1 LE SIECLE DES QUERELLES BOILEAU (1636-1711): Art Poetique (1674) Aimez done la raison : que toujours vos ecrits Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. [...] On lit peu ces auteurs nes pour nous ennuyer [...] Quoi que vous ecriviez, evitez la bassesse [...] [...] Soyez simple avec art, Sublime sans orgueil, agreable sans fard. II est certains esprits dont les sombres pensees Sont, d'un nuage epais, toujours embarrassees ; Le jour de la raison ne le saurait percer. Avant done que d'ecrire, apprenez a penser. Selon que notre idee est plus ou moins obscure, L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que Ton concoit bien s'enonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisement. [...] Hatez-vous lentement; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le metier remettez votre ouvrage. [...] II faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le debut, la fin, repondent au milieu ; Que d'un art delicat les pieces assorties N'y torment qu'un seul tout de diverses parties. [...] Faites-vous des amis prompts a vous censurer; [...] Mais sachez de I'ami discerner le flatteur. [...] Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous loue. [...] Mais souvent sur ses vers un auteur intraitable Ä les proteger tous se croit interesse. Et d'abord prend en main le droit de I'offense. De ce vers, direz-vous, l'expression est basse, -Ah! monsieur, pour ce vers je vous demande grace, Repondra-t-il d'abord. - Ce mot me semble froid ; Je le retrancherois. - C'est le plus bei endroit! -Ce tour ne me platt pas. -Tout le monde I'admire. Ainsi toujours constant a ne se point dedire, Qu'un mot dans son ouvrage ait paru vous blesser, C'est un titre chez lui pour ne point I'effacer. Cependant, a I'entendre, il cherit la critique ; Vous avez sur ses vers un pouvoir despotique... Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter N'est rien qu'un piege adroit pour vous les reciter. Aussitot, il vous quitte ; et, content de sa Muse, S'en va chercher ailleurs quelque fat qu'il abuse ; Car souvent il en trouve. Ainsi qu'en sots auteurs, Notre siecle est fertile en sots admirateurs. Et, sans ceux que fournit la ville et la province, II en est chez le due, il en est chez le prince. 2 LE SIECLE DES QUERELLES L'ouvrage le plus plat a, chez les courtisans, De tout temps rencontre de zeles partisans ; Et, pour finir enfin par un trait de satire, Un sot trouve toujours un plus sot qui 1'admire. PERRAULT (1628-1703) Charles Perrault Le Siěcle de Louis le Grand. 1687 La belle antiquité fut toujours venerable ; Mais je ne crus jamais qu'elle fut adorable. Je vois les anciens, sans plier les genoux ; lis sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ; Et Ton peut comparer, sans craindre d'Etre injuste, Le siěcle de Louis au beau siěcle d'Auguste. En quel temps sut-on mieux le dur metier de Mars ? Quand d'un plus vif assaut forca-t-on des remparts ? Et quand vit-on monter au sommet de la gloire, D'un plus rapide cours le char de la victoire ? Si nous voulions óter le voile spécieux, Que la prevention nous met devant les yeux, Et, lassés ďapplaudir á mille erreurs grossiěres, Nous servir quelquefois de nos propres lumiěres, Nous verrions clairement que, sans témérité, On peut n'adorer pas toute I'antiquite ; Et qu'enfin, dans nos jours, sans trop de confiance, On lui peut disputer le prix de la science. Platon, qui fut divin du temps de nos ai'eux, Commence á devenir quelquefois ennuyeux : En vain son traducteur, partisan de I'antique, En conserve la grace et tout le sel attique ; Du lecteur le plus ápre et le plus résolu, Un dialogue entier ne saurait étre lu. Chacun sait le décri du fameux Aristote, En physique moins súr qu'en histoire Hérodote ; Ses écrits, qui charmaient les plus intelligents, Sont á peine recus de nos moindres regents. Pourquoi s'en étonner ? Dans cette nuit obscure, Oú se cache á nos yeux la secrete nature, Quoique le plus savant d'entre tous les humains, II ne voyait alors que des fantomes vains. Chez lui, sans nul égard des véritables causes, De simples qualités opéraient toutes choses, Et son systéme obscur roulait tout sur ce point, Qu'une chose se fait de ce qu'elle n'est point. D'une épaisse vapeur se formait la coměte, Sur un solide ciel roulait chaque planete ; Et tous les autres feux dans leurs vases dorés, Pendaient du riche fond des lambris azures. 