Raymond Queneau Raymond Queneau (1903-1976) participe au mouvement surréaliste jusqu'à son premier roman, Le Chiendent(1933) où il s'oriente plutôt vers une transposition du style classique en français parlé, afin de dégager le français moderne des conventions de l'écriture, « tant de style que d'orthographe et de vocabulaire ». Il atteindra la célébrité avec Zazie dans le métro (1959) qui pose justement le problème du langage. « Zazie distingue très bien le langage-objet du méta-langage. Le langage-objet, c'est celui qui se fonde dans l'action même, qui agit les choses [...]: Zazie veut son coca-cola, son blue-jean, son métro, elle ne parle que l'impératif ou l'optatif, et c'est pour cela que son langage est à l'abri de toute dérision. Et c'est de ce langage-objet que Zazie émerge, de temps à autre, pour fixer de sa clausule assassine le méta-langage des grandes personnes [...] ; face à l'impératif et à l'optatif du langage-objet, son mode principal est l'indicatif, sorte de degré zéro de l'acte destiné à représenter le réel, non à le modifier » (R. Barthes). Outre les célèbres Exercices de style (1947), Queneau a publié Gueule de Pierre (1934), Odile (1937), Un rude hiver (1939), Pierrot mon ami (1942), Loin de Rueil (1944), Saint Glinglin (1948), Le Dimanche de la vie (1952), Zazie... (1959), Cent mille milliards de poèmes (1961), Le Chien à la mandoline (1958-65), Courir les rues (1967), Battre la campagne (1968), Le Voyage en Grèce (1973), Morale élémentaire (1975). EXERCICES DE STYLE Les Exercices de style proposent, avec humour, 99 variantes d'une anecdote volontairement insignifiante : Dans l'autobus parisien S (devenu plus tard 84) un jeune homme, muni d'un chapeau, échange avec un autre voyageur quelques propos acides, puis il va s'asseoir dans la voilure. Peu après, au terminus, il sera vu en conversation avec un ami qui lui conseille de déplacer... un bouton de son pardessus. - Voici deux de ces variantes : Surprises Ce que nous étions serrés sur cette plate-forme d'autobus ! Et ce que ce garçon pouvait avoir l'air bête et ridicule ! Et que fait-il ? Ne le voilà-t-il pas qui se met à vouloir se quereller avec un bonhomme qui - prétendait-il ! ce damoiseau ! - le bousculait ! Et ensuite il ne trouve rien de mieux à faire que d'aller vite occuper une place laissée libre ! Au lieu de la laisser à une dame ! Deux heures après, devinez qui je rencontre devant la gare Saint-Lazare ? Le même godelureau ! En train de se faire donner des conseils vestimentaires ! Par un camarade ! À ne pas croire ! Rêve II me semblait que tout fût brumeux et nacré autour de moi, avec des présences multiples et indistinctes, parmi lesquelles cependant se dessinait assez nettement la seule figure d'un homme jeune dont le cou trop long semblait annoncer déjà par lui-même le caractère à la fois lâche et rouspéteur du personnage. Le ruban de son chapeau était remplacé par une ficelle tressée. Il se disputait ensuite avec un individu que je ne voyais pas, puis, comme pris de peur, il se jetait dans l'ombre d'un couloir. Une autre partie du rêve me le montre marchant devant la gare Saint-Lazare. Il est avec un compagnon qui lui dit : « Tu devrais faire ajouter un bouton à ton pardessus ». Là-dessus je m'éveillai. Exercices de style (Librairie Gallimard, éditeur). Les Fleurs bleues Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d'Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac. Sur les bords du ru voisin, campaient deux Huns; non loin d'eux un Gaulois, Eduen peut-être, trempait audacieusement ses pieds dans l'eau courante et fraîche. Sur l'horizon se dessinaient les silhouettes molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs anciens, d'Alains seuls. Quelques Normands buvaient du calva. Le duc d'Auge soupira mais n'en continua pas moins d'examiner attentivement ces phénomènes usés. Les Huns préparaient des stcqucs tartares, le Gaulois fumait une gitane, les Romains dessinaient des grecques, les Sarrasins fauchaient de l'avoine, les Francs cherchaient des sols et les Alains regardaient cinq Ossètes. Les Normands buvaient du calva. — Tant d'histoire, dit le duc d'Auge au duc d'Auge, tant d'histoire pour quelques calembours, pour quelques anachronismes. Je trouve cela misérable. On n'en sortira donc jamais? Fasciné, il ne cessa pendant quelques heures de surveiller ces déchets se refusant à l'émiettage; puis, sans cause extérieure décelable, il quitta son poste de guet pour les étages inférieurs du château en se livrant au passage à son humeur qui était de battre. Il ne battit point sa femme parce que défunte, ruais il battit ses filles au nombre de trois; il battit des serviteurs, des servantes, des tapis, quelques fers encore chauds, la campagne, monnaie et, en fin de compte, ses flancs. Tout de suite après, il décida de faire un court voyage