152 VOLTAIRE LE SIĚCLE DE LOUIS XIV 153 était unique 3. J'ai connu un ancien domestique 4 de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, ä l'äge de vingt ans, étant ä la premiére representation de Cinna, versa des larmes ä ces paroles d'Auguste : Je suis maitre de moi comme de l'univers : Je le suis, je veux 1'étre. O siěcles ! ö memoire ! Conservez ä jamais ma derniěre victoire. Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux De qui le souvenir puisse aller jusqu'a vous ! — Soyons amis, Cinna ; c'est moi qui t'en convie. C'etaient lä des larmes de héros. Le grand Corneille faisant pleurer le grand Condé d'admiration est une époque bien célébre dans l'histoire de l'esprit humain 5. 30 La quantité de pieces indignes de lui qu'il fit, plusieurs années aprés 6, n'empecha pas la nation de le regarder comme un grand homme ; ainsi que les fautes considerables d'Homere n'ont jamais empéché qu'il ne fůt sublime. C'est le privilege du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carriére, de faire impunément de grandes fautes 7. Corneille s'etait forme toui seul ; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et Euripide contribuérent tous ä former Racine. Une ode qu'il composa ä l'äge de dix-huit ans, pour le mariage du roi, lui attira un present qu'il n'attendait pas, et le détermina ä la poesie. Sa reputation s'est accrue de jour en jour et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La 40 raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours elegant, toujours correct, toujours vrai, qu'il parle au cceur 8, et que l'autre manque trop souvent ä tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l'intelligence des passions 9, et porta la douce harmonie de la poesie, ainsi que les graces de la parole, au plus haut point oú elles puissent parvenir. Ces hommes enseignérent ä la nation ä penser, ä sentir et ä s'exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévěres pour ceux mémes qui les avaient éclairés... La singuliěre destinée de ce siécle rendit Moliére 10 contemporain de 50 Corneille et de Racine.... - 3 Voltaire considérait Cinna comme le chef-d'ceuvre de Corneille. — 4 Personnage faisant partie de sa « maison » (lat. domus). — 5 Voltaire s'est montré severe pour Corneille, qu'il trouvait souvent mauvais « par le style, par la froideur de ľintrigue, par les amours déplacés et insipides, et par un entassement de raisonnements alambiqués qui sont ä ľopposé du tragique ». Mais il admire vivement le sublime cornélien, par exemple le « Qu'il mourůt » ďHorace. — 6 « Pulchérie, Agésilas et Suréna, Fruits languissants de sa vieillesse, Trop indignes de leurs aínés » (Temple du gout). — 7 Voltaire excuse de méme les irrégularités de Shakespeare. — 8 « Plus pur, plus elegant, plus tendre Et parlant au cceur de plus pres, Nous attachant sans nous surprendre Et ne se d^mentant jamais » (ibid.). — 9 [Corneille] « n'a presque jamais parl£ d'amour qu'en d^clamateur, et Racine en a parle en homme » (A d'Argenson, 1739). Voltaire ne reproche a Racine que la fadeur galante de ses heros amoureux : « lis ont tous le meme merite. Tendres, galants, doux et discrets. Et l'Amour qui marche a leur suite Les croit des courtisans francais » (Temple du gout). — 10 « Moliere fut, si on ose le dire, un legislateur des bienseances du monde », et surtout 1 il etait philosophe ». Cependant Voltaire lui reproche, dans le Temple du gout, de « descendre au bas comique » pour plaire au peuple. C'etait un temps digne de l'attention des temps ä venir que celui oú les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Moliére, les symphonies de Lulli toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu'il ne s'agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue se faisaient entendre ä Louis XIV, ä Madame, si célébre par son goüt, ä un Condé, ä un Turenne, ä un Colbert, et k cette foule d'hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus, oil un due de La Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, au sortir de la conversation d'un Pascal et d'un Arnauld, allait au theatre de Corneille. « II ne s'eleva guěre de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres ; et, á peu pres vers le temps de la mart de Louis XIV, la nature sembla se reposer... Le génie n'a qu'un siěcle, aprěs quoi ilfaut qu'il dégénére. » 1. Corneille : a) Préciser les difficultés qui rendent plus grand son mérite ; — b) Quelle est, pour Voltaire, sa qualité dominante ? verifier cette opinion ; — c) Quelles sont ses faiblesses ? comment Voltaire nous les rend-il sensibles? 2. Racine : a) Quelles sont, selon Voltaire, ses qualités essentielles ? Verifier ces éloges á Vaide d'exemples personnels; — b) Comparer /'ideal voltairien de la tragédie á celui de Boileau (XVI Ie Siěcle, p. 342). 3. Définir ďaprés ce passage la critique littéraire de Voltaire. Préciser les causes qui lui semblent de nature á influencer la creation littéraire. EXERCICE : Le parallele entre CORNEILLE et RACINE selon Voltaire et selon La Bruyére (XVIIe Siěcle, P- 399) •' points communs et differences. Un monarque eclair e... chez les Chinois Le Stiele de Louis XIV se termine de facon inattendue, apres les questions religieuses, par un chapitre intitule Disputes sur les ceremonies chinoises (chap. XXXIX). Utilisant les Lettres edifiantes des missionnaires, l'auteur y relate les efforts des Jesuites pour christianiser la Chine et leurs querelles avec les Dominicains qui les accusaient de tolerer le culte idolätrique des ancetres et de Confucius. VOLTAIRE admire ce peuple deiste et vertueux et oppose la sagesse pacifique des Chinois ä l'esprit mesquin et querelleur des missionnaires. La fin du chapitre, addition de 1768 est particulierement interessante du point de vue artistique. Retrouvant son genie deconteur, VOLTAIRE transforme cette page d'histoire Orientale en recit exotique edifiant, conclusion constructive au Siede de Louis XIV. L'empereur Young-tching, modele des monarques, a su eviter les erreurs de Louis XIV : il assure la prosperity materielle de ses sujets et chasse les « fanatiques » au lieu de s'egarer dans leurs querelles theologiques. Le nouvel empereur Young-tching 1 surpassa son pere dans Famour des lois et du bien public. Aucun empereur n'encouragea plus l'agri-culture. II porta son attention sur ce premier des arts necessaires a jusqu'a elever au grade de mandarin du huitieme ordre, dans chaque province, celui des laboureurs qui serait juge, par les magistrats de son canton, le plus diligent, le plus industrieux et le plus honnete homme ; non que ce laboureur düt abandonner un metier oü il avait reussi pour exercer les functions de la judicature, qu'il n'aurait pas connues ; il restait laboureur avec le titre de mandarin ; il avait le droit de s'asseoir chez le vice-roi de la province, et de manger avec lui. ' Son nom etait ecrit en lettres d'or dans une salle publique. On dit que ce reglement si eloigne de nos mceurs, et qui peut-Stre les condamne 3, subsiste encore. — I Fils de Kang-hi qui avait admis l'apos-tolat des jésuites en Chine. — 2 Idée chěre á Voltaire (cf. p. 117). — 3 Satire de l'esprit de caste. Préciser le sens de cette anecdote symbolique.