0 ciel ! depuis lejourqu'un art incomparable, Trouva I'heureux secret de ce verre admirable, Par qui rien sur la terre et dans le haut des cieux, Quelqu'eloigne qu'il soit, n'est trop loin de nos yeux, 3 LE SIECLE DES QUERELLES De quel nombre d'objets, d'une grandeur immense, S'est accrue eu nos jours I'humaine connaissance ! Dans I'enclos incertain de ce vaste univers, Mille mondes nouveaux ont ete decouverts, Et de nouveaux soleils, quand la nuit tend ses voiles, Egalent desormais le nombre des etoiles. Par des verres encor non moins ingenieux, L'oeil voit croitre sous lui mille objets curieux II voit, lorsqu'en un point sa force est reunie, De I'atome au neant la distance infinie ; II entre dans le sein des moindres petits corps, De la sage nature il y voit les ressorts, Et portant ses regards jusqu'en son sanctuaire, Admire avec quel art en secret elle opere. L'homme, de mille erreurs autrefois prevenu, Et malgre son savoir, a soi-meme inconnu, Ignorait en repos jusqu'aux routes certaines, Du Meandre vivant qui coule dans ses veines. Des utiles vaisseaux, ou de ses aliments Se font, pour le nourrir, les heureux changements II ignorait encor la structure et I'usage, Et de son propre corps le divin assemblage. Non, non, sur la grandeur des miracles divers, Dont le Souverain Maitre a rempli I'univers, La docte antiquite, dans toute sa duree, A I'egal de nos jours ne fut point eclairee. Mais, si pour la nature elle eut de vains auteurs, Je la vois s'applaudir de ses grands orateurs, Je vois les Cicerons, je vois les Demosthenes, Ornements eternels et de Rome et d'Athenes, Dont le foudre eloquent me fait deja trembler, Et qui, de leurs grands noms, viennent nous accabler. Qu'ils viennent, je le veux ; mais que sans avantage Entre les combattants le terrain se partage ; Que, dans notre barreau, Ton les voie occupes A defendre d'un champ trois sillons usurpes ; Qu'instruits dans la coutume, ils mettent leur etude A prouver d'un egout la juste servitude, Ou qu'en riche appareil, la force de leur art Eclate a soutenir les droits de Jean Maillart. Si leur haute eloquence, en ses demarches fieres, Refuse de descendre a ces viles matieres, Que nos grands orateurs soient assez fortunes Pour defendre, comme eux, des clients couronnes, Ou qu'un grand peuple en foule accoure les entendre, Pour declarer la guerre au pere d'Alexandre, Plus qu'eux peut-etre alors diserts et vehements, Ils donneraient I'essor aux plus grands mouvements ; Et si, pendant le cours d'une longue audience, Malgre les traits hardis de leur vive eloquence, On voit nos vieux Catons sur leurs riches tapis, Tranquilles auditeurs et souvent assoupis, On pourrait voir alors, au milieu d'une place, S'emouvoir, s'ecrier I'ardente populace. Ainsi, quand sous I'effort des autans irrites, 4 LE SIECLE DES QUERELLES Les paisibles étangs sont á peine agités, Les moindres aquilons, sur les plaines salées, Élěvent jusqu'aux cieux les vagues ébranlées. Pere de tous les arts, á qui du dieu des vers Les mystěres profonds ont été découverts, Vaste et puissant génie, inimitable Homěre, D'un respect infini ma muse te révěre. Non, ce n'est pas á tort que tes inventions En tout temps ont charmé toutes les nations ; Que de tes deux héros, les hautes aventures Sont le nombreux sujet des plus doctes peintures, Et que des grands palais les murs et les lambris Prennent leurs ornements de tes divins écrits. Cependant, si le ciel, favorable á la France, Au siěcle oú nous vivons eút remis ta naissance, Cent défauts qu'on impute au siěcle oú tu naquis, Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis. Tes superbes guerriers, prodiges de vaillance, Préts de s'entrepercer du long fer de leur laňce, N'auraient pas si longtemps tenu le bras levé ; Et, lorsque le combat devrait étre achevé, Ennuyé les lecteurs, ďune longue preface, Sur les faits éclatants des héros de leur race. Ta verve aurait formé ces vaillants demi-dieux, Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux. D'une plus fine entente et d'un art plus habile Aurait été forgé le bouclier ďAchille, Chef-ďceuvre de Vulcain, oú son savant burin. Sur le front lumineux ďun résonnant airain, Avait gravé le ciel, les airs, I'onde et la terre, Et tout ce qu'Amphytrite en ses deux bras enserre, Oú l'on voit éclater le bel astre du jour, Et la lune, au milieu de sa briliante cour. Oú I'on voit deux cités parlant diverses langues, Oú de deux orateurs on entend les harangues, Oú de jeunes bergers, sur la rive ďun bois, Dansent 1'un aprěs I'autre, et puis tous á la fois ; Oú mugit un taureau qu'un fier lion dévore, Oú sont de doux concerts ; et cent choses encore Que jamais ďun burin, quoiqu'en la main des dieux, Le langage muet ne saurait dire aux yeux : Ce fameux bouclier, dans un siěcle plus sage, Eút été plus correct et moins charge d'ouvrage. Ton génie, abondant en ses descriptions, Ne t'aurait pas permis tant de digressions, Et, modérant 1'excěs de tes allegories, Eút encor