et de se rendre dans la ville Capitale en petit arroi, accompagné seulement de son page Mouscaillot. Parmi ses palefrois, il choisit son percheron favori nommé Démosthène parce qu'il parlait, même avec le mors entre les dents. — Ah! mon brave Démo, dit le duc d'Auge d'une voix plaintive, me voici bien triste et bien mérancolieux. — Toujours l'histoire? demanda Sthène. — Elle flétrit en moi tout ébaudissement, répondit le duc. — Courage, messire! Courage! Mettez-vousdonc en selle que nous allions promener. — C'était bien là mon intention et même plus encore. — Quoi donc? — Partir pendant quelques jours. — Voilà qui me réjouit fort. Où, messire, voulez-vous que je vous emmène? — Loin! Loin! Ici la boue est faite de nos fleurs. — ... bleues, je le sais. Mais encore? — Choisis. Le duc d'Auge monta sur le dos de Sthène qui fit la proposition suivante : — Que diriez-vous d'aller voir où en sont les travaux à l'église Notre-Dame? — Comment! s'écria le duc, ils ne sont pas encore terminés? — C'est ce dont nous nous rendrons compte. — Si on traîne tellement, on finira par bâtir une mahomerie. — Pourquoi pas un bouddhoir? un confuciussonnal? un sanct-lao-tsuaire? Il ne faut pas broyer du noir comme ça, messire! En route! et par la même occasion nous présenterons notre feudal hommage au saint roi Louis neuvième du nom. Sans attendre la réponse de son maître, Sthène se mit à trotter vers le pont-levis qui s'abaissa fonctionnellement. Mouscaillot, qui ne proférait mot de peur de recevoir un coup de gantelet dans les gencives, suivait, monté sur Stéphane, ainsi nommé parce qu'il était peu causant. Comme le duc remâchait son amertume et que Mouscaillot, suivant sa prudente politique, persévérait dans le silence, seul Sthène continuait à bavarder gaiement et il lançait des gabances réjouissantes à ceux qui le regardaient passer, les Celtes d'un air gallican, les Romains d'un air césarien, les Sarrasins d'un air agricole, les Huns d'un air unique, les Alains d'un air narte et les Francs d'un air sournois. Les Normands buvaient du calva. Tout en saluant très bas leur bien amé suzerain, les manants grommelaient des menaces redoutables mais qu'ils savaient inefficaces, aussi ne dépassaient-elles pas les limites de leurs moustaches, s'ils en portaient. Sur la grand'route, Sthène allait bon train et finit par se taire, ne trouvant plus d'interlocuteur, la circulation étant nulle; il ne voulait importuner son cavalier qu'il sentait somnoler; comme Stèphe et Mouscaillot partageaient cette réserve, le duc d'Auge finit par s'endormir. Il habitait une péniche amarrée à demeure près d'une grande ville et il s'appelait Cidrolin. On lui servait à manger de la langouste pas trop fraîche avec une mayonnaise glauque. Tout en décortiquant les pattes de la bête avec un casse-noisettes, Cidrolin dit à Cidrolin: — Pas fameux tout ça, pas fameux; Lamélie ne saura jamais faire la cuisine. Il ajouta, s'adressant toujours à lui-même: — Mais où donc allais-je ainsi monté sur un cheval ? Je ne m'en souviens plus. D'ailleurs, c'est bien ça les rêves; jamais de ma vie je ne suis monté à cheval. Jamais de ma vie non plus je ne suis monté à bicyclette et jamais en rêve je ne monte à bicyclette et pourtant je monte à cheval. Il doit y avoir une explication, c'est sûr. Décidément cette langouste n'est pas fameuse et cette mayonnaise encore moins et si j'apprenais à monter à cheval? Au Bois, par exemple. Ou bien à bicyclette? — Et tu n'aurais pas besoin de permis de conduire, lui fait-on remarquer. — Passons, passons. On apporte ensuite le fromage. Du plâtre. Un fruit. Des vers s'y logeaient. Cidrolin s'essuie la goule et murmure : — Encore un de foutu. — Ce n'est pas ça qui t'empêchera de faire ta sieste, lui dit-on. Il ne répond pas; sa chaise longue l'attend sur le pont. Il se couvre le visage d'un mouchoir et le voilà bientôt en vue des murailles de la ville capitale, sans se préoccuper du nombre des étapes. — Chouette, s'écria Sthène, nous y sommes. Le duc d'Auge s'éveillait, avec l'impression d'avoir fait un mauvais repas. C'est alors que Stèphe, qui n'avait rien dit depuis le départ, éprouva le besoin de prendre la parole en ces termes : — Aime et inclyte cité... — Silence! dit Sthène. Si l'on nous entendait parler, notre bon maître serait accusé de sorcellerie. — Brrr, fit le duc.Et son page itou. — Brrr, fit Mouscaillot. Et pour montrer de quelle façon il convenait de s'exprimer pour un cheval, Sthène hennit. Le duc d'Auge descendit à la Sirène torte, qu'un trover de passage lui avait un jour recommandée. — Nom, prénoms, qualités? demanda Martin, l'hébergeur. — Duc d'Auge, répondit le duc d'Auge, Joachim me prénomme et suis accompagné de mon dévoué page Mouscaillot, fils du comte d'Empoigne. Mon cheval a pour nom Sthène et l'autre a pour nom Stèphe. — Domicile? Larche, près du pont.