Samuel Beckett En attendant Godot « Nous attendons. Nous nous ennuyons... » A l'acte II, le lendemain, Vladimir et Estragon, qui s'étaient séparés, se retrouvent au même endroit, heureux de bavarder encore pour « se donner l'impression d'exister »... en attendant Godot. Voici de nouveau Lucky, chargé comme au premier acte, et avec lui Pozzo devenu aveugle. Les deux hommes trébuchent et restent étendus au milieu des bagages. Pozzo appelle au secours. Vladimir et Estragon vont s'interroger sur l'opportunité de le secourir. La résonance pascalienne de ce dialogue sur le sens de l'activité humaine ne semble pas douteuse. Si les deux clochards se proposent d'intervenir, c'est moins par humanité que par divertissement : « Nous commencions à flancher. Voilà notre fin de soirée assurée », avaient-ils déclaré en revoyant l'éternel attelage de Lucky et de Pozzo. Vladimir : Ne perdons pas notre temps en vains discours. (Un temps. Avec véhémence.) Faisons quelque chose pendant que l'occasion se présente ! Ce n'est pas tous les jours qu'on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu'on ait précisément besoin de nous. D'autres feraient aussi bien l'affaire, sinon mieux. L'appel que nous venons d'entendre, c'est plutôt à l'humanité tout entière qu'il s'adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l'humanité, c'est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu'il soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l'engeance où le malheur nous a fourrés. Qu'en dis-tu ? (Estragon n'en dit rien.) Il est vrai qu'en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition. Le tigre se précipite au secours de ses congénères sans la moindre réflexion. Ou bien il se sauve au plus profond des taillis. Mais la question n'est pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu'il faut se demander. Nous avons la chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire : nous attendons que Godot vienne. estragon : C'est vrai. VLADIMIR : Ou que la nuit tombe. (Un temps.) Nous sommes au rendez-vous, un point c'est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ? estragon : Des masses. vladimir : Tu crois ? estragon : Je ne sais pas. vladimir : C'est possible. [...] Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d'agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empêcher notre raison de sombrer. C'est une affaire entendue. Mais n'erre-t-elle pas déjà dans la nuit permanente des grands fonds, c'est ce que je me demande parfois. Tu suis mon raisonnement ? estragon : Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent. [...] vladimir : Nous attendons. Nous nous ennuyons. (Il lève la main.) Non, ne proteste pas, nous nous ennuyons ferme, c'est incontestable. Bon. Une diversion se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons, au travail. (Il avance vers Pozzo, s'arrête.) Dans un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes. En attendant Godot, II (Éditions de Minuit). Après le départ de Pozzo et de son porteur, Vladimir et Estragon seront rendus à leur solitude. Un Garçon leur annonce, une fois de plus, que M. Godot viendra « sûrement » le lendemain. Ils parlent encore de se pendre, mais la corde casse. Ils décident enfin de partir : « Alors, on y va ? - Allons-y » ; mais, dernière indication scénique, « ils ne bougent pas ». Oh les beaux jours Oh les beaux jours (1960-1961) est une pièce à deux personnages. Encore la femme, Winnie, est-elle à peu près seule à babiller sans cesse pendant deux actes, son mari Willie se bornant à émettre trois ou quatre grognements en guise de répliques. L'originalité de l'œuvre est dans la mise en scène, qui suggère la dégradation de l'être en marche vers le néant, et dans la traduction symbolique du thème, très élémentaire et cher à Beckett : la condition absurde de l'homme, la vanité de ses actes comme de ses paroles. Pour prendre conscience de son existence et lui donner un semblant de signification, Winnie est réduite à parler intarissablement vers un interlocuteur qui n'est guère qu'un auditeur (et encore !), à réveiller des bribes de souvenirs, à faire l'inventaire de son petit univers (les objets contenus dans son sac), à répéter tous les jours les mêmes actes futiles (la toilette, le jeu de l'ombrelle, la chanson) : ne faut-il pas meubler jusqu'au soir l'interminable journée ? Winnie (en anglais, to win = triompher) n'en accueille pas moins avec courage, avec un optimiste touchant, les moindres incidents de sa vie, remerciant avec effusion pour la « bénédiction » que représentent pour elle ces « beaux jours ». L'humour noir de Beckett confère au titre de la pièce toute sa valeur de dérision. thÈmes : Philosophie. Providence. Bonheur. Temps. Symboles. Une plaine dénudée. Enterrée jusqu'au-dessus de la taille dans un mamelon, Winnie, « la cinquantaine, de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette, bras et épaules nus, corsage très décolleté, poitrine plantureuse, collier de perles... A côté d'elle, à sa gauche, un grand sac noir, genre cabas, et à sa droite une ombrelle à manche rentrant ». A sa droite, et derrière elle, allongé par terre, Willie, qui vient de lui donner une brève réplique. winnie (à Willie): Tu t'es déjà bien assez dépensé, pour le moment, détends-toi à présent, repose-toi, je ne t'embêterai plus à moins d'y être acculée, simplement te savoir là à portée de voix et sait-on jamais sur le demi-qui-vive, c'est pour moi... c'est mon coin d'azur. (Un temps.) La journée est maintenant bien avancée. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire.) Et cependant il est encore un peu tôt, sans doute, pour ma chanson. Chanter trop tôt est une grave erreur, je trouve. (Elle se tourne vers le sac.) Le sac. (Elle revient de face.) Saurais-je en énumérer le contenu ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Saurais-je répondre si quelque bonne âme venant à passer, me demandait, Winnie, ce grand sac noir, de quoi est-il rempli, saurais-je répondre de façon exhaustive ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Les profondeurs surtout, qui sait quels trésors. Quels réconforts. (Elle se tourne vers le sac.) Oui, il y a le sac. (Elle revient de face.) Mais, je m'entends dire, N'exagère pas, Winnie, avec ton sac, profites-en bien sûr, aide-t-en pour aller... de l'avant, quand tu es coincée, bien sûr, mais sois prévoyante, je me l'entends dire, Winnie, sois prévoyante, pense au moment où les mots te lâcheront - (elle ferme les yeux, un temps, elle ouvre les yeux) - et n'exagère pas avec ton sac. (Elle se tourne vers le sac.) Un tout petit plongeon peut-être quand même, en vitesse. (Elle revient de face, ferme les yeux, allonge le bras gauche, plonge la main dans le sac et en sort le revolver. Dégoûtée.) Encore toi ! (Elle ouvre les yeux, revient de face avec le revolver et le contemple.) Vieux Brownie ! (Elle le soupèse dans le creux de sa main.) Pas encore assez lourd pour rester au fond avec les... dernières cartouches ? Pensez-vous ! Toujours en tête. (Un temps.) Brownie... (Se tournant un peu vers Willie.) Tu te rappelles Brownie, Willie ? (Un temps.) Tu te rappelles l'époque où tu étais toujours à me bassiner pour que je l'enlève ? Enlève-moi ça, Winnie, enlève-moi ça, avant que je mette fin à mes souffrances. (Elle revient de face. Méprisante.) Tes souffrances ! [...] Pardonne-moi, Willie, on a de ces... bouillons de mélancolie. Enfin, quelle joie, te savoir là, au moins ça, fidèle au poste, et peut-être réveillé, et peut-être à l'affût, par moments, quel beau jour encore... pour moi... ça aura été. (Un temps.) Jusqu'ici. (Un temps.) Quelle bénédiction que rien ne pousse, imagine-toi si toute cette saloperie se remettait à pousser. (Un temps.) Imagine-toi. (Un temps.) Ah oui, de grandes bontés. (Un temps long.) Je ne peux plus parler. (Un temps.) Pour le moment. (Elle se tourne vers le sac. Un temps. Elle revient de face. Sourire.) Non, non. (Fin du sourire. Elle regarde l'ombrelle.) Je pourrais sans doute - (Elle ramasse l'ombrelle) - oui, sans doute, hisser cet engin, c'est le moment. (Elle commence à l'ouvrir. Les difficultés qu 'en ce faisant elle rencontre, et surmonte, ponctuent ce qui suit.) On s'abstient - on se retient - de hisser - crainte de hisser - trop tôt - et le jour passe - sans retour - sans qu'on ait hissé - le moins du monde. (L'ombrelle est maintenant ouverte. Tournée vers sa droite elle la fait pivoter distraitement, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre.) Hé oui, si peu à dire, si peu à faire, et la crainte si forte, certains jours, de se trouver... à bout, des heures devant soi, avant que ça sonne, pour le sommeil, et plus rien à dire, plus rien à faire, que les jours passent, certains jours passent sans retour, ça sonne, pour le sommeil, et rien ou presque rien de dit, rien ou presque rien de fait. (Elle lève l'ombrelle.) Voilà le danger ! (Elle revient de face.) Dont il faut se garer. (Elle regarde devant elle, tenant de la main droite l'ombrelle au-dessus de sa tête.) Oh les beaux jours, I (Éditions de Minuit). A l'acte II, la siuation s'est encore dégradée : immobile, de face, Winnie s'enfonce de plus en plus dans la terre. Elle n'en continue pas moins son bavardage optimiste. Au baisser du rideau, elle chante doucement la valse de La Veuve joyeuse : « Heure exquise, qui nous grise, etc. ».