retranché cent doctes reveries, Oú ton esprit s'egare et prend de tels essors, Qu'Horace te fait grace en disant que lu dors. Ménandre, j'en conviens, eut un rare génie, Et pour plaire au théátre une adresse infinie. Virgile, j'y consens, mérite des autels. Ovide est digne encor des honneurs immortels. Mais ces rares auteurs, qu'aujourd'hui I'on adore, Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore ? Écoutons Martial: Ménandre, esprit charmant, Fut du théátre grec applaudi rarement; Virgile vit les vers d'Ennius le bonhomme, 5 LE SIECLE DES QUERELLES Lus, cheris, estimes des connaisseurs de Rome, Pendant qu'avec langueur on ecoutait les siens, Tant on est amoureux des auteurs anciens ; Et malgre la douceur de sa veine divine, Ovide etait connu de sa seule Corine, Ce n'est qu'avec le temps que leur nom s'accroissant, Et toujours, plus fameux, d'age en age passant, A la fin s'est acquis cette gloire eclatante, Qui de tant de degres a passe leur attente. Tel, a fois epandus, un fleuve impetueux, En abordant la mercoule majestueux, Qui, sortant de son roc sur I'herbe de ses rives, Y roulait, inconnu, ses ondes fugitives. Done, quel haut rang I'honneur ne devront point tenir Dans les fastes sacres des siecles a venir, Les Regniers, les Mainards, les Gombauds, les Malherbes, Les Godeaux, les Racans, dont les ecrits superbes, En sortant de leur veine, et des qu'ils furent nes, D'un laurier immortel se virent couronnes. Combien seront cheris par les races futures, Les galants Sarrasins, et les tendres Voitures, Les Molieres nai'fs, les Rotrou, les Tristans, Et cent autres encor delices de leur temps. Mais quel sera le sort du celebre Corneille, Du theatre francais I'honneur et la merveille, Qui sut si bien meler aux grands evenements. L'heroi'que beaute des nobles sentiments ? Qui des peuples presses vit cent fois I'affluence, Parde longs cris dejoie honorersa presence, Et les plus sages rois, de sa veine charmes, Ecouter les heros qu'il avait animes. De ces rares auteurs, au temple de memoire, On ne peut concevoir quelle sera la gloire, Lorsqu'insensiblement, consacrant leurs ecrits, Le temps aura, pour eux, gagne tous les esprits ; Et par ce haut relief qu'il donne a toute chose, Amene le moment de leur apotheose. Maintenant, a loisir, sur les autres beaux arts, Pour en voir le succes, promenons nos regards. Amante des appas de la belle nature, Venez, et dites-nous, agreable Peinture : Ces peintres si fameux des siecles plus ages, De talents inoui's furent-ils partages ; Et le doit-on juger par les rares merveilles Dont leurs adorateurs remplissent nos oreilles Faut-il un si grand art pour tromper un oiseau ! Un peintre est-il parfait pour bien peindre un rideau ? Et fut-ce un coup de I'art si digne qu'on I'honore, De fendre un mince trait, d'un trait plus mince encore. A peine maintenant ces exploits singuliers Seraient le coup d'essai des moindres ecoliers. Ces peintres commencants, dans le peu qu'ils apprirent, N'en surent guere plus que ceux qui les admirent. Dans le siecle passe, des hommes excellents Possedaient, il est vrai, vos plus riches talents ; L'illustre Raphael, cet immense genie, 6 LE SIECLE DES QUERELLES Pour peindre, eut une force, une grace infinie ; Et tout ce que forma I'adresse de sa main, Porte un air noble et grand, qui semble plus qu'humain. Apres lui s'eleva son ecole savante, Et celle des Lombards a I'envi triomphante. De ces maitres de I'art, les tableaux precieux Seront, dans tous les temps, le doux charme des yeux. De votre art cependant le secret le plus rare, Ne leur fut departi que d'une main avare : Le plus docte d'entr'eux ne sut que faiblement, Du clair et de I'obscur I'heureux management. On ne rencontre point, dans leur simple maniere, Le merveilleux effet de ce point de lumiere, Qui, sur un seul endroit, vif et resplendissant, Va, de tous les cotes, toujours s'affaiblissant, Qui, de divers objets que le sujet assemble, Par le noeud des couleurs ne fait qu'un tout ensemble, Et presente a nos yeux I'exacte verite Dans toute la douceur de sa naivete. Souvent, sans nul egard du changement sensible Que fait de I'air epais la masse imperceptible, Les plus faibles lointains et les plus effaces Sont comme les devants distinctement traces ; Ne sachant pas encor qu'un peintre, en ses ouvrages, Des objets eloignes doit former les images, Lorsque confusement son oeil les apercoit, Non telles qu'elles sont, mais telles qu'il les voit. C'est par la que Le Brun, toujours inimitable, Donne a tout ce qu'il fait un air si veritable, Et que, dans I'avenir, ses ouvrages fameux Seront I'etonnement de nos derniers neveux. Non loin du beau sejour de I'aimable