1074 RIVAROL DE Ľ UNIVERSALITĚ DE LA LANGUE FRANCAISE 1075 DE L'UNIVERSALITE DE LA LANGUE FRANgAISE1 (1784) analyse et exthait La langue frangaise doit aux circonstances historiques et ú son génie ceiie souveraineté spiri-luelle et paciflque qu'elle exerce en Europe. Dés I'aube des temps modernes, au XVI" siěcle, par la victoire definitive da picard sur les autres dialectes, elle a conquis son unite, et elle se irouve alors n'auoir á redouter la rivalitě ni de Vallemand, langue trop luxuriante et trop rude d'un empire sans monuments littéraires et sans unite nationale,—ni de Vespagnol, solennel et ampoule a ťexcěs, á une époque oil VEspagne se replie sur elle-méme, — ni de I'italien mélodieux certes, et illustré par Dante et Pe'trarque, par le Tasse et I'Arioste, mais děs tors alambique et gate par le mauvais gout. L'anglais seal, langue á Voriginalité si tranchée, pouvait prétendre lui dispuler V hegemonie; elle a pourtant réussi a se I'assurer par la prodigieuse floraison lillérairedu liěcle de Louis XIV, — par I'heureuse situation ge'ographique de la France, — par I'humeur mesure'e, souriante el sociable des Francais, et á la conserver par son génie propre. LE GÉNIE DE LA LANGUE FRANCAISE Pour le commentaire. — Rivarol a puisé la plupart de ses arguments dans les écrivains qui avaient fait avant lui l'apologie du francais, etdont il avait trouvé la liste dans 1'abbé Goujet (Blbliothěquc /ranfaise, 1" chapitre publié á partir de 1740). Les avantages de l'ordre direct et dc la clarté avaient été notamment signalés par Le Laboureur (1615-1679) dans deux Dissertations (1668), el par Charpentier (1620-1702), auteur de De I'Excellence de la langue francaise (1740). On pourra voir si les avantages de l'ordre analytique ne comportent pas certaines reserves ; et il lie sera pas sans profit, depuis que certaines écoles littéraires ont mis chez nous l'obscurite a la mode, de méditer sur les rapports de la clarté avec notre génie national. Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours étre direct et nécessaire-ment2 clair. Le Francais nomme ďabord le sujet3 du discours, ensuite le verbe qui est Taction, et enfin Yobjet de cette action : voilá la logique naturelle a tons les homines ; voilá ce qui constitue le sens commun 4. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier 1'objet qui frappe le premier : c'est pourquoi tous les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins han!i<-., selon que leurs sensations ou 1'harmonie 1'exigeaient ; et 1'inversion a prévalu sur la terre, parce que l'bomme est plus impérieusement gouverné par les passion.', que par la raison. Le francais, par un privilege unique, est seul reste fiděle á l'ordre direct comme s'il était toute raison ; et on a beau, par les mouvements 5 les plus vai li et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu'il existo et c'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de sulvrp l'ordre des sensations : la syntaxe francaise est incorruptible. C'est de la que rcsulii cette admirable clarté6, base éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas claim 1. Sujet propose par 1'Academie de Berlin: Qu'est-ce qui a rendu la langue franfaise universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prerogative ? Esťil á présumer qu'elle la conserve ? 2. Nécessairement = par consequent, 3. Le sujet: Fénelon, dans la Lettre á V Academie, V, 14, se plaint de la monotonie de l'ordre direct. Mais Za langue n'a-t-elíe pas des souplesses? 4. Sens commun: cette idée a été contredite par des prédéeesseurs de Rivarol et par Garat, qui lit, dans le Merrure de France daß aoüt 1785, une critique tres serree de Rivarol. II monln- (|UI l'ordre direct n'est pas special au franca i-..... suffit pas a assurer la clarte. (Cf. edition Si n \ H. Didier, edit., p. 364.) En tout casl'ordre, (111 I ou logique, est conforme a la raison, done «ell^» ral ; au contraire, l'ordre emotif est pcrsmiimli 5. Mouvements: les figures pathetiques. 