous lui jetons une pierre parce que nous sommes fâchés de son assurance, eh bien, ça ne fait rien. Les rides l'entourent comme une auréole de raison et de vertu. Mais j'avais besoin de consolation, car je me suis dirigé vers notre auto-mitrailleuse. Je me suis installé, j'ai ouvert ma belle âme à la radio qui jouait Wagner et j'ai conseillé vivement à un jeune niais qui me dérangeait d'aller se faire aimer. Les Indes Galandes IV II ne se fit plus de bal que je n'y fusse mêlé. Les nuits et les opéras étaient commandés dans le même atelier, si bien qu'il se trouvait toujours un air de grande conformité entre l'ombre et la danse. Car nous dansions. La pavane faisait fureur. Encore qu'elle fût immorale et proscrite à la Cour, nous nous y adonnions sans remords. Une conduite aussi lascive nous faisait monter le rouge au visage. Cette circonstance m'excusera-t-elle ? Isabelle possédait dans la nuit un étrange visage. Il était mince et blanc. Ses yeux, plantés en arrière, changeaient de couleur avec la respiration de chaque heure, ils étaient gris, et déjà je m'enfuyais, ils étaient bleus et trop purs et tristes et encore ils étaient heureux mais sur un fond de grand mépris et d'ancienne no- i blesse, car ils étaient jaunes et j'en avais peur, et blancs ils me chassaient, verts enfin, pâles et recueillis, i ils s'approchaient de moi. — Cessez de m'embrasser, dit-elle, vous m'ennuyez. Je la serrai contre mon cœur. Elle portait un prénom sauvage. Elle avait besoin d'un asile. Mes bras seraient cet asile. Loin de le déranger, les passions mettent de l'ordre, dans un cœur. Il s'enfle de néant et s'élève dans un seul ciel. Je n'échappai point à cette loi. Ma petite amoureuse me fit retrouver, jumeaux et moqueurs, le mal et le bien. Je n'osais la toucher. Elle était trop faible. Je n'osais l'abandonner. Elle respirait bien mieux contre moi. Je me résolus à consulter un religieux de grand savoir qui tenait un ermitage dans le Haut-Santal. Le Haut-Santal est une contrée épineuse. Tout s'y montre cassant. Le soleil y perd ses rayons. Les pluies s'y brisent comme du verre. Les hommes eux-mêmes s'y disloquent et se répandent sur le sol. Mon guide m'expliquait pourquoi: «A l'ordinaire, les atomes sont de bons compagnons pour l'homme. Ils le suivent, fidèles. Ils prennent garde de former du chaud quand il en désire, du souple dès qu'il le veut. Mais ici, la solitude les a rendus sauvages. Ils sont querelleurs et brutaux. A peine les écarte-t-on avec la nuit. Ils rôdent autour d'elle, ils écoutent la respiration des hommes en sommeil. Dès que les dormeurs sont éveillés, ils se jettent sur l'ombre, la font trébucher. Elle tombe dans le sable, à genoux. Alors, avec des éclats de rire, les atomes du Haut-Santal la piétinent et lui font rendre son jus qui est de pure lumière». L'ermite me reçut avec bonté et me donna à contempler un grand plat d'eau où flottaient quelques radis. Je lui fis part de mon embarras: je ne pouvais oublier Isabelle, car j'appartenais à cette nation bretonne qui met toujours du poisseux dans ses attachements. Je ne voulais non plus l'enlever, parce qu'un peu de France était dans mon humeur: c'était dire Inconstance. Le religieux me prit la main et m'entraîna vers les livres saints. C'étaient une cinquantaine de pages rosés dont il lut quelques maximes. —Amant alterna Cainenae : ce qui revient à dire que les jeunes filles aiment à changer de chanson. —Donc, je puis l'enlever? —Point si vite, mon enfant... Je lis encore : Angulus ridet. Vous traduirez fort aisément, comme l'a la fait le scoliaste: cet endroit me charme. —Alors je ne l'enlève pas ? —Tout beau ! N'est-il pas question, la ligne suivante, d'une Anima, vagula, blandula? Petite âme errante, caressante... — Pour le coup, m'écriai-je, il me faut l'enlever. C'est tout son portrait. — Nenni, mon fils. Sans aller beaucoup avant je découvre un Chi lo sa? Cette locution italienne fréquemment employée, comme le précise Saint-Roux, vous abandonne au doute. Le doute, mon cher enfant, est le lieu naturel de l'amour. Il est son aliment, son principe et sa fin. Ce monstre d'incertitude, cet océan de tromperies, cet abîme de mensonges ne mérite pas que vous vous mettiez en peine à son sujet. Je remerciai le bon père et retournai à la Cour. Aux portes de la capitale, je pénétrai dans une poèterie et me fis préparer une douzaine d'alexandrins du plus beau pourpre. Mon compliment à la main, je me dirigeai vers la demeure d'Isabelle. J'aperçus ses épaules que ne recouvrait point son drap. Je déposai mes vers à ses pieds. Leur odeur, un peu neuve sans doute, l'éveilla. Je lui serrai les chevilles. — Petite âme errante, caressante, murmurai-je. Elle leva des yeux rieurs. — Oh ! caressez-moi les yeux, s'il vous plaît. C'était Sylvie. V Malgré leur galanterie qui est extrême et dépasse l'inconsidéré, ils ne font point l'amour. Ils vont tout de suite au lit.