peinture, Habite pour jamais la tardive sculpture ; Pres d'elle est la Venus, I'Hercule, I'Apollon, Le Bacchus, le Lantin et le Laocoon, Chefs-d'oeuvre de son art, choisis entre dix mille ; Leurs divines beautes me rendent immobile, Et souvent interdit, il me semble les voir Respirer comme nous, parler et se mouvoir. C'est ici, je I'avoue, ou I'audace est extreme, De soutenir encor mon surprenant probleme ; Mais si I'art, qui jamais ne se peut contenter, Decouvre des defauts qu'on leur peut imputer, Si du Laocoon la taille venerable, De celle de ses fils est par trop dissemblable, Et si les moites corps des serpents inhumains, Au lieu de deux enfants enveloppent deux nains ; Si le fameux Hercule a diverses parties, Par des muscles trop forts un peu trop ressenties ; Quoique tous les savants, de I'antique entetes, Erigent ces defauts en de grandes beautes, Doivent-ils nous forcer a ne voir rien de rare, Aux chefs-d'oeuvre nouveaux dont Versailles se pare, Que tout homme eclaire qui n'en croit que ses yeux, Ne trouve pas moins beaux pour n'etre pas si vieux ? Qui se font admirer, et semblent pleins de vie, 7 LE SIECLE DES QUERELLES Tout exposes qu'ils sont aux regards de I'envie. Mais que n'en diront point les siecles eloignes, Lorsqu'il leur manquera quelque bras, quelque nez ? Ces ouvrages divins ou tout est admirable, Sont du temps de Louis, ce prince incomparable, Diront les curieux. Cet auguste Apollon Sort de la sage main du fameux Girardon ; Ces chevaux du soleil, qui marchent, qui bondissent, Et, qu'au rapport des yeux, on croirait qu'ils hennissent, Sont I'ouvrage immortel des deux freres Gaspards ; Et cet aimable Acis, qui charme vos regards, Ou tout est naturel autant qu'il est artiste, Naquit sous le ciseau du gracieux Baptiste. Cette jeune Diane, ou I'oeil, a tout moment, De son geste leger croit voir le mouvement, Qui, placee a son gre le long de ces bocages, Semble vouloir sans cesse entrer sous leurs feuillages, Se doit a I'ouvrier, dont la savante main, Sous les traits animes d'un colosse d'airain, Secondant d'Aubusson, dans I'ardeur de son zele, Du heros immortel fit I'image immortelle. Allons sans differer dans ces aimables lieux, De tant de grands objets rassasier nos yeux. Ce n'est, pas un palais, c'est une ville entiere, Superbe en sa grandeur, superbe en sa matiere ; Non, c'est plutot un monde, ou du grand univers Se trouvent rassembles les miracles divers. Je vois de toutes parts les fleuves qui jaillissent, Et qui torment des mers des ondes qu'ils vomissent, Par un art incroyable, ils ont ete forces De monter au sommet de ces lieux exhausses ; Et leur eau, qui descend aux jardins qu'elle arrose, Dans cent riches palais en passant se repose. Que leur peut opposer toute I'antiquite, Pour egaler leur pompe et leur variete ? Naguere dans sa chaire, un maitre en rhetorique, Plein de ce fol amour qu'ils ont tous pour I'antique, Louant ces beaux jardins, qu'il disait avoir vus : On les prendrait, dit-il, pour ceux d'Alcinoos. Le jardin de ce roi, si Ton en croit Homere, Qui se plut a former une belle chimere, Utilement rempli de bons arbres fruitiers, Renfermait dans ses murs quatre arpents tout entiers. La se cueillait la poire, et la figue et I'orange, lei, dans un recoin, se foulait la vendange, Et la, de beaux raisins sur la terre epanches, S'etalaient au soleil pour en etre seches. Dans le royal enclos, on voyait deux fontaines, Non s'elever en I'air superbes et hautaines, Mais former a I'envi deux paisibles ruisseaux, Dont I'un mouillait le pied de tous les arbrisseaux, Et I'autre, s'echappant du jardin magnifique, Abreuvait les passants dans la place publique. Tels sont, dans les hameaux des prochains environs, Les rustiques jardins de nos bons vignerons. Que j'aime la fraicheur de ces bocages sombres, 8 LE SIECLE DES QUERELLES Ou se sont retires le repos et les ombres, Ou sans cesse on entend le murmure des eaux Qui sert de symphonie au concert des oiseaux ! Mais ce concert si doux, ou leur amour s'explique, M'accuse d'oublier la charmante musique. La Grece, toujours vaine, est encore sur ce point Fabuleuse a I'exces, et ne se dement point, Si I'on ose I'en croire, un chantre de la Thrace, Forcait les animaux de le suivre a la trace, Et meme les forets, jusqu'aux moindres buissons, Tant le charme etait fort de ses douces chansons. Un autre plus expert, non content que sa lyre FTt marcher sur ses pas les rochers qu'elle attire, Vit ces memes rochers de sa lyre enchantes, Se poser I'un sur I'autre, et former des cites. Ces fables, il est vrai, sagement inventees, Par la Grece avec art ont ete racontees ; Mais, comment I'ecouter, quand d'un ton serieux, Et mettant a I'ecart