6. Admirable clarti : Vaugelas parlalt di i . il i. la clarte du langage que la langue fnim il affecte sur toutes les langues du mond<' 11 i aussi Vauvenargues, p. 1014 et 1015.) n'est pas francais 1 ; ce qui n'est pas clair est encore 2 anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues a inversions 3, il suffit de connaitre les mots el les regimes ; pour apprendre la langue francaise, il faut encore retenir Tarrange ment des mots. On dirait que c'est d'unegeometrie toute4 elementaire, de la simple ligne droite, que s'est formee la langue francaise ; et que ce sont les courbes ct leurs varices inflnies qui ont preside aux langues grecque et latine. La nolra regie et conduit la pensee ; celles-la se precipitent et s'egarent 5 avec elle dans lo labyrinthe des sensations... Asservie a l'ordre logique, notre langue est peu faite pour la musique et la poe"sie. Mais pourquoi entre les langues modernes la notre s'est-elle trouvee seule si rigoureusement asservie a l'ordre direct ? Serait-il vrai que par son caractere la nation francaise eut souve-rainement besoin de clarte ? Tous les hommes ont ce besoin, sans doute ; et je ne croirai jamais que dans Athenes 6 et dans Rome les gens du peuple aient use de fortes inversions. On voit meme leurs plus grands cerivains se plaindre de Tabus qu'on en faisait en vers et en prose. lis sentaient que Tinversion etait Tuni-que source des difficultes et des equivoques 7 dont leurs langues fourmillent ; parce qu'une fois l'ordre du raisonnement sacrifie, Toreille et Timagination, ce qu'il y a de plus capricieux dans I'homme, restent mattresses du discours 8. Aussi quand on lit Demetrius dc I'lia lere 9, est-on frappe des eloges qu'il donne a Thucydide pour avoir debute dans son histoire par une phrase de construction toute francaise. Cette phrase etail elegante et directe a la fois, ce qui arrivait rarcmcnt : car toute langue accoutumce i'i ia licence des inversions ne peut plus porter le joug de l'ordre sans perdre ses mouvements et sa grace. Mais la langue francaise, ayant la clarte par excellence, a du chercher loulc son elegance et sa force dans l'ordre direct ; l'ordre et la clarte ont du surLoul '.v fan Comb im il tjl keurtux pour la France t que la Qutftion fur /'Uníverfalicé dc fa Langue ait id fain par des Etrangcrs i lilt n'auroit pi, fans yutlquc pudsur, ft la propofer tlli-rnémi. Fig. 889. — Revers du titire de 1 edition princeps. (B. N. I.) — Heunillix remarque, imprimee dans les deux premieres editions, facheusement suppil mee ensuite. 1. N'est pas francais: en imprimant cette for-mule en capitales dans sa 3e edition, Rivarol en a [ait 1' essentiel de son discours. Elle est devenue quasi proverbiale. 2. Encore: sans doute parce que ces langues ne se sont pas developpees, comme la notre, dans le sens de la clarte. Est-ce exact. 3. A inversions: celles qui ne sont pas tenues par l'ordre logique. (Cf. plus haut.) 4. Toute : orthographe de Rivarol. 5. S'egarent: est-ce exact ? La rigueur gram-maticale et les casdu latin, parexemple, ne sont-ils pas un sur fil d'Ariane ? 6. Dans Athenes = d Athenes, par euphonic 7. Equivoques: dans tout ce passage Rivarol resume Charpentier, De I'Excellence de la langue /ranfaise, qu. cite des exemples : ainsi la proposition infinitive oil le sujet et le complement d'objet sont parfois au mime cas. Les oracles spéculaient sur cette confusion. 8. Discours: le mot est pris dans le MM general = ce qu'on dit, sens qu'il a encore en grammaire (les parties du discours). 9. Démélrius de PhaUre: homme d'Etal qui gouverna Athenes de 318 á 308 et dut s'enfulr en Egypte. II ne reste que quelques fragment! de ses norabreux éerits. Rivarol prend cette citation dans Charpentier I ' 5i;ía, e'