tout sens mysterieux, Elle dit qu'a tel point, dans le cceur le plus sage, Ses joueurs d'instruments faisaient entrer la rage, En sonnant les accords du mode phrygien, Que les meilleurs amis et les plus gens de bien, Criaient, se querellaient, faisaient mille vacarmes, Et pour s'entretuer couraient prendre des armes : Que quand ces enrages, ecumant de courroux, Se tenaient aux cheveux et s'assommaient de coups, Les joueurs d'instruments, pour adoucir leur bile, Touchaient le dorien, mode sage et tranquille, Et qu'alors ces mutins, a de si doux accents, S'apaisant tout a coup, rentraient dans leur bon sens ? Elle se vante encor qu'elle eut une musique Utile au dernier point dans une republique, Qui de tout fol amour amortissait I'ardeur, Et du sexe charmant conservait la pudeur; Qu'une reine ' autrefois pour I'avoir ecoutee, Fut pres d'un lustre entier en vain sollicitee ; Mais qu'elle succomba des que son seducteur, Eut chasse d'aupres d'elle un excellent fluteur, Dont, pendant tout ce temps, la haute suffisance Avait de cent perils garde son innocence. Avec toute sa pompe et son riche appareil, La musique en nos jours nefait rien de pareil. Ce bel art, tout divin par ses douces merveilles, Ne se contente pas de charmer les oreilles, Ni d'aller jusqu'au cceur par ses expressions Emouvoir a son gre toutes les passions : II va, passant plus loin, parsa beaute supreme, Au plus haut de I'esprit charmer la raison meme. La cet ordre, ce choix et ces justes rapports Des divers mouvements et des divers accords, Le choc harmonieux des contraires parties, Dans leurs tons opposes sagement assorties, Dont I'une suit les pas de I'autre qui s'enfuit: Le melange discret du silence et du bruit, 9 LE SIECLE DES QUERELLES Et de mille ressorts la conduite admirable Enchantent la raison d'un plaisir ineffable. Ainsi, pendant la nuit, quand on leve les yeux Vers les astres brillants de la voute des cieux, Plein d'une douce joie, on contemple, on admire Cet eclat vif et pur dont on les voit reluire ; Et d'un respect profond on sent toucher son cceur Par leur nombre etonnant et leur vaste grandeur: Mais si de ces beaux feux les courses mesurees, De celui qui les voit ne sont pas ignorees, S'il connait leurs aspects et leurs declinaisons, Leur chute et leur retour, qui forment les saisons, Combien adore-t-il la sagesse infinie, Qui de cette nombreuse et celeste harmonie, Qu'un ordre, compasse jusqu'aux moindres moments, Regie les grands accords et les grands mouvements ? La Grece, je le veux, eut des voix sans pareilles, Dont I'extreme douceur enchantait les oreilles ; Ses maitres, pleins d'esprit, composerent des chants, Tels que ceux de LuMi, naturels et touchants ; Mais n'ayant point connu la douceur incroyable Que produit des accords la rencontre agreable ; Malgre tout le grand bruit que la Grece en a fait, Chez elle ce bel art fut un art imparfait: Que si de sa musique on la vit enchantee, C'est qu'elle se flatta de I'avoir inventee ; Et son ravissement fut I'effet de I'amour Dont on est enivre pour ce qu'on met au jour. Ainsi, lorsqu'un enfant, dont la langue s'essaye, Commence a prononcer, fait du bruit et begaye, La mere qui le tient a ses sens plus charmes De trois ou quatre mots qu'a peine il a formes, Que de tous les discours pleins d'art et de science, Que declame en public la plus haute eloquence. Que ne puis-je evoquer le celebre Arion, L'incomparable Orphee et le sage Amphion, Pour les rendre temoins de nos rares merveilles, Qui, dans leur siecle heureux, n'eurent point de pareilles ! Quand la toile se leve, et que les sons charmants D'un innombrable amas de divers instruments, Forment cette eclatante et grave symphonie, Qui ravit tous les sens par sa noble harmonie, Et par qui le moins tendre, en ce premier moment, Sent tout son corps emu d'un doux fremissement; Ou quand d'aimables voix, que la scene rassemble, Melent leurs divins chants et leurs plaintes ensemble, Et par les longs accords de leur triste langueur, Penetrant jusqu'au fond le moins sensible cceur; Sur des maitres de I'art, sur des ames si belles, Quel pouvoir n'auraient pas tant de graces nouvelles Tout art n'est compose que des secrets divers, Qu'aux hommes curieux I'usage a decouverts, Et cet utile amas des choses qu'on invente, Sans cesse, chaque jour, ou s'epure, ou s'augmente ; 10 LE SIECLE DES QUERELLES Ainsi, les humbles toits de nos premiers ai'eux, Couverts negligemment de joncs et de glai'eux, N'eurent rien de pareil en leur architecture, A nos riches palais d'eternelle structure : Ainsi le jeune chene en son age naissant, Ne peut se comparer au chene vieillissant, Qui, jetant sur la terre un spacieux ombrage, Avoisine le del de son vaste branchage. Mais c'est peu, dira-t-on, que, par un long progres, Le temps de tous les arts decouvre les secrets ; La nature affaiblie en ce siecle ou nous sommes, Ne peut plus enfanter de ces merveilleux hommes, Dont avec abondance, en mille endroits divers, Elle ornait les beaux jours du naissant univers, Et que, tout pleins d'ardeur, de force et de lumiere, Elle donnait au monde en sa vigueur premiere.... A former les esprits comme a former les corps, La nature en tout temps fait les memes efforts ; Son etre est immuable ; et cette force aisee Dont elle produit tout, ne s'est point epuisee : Jamais I'astre du jour, qu'aujourd'hui nous voyons, N'eut le front couronne de plus brillants rayons ; Jamais, dans le printemps, les roses empourprees, D'un plus vif incarnat ne furent colorees ; Non moins blanc qu'autrefois brille dans nos jardins L'eblouissant email des lis et des jasmins, Et dans le siecle d'or la tendre Philomele, Qui charmait nos ai'eux de sa chanson nouvelle, N'avait rien de plus doux que celle dont la voix Reveille les echos qui dorment dans nos bois. De cette meme main les forces infinies Produisent en tout temps de semblables genies. Les siecles, il est vrai, sont entr'eux differents, II en fut d'eclaires, il en fut d'ignorants ; Mais si le regne heureux d'un excellent monarque Fut toujours de leur prix et la cause et la marque, Quel siecle pour ses rois, des hommes revere, Au siecle de Louis peut etre prefere De Louis, qu'environne une gloire immortelle, De Louis, des grands rois le plus parfait modele? Le ciel en le formant epuisa ses tresors, Et le combla des dons de I'esprit et du corps ; Par I'ordre des destins, la victoire, asservie A suivre tous les pas de son illustre vie, Animant les efforts de ses vaillants guerriers, Des qu'il regna sur nous le couvrit de lauriers ; Mais lorsqu'il entreprit de mouvoir par lui-meme Les penibles ressorts de la grandeur supreme, De quelle majeste, de quel nouvel eclat, Ne vit-on pas briller la face de I'etat ? La purete des lois partout est retablie, Des funestes duels la rage est abolie ; Sa valeur en tous lieux soutient ses allies, Sous elle, les ingrats tombent humilies, Et Ton voit tout a coup les tiers peuples de I'Ebre, 11 LE SIECLE DES QUERELLES Du rang qu'il tient sur eux rendre un aveu celebre. Son bras, se signalant par cent divers exploits, Des places qu'il attaque en prend quatre a la fois ; Aussi loin qu'il le veut il etend ses frontieres ; En dixjours, il soumet des provinces entieres ; Son armee, a ses yeux, passe un fleuve profond, Que Cesar ne passa qu'avec l'aide d'un pont. De trois vastes etats les haines declarees Tournent contre lui seul leurs armes conjurees ; II abat leur orgueil, il confond leurs projets, Et pour tout chatiment leur impose la paix. Instruit d'oü vient en lui cet exces de puissance, II s'en sert, plein de zele et de reconnaissance, Ä rendre a leur bercail les troupeaux egares, Qu'une mortelle erreur en avait separes, Et par ses pieux soins, l'heresie etouffee, Fournit a ses vertus un immortel trophee. Peut-etre qu'eblouis par tant d'heureux progres, Nous n'en jugeons pas bien, pour en etre trop pres ; Consultons au-dehors, et formons nos suffrages Au gre des nations des plus lointaines plages, De ces peuples heureux, oü plus grand, plus vermeil, Sur un char de rubis se leve le soleil, Oü la terre, en tout temps, d'une main liberale, Prodigue ses tresors qu'avec pompe eile etale, Dont les süperbes rois sont si vains de leur sort, Qu'un seul regard sur eux est suivi de la mort. L'invincible Louis, sans flotte, sans armee, Laisse agir en ces lieux sa seule renommee ; Et ces peuples, charm es de ses exploits divers, Traversent sans repos le vaste sein des mers, Pour venir a ses pieds lui rendre un humble hommage, Pour se remplir les yeux de son auguste image, Et gouter le plaisir de voir tout a la fois, Des hommes le plus sage, et le plus grand des rois. Ciel a qui nous devons cette splendeur immense, Dont on voit eclater notre siecle et la France, Poursuis de tes bontes le favorable cours, Et d'un si digne roi conserve les beaux jours, D'un roi qui, degage des travaux de la guerre, Aime de ses sujets, craint de toute la terre, Ne va plus occuper tous ses soins genereux, Qu'a nous regir en paix, et qu'a nous rendre heureux. Stances du Cid (III,5)-i637 CORNEILLE (1606-1684) Perce jusques au fond du coeur D'une atteinte imprevue aussi bien que mortelle Miserable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, Je demeure immobile, et mon äme abattue Cede au coup qui me tue. 12 LE SIECLE DES QUERELLES Si pres de voir mon feu recompense, Ô Dieu, ľétrange peine ! En cet affront mon pere est ľoffensé, Et l'offenseur le pere de Chiměne ! Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse : II faut venger un pere, et perdre une maitresse. L'un m'anime le cceur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vire en infäme, Des deux côtés mon mal est infini. Ô Dieu, ľétrange peine ! Faut-il laisser un affront impuni ? Faut-il punir le pere de Chiměne ? Pere, maitresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne dujour. Cher et cruel espoir dune äme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur. Fer qui cause ma peine, M'es-tu donné pour venger mon honneur ? M'es-tu donné pour perdre ma Chiměne ? II vaut mieux courir au trépas. Je dois ä ma maitresse aussi bien qu'ä mon pere; J'attire en me vengeant sa haine et sa colěre; J'attire ses mépris en ne me vengeant pas. Ä mon plus doux espoir l'un me rend infiděle, Et l'autre indigne ďelle. Mon mal augmente ä le vouloir guérir; Tout redouble ma peine. Allons, mon äme ; et puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chiměne. Mourir sans rirer ma raison ! Rechercher un trépas si mortel ä ma gloire Endurer que l'Espagne impute ä ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison ! Respecter un amour dont mon äme égarée Voit la perte assurée ! N'écoutons plus ce penser suborneur, Qui ne sert qu'ä ma peine. Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur, Puisqu'apres tout il faut perdre Chiměne. Oui, mon esprit s'était décu. Je dois tout ä mon pere avant qu'ä ma maitresse Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai recu. Je m'accuse déjä de trop de negligence; 13 LE SIECLE DES QUERELLES Courons a la vengeance; Et tout honteux d'avoir tant balance, Ne soyons plus en peine, Puisqu'aujourd'hui mon pere est l'offense, Si l'offenseur est le pere de Chimene. Racine (1639-1699) Berenice (1670) [...] Ah ! Seigneur, vous voici ! Eh bien ? il est done vrai que Titus m'abandonne ? II faut nous separer ; et e'est lui qui I'ordonne ! Titus N'accablez point, Madame, un prince malheureux. II ne faut point ici nous attendrir tous deux. Un trouble assez cruel m'agite et me devore, Sans que des pleurs si chers me dechirent encore. Rappelez bien plutot ce cceur qui tant de fois M'a fait de mon devoir reconnaitre la voix. II en est temps. Forcez votre amour a se taire, Et d'un ceil que la gloire et la raison eclaire Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. Vous-meme, contre vous, fortifiez mon cceur, Aidez-moi, s'il se peut, a vaincre ma faiblesse, A retenir des pleurs qui m'echappent sans cesse; Ou, si nous ne pouvons commander a nos pleurs, Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, Et que tout I'univers reconnaisse sans peine Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine. Car enfin, ma Princesse, il faut nous separer. Berenice Ah ! cruel ! est-il temps de me le declarer ? Qu'avez-vous fait ? Helas ! je me suis crue aimee. Au plaisir de vous voir mon ame accoutumee Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois Quand je vous I'avouai pour la premiere fois ? A quel exces d'amour m'avez-vous amenee ? Que ne me disiez-vous: "Princesse infortunee, Ou vas-tu t'engager, et quel est ton espoir ? Ne donne point un cceur qu'on ne peut recevoir". Ne I'avez-vous recu, cruel, que pour le rendre, Quand de vos seules mains ce cceur voudrait dependre ? Tout I'empire a vingt fois conspire contre nous. II etait temps encor: que ne me quittiez-vous ? Mille raisons alors consolaient ma misere : Je pouvais de ma mort accuser votre pere, Le peuple, le senat, tout I'empire romain, Tout I'univers, plutot qu'une si chere main. Leur haine, des longtemps contre moi declaree, M'avait a mon malheur des longtemps preparee. Je n'aurais pas, Seigneur, recu ce coup cruel Dans le temps que j'espere un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il desire, Lorsque Rome se tait, quand votre pere expire, Lorsque tout I'univers flechit a vos genoux, 14 LE SIECLE DES QUERELLES Enfin quand je n'ai plus a redouter que vous. Titus Et c'est moi seul aussi qui pouvais me detruire. Je pouvais vivre alors et me laisser seduire ; Mon coeur se gardait bien d'aller dans I'avenir Chercher ce qui pouvait un jour nous desunir. Je voulais qu'a mes voeux rien ne fut invincible, Je n'examinais rien, j'esperais I'impossible. Que sais-je ? j'esperais de mourir a vos yeux, Avant que d'en venir a ces cruels adieux. Les obstacles semblaient renouveler ma flamme, Tout I'empire parlait, mais la gloire, Madame, Ne s'etait point encor fait entendre a mon cceur Du ton dont elle parle au cceur d'un empereur. Je sais tous les tourments ou ce dessein me livre, Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, Que mon cceur de moi-meme est pret a s'eloigner, Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut regner. Berenice Eh bien ! regnez, cruel, contentez votre gloire : Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire, Que cette meme bouche, apres mille serments D'un amour qui devait unir tous nos moments, Cette bouche, a mes yeux s'avouant infidele, M'ordonnat elle-meme une absence eternelle. Moi-meme j'ai voulu vous entendre en ce lieu. Je n'ecoute plus rien, et pour jamais: adieu... Pour jamais ! Ah, Seigneur! songez-vous en vous-meme Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me separent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Berenice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! L'ingrat, de mon depart console par avance, Daignera-t-il compter les jours de mon absence ? Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. Titus Je n'aurai pas, Madame, a compter tant de jours. J'espere que bientot la triste Renommee Vous fera confesser que vous etiez aimee. Vous verrez que Titus n'a pu, sans expirer... Berenice Ah Seigneur! s'il est vrai, pourquoi nous separer ? Je ne vous parle point d'un heureux hymenee ; Rome a ne plus vous voir m'a-t-elle condamnee ? Pourquoi m'enviez-vous I'air que vous respirez ? Titus Helas ! vous pouvez tout, Madame : demeurez, Je n'y resiste point. Mais je sens ma faiblesse : II faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, Et sans cesse veiller a retenir mes pas, Que vers vous a toute heure entrainent vos appas. 15 LE SIECLE DES QUERELLES Que dis-je ? En ce moment mon coeur, hors de lui-meme, S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime. Berenice Eh bien, Seigneur, eh bien ! qu'en peut-il arriver ? Voyez-vous les Romains prets ä se soulever ? Titus Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ? S'ils parlent, si les cris succedent au murmure, Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois, A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? Que n'oseront-ils point alors me demander ? Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ? Berenice Vous ne comptez pour rien les pleurs de Berenice ! Titus Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice ! Berenice Quoi ? pour d'injustes lois que vous pouvez changer, En d'eternels chagrins vous-meme vous plonger ? Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vötres ? Ses interets sont-ils plus sacres que les nötres ? Dites, parlez. Titus Helas ! que vous me dechirez ! Berenice Vous etes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! Titus Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, Je fremis. Mais enfin, quand j'acceptai I'empire, Rome me fit jurer de maintenir ses droits : Je dois les maintenir. Dejä plus d'une fois , Rome a de mes pareils exerce la Constance. Ah ! si vous remontiez jusques ä sa naissance, Vous les verriez toujours ä ses ordres soumis : L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis Chercher, avec la mort, la peine toute prete ; D'un fils victorieux I'autre proscrit la tete ; L'autre, avec des yeux sees et presque indifferents, Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants. Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire Ont parmi les Romains remporte la victoire. Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus Passe l'austerite de toutes leurs vertus, Qu'elle n'approche point de cet effort insigne, Mais, Madame, apres tout, me croyez-vous indigne De laisser un exemple ä la posterite, Qui sans de grands efforts ne puisse etre imite ? 16 LE SIECLE DES QUERELLES Berenice Non, je crois tout facile a votre barbarie. Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie. De tous vos sentiments mon cceur est eclairci ; Je ne vous parle plus de me laisser ici. Qui ? moi, j'aurais voulu, honteuse et meprisee D'un peuple qui me hait soutenir la risee ? J'ai voulu vous pousser jusques a ce refus. C'en est fait, et bientot vous ne me craindrez plus. N'attendez pas ici que j'eclate en injures, Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures ; Non ; si le ciel encore est touche de mes pleurs, Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs. Si je forme des voeux contre votre injustice, Si devant que mourir la triste Berenice Vous veut de son trepas laisser quelque vengeur, Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cceur. Je sais que tant d'amour n'en peut etre effacee, Que ma douleur presente, et ma bonte passee, Mon sang, qu'en ce palais je veux meme verser, Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ; Et, sans me repentir de ma perseverance, Je me remets sur eux de toute ma vengeance. Adieu.